[22,0] CONTRE LES MARCHANDS DE BLÉ. 1 Bien des gens sont venus me trouver, juges, qui s'étonnaient de me voir accuser les marchands de blé dans le Conseil : ils me disaient que, si convaincus que vous soyez de leur culpabilité, vous considérez néanmoins comme des sycophantes ceux qui les incriminent. C'est pourquoi je veux d'abord vous dire à la suite de quoi j'ai dû faire office d'accusateur. 2 Lorsque les prytanes portèrent la question devant le Conseil, l'indignation fut telle que, d'après certains des orateurs, il fallait, sans jugement, livrer les accusés aux Onze {pour les faire exécuter}. Pour moi, je trouvai bien grave pour le Conseil d'établir de pareils précédents ; je me levai et je dis qu'à mon avis, il fallait juger les marchands de blé dans les formes légales : je considérais que, s'ils étaient coupables d'un crime capital, vous sauriez aussi bien que nous prononcer une juste sentence et que, s'ils étaient innocents, ils ne devaient pas périr sans jugement. 3 Le Conseil se rangea à cette opinion ; sur quoi, on se mit à me diffamer : je n'avais parlé ainsi, disait-on, que pour sauver les marchands de blé. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, devant le Conseil, au jour du jugement, ma conduite me justifia : alors que tous les autres se taisaient, je me levai, j'accusai les coupables, et il fut ainsi évident pour tous que je n'avais pas parlé dans leur intérêt, mais pour la défense des lois établies. 4 Ainsi, j'ai commencé d'accuser pour me défendre contre les calomnies ; mais je trouverais honteux de cesser avant que vous n'ayez prononcé sur eux comme vous le trouverez bon. [22,5] D'abord, montez à la tribune. « Dis-moi, toi : tu es métèque? — Oui. — Est-ce pour obéir aux lois, ou pour agir à ta guise? — Pour obéir. — Ne crois-tu donc pas mériter la mort, si tu as commis un délit que les lois punissent de mort? — Sans doute. — Réponds-moi donc : reconnais-tu avoir acheté plus des cinquante charges de blé que permet la lôi? — Je l'ai fait sur l'ordre des magistrats. » 6 Eh bien, s'il me démontre qu'il y a une loi qui ordonne aux marchands de blé d'acheter le blé en masse quand les magistrats l'ordonnent, acquittez-le; sinon, il est juste que vous le condamniez. Car nous, nous vous avons produit la loi qui interdit à tout habitant d'acheter à la fois plus de cinquante charges de blé. 7 Concluons, juges, que mon accusation est bien fondée ; il reconnaît qu'il a acheté en masse: or c'est ce que la loi interdit en termes exprès ; et vous, vous avez prêté serment de juger conformément aux lois. Mais je veux vous convaincre que c'est d'ailleurs à tort qu'il incrimine les magistrats, et il est nécessaire d'insister là-dessus. 8 Comme ils rejetaient la responsabilité sur eux, nous les avons fait comparaître, ces magistrats, et nous les avons interrogés. Quatre déclarèrent qu'ils ne savaient rien de l'affaire ; seul Anytos exposa que, l'hiver dernier, comme le blé était à un prix élevé et qu'il y avait surenchère et lutte entre les marchands, il leur avait conseillé de mettre un terme à leur concurrence, estimant qu'il était de votre intérêt à vous, leurs clients, qu'ils achetassent d'abord au meilleur marché possible : car leur bénéfice devait être seulement d'une obole 9 Mais qu'il ne leur ait pas ordonné de pratiquer l'accaparement, qu'il leur ait simplement conseillé de ne pas se contrarier dans leurs achats, je vais vous produire là-dessus le témoignage d'Anytos lui-même ; vous verrez d'ailleurs que les propos d'Anytos remontent à l'époque du dernier Conseil, tandis que le délit d'accaparement est évidemment de cette année. TÉMOIGNAGE. [22,10] Ce n'est donc pas sur l'ordre des magistrats qu'ils ont acheté en masse : vous l'avez entendu. Du reste, à mon avis, auraient-ils cent fois raison sur ce point-là, qu'ils n'auraient rien dit pour leur propre défense; ils n'auraient fait qu'accuser les magistrats. En présence du texte exprès de la loi, il n'y a qu'à punir aussi bien ceux qui y contreviennent que ceux qui invitent à y contrevenir. 11 Aussi bien, je ne crois pas qu'il y ait là un motif pour leur pardonner ; mais ils vous diront peut-être, comme ils l'ont dit devant le Conseil, que c'est dans l'intérêt de la ville qu'ils ont acheté le blé en masse, afin de nous le vendre au meilleur marché possible. Eh bien, je vais vous fournir la preuve la plus forte et la plus éclatante de leur mensonge. 12 S'ils agissaient dans votre intérêt, on aurait dû voir le prix se maintenir pendant pas mal de jours, jusqu'à épuisement de leurs stocks; pas du tout : il montait parfois d'une drachme dans la même journée, comme s'ils achetaient ensemble médimne par médimne; j'en appelle là-dessus à votre témoignage. 13 Et voici qui me parait étrange : lorsqu'ils ont à fournir une contribution, ce qui doit se faire au su de tout le monde, ils s'y refusent, ils prétextent leur pauvreté : et des actes illégaux qui encourent la peine de mort et pour lesquels le secret leur était avantageux, ils prétendent les avoir accomplis dans votre intérêt ! Pourtant, vous savez tous que de pareils propos leur conviennent moins qu'à personne : leurs intérêts sont contraires à ceux du public. Quand font-ils le plus de bénéfices? Quand l'annonce d'un désastre leur permet de vendre cher. 14 Ils voient vos malheurs d'un si bon oeil que, tantôt, ils les savent avant tout le monde, tantôt, ils en inventent : ce sont les vaisseaux qui ont péri dans le Pont, d'autres qui ont été capturés par les Lacédémoniens au cours de leur traversée; ce sont les places de commerce qui sont bloquées, c'est la trêve qui va être rompue. [22,15] Et leur hostilité va si loin que, dans les périodes critiques, ils conspirent contre vous ni plus ni moins que les ennemis. Au moment où le blé fait le plus défaut, ils s'en saisissent et refusent de le vendre afin que nous ne discutions pas sur le prix — trop heureux de ne pas les quitter les mains vides et de leur avoir acheté à n'importe quel taux; et parfois, en pleine paix, c'est comme si nous étions assiégés par eux. 16 Il y a longtemps que l'opinion de la cité est faite sur leur astuce et leur mauvais vouloir : pour toutes les autres marchandises, vous avez institué un contrôle général, celui des agoranomes ; mais pour ce seul commerce spécialement, vous nommez au sort des sitophylaques ; et ces magistrats — des citoyens — vous les avez souvent frappés de la peine capitale, pour n'avoir pas su réprimer la scélératesse de ces gens-là : comment faut-il donc que vous châtiez leurs crimes à eux, si vous punissez de mort ceux qui n'ont pas su les prévenir? 17 Considérez encore qu'il vous est impossible de les acquitter : car, si vous les épargnez quand ils avouent s'être coalisés contre les négociants maritimes, vous paraitrez vous faire les ennemis des importateurs. Ils recourraient à une autre défense, que personne n'aurait rien à dire à un acquittement : c'est votre affaire d'en croire l'une des parties plutôt que l'autre ; mais ne seriez-vous pas injustifiables de renvoyer absous des gens qui reconnaissent leur délit? 18 Rappelez-vous, juges, que, dans mainte affaire de ce genre, les accusés niaient, produisaient des témoins; et vous les avez condamnés à mort, parce que les dires des accusateurs vous inspiraient plus de confiance. Ne serait-il pas prodigieux que, dans le jugement des mêmes crimes, votre sévérité aille de préférence à ceux qui nient? 19 Au surplus, vous voyez tous, je pense, que les procès de ce genre intéressent plus que tout autre la communauté des habitants : on s'enquerra donc de votre sentence, on se dira, s'ils sont condamnés à mort, que c'est une leçon pour les autres ; mais, si vous les acquittez, vous aurez accordé à tous, par votre vote, pleine licence d'agir à leur guise. [22,20] Il faut les frapper, juges, non pas seulement pour le passé, mais pour l'avenir — pour faire un exemple. A cette condition, les marchands seront supportables, et encore tout juste. Considérez que c'est un commerce où bien des gens ont eu à se défendre dans des procès capitaux : tels sont pourtant ses avantages qu'ils aiment mieux risquer la mort tous les jours que de cesser les injustes gains qu'ils font sur vous. 21 Après cela, ils auraient beau prier, supplier : la pitié pour eux serait une injustice; qu'elle aille plutôt aux citoyens qui ont péri à cause de leur scélératesse, et aux négociants contre qui ils se sont coalisés : c'est à ceux-ci que vous serez agréables, c'est leur zèle que vous exciterez par une condamnation. Autrement, quelle opinion croyez-vous qu'ils auront, en apprenant que vous avez acquitté les revendeurs qui avouent leurs menées contre eux ? 22 Je ne vois pas ce que j'aurais à ajouter : dans les autres procès, c'est aux accusateurs à vous renseigner sur le délit des inculpés; ici, vous connaissez tous leur scélératesse. En les condamnant, vous ferez justice et, du même coup, vous aurez le blé à meilleur prix ; autrement, il sera plus cher.