[0] LE PSEUDOSOPHISTE OU LE SOLÉCISTE. [l] LYCINUS. Est-ce que, quand, on est capable de remarquer les solécismes des autres, on ne doit pas se garder d'en faire ? LE SOLÉCISTE. C'est mon avis. LYCINUS. Et quand on ne sait pas s'en garder n'est-on pas incapable de remarquer ceux des autres ? LE SOLÉCISTE. Assurément. LYCINUS. Eh bien ! prétends-tu ne jamais faire de solécismes, ou devons-nous dire autre chose de toi ? LE SOLÉCISTE. Je serais un ignorant, si je faisais des solécismes à mon âge. LYCINUS. Alors tu es capable de prendre en flagrant délit celui qui en commet, et de l'en convaincre, malgré ses dénégations ? LE SOLÉCISTE. Complètement. LYCINUS. Prends-moi donc en flagrant délit de solécisme ; je vais en faire tout à l'heure. LE SOLÉCISTE. Voyons ! LYCINUS. Cette œuvre affreuse est accomplie, et tu ne t'en es pas aperçu. LE SOLÉCISTE. Tu veux rire. LYCINUS. Non pas, au nom des dieux ! J'ai fait un solécisme, à ton insu, et tu n'y as rien compris. Fais bien attention une seconde fois, car je dis que tu n'y vois goutte. Il y a des choses que tu sais et d'autres que tu ne sais pas. LE SOLÉCISTE. Parle donc. LYCINUS. Mais en ce moment même je fais un solécisme, et tu ne l'as pas remarqué. LE SOLÉCISTE. Comment le remarquer? Tu ne dis rien. LYCINUS. Mais si; je parle et je fais des solécismes; seulement tu n'es pas sur la piste. Puisses-tu bientôt te mettre sur la voie ! [2] LE SOLÉCISTE. Tu es étonnant de me dire que je ne puis pas découvrir un solécisme. LYCINUS. Comment pourrais-tu en découvrir un, puisque tu viens d'en laisser passer trois. LE SOLÉCISTE. Trois ! lesquels ? LYCINUS. Tous déjà barbus. LE SOLÉCISTE. Je crois que tu plaisantes. LYCINUS. Je dis que tu ne sais pas quand on fait une faute de langage. LE SOLÉCISTE. Comment veux-tu qu'on s'en aperçoive, lorsque personne n'en fait? LYCINUS. C'est pourtant fait: j'en ai commis quatre et tu n'en as rien vu. C'eût été un bel exploit que de les comprendre. LE SOLÉCISTE. Pas, très beau, mais nécessaire aprés mon aveu. LYCINUS. Mais en ce moment même tu n'as pas compris. LE SOLÉCISTE. Quand donc? LYCINUS. Quand je disais que c'eût été un bel exploit. LE SOLÉCISTE. Je ne sais pas ce que tu veux dire. LYCINUS. Tu as raison ; tu ne sais pas. Remonte en avant vers ce qui précède, puisque tu ne veux pas me suivre. Tu aurais pourtant compris, si tu avais voulu. [3] LE SOLÉCISTE. Je le veux bien, mais tu n'as pas prononcé un seul des mots que prononcent les faiseurs de solécismes. LYCINUS. Vraiment, ce que je viens de dire te paraît excusable ? Alors, marche derrière moi, puisque tu ne t'aperçois pas quand je sors du droit chemin. LE SOLÉCISTE. De par tous les dieux, je ne m'aperçois de rien. LYCINUS. J'ai laissé le lièvre courir au galop. T'a-t-il donc échappé ? Il n'est cependant pas difficile d'apercevoir ce lièvre. Autrement, il y aura une foule de lièvres pris au solécisme, sans que tu les voies. LE SOLÉCISTE. Je les verrai bien. LYCINUS. Tu ne les as pas vus. LE SOLÉCISTE. Tu m'étonnes. LYCINUS. C'est ta grande érudition qui te fait du tort, à ce point que tu ne vois pas encore ici de solécisme. Or, je n'ai pas ajouté à g-diephthoras son complément g-tina. [4] LE SOLÉCISTE. Je ne saisis pas bien ; cependant j'ai pris beaucoup de gens à faire des solécismes. LYCINUS. Aussi tu me prendras, quand tu deviendras quelqu'un de ces enfants qui tettent leurs nourrices. Ou, si tu ne sens pas que je trouble mon discours par des solécismes, les enfants, en grandissant, en feront un aussi, sans que tu t'en doutes. LE SOLÉCISTE C'est la vérité. LYCINUS. Si nous ignorons cela, nous n'entendrons rien à nos autres affaires ; car voilà encore un solécisme qui t'échappe. Ne dis donc plus que tu es capable de prendre quelqu'un en flagrant délit de solécisme, et incapable d'en faire toi-même. C'est un conseil que je te donne. [5] Socrate de Mopse, avec qui j'ai été en Egypte, ne reprenait jamais 1es gens avec aigreur ni dureté ; il ne vous reprochait jamais une faute. Mais si on lui demandait : "Quand sortez-vous. - Qui est-ce qui peut vous répondre, disait-il, qu'il sortira aujourd'hui ?" Si on lui disait : " Je suis attaché aux lois de ma patrie. - Comment dites-vous ? répondait-il ; est-ce que votre père est mort ? " Quelqu'un lui dit un jour : "C'est mon compatriote. - Nous ne savions pas, dit-il, que vous fussiez barbare." A un autre qui disait : "En voilà un d'ivrogne ! - Parlez-vous de sa mère, reprit-il, ou comment l'entendez-vous ? Un homme employait le mot g-leontas. "Vous avez tort, dit-il, de vous servir d’ g-leontas avec un redoublement. Un autre voulait dire : "Il a de la présence d'esprit ;" mais comme il mit deux m au mot g-lehmma (présence d'esprit), sa phrase se changea en celle-ci : "Il a du profit. - Eh bien, dit Socrate, qu'il profite donc !" Quelqu'un lui dit : "Ah ! voici une jeunesse qui est de mes amis ! - Ce n'est pas bien, dit Socrate, vous l'insultez. On lui dit une fois : "J'effraye cet homme et je le fuis. - Tiens ! dit-il, quand vous craignez un homme, vous le poursuivez ? "Un autre disait : "La plus haute sommité de mes amis. - Il est plaisant, dit Socrate, de voir quelque chose de plus haut que la sommité. "Je pousse vers la porte, dit un autre, - Ah ! qui chassez-vous donc ?" répondit-il. Quelqu'un ayant dit : "Au-dessus de la surface. - C'est cela, dit-il ; au-dessus de la surface, comme on dit au-dessus du tonneau." Un autre ayant dit : " Il m'a ordonné. - Xénophon, reprit-il, a aussi ordonné des bataillons." A un autre qui disait : " Je l'avais entortillé pour me cacher. - C'est extraordinaire, répondit-il, qu'à vous seul vous ayez entortillé un homme : " Un autre voulant dire : " Il disputait avec lui," se servit des mots g-synekrineto g-autoh qui peuvent signifier: "Il était comparé avec lui," Socrate alors lui dit: " Eh bien, ils étaient distincts. " [6] Socrate avait également coutume de railler avec courtoisie ceux qui solécisaient par excès d'atticisme. A quelqu'un qui disait : "A nous, cela nous paraît bon. Vous direz aussi, n'est-ce pas, à nous, nous faisons une faute ?" Un autre racontait gravement un fait relatif à sa patrie, et disait : " Cette femme ayant eu commerce avec Hercule. - Eh bien, reprit Socrate, Hercule n'a-t-il donc pas eu commerce avec elle ?" Quelqu'un disait : " Je vais me faire tondre. - Quel mal avez-vous donc fait, dit-il, et qui vous vaille d'être noté d'infamie ?" Un autre disait : "Je vais ferrailler. - Ah ! vous allez vous battre avec les ennemis ?" "Mon fils malade est à la torture, disait un autre. - Que lui veut-on donc, de le mettre ainsi à la question ? " Il avance dans les sciences, disait quelqu'un. - Platon, reprit Socrate, appelle cela faire des progrès " On lui demandait un jour : "Déclamerez-vous?, au lieu de dire : "Un tel déclamera-t-il ? " g-meletehsei au lieu g-meletehsetai ?« Comment, dit-il, vous me demandez si je déclamerai, et vous me parlez d'un tel? " [7] Un imitateur des Attiques s'étant servi à la troisième personne de g-tethnehxsei, tu mourras, en place de g-tethnehsetai, il mourra : " Mieux eût valu, dit Socrate, ne pas affecter le beau langage, pour médire un mot de mauvais augure." Quelqu'un s'étant servi de la locution g-stochazomai g-autou, je le vise, dans le sens de je l'épargne : "Est-ce que vous avez mal ajusté ? " dit-il. Quelqu'un ayant employé g-aphistan, et un autre g-aphistanein, pour g-aphistanai, entraîner à la révolte : "Ma foi ! dit-il, je ne connais ni l'un ni l'autre." On se servait devant lui de la locution sauf excepté que. "Voilà, dit-il, de la prodigalité !" Un autre disant g-chrasthai au lieu de g-chrehstai : " C'est un mot pseudattique," dit-il. "Dès alors, disait un autre. - C'est fort beau, reprit-il, de parler à l'ancienne mode ; Platon, en effet, a dit " Pour lors." Un autre ayant dit g-hetera au lieu de g-heterohn : "Vous employez, dit-il, un mot pour un autre." Quelqu'un ayant employé g-antilambanomai , j'entends, au lieu de g-suniehmi, je comprends : " Je m'étonne, dit Socrate, que voulant jouer le premier rôle dans la conversation, il se condamne au second." Un autre disant g-bradion, plus lent, au lieu de g-bradeteron : "'Est-ce que ce n'est pas la même chose, dit-iI, que g-tachion, plus prompt ?" Il en entendit un autre qui se servait du mot g-barein, être à charge : "g-barynein, lui dit-il, n'est pas aussi suranné que vous le croyez. " Quelqu'un disait g-lelongcha au lieu d' g-eilehcha, j'ai obtenu par le sort : " La différence est légère, dit-il, on peut s'y tromper." Beaucoup de gens disant g-hiptasthai, voler, au lieu de g-petesthai : «Nous savons bien, dit-il, que ce mot vient de g-ptehseohs." Quelqu'un ayant appelé pigeon une colombe, afin d'être plus attique : " Nous finirons, dit-il, par appeler cet oiseau une oie. " Un autre ayant dit qu'il avait mangé g-phatton (au lieu de g-phakon) : " Comment peut-on dire, s'écria Socrate, qu'on a mangé un vase d'huile." Mais en voilà assez sur Socrate de Mopse. [8] Revenons, si bon te semble, à notre première discussion. Je vais te citer les solécismes les plus notables ; reconnais-les au passage. Je pense que maintenant tu ne seras pas embarrassé, après en avoir entendu une si belle série. LE SOLÉCISTE. Peut-être ne pourrai-je pas te suivre. Dis pourtant. LYCINUS. Comment dis-tu que tu ne pourras pas ? La porte ouvre pour toi, afin que tu puisses les reconnaître. LE SOLÉCISTE. Dis donc. LYCINUS. J'ai dit. LE SOLÉCISTE. Rien au moins qui m'ait paru extraordinaire. LYCINUS. Tu n'as pas remarqué ouvre pour toi ? LE SOLÉCISTE. Non ! LYCINUS. Que deviendrons-nous, si tu ne suis pas exactement mes paroles ? En revenant à ce que tu as dit au commencement, je croyais que j'appelais les cavaliers dans la plaine. Eh bien ! as-tu remarqué ces cavaliers ? Mais tu parais te soucier fort peu de ce qu'on dit ; et même de la question qui se débat entre nous eux-mêmes. LE SOLÉCISTE. Je m'en soucie beaucoup ; mais tu fais tes coups à la sourdine. [9] LYCINUS. A la sourdine, quand je dis entre nous eux-mêmes ! C'est pourtant bien clair. Mais il me semble qu'il n'y a pas de dieu qui puisse te dessiller les yeux, sauf Apollon. Il prophétise à tous ceux qui le consultent : mais tu n'as pas fait attention à cette prophétie. LE SOLÉCISTE. Pas le moins du monde, j'en atteste les dieux ! LYCINUS. Vraiment ! les solécismes t'échappent à la passage ? LE SOLÉCISTE. Complètement. LYCINUS. Et cet à la passage, tu ne t'en es pas aperçu ? LE SOLÉCISTE. Ma foi ! non. LYCINUS. Mais connais-tu quelqu'un qui veuille se marier ? LE SOLÉCISTE. Pourquoi cela ? LYCINUS. C'est qu'il ne peut vouloir se marier sans commettre un solécisme. LE SOLÉCISTE. Qu'est-ce que cela me fait, je te le demande, qu'on commette un solécisme en voulant se marier ? LYCINUS. Cela fait qu'on ignore une chose qu'on prétendait savoir. C'est comme cela. Mais si quelqu'un te dit en passant qu'il divorce d'avec sa femme, le lui permettras-tu ? LE SOLÉCISTE. Pourquoi ne pas le lui permettre ? LYCINUS. S'il te le dit en faisant un solécisme, le lui permettras-tu également? LE SOLÉCISTE. Non pas. LYCINUS..Tu as raison. Il ne faut pas d'indulgence avec un faiseur de solécismes ; seulement il faut lui apprendre à les éviter. Et si quelqu'un fait crier la porte en entrant, et qu'il y frappe en sortant, que diras-tu de lui ? LE SOLÉCISTE. Rien, si ce n'est qu'il a voulu entrer et sortir. LYCINUS. Eh bien ! si tu ne vois pas la différence qu'il y a entre faire crier la porte et y frapper, je te déclare un ignorant. LE SOLÉCISTE. Et toi, tu es un insolent. LYCINUS. Que dis-tu ? comment veux-tu que je sois un insolent en discutant avec toi ? Tiens ! je viens de faire encore un solécisme, et tu n'en as rien vu! [10] LE SOLÉCISTE. Assez, au nom de Minerve ! ou, du moins, dis-moi quelque chose que je puisse remarquer. LYCINUS. Et comment y arriveras-tu ? LE SOLÉCISTE. Si tu m'avertis chaque fois que tu fais un solécisme à mon insu, en me signalant ta faute et en me disant en quoi elle consiste. LYCINUS. Pas du tout, mon bon. Notre conversation n'en finirait plus. Mais si tu veux me faire des questions sur tout cela, je suis entièrement ton homme. Passons donc„ s'il te plaît, à d'autres exercices. Et d'abord, le mot g-atta, dont je viens de me servir, doit avoir ici un esprit doux, et non pas un esprit rude. C'est le moyen qu'il soit employé correctement après g-hetera. De cette manière, il ne sera pas étrange. Maintenant, parlons de l'outrage que je t'ai fait, et qui m'a valu de toi le nom d'insolent. Si je ne parlais pas comme cela, mon expression serait incorrecte. LE SOLÉCISTE. Je n'y trouve rien à reprendre. LYCINUS. Le voici. Quand je dis g-se g-hybrizein, c'est à ta personne que je fais outrage, avec des coups, des liens, ou de toute autre manière. Mais quand je dis g-esg-se, l'outrage retombe sur quelque chose à toi. Ainsi celui qui fait outrage à ta femme, te fait outrage à toi-même (g-eis g-se); et il en est de même de celui qui fait outrage à ton fils, à ton ami, à ton esclave, à tout ce qui t'appartient. Car Platon, dans son Banquet, dit dans ce sens, sous une forme proverbiale, qu'on peut faire outrage à un objet inanimé. LE SOLÉCISTE. Je comprends la différence. LYCINUS. Eh ! ne comprends-tu pas également que celui qui brouille tout cela mérite qu'on lui reproche de faire des solécismes ? LE SOLÉCISTE. Maintenant que tu me l'as dit, je le comprends. LYCINUS. Mais quand on dit brouiller et embrouiller, crois-tu que ce soit la même chose ? LE SOLÉCISTE. Oui. LYCINUS. Est-ce possible ? L'un peut-il être employé pour l'autre ? Le bon pour le mauvais ? Le mot qui est pour celui qui n'est pas ? LE SOLÉCISTE. Je comprends : brouiller, c'est user du terme impropre au lieu du terme propre, et embrouiller, c'est tantôt se servir du mot propre, tantôt du terme impropre. LYCINUS. Il y a d'autres observations tout aussi jolies : montrer du zèle à quelqu'un exprime une arrière-pensée d'intérêt chez celui qui montre ce zèle ; montrer du zèle pour quelqu'un exprime une idée de dévouement à cette personne. Il y a des gens qui négligent ces nuances, et d'autres qui les observent avec une attention scrupuleuse. Cette attention scrupuleuse me semble de beaucoup préférable. [11] LE SOLÉCISTE. Tu as bien raison. LYCINUS. Sais-tu également la différence qu'il y a entre se seoir et s'asseoir, sieds-toi et assieds-toi ? LE SOLÉCISTE. Non ; mais je t'ai entendu dire que sois assis n'est pas correct. LYCINUS. Tu as bien entendu. Je dis en outre qu'il y a une différence entre sieds-toi et assieds-toi. LE SOLÉCISTE. En quoi consiste-t-elle ? LYCINUS. En ce qu'on dit assieds-toi à quelqu'un qui est debout, et sieds-toi à quelqu'un qui est assis. Par exemple : Sieds-toi donc, étranger, nous nous siérons ailleurs,au lieu de lui dire : Assieds-toi donc, étranger. Ainsi, pour le dire une seconde fois, c'est une faute que de changer tout cela. Ne vois-tu pas, en effet, la nuance qui sépare ces deux locutions, dont l'une s'applique aux autres, et l'autre à nous-mêmes ? [12] LE SOLÉCISTE. En voilà assez sur ce point ; passons à un autre, car il faut que tu me donnes des leçons. LYCINUS. C'est juste ; quand je parle autrement, tu ne m'entends plus. Sais-tu précisément ce que signifie g-xyngrapheus ? LE SOLÉCISTE. Je le sais parfaitement maintenant ; après t'avoir entendu. LYCINUS. Tu confonds aussi, je crois, g-katadouloun et g-katadouloesthai, tandis que moi, je vois entre ces deux mots une énorme différence. {traduction française manquante pour les 4 derniers échanges}