redouter non seulement les entreprises des ennemis, ni ais encore des embûches sans nombre, l'envie de tes fami- liers, la haine et la flatterie. Tu n'avais pas un ami véri- table : ceux qui te paraissaient les plus attachés ne l'étaient que par la crainte ou par l'espérance. Jamais tu n'as joui du plaisir, même en songe. Tu as eu seulement de la vaine gloire, un habit de pourpre brodé d'or, un ruban blanc autour du front et des gardes qui te précédaient; du reste, tu étais accablé de fatigue et en butte à mille ennuis. Il fallait donner audience aux ambassadeurs des ennemis, rendre la justice, envoyer tes ordres à tes sujets. Tantôt c'est un peuple qui a fait défection, tantôt une invasion qui vient du dehors. Il te faut donc tout craindre, tout soupçonner. Bref tout le monde te croit heureux, excepté toi. 40. Et puis n'est-ce pas aussi une chose humiliante d'être exposé aux maladies comme les simples particuliers? La fièvre ne sait pas distinguer en toi le monarque, et la mort ne craint pas tes satellites; elle se présente quand il lui plaît et t'emmène en dépit de tes gémissements, sans respect pour ton diadème. Et toi, qui étais si élevé, te voilà par terre, arraché du trône royal, et tu t'en vas par la même route que le commun des hommes, confondu et chassé dans le troupeau des morts. Tu ne laisses sur la terre qu'un tombeau élevé et une grande colonne ou une pyramide aux angles bien avivés, honneurs posthumes qui ne te touchent plus. Ces statues, ces temples que les villes élèvent pour te flatter, cette grande renommée, tout cela se dissipe peu à peu et se perd dans l'oubli. A supposer même qu'ils durent très longtemps, quelle jouissance peuvent-ils encore procurer à celui qui ne peut plus rien sentir? Tu vois que d'ennuis tu auras de ton vivant, toujours en butte à la crainte, à l'inquiétude, à la fatigue, et ce qui t'arrivera quand tu seras parti pour l'autre monde. 41. Mais c'est ton tour, Timolaos, de former des voeux. Tâche de les surpasser tous les deux, comme le doit un homme intelligent et qui sait tirer parti des cir- constances. TIMOLAOS Examine donc, Lykinos, si je vais former un souhait qui prête à la critique et que l'on puisse reprendre. Je ne demanderai point d'or, de trésors, de médimnes de pièces de monnaie, ni de royauté, de guerres, d'empire qui me fasse vivre dans la crainte, toutes choses que tu as justement critiquées, car elles sont peu solides, sujettes à mille embûches et procurent plus de désagréments que de plaisir. 42. Je voudrais donc qu'Hermès, se présen- tant à moi, me fît présent de certains anneaux d'une vertu particulière, l'un pour être toujours fort et bien portant, invulnérable et inaccessible à la douleur; un autre, pareil à celui de Gygès, pour me rendre invi- sible, quand je l'aurais passé à mon doigt; un autre encore qui me donnerait des forces supérieures à celles de dix mille hommes et me permettrait d'enlever aisé- ment à moi seul un poids que dix mille hommes réunis auraient peine à mouvoir. J'en aurais encore un pour voler et m'élever loin de la terre. Je souhaite aussi de pouvoir plonger dans le sommeil ceux qu'il me plaira et de voir à mon approche toutes les portes s'ouvrir, les serrures se détendre et les barres se retirer : un seul anneau produirait ces deux effets. 43. Mais le plus pré- cieux et le plus agréable de tous ces anneaux serait celui qui, passé à mon doigt, me rendrait aimable aux jolis garçons, aux femmes et à des peuples entiers, en sorte qu'il n'y aurait personne qui ne m'aimât, ne désirât mes faveurs et n'eût toujours mon nom à la bouche. Une foule de femmes, incapables de maîtriser leur passion, se pendraient; les jeunes garçons raffoleraient de moi; on estimerait heureux celui d'entre eux sur qui j'aurais seulement laissé tomber un regard, et si je les dédaignais, eux aussi mourraient de chagrin. En un mot, je laisserais loin derrière moi Hyacinthe, Hylas et Phaon de Chios. 44. Pour jouir de tout cela, je ne veux pas d'une vie courte, mesurée à l'aune de l'existence humaine, je veux vivre mille ans dans une jeunesse constamment renouvelée, et, tous les dix-sept ans environ, je dépouil-