[0] MÉNIPPE. ou le Voyage aux Enfers. [1] MÉNIPPE. Salut, ô mon palais, ô logis que j'adore ! Je suis comblé de joie de te revoir encore. PHlLONIDE. Mais c'est ce bon vieux chien de Ménippe ? C'est bien lui, à moins d'avoir des hallucinations ! C'est Ménippe en chair et en os ! Il est étrangement habillé : un bonnet, une lyre, une peau de lion ! Allons vers lui. Salut ! Voilà longtemps que nous nous sommes vus. MÉNIPPE. Je reviens des Enfers, un lieu triste et cruel, Où le sinistre Hadès vit loin des Immortels. PHlLONIDE. Par le nom d'Héraclès, Ménippe serait mort, puis aurait ressuscité ? MÉNIPPE. Non, le domaine noir m'accueillit plein de vie. PHlLONIDE. Pourquoi un tel voyage ? MÉNIPPE. La jeunesse, et la fougue, et la témérité ! PHlLONIDE. Cesseras-tu de nous fatiguer avec tes vers tragiques ? Sois plus clair, je te prie ! Pourquoi ce déguisement ? Et quelle idée d'aller se coltiner les Enfers ? La route qui nous y conduit n'est pas une partie de plaisir. MÉNIPPE. Mon cher ami, Si je suis descendu dans le royaume obscur, C'est parce que je voulais consulter Tirésias. PHlLONIDE. Je crois que tu es dingue ! La preuve, tu nous abrutis avec tes bouts de vers. MÉNIPPE. Ne sois pas étonné, ami : je viens de côtoyer Euripide et Homère, si bien que maintenant, c'est plus fort que moi, mon être entier baigne dans la poésie : je ne peux plus m'empêcher de déclamer. [2] Au fait, dis–moi, quelles sont les nouvelles du monde ? Et nos compatriotes, comment se comportent–ils ? PHlLONIDE. Alors là, rien de nouveau sous le soleil ! Comme avant, ils se montrent resquilleurs, perfides, cupides et pingres. MÉNIPPE. Pauvres gens ! Ils ne connaissent pas encore les nouveaux décrets votés aux Enfers contre les riches : nul ne saurait y échapper. PHlLONIDE. Quoi ? On aurait édicté des lois chez Hadès contre les richards ? MÉNIPPE. Une foule, par Zeus ! Mais je ne dois pas révéler au tout–venant ce qui doit rester secret, sinon, on m'accuserait d'impiété, et on me livrerait pieds et poings liés au tribunal de Rhadamanthe. PHlLONIDE. Tu n'as rien à craindre, Ménippe, au nom de Zeus. Ne me laisse pas plus longtemps frustré d'un récit captivant. Je saurai tenir ma langue : d'ailleurs, je suis initié. MÉNIPPE. Ce que tu me demandes est difficile et n'est pas sans péril. Néanmoins, j'y consens, rien que pour toi. Bref il a été promulgué que les riches, qui croulent sous l'or et qui veillent sur leurs trésors, à l'instar de Danaé... PHlLONIDE. Non, plus tard les décrets, mon cher ; tu les exposeras après m'avoir raconté ta passionnante aventure. Quelle force t'a poussé à te rendre aux Enfers ? Qui fut ton guide? Décris–moi précisément ce que tu as vu et entendu chez les morts. Il est inconcevable qu'un homme aussi cultivé que toi, Ménippe, n'ait pas été émoustillé par un flot de sensations diverses. [3] MÉNIPPE. Je vais te satisfaire : quand un ami vous exhorte ainsi, on ne peut que plier. Pour commencer, je te dirai les raisons de ma descente chez les Ombres ; ensuite, je te décrirai le lieu. Lorsque j'étais enfant, je passais le plus clair de mon temps à lire les œuvres d'Homère et d'Hésiode, me laissant emporter par les faits d'armes des héros et des dieux : tout n'était que viols, maris cocus, rapts en tous genres, mise à l'écart des pères, procès à n'en plus finir, coups de force, incestes, que sais–je encore… Pour un esprit enfantin, ces aventures étaient enivrantes à souhait, et je les trouvais merveilleuses. Devenu adulte, quand je m'aperçus que l'on contredisait sans cesse les paroles de nos vénérés poètes, et que la loi interdisait l'adultère, les coups de force, les rapts, je fus troublé : comment alors orienter ma vie ? Impossible d'accepter, ni l'idée que nos dieux ne fussent d'une sensualité sans frein ou d'une violence inconsidérée, sans penser que cela était parfaitement moral, ni, dans le même temps, me faire à l'idée que les législateurs aient décidé le contraire, sans croire que c'était pour le bien commun. [4] Perplexe, je voulus rencontrer ces gens qu'on nomme philosophes, prêt à me laisser modeler par eux, pourvu qu'ils m'indiquassent le chemin qui éclairerait ma vie. Résolu, je vins me joindre à eux. Hélas, je ne savais pas que, pour éviter la fumée, j'allais me jeter dans la fournaise. Je dois avouer que, plus je les fréquentai, plus leur sottise éclata au grand jour, surtout quand ils me firent comprendre qu'une vie d'or n'était qu'une ânerie pure et simple. L'un d'eux me conseilla de me vautrer dans la débauche, et d'y consacrer l'essentiel de mon temps : pour lui, c'était le bien suprême ! En revanche, un autre m'invita à travailler avec ardeur, à supporter les fatigues, à mortifier mon corps, à le souiller, à insulter mon prochain, bref à cracher mon venin en toutes circonstances : à la vérité, il parodiait les vers d'Hésiode, dans lesquels il évoque la vertu, les flots de sueur à verser et les cimes à gravir. L'un m'assurait que je devais me moquer des richesses et jeter aux orties l'idée de posséder quoi que ce soit. L'autre, par contre, était persuadé que les richesses étaient un gage de vertu. Sur leur vision du monde, je restais dubitatif : dès qu'il m'entretenait des notions de vide, d'atomes, d'incorporels et autres inepties du même tonneau, je me trouvais mal. Mais leur sottise atteignit son apogée quand ils se mirent à disserter sur des objets que tout oppose, chacun deux déclarant posséder la vérité : car comment départager celui qui prétend qu'une chose est froide, et l'autre qu'elle est bouillante, puisqu'il est logique qu'elle ne peut être les deux en même temps? Face à leurs élucubrations, j'avais acquis le réflexe typique de ceux qui s'assoupissent : ma tête fléchissait soit devant, soit derrière… [5] Une chose me gênait chez ces individus : c'était le contraste effarant entre leur manière de vivre et les idéaux qu'ils prêchaient. Ceux qui m'inculquaient le mépris de la richesse étaient étrangement attirés par elle, au point de ne plus pouvoir s'en passer, de se jeter dans l'usure, d'enseigner la vertu contre un salaire mirobolant, de gagner de l'argent par tous les moyens imaginables. Les philosophes qui affichaient un mépris absolu de la gloire, n'agissaient, ne discutaient, ne respiraient que pour être riches et célèbres. Enfin, tous ces barbons qui s'offusquaient des plaisirs charnels étaient souvent ceux qui s'y livraient le plus activement, quoique dans le plus grand secret. [6] Mes espoirs furent réduits à néant. Je sombrai dans un état de dépression aiguë. Peu à peu, je parvins à me consoler en me disant que, si je souffrais dans ma recherche de la vérité et tournais en rond sur moi-même, c'était quand même auprès des plus grands philosophes. Cette idée me hantait dans mon sommeil, à tel point que je fus vite démangé par l'envie de trouver mon credo à Babylone chez un mage, disciple de Zoroastre. En effet, la rumeur circulait, selon laquelle, grâce à des pratiques magiques et des initiations, ces gens vous emmenaient aux Enfers et vous y ramenaient sans aucun danger. La perspective de visiter l'Hadès était séduisante : j'irai parler avec le Béotien Tirésias afin que cet excellent devin me dise comment un homme intelligent doit régler sa vie. Du coup, plein d'élan, je sautai de mon lit et, en un éclair, je quittai ma maison pour me rendre à Babylone. Arrivé dans la cité, je me mis en quête d'un sage Chaldéen, rompu dans la magie, un beau vieillard aux cheveux blancs et à la barbe fleurie qui se nommait Mithrobarzane. À force de le supplier, je finis par le faire accéder à ma requête, moyennant rétribution. Il me conduisit donc aux Enfers. [7] L'homme me prit en charge et me prépara moralement et physiquement à cette épreuve : d'abord, à la nouvelle lune, je dus me laver une journée entière dans les eaux de l'Euphrate. Pendant le temps de mon bain, le mage se répandait en prières à Hélios, prononçant des incantations qui n'étaient pour moi que du charabia. Semblable aux hérauts de nos joutes publiques, sa voix nerveuse accouchait d'une sorte de jargon inaudible. Tout ce que j'avais compris, c'est qu'il parlait aux dieux. L'invocation achevée, le vieillard me crachait dans le visage trois fois ; puis je rentrais chez moi sans me laisser distraire par les passants. Quant à notre pitance, elle se résumait à un plat de dattes ; nous buvions du lait, de l'hydromel et de l'eau du Khoaspe ; enfin, nous dormions à la belle étoile sur un matelas de verdure. Quand il jugea que j'étais mûr pour l'épreuve, le vieux m'emmena jusqu'aux bords du Tigre ; il m'essuya la face et purifia ma personne en tournant autour de moi muni d'une torche, d'une scille et d'autres ingrédients ; enfin, il prononça les formules d'usage. Désormais bien prémuni, le corps entouré d'une infinité de cercles magiques – il fallait m'immuniser contre les spectres et les esprits mauvais –, je revins en marchant à reculons dans sa maison. Nous étions prêts à commencer notre voyage. [8] Mon accompagnateur me fit enfiler une longue robe de mage, pareille à celle que portent les Mèdes, puis me mit un bonnet sur la tête, me couvrit d'une peau de lion, et jeta une lyre entre les mains. J'avais l'ordre de ne pas révéler mon identité si on me la demandait : au lieu de cela, je devais répondre : Héraclès, Ulysse ou Orphée. PHlLONIDE. Tiens, pourquoi, Ménippe ? Que signifiaient cet accoutrement ridicule et ces noms ? MÉNIPPE. C'est on ne peut plus clair ! Ces héros étaient jadis venus aux Enfers : mon gourou était convaincu que, si je prenais leur apparence, Éaque n'y verrait que du feu : grâce à ce déguisement tragique qu'il connaît par cœur, il me serait possible d'entrer chez les Ombres sans être inquiété. [9] Le jour se levait : nous commençâmes à traverser le fleuve sur notre embarcation. À bord, nous avions chargé des bêtes ainsi qu'une provision d'hydromel, bref, tout l'attirail indispensable au rite sacrificiel. Nous dévalions le long courant, plein de sanglots. En effet, nous nous laissions entraîner par le courant de la rivière. Puis nous nous retrouvâmes en plein cœur d'un marais, avant de rejoindre un lac où se noie l'Euphrate. Ensuite, ce fut la découverte d'une étendue sinistre et touffue où le soleil était absent : c'est là que nous débarquâmes, Mithrobarzane le premier. Aussitôt, nous creusâmes une fosse où se mit à couler le sang des brebis que nous avions immolées. Puis le vieux mage, empoignant une torche, poussa des hurlements stridents, invoquant la horde des divinités infernales, les Peines, les Furies, La sombre Hécate ou la terrible Proserpine. Toutes sont de terribles créatures aux noms bizarres et barbares dont chaque syllabe se dressait comme une lame aiguisée... [10] Tout à coup, la terre, remuée par de rudes secousses, finit par s'ouvrir sous l'effet des formules magiques. On entendit l'écho de l'aboiement terrible de Cerbère ; puis une vision étrange, glacée, sinistre se dessina : "Le dieu des morts, Hadès, est terrassé d'effroi". À ce moment, l'immensité des Enfers s'offrit à nos yeux effarés : le Pyriphlégéthon, le lac infernal, le domaine d'Hadès, tout se révéla dans son évidence. Puis, nous descendîmes par le gouffre, croisant au passage Rhadamanthe, quasi mort de peur, tandis que Cerbère s'égosillait, ravagé par la colère. Toutefois, il finit par s'assoupir, pris sous le charme de ma lyre mélodieuse. Parvenus à proximité du lac, nous faillîmes ne pas aller au–delà : la barque funèbre était pleine à craquer de voyageurs gémissant en mesure… Je pus constater qu'ils étaient tous blessés, quelques-uns à la jambe, d'autres à la tête ou ailleurs : à mon avis, cette clientèle provenait d'une bataille qui avait dû faire rage peu de temps auparavant. Quand ce brave Charon aperçut ma peau de lion, il me prit forcément pour Héraclès et il m'accueillit avec bienveillance parmi son équipage. Il me fit traverser le lac, puis me débarqua à l'endroit convenu, sans oublier de m'indiquer la route à suivre. [11] Il faisait noir et je ne voyais rien, si bien que je laissais Mithrobarzane marcher devant moi ; mais je le suivais de près, ayant pris la précaution de me tenir à un pan de sa robe. Nous arrivâmes à destination : une vaste prairie fleurie d'asphodèles. En ce lieu, les ombres des défunts voltigent et nous effleurent de temps à autre. Plus loin, on voyait le tribunal de Minos et son juge assis noblement sur son siège. Près de lui, se trouvaient les Peines, les Érinyes, les Furies. De l'autre côté de nous, on amena une horde de canailles lourdement enchaînés. C'était, d'après ce qu'on me disait, des femmes adultères, des entremetteurs, des publicains, des sycophantes, des flatteurs de bas étage, bref, un échantillon des malfrats qui polluent le monde. Quant aux riches et aux usuriers, on les avait séparés de ce groupe : ils étaient blêmes, avaient un gros ventre et une jambe farcie de goutte ; leur cou était encombré d'un collier de ferraille, et ils marchaient en traînant un carcan pesant plus de deux talents. Nous n'étions pas éloignés d'eux, si bien que nous pouvions entendre leurs discours, dans lesquels ils se défendaient violemment contre les accusations portées par une meute d'orateurs pour le moins étranges. PHlLONIDE. Par Zeus ! Qui étaient ces orateurs? Je suis impatient de le savoir ! MÉNIPPE. Tu sais que le soleil façonne des ombres avec nos corps, n'est–ce pas ? PHlLONIDE. Oui. MÉNIPPE. Dès que nous sommes passés de vie à trépas, ces ombres font leur déposition et lèvent le voile sur nos crimes. Crois–moi, ces témoins–là sont d'une fiabilité absolue, puisqu'elles nous accompagnent à chaque instant de notre vie, et qu'elles restent liées à notre chair. [12] Après avoir examiné les pièces du dossier relatif à leur mode de vie, Minos expédia cette vermine dans le royaume des impies pour y expier leurs forfaits. En particulier, je remarquai combien il était intraitable envers les plus riches, que la cupidité et le goût du pouvoir avaient rendus odieux, et qui poussaient l'outrage jusqu'à se faire adorer par la foule. Minos exécrait leur arrogance et leur stupide témérité, alors qu'ils n'étaient que des mortels, détenteurs d'une opulence provisoire. Désormais, dépouillés de leur aspect clinquant, de leurs biens, de leur noblesse et de leur puissance, ils étaient nus, les yeux perdus dans le vague, comme s'ils se remémoraient avec nostalgie leur belle existence d'antan. Moi, j'étais heureux devant ce spectacle ; parfois, quand je reconnaissais par hasard un de ces paltoquets, l'envie me prenait de me glisser vers lui, tout penaud : fielleusement, je lui rappelais son passé, ses hautes fonctions, lui qui, dès le matin, avait l'habitude, sous les portiques, d'être honoré par une foule de clients, en général, de pauvres hères qui guettaient l'instant de sa sortie, malgré l'hostilité de ses esclaves : quand, croulant sous les pierreries et revêtu de pourpre, le grand homme se montrait à ses admirateurs, offrant sa poitrine et sa main droite à leurs baisers, il pensait leur accorder une grande faveur. Bien sûr, chacune de mes paroles étaient autant de poignards pour ceux qui les entendaient. [13] Toutefois, Minos se montra indulgent pour Denys de Sicile qui avait été accusé par Dion de mille horreurs, et dont l'ombre confirmait la malveillance. Normalement, il aurait dû être jeté en pâture à Chimère : mais Aristippe de Cyrène, un homme estimé chez les morts, intervint et réussit à l'absoudre, tirant profit de la protection qu'il avait accordée à de nombreux sages. [14] Nous quittâmes le tribunal pour rejoindre l'espace réservé à cette racaille. Je peux te jurer, mon cher ami, que l'ouïe et les yeux sont les témoins, là–bas, de choses atroces : les seuls bruits qu'on entend sont ceux des roues, des fouets, des ceps et des chevalets, mêlés aux cris insoutenables des misérables qui sont la proie des flammes. Il y a Chimère qui vous met en pièces, et Cerbère qui vous mange tout cru. Toute la clique des brigands est châtiée sans distinction : qu'ils soient rois, esclaves, satrapes, riches, miséreux, tous, sans exception, demandent clémence pour leurs ignominies. Dans le tas, nous reconnûmes quelques malandrins morts dernièrement. En général, ils détournaient leur regard de nous, mais s'ils nous regardaient, c'est en prenant un air bassement servile. Pourtant, je t'assure, ces coquins-là s'étaient comportés odieusement avec leurs prochains ! Les sans–grade, eux aussi, étaient suppliciés, mais moitié moins que les riches : on les suspendait un instant, puis on recommençait. J'aperçus également des bandits célèbres qui peuplent nos fables : Ixion, Sisyphe, Tantale le Phrygien – le supplice de celui–là était particulièrement raffiné – et Tityos, l'enfant de la Terre ! Mazette, par Héraclès, quel énergumène ! C'était un colosse qui aurait pu de son corps recouvrir une prairie entière. [15] Ensuite nous passâmes dans l'humide Achéron. Cet endroit était peuplé de héros, d'héroïnes, et de morts classiques divisés en nations et en tribus : certains étaient fort vieux et sentaient le moisi : comme le dit Homère, ils étaient informes ; par contre, les petits nouveaux avaient plus de carrure, notamment les Égyptiens, dont les cadavres étaient baignés dans la saumure. Mais, le plus souvent, il fallait être observateur pour reconnaître l'un de ces défunts, pour la plupart interchangeables, qui n'étaient plus que des amas de chair en lambeaux. Toutefois, avec un peu d'effort, on put identifier certains personnages. Presque invisibles, ils gisaient recroquevillés dans l'ombre, sans leur grâce d'antan. Dans ce cortège macabre aux formes quasi identiques, où chacun montrait des dents pourries et jetait du fond de ses orbites des regards épouvantables, je parvins, non sans peine, à distinguer Thersite et le charmant Nirée, le mendiant Iros et le souverain des Phéaciens, le cuisinier Pyrrhias et le roi Agamemnon. Plus rien ne subsistait de leurs anciens honneurs, pas le plus petit signe qui m'aurait permis de les différencier du premier venu : ce n'était plus que des sacs d'os sans distinction particulière. [16] Alors que je contemplais tout ce décorum, je ne pus m'empêcher de penser que la vie humaine n'était qu'une cérémonie prolongée, organisée par la Fortune qui donne à chacun des participants l'accoutrement qu'elle juge bon de lui attribuer : à l'aveuglette, elle désigne un homme et le proclame roi, en lui posant une tiare sur la tête, en lui décorant le front d'un diadème et en lui fournissant une troupe armée. Celui–là, en revanche, est revêtu par elle d'une tunique d'esclave. Celui–là encore aura le privilège d'être beau. Parfois, par caprice, au beau milieu de la liesse, on voit cette même Fortune changer les vêtements conférés à l'origine, si bien que de la pourpre triomphale, Crésus passe à la robe servile. Méandre, qui traîna lamentablement parmi les domestiques, se retrouve soudain propulsé maître du royaume de Polycrate. Toutefois, quand la fête a assez duré, on remise au vestiaire belles toilettes et costumes d'emprunt, et on se retrouve tel qu'on était jadis, égal à son voisin. Certes, il y en a qui ne veulent pas se démettre de leurs somptueuses parures : ils se plaignent d'être frustrés d'un bien dont ils se croient les détenteurs perpétuels, refusant de les rendre, bien que la limite du prêt soit dépassée. Je suppose que tu connais les prestations des acteurs tragiques qui passent indifféremment du rôle de Créon et de Priam à celui d'Agamemnon : on voit souvent l'artiste qui, après avoir interprété avec brio Cécrops ou Érechthée, reparaît au public grimé en esclave, selon les exigences de l'auteur ; la pièce terminée, il se démet de ses habits précieux, ôte son masque, se déchausse de ses belles cothurnes et retourne à l'anonymat : Agamemnon, fils d'Atrée, Créon, fils de Ménécée ont bien vécu : maintenant c'est Polos, fils de Charidès, natif du bourg de Sunion, ou Satyros de Marathon, fils de Théagiton qui rentrent dans leur modeste foyer. À la vue d'un tel tableau, je me disais que la condition des mortels était exactement comme ça. [17] PHlLONIDE. Mais alors, Ménippe, les gens qui ont de somptueux tombeaux, qui se font ériger des colonnes, des statues, des inscriptions, bref ces gens–là, une fois morts, ne sont pas plus estimés que le menu fretin ? MÉNIPPE. Plaisantin ! Si tu avais vu le visage du pauvre Mausole le Carien, le type au mausolée, tu serais mort de rire ! Il avait une carcasse ratatinée dans un coin d'ombre, et noyée dans la cohue : la seule différence qu'il a avec le commun, c'est ce que son cadavre est écrasé sous le poids des murs de son tombeau. Car, mon cher ami, Éaque ne dispense aux morts qu'un espace minuscule dont il doit se contenter, si bien qu'il se fait tout petit dans sa couche. Je crois que tu rirais aussi de ces princes et de ces satrapes, réduits à la mendicité, et devenus, par la force des choses, marchands de viandes salées ou pédagogues miteux, soumis aux injures et bastonnés comme des esclaves. Je faillis mourir de rire quand j'aperçus Philippe de Macédoine qui raccommodait de vieilles chaussures dans son réduit. Il y en avait mille autres qui mendiaient dans les carrefours, et parmi eux, Xerxès, Darios, Polycrate... [18] PHlLONIDE. Ces histoires de rois sont extraordinaires. Mais Socrate, Diogène et nos grands sages, que faisaient–ils de leur côté ? MÉNIPPE. Socrate se promenait en parlant avec les passants. Palamède, Ulysse, Nestor, morts à la langue bien pendue, étaient en sa compagnie. On pouvait constater que les jambes de Socrate étaient encore enflées, suite au poison qu'il avait pris. Le bon Diogène se mélangeait avec l'Assyrien Sardanapale, le Phrygien Midas, bref, avec du beau monde. Il n'était jamais aussi joyeux et aussi blagueur que lorsqu'il les entendait geindre et regretter leur vie d'autrefois. Souvent, il s'allongeait par terre et improvisait quelques chansons de sa voix rocailleuse qui couvrait les gémissements de ses pitoyables voisins. Ce n'était pas de chance pour les morts qui s'étaient installés dans le sillage effronté de notre Diogène ! [19] PHlLONIDE. J'en ai assez entendu. Maintenant dis–moi quelle est la teneur du décret émis contre les riches dont tu m'as parlé tout à l'heure ! MÉNIPPE. Bonne idée de me le rappeler. Je voulais t'en dire quelques mots, mais, sans savoir comment, je suis parti sur d'autres sujets. Alors que j'étais aux Enfers, les prytanes réunirent le conseil pour parler d'affaires touchant à la communauté. Les morts se pressaient et je suivis le mouvement, à tel point que je devins, sans savoir comment, un des membres délibérants. Il s'agissait de régler des problèmes divers. Très vite, on parla des riches qui croulaient sous les accusations de crimes, de cruautés, d'orgueil démesuré, d'injustice… Un orateur se leva et proposa le décret que voici : [20] DÉCRET « Attendu que tout au long de leur vie, ces riches ne cessent de se débattre dans des actions honteuses, tels que vols, violences, injures et humiliations envers les pauvres gens, il a été décrété par le sénat et par le peuple que, leur mort consommée, leurs corps subiraient les mêmes affres que le dernier des bandits, mais que leurs âmes retourneraient sur terre et seraient enfermées dans des ânes pour la durée de vingt–cinq myriades d'années, ces âmes devant être transférées successivement d'un âne à un autre et subir la lourdeur des fardeaux et les coups de bâtons perpétrés par leurs maîtres. Ce n'est qu'après cette période qu'ils pourront mourir, pas avant ! C'est l'avis de Cranios, fils de Squélétion, du bourg de Nécysion et de la tribu Alibantide. » Le décret lu, les magistrats passèrent au vote. Le peuple se rallia à ce décret, Brima palpita et Cerbère jappa : c'est ainsi qu'une loi est adoptée chez les morts. [21] Voilà comment se déroula cette assemblée, mon ami. Ensuite, je vins auprès de Tirésias qui était le but de ma visite ; je lui racontai mes aventures, puis le suppliai de me dire quelle était, à son avis, la meilleure façon de vivre. À ma question, il éclata de rire. Ce Tirésias était un vieil aveugle très pâle avec une voix féminine. Voici sa réponse : « Jeune homme, tes doutes sont typiques du sage insatisfait de lui-même. Mais je ne peux t'en dire davantage, parce que c'est interdit : ordre de Rhadamanthe ! » – Par pitié, mon bon maître, m'écriais–je, parle, je n'ai pas envie de marcher dans la vie à tâtons et d'être plus aveugle que toi. Il me prit alors par la main et nous nous cachâmes dans un coin, loin de tout. Il me susurra à l'oreille les conseils suivants : « La vie la plus douce, celle du sage, consiste à tout ignorer. Refuse désormais de disserter sur les astres, sur l'origine et la finalité des choses et sur les syllogismes fumeux de vos philosophes : dis–toi que ce n'est que du vent. Ta quête spirituelle doit se résumer à goûter l'instant présent. Ris un bon coup devant tout le reste et ne t'attache à rien ! » Il dit et s'en alla vers les champs d'asphodèles. [22] Il était déjà tard et je dis à Mithrobarzane : « Il est temps de remonter sur la terre ! » – N'aie pas peur, Ménippe, me répondit–il, je vais t'indiquer un raccourci qu'il te sera facile de suivre. » Il me mena vers une place très sombre, puis, au loin, me montra une lueur qui jaillissait d'une lucarne. « Là–bas, me dit–il, c'est le temple de Trophonios où passent les Béotiens. En allant de ce côté, tu rejoindras aussitôt la Grèce. » Soulagé, je saluai mon mage et partis. Après avoir péniblement déambulé dans ce couloir étroit, je me retrouvai par miracle échoué à Lébadia.