[0] ICAROMÉNIPPE OU LE VOYAGE AU-DESSUS DES NUAGES [1] MÉNIPPE, UN AMI MÉNIPPE. Oui, il y avait bien trois mille stades de la terre à la lune, où j'ai fait ma première halte. De là au soleil, on monte à peu près cinq cents parasanges, et du soleil jusqu'au ciel même, et à la citadelle escarpée de Jupiter, il peut y avoir une bonne journée pour un aigle au vol rapide. L'AMI. De grâce, Ménippe, que veut dire ce calcul astronomique ? Que mesures-tu là tout bas ? Il y a déjà quelque temps que je te suis et je t'entends parler de soleils et de lunes, et prononcer les mots bizarres de haltes et de parasanges. MÉNIPPE. Ne sois pas étonné, mon cher, si je te parais t'entretenir d'objets sublimes et célestes. Je calculais, en moi-même, le chemin que j'ai fait dans mon dernier voyage. L'AMI. Alors, mon ami, suivant l'exemple des Phéniciens, tu réglais ta route d'après les astres ? MÉNIPPE. Non, par Jupiter ! C'est dans les astres mêmes que j'ai voyagé. L'AMI. Par Hercule ! Tu nous parles là de quelque songe interminable si, sans t'en apercevoir tu as dormi des parasanges entières. [2] MÉNIPPE. Oui, j'ai l'air, mon ami, de te raconter un songe, et cependant j'arrive à l'instant de chez Jupiter. L'AMI. Que dis-tu ? Ménippe envoyé de Jupiter nous arrive du haut des cieux ? MÉNIPPE. Oui, moi qui te parle, je descends aujourd'hui même de chez le grand Jupiter, où j'ai vu et entendu des choses merveilleuses, et si tu refuses d'y croire, je serai enchanté, puisque j'aurai joui d'un bonheur incroyable. L'AMI. Et comment oserais-je, divin et olympien Ménippe, faible et triste mortel que je suis, refuser de croire un homme élevé au- dessus des nuages, et qui, pour parler avec Homère, est l'un des Uraniens ? Cependant je te prie de me dire par quel moyen tu as pu monter dans les airs. Où as-tu trouvé une échelle assez haute ? Car, pour ce qui est de la figure, tu ne ressembles pas beaucoup au berger phrygien (04), en sorte que nous ne pouvons supposer que tu aies été enlevé par un aigle pour remplir au ciel le ministère d'échanson. MÉNIPPE. Je vois bien que tu veux te moquer de moi, et je ne suis pas surpris qu'un récit aussi extraordinaire te paraisse ressembler à une fable. Mais sache que, pour m'élever dans les cieux, je n'ai eu besoin ni de me servir d'échelle ni d'être le mignon d'un aigle. J'ai volé de mes propres ailes. L'AMI. Voilà qui est infiniment plus fort que Dédale, et je ne savais pas qu'en outre tu avais été métamorphosé en vautour ou en geai. MÉNIPPE. Bien visé, mon ami. Tu as presque atteint le but.À l'exemple de Dédale, je me suis aussi fabriqué une paire d'ailes. [3] L'AMI. Comment, téméraire, tu n'as pas eu peur de tomber dans quelque mer qu'on eût appelée Ménippéenne, comme nous avons déjà la mer Icarienne ? MÉNIPPE. Non, sans doute, Icare attacha ses ailes avec de la cire, qui se fondit bientôt à la chaleur du soleil. Les plumes se détachèrent, et il dut nécessairement tomber, au lieu que mes ailes n'avaient pas de cire. L'AMI. Explique-toi. Déjà, sans m'en rendre compte, je me sens amené à croire que ce que tu dis est vrai. MÉNIPPE. Voici le fait. J'ai pris un aigle et un vautour de la plus grosse espèce, je leur ai coupé les ailes avec les épaules mêmes, et ... Mais si tu as le temps de m'entendre, il vaut mieux que je remonte au point de départ de cette invention. L'AMI. Très volontiers. Tes discours me mettent tout en l'air, et je demeure la bouche béante pour en entendre la fin. Ainsi, au nom du dieu des amis, ne me laisse pas au haut de ta narration, quand tu m'y auras suspendu par les oreilles. [4] MÉNIPPE. Ecoute donc, car je sais qu'il n'est pas de bon ton de laisser son ami la bouche ouverte, surtout quand il est, comme tu dis, suspendu par les oreilles. Les premiers regards que je jetai sur la vie humaine m'ayant fait voir que tout ici-bas est ridicule, misérable, sans consistance, je veux dire les richesses, les dignités, le pouvoir, le mépris que m'inspirèrent ces objets dont je considérais la recherche comme un obstacle à l'étude de ceux qui sont vraiment dignes de nos soins, me fit diriger les yeux vers la contemplation de l'univers. Mais d'abord, je tombai dans un grand embarras, quand je considérai ce que les philosophes appellent le monde. Je ne pouvais découvrir comment il avait été formé, quel en était l'ouvrier, le principe, la fin. Puis, en l'examinant en détail, mon doute ne faisait que redoubler. Lorsque je voyais les astres semés au hasard dans le ciel, et le soleil lui-même, je désirais vivement savoir à quoi m'en tenir sur leur nature. Les phénomènes que présente la lune me paraissaient encore plus singuliers et tout à fait étranges. La diversité de ses phases me paraissait provenir d'une cause inexplicable. Enfin, la rapidité de l'éclair sillonnant la nue, le roulement du tonnerre, la chute de la pluie, de la neige, de la grêle, tout cela me semblait inaccessible à la conjecture et à la démonstration. [5] Dans cette disposition d'esprit, je crus que le meilleur parti était de m'adresser aux philosophes, pour éclaircir tous mes doutes. Je m'imaginais qu'ils pourraient me dire à cet égard toute la vérité. Je choisis donc ceux qui me parurent les plus instruits, à en croire l'austérité de leur physionomie, leur teint pâle, la largeur de leur barbe. Certains d'entre eux, en effet, me parurent immédiatement hauts parleurs, et versés dans les secrets du ciel. Une fois entre leurs mains, moyennant une grosse somme, moitié comptant, moitié à payer quand je serais arrivé au faîte de la sagesse, je leur demandai qu'ils m'apprissent à devenir spéculateur en l'air, et à connaître l'organisation du monde. Mais, bien loin de dissiper mon ancienne ignorance, ils me jetèrent dans des perplexités plus grandes encore, ne m'entretenant que de principes, de fins, d'atomes, de vides, de matières, d'idées, et de mille autres choses, dont ils me rebattaient chaque jour les oreilles. Et le plus embarrassant pour moi, c'est que, la doctrine de l'un n'ayant aucun rapport avec celle de l'autre, et leurs opinions étant contraires et diamétralement opposées, ils voulaient cependant tous me convaincre, et chacun d'eux essayait de m'attirer à son sentiment particulier. L'AMI. Ce que tu dis là m'étonne. Comment des gens qui se piquent de sagesse peuvent-ils se disputer à propos de ce qui est, et ne pas avoir la même opinion sur les mêmes choses ? [6] MÉNIPPE. Oh mon cher ami, tu rirais bien, si tu connaissais leur forfanterie et le charlatanisme de leurs discours. Ils ont toujours vécu sur la terre. Ils ne sont pas plus élevés que nous qui rampons sur le sol (05). Leur vue n'est pas plus perçante que celle de leur voisin. La plupart même n'y voient goutte, soit vieillesse, soit infirmité, et cependant ils assurent qu'ils aperçoivent distinctement les bornes des cieux. Ils mesurent le soleil, marchent dans les espaces qui sont au-dessus de la lune, et, comme s'ils arrivaient des étoiles, ils en décrivent la grandeur et la forme. Souvent, si on le leur demandait, ils ne pourraient pas dire au juste combien il y a de stades de Mégare à Athènes, mais ils savent positivement de combien de coudées est l'espace qui sépare la lune du soleil. Ils mesurent la hauteur de l'air, les profondeurs de l'Océan, les circonférences de la terre, tracent des cercles, dessinent des triangles sur des carrés, avec je ne sais combien de sphères, et mesurent, ma foi, le ciel lui-même. [7] Mais où je vois éclater leur ignorance et leur sotte vanité, c'est qu'au lieu de ne parler que par conjecture de ces phénomènes difficiles à comprendre, ils soutiennent leur avis avec emportement, et ne laissent personne essayer de faire prévaloir le sien. Peu s'en faut qu'ils ne jurent que le soleil est une boule de fer rouge (06), qu'il y a des habitants dans la lune, que les étoiles s'abreuvent de vapeurs tirées de la mer par le soleil, comme par une corde à puits, et distribuées également à chacune d'elles. [8] D'ailleurs, il est aisé de voir combien ils diffèrent d'opinions, et je te prie, par Jupiter, de remarquer si leurs doctrines se rapprochent ou ne sont pas plutôt essentiellement opposées. D'abord ils ne s'accordent pas au sujet du monde. Les uns disent qu'il est incréé et indestructible, les autres parlent, sans hésiter, et de l'ouvrier, et de l'organisation de son œuvre. Mais ceux que je trouve les plus étonnants, ce sont les gens qui nous entretiennent d'un certain dieu, fabricateur de toutes choses, et qui ne peuvent dire d'où il venait ni où il était, quand il fabriquait tout cela, et cependant, avant l'existence de l'univers, il est impossible d'imaginer ni temps ni espace. L'AMI. Voilà, Ménippe, des hommes bien hardis, et de fameux jongleurs ! MÉNIPPE. Et que serait-ce, mon cher, si tu entendais tout ce qu'ils débitent sur les idées et les êtres incorporels, avec leurs dissertations sur le fini et l'infini ? Car souvent il s'élève entre eux de violentes disputes les uns enveloppant tout dans un terme fini, les autres affirmant que l'infini seul existe. Ce n'est pas tout : quelques-uns d'entre eux soutiennent qu'il y a plusieurs mondes, et condamnent ceux qui enseignent qu'il n'y en a qu'un (07). Un autre, d'humeur peu pacifique, est d'avis que la guerre est la mère de toutes choses. [9] Quant à leurs sentiments sur les dieux, qu'en pourrais-je dire ? Les uns veulent que la divinité soit un nombre. Il y en a qui jurent par les chiens, les oies et les platanes. Ceux-ci, chassant tous les autres dieux, donnent à un seul l'empire de l'univers, si bien qu'en les entendant, je fus désolé de voir cette disette de dieux. Mais quelques-uns, moins avares, assurent qu'il y en a plusieurs. Ils les divisent en plusieurs classes, appellent l'un le premier dieu, et assignent aux autres le second et le troisième rang de la divinité. Quelques-uns croient encore que la nature divine est incorporelle, et n'a ni sens ni figure. D'autres ne la conçoivent qu'avec un corps. Tous ne pensent pas également que les dieux se mêlent de nos affaires. Il en est qui, les délivrant de tout soin, comme nous avons coutume de dispenser les vieillards des charges publiques, les introduisent dans le monde comme des comparses dans une pièce de comédie. D'autres, enfin, surpassant toutes ces opinions, pensent qu'il n'y a jamais eu de dieux, et laissent le monde aller son train sans maître et sans guide. [10] En écoutant tout cela, je ne me sentais pas le cœur de refuser ma croyance à des hommes dont la voix était si bruyante et le menton si respectable, et, d'un autre côté, je ne savais comment faire pour ne rien trouver de répréhensible et de contradictoire dans leurs enseignements. J'éprouvais donc ce que dit Homère : souvent je me sentais pris d'un bel élan de confiance pour l'un d'eux ; Mais un autre désir triomphait de mon cœur. À bout de moyens, et ne sachant de qui apprendre ici-bas la vérité sur ces matières, j'étais réduit au désespoir, lorsque je m'avisai que la seule issue offerte à mes doutes, c'était de m'attacher des ailes et de voler moi-même au ciel. Le désir que j'en avais me fit espérer de réussir. Le fabuliste Ésope nous montre bien le ciel praticable à des aigles, à des escarbots, voire même à des chameaux ! Mais comme il me paraissait de toute impossibilité qu'il me poussât jamais des ailes, je crus qu'en m'ajustant celles d'un vautour ou d'un aigle, les seules proportionnées à la grosseur du corps humain, je pourrais peut- être mener à bien mon entreprise. Je prends donc ces deux oiseaux, je coupe avec le plus grand soin l'aile droite de l'aigle et l'aile gauche du vautour, je les attache à mes épaules avec de fortes courroies, puis ajoutant à leurs extrémités deux espèces de poignées pour les tenir dans mes mains, je m'essaye à voler. D'abord je ne fais que sauter en m'aidant des mains, et, comme les oies, je vole terre à terre, en marchant sur la pointe des pieds et en étendant les ailes ; puis, voyant que la chose me réussissait, je tente une épreuve plus hardie, je monte sur la citadelle, je me jette en bas et vole jusqu'au théâtre. [11] Comme j'avais fait ce trajet sans danger, je résolus d'élever mon vol dans les hautes régions du ciel. Je m'élance du Parnèthe ou de l'Hymette jusqu'au Géranée, de là je plane jusqu'à la citadelle de Corinthe, et, passant par-dessus les monts de Pholoé et l'Erymanthe, j'arrive au Taygète. L'exercice augmentant ma hardiesse, je devins bientôt passé maître en fait de vol, et je résolus de m'élancer plus haut que les simples oiseaux. Je monte sur l'Olympe, et, après avoir pris une provision de vivres la plus légère possible, je m'élance droit au ciel. L'abîme me donna d'abord le vertige, mais bientôt tout alla pour le mieux. Arrivé à la lune, après avoir traversé un grand nombre de nuages, j'éprouvai un peu de fatigue, surtout dans l'aile gauche, celle du vautour. Je fis donc un temps d'arrêt à cet astre, et, m'y asseyant pour prendre quelque repos, je jetai d'en haut mes regards sur la terre, comme le Jupiter homérique, promenant mes yeux tantôt sur les Thraces dompteurs de coursiers, tantôt sur les Mysiens, puis, regardant à mon gré la Grèce, la Perse et l'Inde. Or, cette vue me remplissait d'un plaisir indicible. L'AMI. Tu vas m'en dire la cause, Ménippe, afin que nous n'omettions aucune circonstance de ton voyage, et que tu me mettes au fait des moindres incidents. Je m'attends à apprendre du nouveau sur la forme de la terre et sur tous les objets qu'elle renferme, tels qu'ils se sont offerts à ton observation. MÉNIPPE. Tu as raison, mon ami. Et pour me bien comprendre, monte dans la lune, voyage en idée, et examine avec moi la disposition des choses qui sont sur la terre. [12] D'abord, figure-toi voir une terre extrêmement petite, mais beaucoup plus petite que la lune. Aussi, au premier coup d'oeil, je fus fort embarrassé pour découvrir la place de nos énormes montagnes, et cette mer qui nous paraît immense. Si je n'eusse aperçu le Colosse de Rhodes et la tour de Pharos, sois bien sûr que la terre eut totalement échappé à mes regards. Mais la hauteur de ces deux monuments qui s'élèvent jusqu’aux nues, et les feux du soleil brillant sur la masse tranquille de l'Océan, me firent connaître que le point que j'apercevais était effectivement la terre. Une fois que j'y eus attentivement fixé les yeux, je découvris bientôt tous les mouvements de la vie humaine, et non seulement les nations et les villes, mais j'eus les hommes parfaitement en vue, les uns naviguant, d'autres faisant la guerre, ceux-ci labourant, ceux-là plaidant, puis les femmes, les animaux, enfin tout ce que nourrit le sein fertile de la terre. L'AMI. Tu me dis là des choses incroyables et tout à fait contradictoires. Il n'y a qu'un instant, Ménippe, tu cherchais où était la terre. L'éloignement la réduisait à une extrême petitesse, et, si le Colosse n'eût guidé tes yeux, peut-être aurais-tu cru voir autre chose. Comment se fait-il que, devenu tout à coup plus clairvoyant que Lyncée, tu distingues tout sur la terre, les hommes, les animaux, et peu s'en faut les nids de moucherons ? [13] MÉNIPPE. Tu fais bien de me le rappeler. J'ai omis, je ne sais comment, de te dire une chose essentielle. Lorsque j'eus reconnu que c'était la terre que je voyais, mais qu'il m'était impossible de rien distinguer, à cause de la distance qui gênait la portée de ma vue, j'éprouvai un vif chagrin et un grand embarras. J'étais désolé et j'allais pleurer, lorsque le philosophe Empédocle, noir comme un charbonnier, couvert de fumée, et tout rôti, se présente derrière moi. En le voyant, je l'avoue, je fus saisi de frayeur, et je le pris pour quelque démon de la lune. Mais lui : "Rassure-toi, Ménippe, me dit-il, Point ne suis dieu : pourquoi me croire un Immortel? Je suis le physicien Empédocle. Après que je me fus précipité dans le cratère, la fumée m'a rejeté hors de l'Etna, et m'a lancé jusqu'ici, et maintenant j'habite la lune, je marche dans les airs, je me nourris de la rosée. Je viens donc pour te tirer d'embarras. Tu es désolé, je le vois, tu es désespéré de ne pas voir ce qui se passe sur la terre. -Ah ! généreux Empédocle, m'écriai-je, quel service tu me rends ! Une fois de retour en Grèce, je ne manquerai pas de te faire des libations dans ma cheminée, et de t'invoquer aux Néoménies, en ouvrant bien fort la bouche. -Par Endymion, répliqua-t-il, je ne suis pas venu ici pour un salaire. J'ai été touché jusqu'au fond de l'âme en te voyant si chagrin. Sais-tu ce que tu as à faire pour te rendre la vue perçante ? [14] - Non par Jupiter ! lui dis-je, à moins que tu ne dissipes toi-même le voile étendu sur mes yeux, car ils me semblent, en ce moment, chassieux au dernier point. - Et cependant, dit-il, tu n'auras pas du tout besoin de moi. Tu as apporté de dessus terre avec toi de quoi te procurer une vue excellente. - Quoi donc ? lui demandai-je ? Je ne sais pas ce que c'est. - Tu ne sais pas, continua-t-il, que tu as attaché à ton épaule droite l'aile d'un aigle ? - Oui, mais qu'y a-t-il de commun entre cette aile et mes yeux ? - Il y a ceci, que de tous les oiseaux, l'aigle est celui qui a la vue la plus perçante. Seul, il peut regarder le soleil en face, et c'est pour cela qu'il est roi. On le reconnaît pour un véritable aigle, quand il soutient, sans baisser la paupière l’éclat des rayons. - On le dit, repris-je, et déjà je me repens de ne m'être pas arraché les yeux avant de monter ici, pour mettre à leur place ceux d'un aigle. Je suis venu un peu au dépourvu et sans avoir tout l'équipement royal. Je suis dans les aiglons bâtards et déshérités. - Eh bien ! me dit Empédocle, il ne dépend que de toi d'avoir un de tes deux yeux complètement royal. Si tu veux te lever un instant, tenir en repos l'aile de vautour, et agiter seulement l'autre, ton œil droit, en rapport avec l'aile d'aigle, deviendra perçant, tandis que l'autre, qui correspond à une partie moins favorisée, ne peut, en aucune façon, voir d'une manière plus nette. - Il me suffit, lui répondis-je, d'avoir l'œil droit aquilin. Il me semble que je n'en verrai pas plus mal, car j'ai souvent vu, si je ne me trompe, les charpentiers ne se servir que d'un œil pour mettre leurs pièces de bois au niveau."À ces mots, je fis ce qu'Empédocle m'avait recommandé, et lui, de son côté, s'éloignant peu à peu, finit par s'évanouir en fumée. [15] À peine eus-je battu de l'aile, qu'une grande lueur m'environna, et que tous les objets cachés jusque là se découvrirent. C'est alors que, regardant vers la terre, j'aperçus parfaitement les villes, les hommes, et ce qu'ils faisaient. Non seulement je vis ce qui se passait en plein air, mais aussi tout ce qui se pratiquait dans les maisons, où chacun se croyait bien caché : Ptolémée couchant avec sa sœur, le fils de Lysimaque tendant des embûches à son père, Antiochus, fils de Séleucus, faisant des signes d'intelligence à Stratonice, sa belle-mère, le Thessalien Alexandre tué par sa femme, Antigone ayant une intrigue avec la femme de son fils, Attale empoisonné par le sien. D'un autre côté, j'aperçus Arsace poignardant une femme, et l'eunuque Arbacès tirant son épée contre Arsace, le Mède Spartinus traîné par les pieds hors de la salle du festin par les grands, qui l'avaient frappé à la tempe avec une coupe d'or. Semblables scènes se passaient dans les palais, en Libye, chez les Scythes et chez les Thraces. Ce n'étaient qu'adultères, meurtres, embûches, brigandages, parjures, terreurs, trahisons entre parents. [16] Voilà le spectacle récréatif que m'offrirent les rois, mais la conduite des particuliers était bien plus risible. En les regardant à leur tour, je vis l'épicurien Hermodore se parjurant pour mille drachmes, le stoïcien Agathocle plaidant contre un de ses élèves pour le prix de ses leçons, le rhéteur Clinias volant une coupe dans le temple d'Esculape, et le cynique Hérophile dormant dans un mauvais lieu. Que te dirai-je des autres, perçant les murs, plaidant, prêtant à usure, exigeant leur dû ? Ample comédie à cent actes, ayant pour scène l'univers ! L'AMI. Tu serais bien aimable, Ménippe, de m'en faire le détail, car il parait t'avoir procuré un plaisir peu commun. MÉNIPPE. Te dire tout par le menu, mon doux ami, me serait chose impossible. C'était déjà toute une affaire de le voir. Mais les principales actions ressemblaient à celles qu'Homère suppose représentées sur le bouclier (26). Ici, c'étaient des festins et des noces, là, des tribunaux et des assemblées, de ce côté, l'on offrait un sacrifice, de cet autre, on se livrait à la douleur. Chaque fois que je jetais les yeux sur les Gètes, je voyais les Gètes faisant la guerre. Si je passais chez les Scythes, je les apercevais errant avec leurs chariots. En détournant un peu la vue vers une autre contrée, je voyais les Égyptiens labourer leurs champs. Le Phénicien poursuivait ses voyages, le Cilicien exerçait la piraterie, le Lacédémonien se fouettait, et l'Athénien plaidait. [17] Comme tout cela se faisait en même temps, tu juges de la confusion ! Suppose qu'on réunisse plusieurs choristes ou plutôt plusieurs chœurs, et qu'on ordonne aux chanteurs de laisser les parties concertantes, et de chanter chacun un air à part, en s'évertuant de son mieux et en poussant sa mélodie, de manière à couvrir de toute sa voix celle de son voisin, te figures-tu, par Jupiter, quel concert on aurait là ? L'AMI. Quelque chose, Ménippe, d'affreusement ridicule et discordant. MÉNIPPE. Eh bien, mon cher, tous les habitants de la terre sont des choristes de cette espèce, et c'est d'une pareille cacophonie que se compose la vie humaine, non seulement leurs voix ne sont pas d'accord, mais ils diffèrent d'habits et de figure, se meuvent en sens contraires, n'ont pas les mêmes idées, jusqu'à ce que le chorège les mette chacun à leur tour hors de la scène, en leur disant qu'il n'a plus besoin d'eux.À partir de ce moment ils sont tous semblables, gardent le silence, et cessent de chanter leur air discordant et confus. En attendant, sur le théâtre divers et multiple que j'avais sous les yeux, tout ce qui se passait était vraiment risible. [18] Mais ce qui me faisait rire plus que le reste, c'était de voir ceux qui se querellent pour les limites d'un pays, qui regardent comme une belle prouesse de labourer la plaine de Sicyone, de s'emparer de celle de Marathon, dans la partie voisine d'Oenoé ou de posséder mille arpents dans l'Acharnie. Toute la Grèce, en effet, ne me parut pas alors avoir en largeur plus de quatre doigts, et l'Attique n'était plus, en proportion, qu'un point imperceptible. Cela me fit réfléchir au peu de terrain qui restait aux riches, pour se donner de grands airs. En effet, celui d'entre eux qui possède le plus d'argent ne me paraissait pas avoir à labourer plus de terrain qu'un des atomes d'Épicure. De là, je tends les yeux sur le Péloponnèse et considérant la Cynosurie, je me rappelai pour quel pauvre petit coin de ce pays, pas plus large qu'une lentille d'Égypte, tant d'Argiens et de Lacédémoniens avaient péri en un seul jour. Enfin, quand je voyais quelque homme fier de son or, parce qu'il possédait huit anneaux et quatre coupes, j'en riais de bon cœur, car le Pangée tout entier, avec ses mines, n'était pas plus gros qu'un grain de millet. [19] L'AMI. Heureux Ménippe ! Quel merveilleux coup d'œil ! Mais, au nom de Jupiter, les villes et les hommes, que te semblaient-ils de cette hauteur ? MÉNIPPE. Je pense que tu as vu quelquefois une agora de fourmis. Les unes décrivent un cercle, les autres sortent, d'autres rentrent à la ville. Celle-ci emporte un brin de fumier, celle-là court en tirant une cosse de fève ou un grain de blé. On peut dire qu'il y a chez elles, proportion gardée, des architectes, des démagogues, des prytanes, des artistes et des philosophes. Eh bien, les villes habitées par les hommes me parurent ressembler complètement à des fourmilières. Si cette comparaison des hommes avec la république des fourmis te paraît trop basse, songe aux anciennes légendes des Thessaliens, et tu verras que les Myrmidons, cette nation belliqueuse, doit son origine à des fourmis changées en hommes. Cependant, après avoir suffisamment considéré tous ces objets, et ri de bon cœur, je battis des ailes et je pris mon vol Vers le séjour des dieux, du maître de l'égide. [20] Je n'avais pas encore volé la hauteur d'un stade, quand la Lune, d'une voix féminine, m'adressant la parole : "Ménippe, me dit-elle, bon voyage ! Rends-moi donc service auprès de Jupiter ! - Volontiers, lui dis-je ! cela ne sera pas lourd s'il n'y a rien à porter. - La commission, reprit-elle, n'est pas difficile. C'est une simple requête à présenter à Jupiter de ma part. Je suis excédée, Ménippe, de toutes les extravagances que j'entends les philosophes débiter sur mon compte. Ils n'ont d'autre occupation que de se mêler de mes affaires, quelle je suis, quelle est ma grandeur, pourquoi je suis tantôt coupée en deux et tantôt à demi pleine. Les uns prétendent que je suis habitée, les autres que, semblable à un miroir, je suis suspendue au-dessus de la mer. Ceux-ci m'attribuent tout ce qui leur passe par la tête. Ceux-là vont jusqu'à dire que ma lumière est voilée et bâtarde, qu'elle me vient par en haut du soleil, et ils ne cessent pas de me mettre en désunion avec lui, qui est mon frère, et d'essayer à nous brouiller. Ce n'était pas assez pour eux de parler du soleil comme ils le font, en disant que c'est une pierre, une boule de fer rouge. [21] Et pourtant est-ce que je ne sais pas aussi bien qu'eux à quelles actions honteuses et infâmes ils se livrent durant la nuit, ces hommes qui prennent, le jour, un visage sévère, dont le regard est si imposant, la démarche si grave, et qui attirent sur eux les regards de la foule ? Je les vois et je me tais, car je ne crois pas décent de découvrir et d'éclairer leurs passe-temps nocturnes et la comédie de leur conduite. Au contraire, si je vois quelqu'un d'entre eux commettant un adultère, un vol, ou bien osant l'un de ces crimes qui ont besoin de l'épaisseur des ténèbres, aussitôt j'appelle un nuage et je me voile, pour ne pas montrer à tous des vieillards déshonorant leur large barbe et la vertu. Malgré cela, ils continuent de me déchirer dans leurs propos et de m'accabler de toutes sortes d'outrages. C'est au point que j'ai souvent délibéré, la nuit m'en est témoin, d'émigrer le plus loin d'eux possible, afin d'échapper à leur langue indiscrète. N'oublie pas de rapporter tout cela à Jupiter, et ajoute que je ne saurais demeurer plus longtemps dans cette région, s'il n'écrase tous les physiciens, s'il ne ferme la bouche aux dialecticiens, s'il ne renverse le Portique, s'il ne foudroie l'Académie, et s'il ne met fin aux discussions des Péripatéticiens. Ce n'est qu'ainsi que je pourrai avoir la paix, sans qu'ils me mesurent tous les jours. [22] - Vous serez satisfaite, lui répondis-je, et en même temps, je m'élevai droit vers le ciel par une route Où n'existe nul pas des hommes ni des bœufs. En effet, la lune commençait à me paraître toute petite et me cachait déjà la terre. Laissant alors le soleil à droite, je volai à travers les étoiles, et au bout de trois jours j'arrivai près du ciel. Je crus d'abord que j'allais y entrer de plein vol ; je pensais qu'étant aigle à moitié, je passerais sans être reconnu. Je savais que depuis longtemps l'aigle est un familier de Jupiter, mais je fis ensuite réflexion que je ne tarderais pas à être trahi par mon autre aile, celle du vautour. Je crus donc très raisonnable de ne pas m'exposer à ce danger, et j'allai frapper à la porte. Mercure entend, me demande mon nom, et se hâte d'aller avertir Jupiter. Quelques instants après, on m'introduit. J'entre, tout tremblant de peur, et je vois les dieux assis tous ensemble, et n'étant pas eux-mêmes sans inquiétude. Mon arrivée imprévue les avait un peu troublés, et ils s'attendaient que bientôt tous les hommes allaient arriver chez eux avec des ailes comme les miennes. [23] Alors Jupiter, jetant sur moi un regard affreusement terrible et titanesque, me dit : Qui donc es-tu ? Ton nom ? Ton pays ? Tes parents ? En entendant ces mots, je pense mourir de frayeur. Je reste la bouche béante et comme foudroyé par la tempête de sa voix.À la longue pourtant je me remets, je lui dis franchement tout ce qu'il en est, depuis le commencement, mon désir de connaître les choses d'en haut, mes visites aux philosophes, les propos contradictoires que j'avais entendus, mon désespoir en me sentant tiré dans tous les sens par leurs discours, l'idée qui en avait été la conséquence, mes ailes et le reste jusqu'à mon arrivée au ciel. J'ajoute à tout cela la commission dont m'avait chargé la Lune. Jupiter alors se mettant à sourire et défronçant un peu les sourcils : "Que dire maintenant, s'écrie-t-il, d'Otus et d'Ephialte, puisque Ménippe a eu l'audace de monter au ciel ? Mais enfin nous te donnons aujourd'hui l'hospitalité, et demain, ajouta-t-il, après t'avoir fait connaître ce que tu viens savoir, nous te laisserons partir." En même temps il se lève, et se dirige vers l'endroit du ciel le mieux disposé pour entendre, car le moment était venu d'écouter les prières. [24] Chemin faisant, il me fit plusieurs questions sur les affaires de ce monde, D'abord, il me demanda combien le blé valait en Grèce, si le dernier hiver avait été bien rude, si les légumes avaient besoin d'une pluie abondante, ensuite s'il restait quelqu'un de la famille de Phidias, pourquoi les Athéniens avaient négligé les Diasies pendant un si grand nombre d'années, s'ils étaient toujours dans l'intention d'achever le temple Olympien, si l'on avait pris ceux qui ont dernièrement pillé le temple de Dodone. Après que je lui eus répondu à toutes ces questions : "Dis-moi, Ménippe, ajouta-t-il, quelle opinion les hommes ont-ils de moi ? - L'opinion qu'ils ont de vous, maître ? mais une opinion très pieuse. Ils pensent que vous êtes le roi des dieux. - Tu plaisantes, me dit-il. Je connais parfaitement leur inconstance, quoique tu n'en dises rien. Il fut un temps où je leur semblais être prophète, médecin, où j'étais tout en un mot : Rue, agora, partout l'on voyait Jupiter ! Alors Dodone et Pise étaient brillantes et célèbres. La fumée des sacrifices m'obstruait la vue. Mais depuis qu'Apollon a établi à Delphes un bureau de prophéties, qu'Esculape tient à Pergame une boutique de médecin, que la Thrace a élevé un Bendidéon, l'Égypte un Anubidéon, et Ephèse un Artémiséon, tout le monde court à ces dieux nouveaux. On convoque des assemblées solennelles, on décrète des hécatombes. Quant à moi, dieu décrépit, on s'imagine m'avoir suffisamment honoré, en m'offrant, tous les cinq ans, un sacrifice à Olympie, et mes autels sont devenus plus froids que les lois de Platon ou les syllogismes de Chrysippe. " [25] En devisant ainsi, nous arrivons à l'endroit où Jupiter devait s'asseoir pour entendre les prières. Il y avait à la suite l'une de l'autre plusieurs trappes semblables à des orifices de puits et fermées avec un couvercle. Devant chacune d'elles était placé un trône d'or. Jupiter s'assied à côté de la première, lève le couvercle et se met à écouter les voix qui le supplient. Or, elles lui arrivaient des différents points de la terre, avec une merveilleuse variété. Je me penchai moi-même du côté de la trappe et j'entendis tous ces vœux, Voici quelle en était à peu près la forme : "O Jupiter, fais-moi parvenir à la royauté ! Ô Jupiter, fais pousser mes oignons et mes ciboules ! Ô Jupiter, fais que mon père meure bientôt ! "Ailleurs un autre disait : "Si je pouvais hériter de ma femme !" Ou bien : " Puissé-je ne pas être surpris, tendant des pièges à mon frère !" Ou bien encore : " Si je pouvais gagner mon procès ! Si j'étais couronné à Olympie !" Les navigateurs demandaient, les uns le souffle de Borée, les autres celui de Notus. Le laboureur voulait de la pluie, et le foulon du soleil. Le père des dieux écoutait, examinait attentivement chaque prière, mais ne les exauçait pas toutes. Il accordait à l'un et refusait à l'autre. Quand il trouvait les prières équitables, il les laissait monter jusqu'à lui par l'ouverture de la trappe, les plaçant à sa droite, mais les demandes injustes, il les renvoyait sans effet et soufflait dessus pour les empêcher d'approcher du ciel. Cependant je le vis fort embarrassé à propos d'une certaine prière. Deux hommes demandaient absolument le contraire et promettaient mêmes sacrifices. Il ne sut auquel accorder la demande, en sorte qu'il éprouva l'incertitude des Académiciens. Il ne se prononça ni pour ni contre, et prit, comme Pyrrhon, le parti de s'abstenir et d'examiner. [26] Quand il eut suffisamment vaqué à l'audition des prières, il passa sur le trône qui venait ensuite, près de la seconde trappe, et prêtant l'oreille, il écouta les serments et ceux qui les faisaient. Après les avoir entendus, il foudroya l'épicurien Hermodore, et passa sur le trône suivant, où il s'occupa des présages, des oracles et des augures. De là il se rendit à la trappe des sacrifices, par laquelle la fumée, en montant, apportait avec elle le nom de celui qui sacrifiait. Après s'être acquitté de ces soins, il donna des ordres aux Vents et aux Saisons. "Aujourd'hui, de la pluie chez les Scythes, du tonnerre chez les Libyens, de la neige chez les Grecs ! Borée, souffle en Lydie, et toi, Notus, demeure en repos. Que le Zéphyr soulève les flots de l'Adriatique ! Qu'environ mille médimnes de grêle soient répandus sur la Cappadoce !" [27] Lorsqu'il eut à peu près tout réglé de la sorte, nous nous rendîmes à la salle du festin. C'était l'heure du souper. Mercure me prit par la main, et me fit asseoir à côté de Pan, des Corybantes, d'Attis, de Sabazius, des divinités étrangères et des demi-dieux. Cérès nous fournit le pain, Bacchus le vin, Hercule la viande, Vénus le myrte et Neptune les anchois. Je goûtai en cachette à l'ambroisie et au nectar. L'excellent Ganymède, toujours philanthrope, voyait-il Jupiter regarder d'un autre côté, m'en versait aussitôt une ou deux cotyles. Aucun des dieux, comme Homère le dit quelque part, et comme je m'en suis assuré par moi-même, Ne mange le froment et ne boit le vin brun. Mais ils se régalent d'ambroisie et s'enivrent de nectar. Ils préfèrent cependant, pour leur nourriture, la fumée des sacrifices, l'odeur de rôti qui monte avec elle, et le sang des victimes dont les sacrificateurs arrosent les autels. Pendant le repas, Apollon joua de la cithare, Silène dansa le cordax, et les Muses, debout, nous chantèrent une partie de la Théogonie d'Hésiode et la première ode des Hymnes de Pindare. Enfin, quand on fut las d'être à table, chacun alla se coucher en bon état, suffisamment abreuvé. [28] Les autres dieux dormaient durant la nuit entière, Ainsi que les guerriers à panache ondoyant ; Mais le sommeil si doux avait fui ma paupière. Et je faisais mille et mille réflexions, me demandant comment, depuis tant d'années, la barbe n'était pas encore poussée à Apollon, et comment il faisait nuit dans le ciel, le soleil y étant toujours et prenant part au festin. Cependant je finis par m'endormir un peu. Dès la pointe du jour, Jupiter fit convoquer l'assemblée. [29] Quand tout le monde fut réuni, il commença ainsi son discours : " Le motif qui m'engage à vous convoquer est l'arrivée de l'étranger que nous avons reçu hier. Je voulais toutefois, depuis longtemps, conférer avec vous au sujet de certains philosophes, mais les plaintes de la Lune m'ont plus vite encore déterminé à ne pas différer davantage l'examen de cette affaire. Il existe une espèce d'hommes qui, depuis quelque temps, monte à la surface de la société, engeance paresseuse, querelleuse, vaniteuse, irascible, gourmande, extravagante, enflée d'orgueil, gonflée d'insolence, et, pour parler avec Homère, De la terre inutile fardeau. Ces hommes se sont formés en différents groupes, ont inventé je ne sais combien de labyrinthes de paroles, et s'appellent Stoïciens, Académiciens, Epicuriens, Péripatéticiens, et autres dénominations encore plus ridicules. Alors, se drapant dans le manteau respectable de la vertu, le sourcil relevé, la barbe longue, ils s'en vont, déguisant l'infamie de leurs mœurs sous un extérieur composé, semblables à ces comparses de tragédie dont le masque et la robe dorée, une fois enlevés, laissent à nu un être misérable, un avorton chétif, qu'on loue sept drachmes pour la représentation. [30] «Cependant, tels qu'ils sont, ils méprisent tous les hommes, débitent mille sornettes sur les dieux, s'entourent de jeunes gens faciles à duper, déclament d'un ton tragique, des lieux communs sur la vertu, et, enseignent l'art des raisonnements sans issue. En présence de leurs disciples, ils élèvent jusqu'aux cieux la tempérance et le courage, ravalent la richesse et le plaisir, mais, dès qu'ils sont seuls et livrés à eux-mêmes, qui pourrait dire leur gourmandise, leur lubricité, leur avidité à lécher la crasse des oboles ? Ce qu'il y a de plus révoltant, c'est que, ne contribuant en rien au bien public ou particulier, inutiles et superflus, Nuls au milieu des camps et nuls dans les conseils (41), ils osent, malgré cela, blâmer la conduite des autres, entassent je ne sais quels discours amers, ne songent qu'à rédiger des insolences, censurent et invectivent contre tout ce qui est autour d'eux. Chez eux, la parole est accordée au plus braillard, au plus impudent, au plus éhonté dans ses outrages. [31] Et pourtant, si l'on demandait à ce déclamateur, qui crie si fort en accusant les autres : "Et toi, quelle est ton occupation ? En quoi peut-on dire, au nom du ciel que tu contribues à l'utilité publique ?" il répondrait, s'il voulait être juste et sincère : "La navigation, l'agriculture, le service militaire, ou toute autre profession me semble superflue, mais je crie, je suis sale, je me lave à l'eau froide, je marche pieds nus en hiver, et, comme Momus, je médis de tout ce qui se fait. Si quelque riche dépense beaucoup pour sa table, s'il entretient une maîtresse, je me mêle de l'affaire et j'éclate contre lui, mais qu'un de mes amis ou de mes camarades tombe malade et qu'il ait besoin de secours et de soins, je ne le connais pas." Voilà, dieux, quelles sont ces bêtes brutes ! [32] «Quant à ceux d'entre eux qui se nomment Épicuriens, ce sont les plus insolents de tous. Ils nous attaquent sans ménagement et soutiennent que les dieux ne prennent aucun soin des affaires humaines et ne s'en occupent nullement. Voici donc le moment d'y réfléchir avec attention, attendu que, s'ils parviennent une fois à convaincre les hommes, vous serez réduits à une extrême disette. Qui voudrait, en effet, nous offrir des sacrifices, n'ayant plus rien à attendre de nous ?À l'égard des griefs de la Lune, vous les avez tous entendus hier de la bouche de cet étranger. D'après cela, prenez le parti qui vous paraîtra le plus avantageux pour les hommes et le plus sûr pour vous-mêmes." [33] Dès que Jupiter eut fini, l'assemblée fit entendre un bruit confus, et tous les dieux s'écrièrent à la fois : "Foudroie, embrase, écrase ! Au barathrum ! Au Tartare comme les Géants !" Mais Jupiter ayant de nouveau commandé le silence : "Il sera fait comme vous le voulez, dit-il, et tous seront écrasés avec leur dialectique. Cependant il ne m'est pas permis de punir aujourd'hui. Nous sommes, vous le savez, dans la hiéroménie des quatre mois, et j'ai déjà publié la trêve. Mais l'année prochaine, au printemps, ces misérables périront misérablement frappés de la foudre terrible." Il dit, et remua ses sourcils d'un bleu sombre. [34] Pour ce qui est de Ménippe, ajouta-t-il, je suis d'avis qu'on lui ôte ses ailes de peur qu'il ne revienne ici, et que Mercure le descende aujourd'hui même sur la terre." Cela dit, il congédia l'assemblée, et le dieu de Cyllène, m'ayant pris par l’oreille droite, me déposa hier, vers le soir, dans le Céramique. Voilà, mon cher, tout, absolument tout ce que je rapporte du ciel. Je vais de ce pas au Poecilé, pour annoncer aux philosophes qui s'y promènent cette excellente nouvelle.