[0] LES ESCLAVES FUGITIFS [1] (APOLLON) Est-ce vrai, ce qu'on dit, mon père, qu'un homme s'est précipité dans un bûcher en feu devant les spectateurs des jeux olympiques. C'était, dit-on, un homme déjà vieux et passé maître en charlataneries de ce genre. C'est la Lune qui a raconté le fait, et elle affirmait avoir vu de ses yeux ce malheureux au milieu des flammes. (ZEUS) Rien n'est plus vrai, Apollon. Plût aux dieux que cela ne fût pas arrivé ! (APOLLON) Était-ce un si bon vieillard et qui méritait de ne pas mourir dans le feu? (ZEUS) C'est possible. Mais je me rappelle quelle sensation désagréable m'a causée cette mauvaise odeur de graisse brûlée qu'exhalent naturellement les corps humains qui rôtissent. Si je n'étais pas parti pour l'Arabie sur-le-champ, dans l'état même où je me trouvais, je périssais, je t'assure, par cette affreuse fumée, et encore j'avais beau séjourner dans les parfums, les aromates de toute sorte et l'encens répandu à profusion, mes narines avaient grand'peine à oublier et à perdre cette horrible odeur. Même à présent, peu s'en faut que je n'aie la nausée à ce souvenir. [2] (APOLLON) Que cherchait-il donc, Zeus, en s'infligeant à lui-même un tel supplice? Quel avantage peut-on trouver à se jeter dans un bûcher et à se réduire en charbon? (ZEUS) C'est là, mon fils, une critique que tu devrais d'abord adresser à Empédocle, qui s'est précipité de même dans le cratère en Sicile. (APOLLON) Tu parles là d'un terrible accès de folie. Mais enfin quelle raison ce vieillard avait-il de désirer une pareille mort? (ZEUS) Je vais te rapporter le discours qu'il a prononcé devant l'assemblée pour justifier sa mort. Il a dit, si je me souviens bien... [3] Mais quelle est cette femme qui vient à nous à pas pressés; elle est agitée et pleure, comme si on l'avait maltraitée violemment. Eh mais ! c'est la Philosophie, qui crie mon nom d'une voix douloureuse. Pourquoi pleures-tu, ma fille? Pourquoi as-tu quitté le monde pour venir ici? Est-ce que les ignorants t'auraient encore dressé des embûches comme jadis, quand ils firent périr Socrate accusé par Anytos? Est-ce pour cela que tu les fuis? (LA PHILOSOPHIE) Ce n'est point cela, mon père. Les hommes au contraire, la grande foule du moins, me louaient, m'honoraient; ils poussaient presque le respect et l'admiration jusqu'à m'adorer, encore qu'ils ne comprissent pas fort bien ce que je disais. Mais il y a certaines gens, comment les appeler? qui, prétendant être mes familiers et mes amis, se sont cachés sous mon nom : ce sont ceux-là qui m'ont fait subir les plus cruels outrages. [4] (ZEUS) Ce sont les philosophes qui ont comploté contre toi? (LA PHILOSOPHIE) Non pas, mon père; ils partagent au contraire l'injure que l'on me fait. (ZEUS) De qui as-tu donc à te plaindre, si tu n'accuses ni les ignorants, ni les philosophes? (LA PHILOSOPHIE) Il y a une autre classe de gens, Zeus, entre le vulgaire et les philosophes. Ils nous ressemblent par l'extérieur, le regard et la démarche, et sont habillés comme nous. Ils prétendent en effet qu'ils marchent sous mes enseignes, ils prennent publiquement mon nom et se disent mes disciples, mes compagnons, mes sectateurs; mais leur conduite infâme, l'ignorance, l'impudence et la luxure auxquelles ils s'abandonnent sont pour moi une sanglante injure. Voilà, mon père, ceux dont les outrages m'ont fait prendre la fuite. [5] (ZEUS) Cela est grave, ma fille. Mais en quoi consiste au juste le tort qu'ils t'ont fait? (LA PHILOSOPHIE) Juge, mon père, si le tort est léger. C'est toi qui, voyant le monde rempli d'injustice et de crimes, dus à l'ignorance et à la violence qui le dominaient et le troublaient, as pris en pitié le genre humain en butte à l'erreur, et tu m'as envoyé sur la terre en me recommandant d'employer tous mes soins à faire cesser les injustices et les violences dont ils usaient les uns envers les autres et à les retirer de la vie sauvage qu'ils menaient, pour tourner leurs yeux vers la vérité et les faire vivre entre eux d'une manière plus pacifique. « Tu vois, ma fille, me dis-tu en m'envoyant sur la terre, ce que font les hommes et à quelle condition les réduit l'ignorance. Or, j'ai pitié d'eux et je t'ai choisie entre nous tous, comme étant la seule capable d'apporter un remède à leurs maux, et je t'envoie chez eux pour les guérir. » [6] (ZEUS) Je me rappelle t'avoir dit cela et d'autres choses encore. Mais toi, dis-moi à présent comment ils te reçurent la première fois que tu descendis chez eux et comment ils te traitent aujourd'hui. (LA PHILOSOPHIE) Ce n'est pas chez les Grecs, mon père, que je m'élançai d'abord. C'est par la partie de ma tâche qui me paraissait la plus difficile, par l'instruction et l'éducation des barbares, que je jugeai à propos de commencer. Je laissai donc de côté les Grecs, pensant qu'ils étaient les plus faciles à dompter et les plus disposés à recevoir le frein et à se plier au joug, et je me rendis d'abord chez les Indiens, la plus grande nation du monde, et je les persuadai sans peine de descendre de leurs éléphants pour s'entretenir avec moi, et aujourd'hui une nation entière, celle des Brachmanes, voisins des Nékhréens et des Oxydraques, est rangée sous mes enseignes et vit selon mes lois. Ils sont révérés de tous les peuples d'alentour et terminent leurs jours par un genre de mort tout à fait extraordinaire. [7] (ZEUS) C'est des gymnosophistes que tu parles. J'ai entendu dire d'eux, entre autres particularités, qu'ils montaient sur un gros bûcher et qu'ils se laissaient consumer sans changer ni d'attitude ni de position. Mais il n'y a là rien de merveilleux et dernièrement j'ai vu faire la même prouesse à Olympie. Je présume que toi aussi, tu as assisté au spectacle du vieillard qui s'y est brûlé. (LA PHILOSOPHIE) Non, mon père, je ne suis pas allée à Olympie. J'avais peur d'y trouver ces hommes exécrables dont je te parlais tout à l'heure; car je les voyais s'y rendre en foule, dans le dessein d'invectiver les spectateurs assemblés et de remplir l'opisthodome de leurs vociférations et de leurs aboiements. C'est ainsi que je n'ai pas vu comment est mort ce vieillard. [8] En quittant les Brachmanes, je me rendis tout droit en Éthiopie, puis je descendis en Égypte, où je fréquentai les prêtres et les prophètes du pays et les instruisis du culte des dieux. De là, je partis pour Babylone, afin d'initier à mes mystères les Chaldéens et les mages. De Babylone, je passai en Scythie, puis en Thrace, où j'eus pour disciples Eumolpos et Orphée. Je les fis partir avant moi pour la Grèce, l'un pour initier les habitants à ma doctrine; c'était Eumolpos, qui avait appris de moi tout ce qui concerne la religion; l'autre, pour leur inspirer par ses chants l'amour de la musique. Et moi-même je les y suivis de près. [9] La première fois que je parus au milieu d'eux, les Grecs ne m'accueillirent pas volontiers, mais ils ne me repoussèrent pas non plus absolument. Peu à peu, en conversant avec eux, je gagnai sur la totalité sept amis qui suivirent mes leçons, puis un homme de Samos, un autre d'Éphèse, un autre d'Abdère. Ils ne formaient en tout qu'un bien petit nombre. [10] Après ceux-là, je vis croître à mes côtés, je ne sais comment, la tribu des sophistes, qui, sans s'attacher à fond à ma doctrine, ne s'en écartaient pas non plus complètement. C'était, comme la race des Hippocentaures, une race composée et mélangée, qui oscillait entre le charlatanisme et la philosophie, qui n'était pas entièrement attachée à l'ignorance, mais qui était incapable de tenir les yeux fixés sur moi. On eût dit des gens chassieux dont les yeux affaiblis apercevaient quelquefois une image obscure et indistincte, une ombre de moi-même; mais eux croyaient bien avoir exactement tout compris. C'est chez eux que naquit et se développa cette science inutile et superflue, par laquelle ils se croyaient invincibles, je veux dire ces réponses subtiles, embarrassantes, extravagantes, et ces questions inextricables qui ressemblent à des labyrinthes. [11] Arrêtés dans leurs progrès et convaincus d'erreur par mes amis, ils se fâchèrent, se liguèrent contre eux, et à la fin les traduisirent devant les tribunaux et les livrèrent au bourreau pour leur faire boire la ciguë. C'est alors sans doute que j'aurais dû fuir sans balancer et rompre toute liaison avec eux. Mais Antisthène et Diogène et, peu après, Cratès et Ménippe me persuadèrent de prolonger encore un peu mon séjour. Plût aux dieux que je n'en eusse rien fait ! Je n'aurais pas eu tant à souffrir par la suite. [12] (ZEUS) Tu ne m'as pas encore dit, Philosophie, quel outrage on t'a fait. Tu n'as fait que te plaindre. (LA PHILOSOPHIE) Eh bien, écoute, Zeus, et vois s'il est grave. Il y a une sale espèce d'hommes, esclaves et mercenaires pour la plupart, qui n'ont point dès l'enfance assisté à mes leçons, faute de loisir. Car ils étaient retenus dans la servitude, ou travaillaient pour un salaire, ou apprenaient d'autres métiers convenables à des gens de cette espèce; ils étaient cordonniers, charpentiers, foulons, ou cardaient la laine pour la rendre facile à travailler et à filer aux femmes et plus aisée à dévider, quand elles tordent la trame en tissant le fil. Exercés à ces occupations dès leur enfance, ils ne me connaissaient même pas de nom. Mais, parvenus à l'âge viril et voyant quel respect la multitude témoigne à mes amis, comme on supporte leur franc-parler, comme on aime être l'objet de leurs prévenances, comme on écoute leurs conseils, comme on craint leurs réprimandes, ils s'imaginèrent, en considérant toutes ces prérogatives, que le philosophe était une sorte de roi très puissant. [13] Quant à acquérir les connaissances exigées pour une telle profession, c'eût été trop long pour eux, ou, pour mieux dire, absolument impossible. Leurs métiers étaient d'un maigre rapport et ils ne pouvaient se procurer le nécessaire qu'à force de travail et de peine. Pour certains d'entre eux, la servitude était lourde et ils la trouvaient, comme elle l'est en effet, insupportable. Aussi, réflexion faite, ils décidèrent de jeter la dernière ancre, celle que les marins appellent l'ancre sacrée. Ils mouillèrent à cet excellent port de la Folie, ils appelèrent à eux l'audace, l'ignorance et l'impudence, qui sont leurs principales auxiliaires et ils inventèrent de nouvelles injures, pour en avoir toujours à la bouche une provision toute faite, seule ressource qu'ils eussent pour payer leur écot. Tu vois avec quel viatique ils sont venus à la philosophie. Et maintenant ils se composent un maintien et se font un costume tout à fait décent, copié sur ma personne, juste comme le fit, au dire d'Ésope, l'âne de Kymè, qui, s'étant enveloppé d'une peau de lion et, brayant d'une voix rude, prétendait être un lion. Et il trouva sans doute des gens pour le croire. [14] Notre profession est, tu le sais, des plus faciles et se prête aisément à l'imitation, je parle de l'extérieur. Il ne faut pas beaucoup de peine pour se mettre sur le dos un mauvais manteau, suspendre une besace à son épaule, tenir un bâton dans sa main et crier, ou plutôt braire ou aboyer et injurier tout le monde. Ces hommes savaient qu'ils pouvaient faire tout cela impunément, grâce au respect qu'inspire leur extérieur. Ils pouvaient aisément se saisir de la liberté, fût-ce malgré leur maître; car, s'il voulait les emmener, il s'exposait aux coups de bâton. Au lieu d'un peu de farine d'orge et d'un pain sec qu'ils avaient auparavant, sans autre assaisonnement qu'une salaison ou du thym, ils ont des viandes de toute sorte et du vin des plus agréables et de l'or, car ils n'ont qu'à en demander pour en obtenir. Ils lèvent un tribut sur ceux qu'ils fréquentent, ils tondent les moutons, comme ils disent, et ils peuvent compter que beaucoup de gens leur donneront, soit par respect pour leur habit, soit par crainte d'être injuriés. [15] Il y a encore une chose dont ils se sont, je crois, bien aperçus, c'est qu'ils seraient sur le pied de l'égalité avec les vrais philosophes et qu'il n'y aurait personne pour juger en telle matière et faire les distinctions nécessaires, pourvu que les dehors fussent pareils. Ils n'acceptent en effet absolument aucune épreuve. Si on les interroge posément, en procédant par ordre et par courtes questions, ils se mettent aussitôt à vociférer et se réfugient dans leur citadelle, l'injure, avec leur bâton tout prêt. Si on les questionne sur leurs actions, ils s'étendent sur leur doctrine, et, si on veut les juger sur leur doctrine, ils veulent qu'on s'en rapporte à leur conduite. [16] Aussi la ville entière est remplie de ces imposteurs, en particulier de ceux qui se mettent sous le patronage de Diogène, d'Antisthène et de Cratès et se rangent sous les enseignes du chien; mais ils se gardent bien d'imiter les qualités utiles dont la nature a doué le chien, telles que la vigilance, l'assiduité à la maison, l'attachement pour le maître, la reconnaissance. C'est au contraire l'aboiement, la gourmandise, la rapacité, les fréquents accouplements, la flatterie, les caresses à l'adresse de celui qui donne la pâtée, les rondes autour de la table, c'est cela ce qu'ils s'étudient à bien reproduire. [17] Tu verras bientôt ce qu'il en adviendra. Tous les artisans vont abandonner leurs ateliers et laisser les métiers sans exercice, en voyant qu'eux qui peinent et fatiguent, courbés sur leur travail du matin jusqu'au soir, ont bien du mal à vivre de leur salaire, tandis que des paresseux, des charlatans nagent dans l'abondance, demandent avec insolence, reçoivent aussitôt, se fâchent, si on leur refuse quelque chose, et ne remercient même pas, quand on le leur accorde. Il leur semble que c'est ainsi qu'on vivait au temps de Cronos et que le miel même va leur couler du ciel dans la bouche. [18] Encore n'y aurait-il que demi-mal, si, tels qu'ils sont, ils ne nous infligeaient pas d'autres outrages. Mais ces personnages qui affectent en public des dehors si graves et si austères rencontrent-ils un joli garçon ou une belle femme ou espèrent-ils... mais il vaut mieux taire ce qu'ils font. Quelques-uns, à l'exemple du jeune prince d'Ilion, enlèvent les femmes de leurs hôtes et en font leurs maîtresses, sous prétexte de leur enseigner la philosophie; puis ils les prostituent et les rendent communes à tous leurs amis. Ils pensent ainsi réaliser un dogme de Platon; mais ils ignorent comment ce saint homme entendait la communauté des femmes. [19] Quant à la manière dont ils se conduisent dans les banquets et dont ils s'enivrent, il serait trop long d'en parler. Et en se comportant ainsi, le croirait-on? ils déclament eux-mêmes contre l'ivresse, l'adultère, le libertinage et l'avarice. On ne saurait trouver deux choses aussi contradictoires que leurs paroles et leurs actions. Ils assurent, par exemple, qu'ils détestent la flatterie, et comme flatteurs, ils sont capables de surpasser les Gnathonidès et les Strouthias. Ils exhortent les autres à dire la vérité, et ils ne peuvent pas remuer la langue sans proférer un mensonge. A les entendre, ils haïssent tous le plaisir et tiennent Épicure pour un ennemi; en réalité, ils ne font rien que pour le plaisir. Ils sont bilieux, se plaignent pour rien et se laissent aller à la colère, plus même que des enfants nouveau-nés. Aussi n'est-ce pas un médiocre sujet de risée de les voir quand leur bile bouillonne pour le plus futile motif : ils deviennent livides, ils vous regardent avec des yeux impudents et hagards, et leur bouche se remplit d'écume ou plutôt de venin. [20] Tâchez de ne pas vous trouver là, quand cette fange impure se répand au dehors. « De l'or ou de l'argent, disent-ils, par Hèraclès, je suis loin de vouloir en posséder; une obole me suffit pour acheter des lupins, et quant à la boisson, une source ou la rivière m'en fournira. » Et un instant après, ils demandent, non des oboles, ni quelques drachmes, mais des trésors entiers. Il n'est point de marchand qui tire de sa cargaison autant d'argent que la philosophie en rapporte à ces gens-là. Puis, lorsqu'ils ont suffisamment amassé et fait leurs provisions, ils jettent loin d'eux ce misérable manteau, ils achètent parfois des campagnes, des habits moelleux, des esclaves à longs cheveux, des pâtés de maisons et disent un long adieu à la besace de Cratès, au manteau d'Antisthène et au tonneau de Diogène. [21] Les ignorants qui voient cela n'ont que du mépris pour la philosophie. Persuadés que tous les philosophes sont pareils à ceux-là, ils en accusent mon enseignement. Aussi depuis longtemps il m'est devenu impossible d'attirer un seul disciple et je suis réduit au même point que Pénélope : tout ce que je tisse, se défait en un instant, et l'Ignorance et l'Injustice rient de moi, en voyant mon ouvrage inachevé et ma peine inutile. [22] (ZEUS) O dieux, que de maux la Philosophie a soufferts de ces scélérats ! Aussi est-il grand temps d'examiner ce que nous avons à faire et comment il faut les poursuivre. Je pourrais les anéantir d'un coup de foudre; mais c'est une mort trop prompte. (APOLLON) Moi, mon père, je vais te soumettre une idée; car moi aussi, je déteste ces charlatans et je suis révolté de les voir outrager les Muses par leur ignorance. Ils ne méritent pas de périr d'un coup de foudre, ni de ton bras; mais envoie contre eux, s'il te plaît, Hermès, avec pleins pouvoirs de les punir. Comme il est versé dans les lettres, il reconnaîtra vite les vrais et les faux philosophes. Il donnera, comme il convient, des éloges aux premiers et punira les autres, comme il le jugera bon. [23] (ZEUS) Ton conseil est excellent, Apollon. Mais accompagne Hermès, Hèraclès; prenez avec vous la Philosophie, et partez le plus vite possible pour la terre. Figure-toi que tu auras accompli un treizième travail, et non des moindres, si tu parviens à détruire ces monstres impurs et impudents. (HÉRACLÉS) Ma foi, mon père, j'aimerais mieux nettoyer encore une fois le fumier d'Augias que de me commettre avec ces gens-là. Partons cependant. (LA PHILOSOPHIE) C'est malgré moi; mais il faut bien vous suivre, puisque c'est la volonté de mon père. [24] (HERMÈS) Descendons, afin d'en écraser au moins quelques-uns dès aujourd'hui. Mais quelle route faut-il prendre, Philosophie? Tu sais où ils sont; c'est en Grèce évidemment. (LA PHILOSOPHIE) Pas du tout, ou il y en a fort peu, et ce sont de vrais philosophes, Hermès. Ceux dont je parle ne se soucient point de la pauvreté attique. C'est au pays où l'on extrait beaucoup d'or ou d'argent, c'est là qu'il nous faut les chercher. (HERMÈS) C'est donc droit en Thrace qu'il nous faut aller. (HÈRACLÈS) C'est bien vu, et je vais vous montrer le chemin; car je connais toute la Thrace : j'y suis allé souvent. Prenons par ici. (HERMÈS) Par où veux-tu dire? [25] (HÈRACLÈS) Vous voyez, Hermès et toi, Philosophie, ces deux montagnes, les plus hautes et les plus belles de toutes? La plus haute est l'Haimos, celle d'en face le Rhodope. En bas s'étend une plaine fertile en productions de toute sorte, qui commence au pied même de chacune de ces montagnes. Trois collines magnifiques s'y dressent, dont l'escarpement ne manque pas de grâce, et qui font comme autant de citadelles pour la ville qu'elles dominent. Voici maintenant la ville qui apparaît. (HERMÈS) C'est vraiment, Héraclès, une grande et belle ville entre toutes. Sa beauté resplendit de loin et elle est côtoyée par un grand fleuve, qui la touche de près. (HÈRACLÈS) C'est l'Hèbre, et la ville est l'ouvrage de Philippe. Nous voici à présent près de la terre, sous les nuages. Mettons pied à terre et que la Fortune nous favorise. [26] (HERMÈS) Qu'elle le fasse. Mais comment faut-il nous y prendre? Comment trouverons-nous la piste de ces bêtes farouches? (HÈRACLÈS) C'est ton affaire, Hermès. Tu es héraut. Hâte-toi donc de faire une proclamation. (HERMÈS) Ce n'est pas difficile. Mais je ne sais pas leurs noms. Dis-moi donc, Philosophie, comment il faut les appeler et, avec les noms, donne-moi leur signalement. (LA PHILOSOPHIE) Moi non plus, je ne sais pas trop comment ils s'appellent, parce que je ne me suis jamais trouvée avec eux. Mais d'après la passion de posséder qui les tient, tu ne te tromperas guère en les appelant Ktèsons (possesseurs), Ktèsippes (possesseurs de chevaux), Ktèsiclès (possesseurs de gloire), Euctèmons (possesseurs de biens) ou Polyctètes (qui possèdent beaucoup). [27] (HERMÈS) C'est bien dit. Mais qui sont ces gens-ci? Qu'est-ce qu'ils ont à regarder autour d'eux, comme nous? Mais les voilà qui viennent à nous; ils veulent nous demander quelque chose. (DES HOMMES) Pourriez-vous, messieurs, et toi, excellente dame, nous dire si vous avez vu trois charlatans ensemble, avec une femme tondue jusqu'à la peau à la mode lacédémonienne, une virago aux allures tout à fait masculines? (LA PHILOSOPHIE) Ciel, ce sont nos gens que ces hommes cherchent. (LES HOMMES) Comment, vos gens? Ce sont tous des esclaves fugitifs; mais nous cherchons surtout la femme qu'ils ont réduite en esclavage. (HERMÈS) Nous vous dirons pour quelle raison nous les cherchons aussi. Pour le moment, faisons une proclamation commune : « Si quelqu'un a connaissance d'un esclave paphlagonien, un des barbares de Sinope, dont le nom vient de posséder, visage pâle, tête rasée jusqu'à la peau, barbe touffue, besace pendue à l'épaule, manteau misérable sur le dos, humeur colère, grossièreté, voix rude, langue médisante, qu'il en donne avis sous les conditions qu'il voudra. » [28] (LE MAITRE) Je ne vois pas, l'ami, à qui s'applique ta proclamation. Cet homme-là, portait le nom de Cantharos, quand il était chez moi, il avait les cheveux longs, s'épilait le menton et pratiquait mon métier : je l'occupais dans mon atelier de foulon à tondre le duvet superflu à la surface du drap. (LA PHILOSOPHIE) C'est celui-là même, c'est ton esclave. Seulement, il s'est passé lui-même au foulon et à présent il ressemble exactement à un philosophe. (LE MAITRE) Comment l Cantharos a l'audace, dit cette dame, de se faire passer pour un philosophe, sans se préoccuper de nous! (LES HOMMES) Soyez tranquilles, nous les découvrirons tous. A la manière dont elle en parle, on voit que la dame les connaît bien. [29] (LA PHILOSOPHIE) Mais quel est cet autre qui s'avance, Hèraclès, ce bel homme qui tient une cithare? (HÉRACLÈS) C'est Orphée, mon compagnon de traversée sur le navire Argo, le plus charmant des céleustes tant qu'ils sont; car, grâce à son chant, nous ne sentions pas du tout la fatigue en ramant. Salut, mon bon Orphée, le plus grand des musiciens. Tu n'as pas, je pense, oublié Hèraclès. (ORPHÉE) Salut à vous aussi, Philosophie, Hèraclès et Hermès? Maintenant payez-moi mon renseignement; car je connais fort bien, moi, celui que vous cherchez. (HERMÈS) Alors, fils de Calliope, montre-nous où il est. Tu ne demandes pas d'or, je pense, puisque tu es un sage. (ORPHÉE) C'est juste, et je vais vous montrer la maison qu'il habite, mais lui, je ne vous le découvrirai pas, pour ne pas m'exposer à ses injures; car c'est un être ignoble au suprême degré et le métier d'insulteur est le seul qu'il ait appris. (HERMÈS) Enseigne-nous toujours sa maison. (ORPHÉE) La voici, près de vous. Pour moi, je vous quitte la place. Je ne veux pas le voir. [30] (HERMÈS) Attendez. N'est-ce pas la voix d'une femme qui récite quelque passage d'Homère? (LA PHILOSOPHIE) Si, par Zeus. Écoutons un peu ce qu'elle dit. (LA FUGITIVE) "Je hais comme les portes de l'enfer celui qui aime l'or dans son coeur et qui dit le contraire." (HERMÈS) Donc tu dois haïr Cantharos, puisqu'il « a fait du mal à son hôte, qui lui avait témoigné de l'amitié » (L'HÔTE) C'est à moi que s'applique ce vers; car c'est moi qui l'ai hébergé, et il est parti en m'enlevant ma femme. (LA FUGITIVE) « Sac à vin, oeil de chien, cœur de cerf, qui ne comptes ni à la guerre ni au conseil. Thersite, impertinent bavard, le premier de tous les geais importuns pour critiquer les rois au hasard et sans raison.» (LE MAITRE) Voilà des vers faits exprès pour ce coquin. (LA FUGITIVE) « Chien par devant, lion par derrière, chimère par le milieu, qui exhale terriblement la rage du chien sauvage, son troisième élément. » [31] (L'HÔTE) Ah ! pauvre femme, que tu as dû souffrir de tous ces chiens ! On dit qu'elle est grosse de leurs œuvres. (HERMÈS) Rassure toi. Elle t'enfantera quelque Cerbère ou quelque Gèryon, pour donner un nouveau travail à Hèraclès. Mais les voilà qui sortent. Inutile de frapper à la porte. (LE MAITRE) Je te tiens, Cantharos. Tu ne dis mot à présent. Allons, voyons un peu ce que tu as dans ta besace; des lupins sans doute ou un morceau de pain. (HERMÈS) Non, par Zeus, mais une ceinture d'or. (HÈRACLÈS) N'en sois pas surpris. En Grèce, il se faisait passer pour un cynique; ici, c'est un vrai disciple de Chrysippe; aussi tu le verras sous peu devenir Cléanthe; car il sera pendu par la barbe, le scélérat. [32] (LE MAITRE) Et toi, coquin, n'es-tu pas Lèkythion, mon esclave fugitif? Oui, c'est lui. Oh ! la bonne charge ! A quoi ne peut-on pas s'attendre, quand on voit un Lèkythion philosopher? (HERMÈS) Mais le troisième que voici est-il sans maître? (LE MAITRE) Non, c'est moi, son maître. Mais je l'abandonne volontiers à son malheureux sort. (HERMÈS) Pourquoi? (LE MAITRE) Parce qu'il est pourri jusqu'aux os. Quant à son nom, nous lui donnions celui de Myropnous (le Parfumé). (HERMÈS) Hèraclès qui détournes les maux, tu l'entends ! Maintenant rends ta besace et ton bâton. Et toi aussi, reprends ta femme. (L'HÔTE) Pas du tout. Je ne veux pas reprendre une femme qui va accoucher d'un vieux livre. (HERMÈS) Comment, d'un livre? (L'HÔTE) C'est un livre à trois têtes, mon bon. (HERMÈS) Il n'y a là rien d'étrange, puisqu'il y a aussi le Triphalès des poètes comiques. [33] (LE MAITRE) C'est à toi, Hermès, de prononcer maintenant. (HERMÈS) Voici ma sentence. Pour cette femme, afin d'empêcher qu'elle n'enfante quelque monstre à plusieurs têtes, j'ordonne qu'elle retourne chez son mari, en Grèce. A l'égard de ces deux misérables fugitifs, qu'on les rende à leurs maîtres, pour reprendre leur ancien métier. L'un Lèkythion, continuera à laver le linge sale, et Myropnous raccommodera de nouveau les habits troués, après avoir été au préalable fouetté avec de la mauve. Puis, celui-là, qu'on le livre aux épileurs, pour qu'il meure, après qu'on lui aura d'abord arraché les poils, avec la sale poix dont se servent les femmes, et qu'on l'aura ensuite emmené tout nu sur l'Haimos, où il restera dans la neige, les deux pieds enchaînés. (L'ESCLAVE) Ah ! quel malheur ! quel malheur ! Hélas ! Oh ! oh ! (LE MAITRE) Qu'est-ce que tu nous chantes là avec ces exclamations tragiques? Allons, suis-moi à l'instant chez les épileurs; mais dépouille d'abord ta peau de lion, afin qu'on reconnaisse l'âne que tu es.