[0] ALEXANDRE ou le FAUX DEVIN [1] Peut-être as-tu cru, très cher Celse, m'investir d'une mission modeste et négligeable en me commettant à la rédaction d'un mémoire qui retracerait à ton attention la trajectoire, les astuces, tours et trucs du charlatan que fut Alexandre d'Abonotique. Quiconque ambitionnerait d'en investiguer chaque repli devra néanmoins se colleter avec une tâche qui ne le céderait en rien à l'évocation des hauts faits d'un autre Alexandre, le successeur de Philippe, car le mage de Paphlagonie cultiva le vice avec la même ardeur que le Macédonien la vertu. Pour autant que tu sois disposé à te montrer lecteur indulgent et à suppléer les lacunes de ma narration, je relèverai toutefois le gant, par égard envers toi, et m'aventurerai à nettoyer ces étables d'Augias, certes pas intégralement, mais dans la mesure de mes forces, en en évacuant les quelques paniers de fumier qui t'autoriseront au moins à te faire une idée du volume de bouse gigantesque et inimaginable que trois mille bovins avaient pu accumuler au fil de toutes ces saisons. [2] J'éprouve pourtant une certaine gêne vis-à-vis de nous deux, pour toi qui as jugé bon que le souvenir d'un triple scélérat soit perpétué par l'écriture, comme pour moi qui m'emploie à répertorier ainsi les faits et gestes d'un olibrius dont la biographie constitue une lecture rien moins qu'édifiante pour un public instruit et qu'il eût été préférable de faire réduire en charpie par une bande de singes ou de renards, sous les yeux de la populace, dans quelque vaste amphithéâtre. Mais si quelqu'un nous incrimine de ce chef, du moins pourrons-nous alléguer un précédent. En effet, Arrien, cet élève d'Épictète, ce citoyen romain d'élite qui se voua corps et âme à la culture, prête le flanc à des reproches similaires et les arguments qu'il produit pour sa défense pourraient également nous dédouaner : ne s'est-il pas plu, en l'espèce, à coucher par écrit le parcours du brigand Tillibore ? Le malandrin dont nous évoquons la mémoire était cependant taillé dans un bois autrement plus coriace, qui, au lieu d'exercer ses rapines par les forêts et les montagnes, écuma les sites urbains et ne se contenta pas de quadriller la Mysie et l'Ida, ni de dévaster quelques cantons désolés de l'Asie mais mit quasiment en coupe réglée la totalité de l'Empire romain. [3] En guise de préambule, et bien que je sois assez piètre dessinateur, je voudrais croquer en quelques phrases la mine du personnage, dans une esquisse que j'ai voulue la plus ressemblante possible. Puisque il me faut t'éclairer aussi sur son apparence corporelle, sache qu'il était élancé et d'un physique avantageux ; avec sa dégaine, il en imposait vraiment à l'égal d'un Olympien ; il avait le teint mat et une barbe point trop fournie ; en plus de sa chevelure naturelle, il en portait une postiche, très bien imitée et dont nul ne soupçonnait le caractère factice. Son regard fort pénétrant et inspiré était souligné par une diction aussi nette que suave. Bref, force est de confesser que sous tous ces rapports, on ne décelait en lui rien qui ne fût louable. [4] Telle était donc la physionomie du coquin. Mais que l'on se penche à présent sur sa psychologie et son entendement, ô Héraclès tutélaire, ô Zeus protecteur, et vous, salvifiques Dioscures, et on en viendrait à préférer tomber entre les griffes de l'ennemi ou de quelque rival personnel plutôt que de croiser le chemin de pareille crapule. Son intellect, tout en perspicacité et en vivacité, le propulsait à mille lieues au-dessus du commun. Il était en outre généreusement pourvu de qualités comme la curiosité intellectuelle, la facilité d'apprentissage et de mémorisation ou le don des sciences, bien qu'il les employât malheureusement à très mauvais escient. Alors qu'il avait en main toutes ces nobles facultés, il mit beaucoup de diligence à s'abîmer dans une vilenie abyssale et à coiffer les plus illustres virtuoses de la spécialité, qu'il s'agît des Cercopes ou qu'ils eussent nom Eurybate, Phrynondas, Aristodème ou Sostrate. Dans une épître à son beau-père Rutilien, il se compara pour sa part à Pythagore, en toute modestie. À supposer qu'il eût été contemporain d'Alexandre, je mets d'ailleurs ma main à brûler que ce puits de sublime sapience aurait, sauf respect, fait figure de gamin à côté de lui. Au nom des Grâces, n'en déduis pas que j'entende cracher sur sa tombe ou que je veuille le fourrer dans le même sac qu'Alexandre, au motif qu'ils auraient agi semblablement. Bien au contraire, si l'on additionnait les griefs les plus graves et les plus ignominieux dont Pythagore a été accablé par ses calomniateurs - et qui me laissent d'ailleurs franchement sceptique -, toute cette tourbe d'insinuations n'équivaudrait qu'à une infime fraction de la filouterie d'Alexandre. En résumé, l'image qu'il faut te forger et t'imprimer dans le cerveau, c'est celle d'un tempérament des plus flamboyants, coulé dans un alliage de mensonge et de ruse, de parjure et de fraude, déluré, hardi, audacieux, opiniâtre dans la poursuite de ses desseins, charmeur et persuasif, habile à affecter l'excellence et donner totalement le change sur ses intentions véritables. Il n'y avait personne qui, de prime abord, ne fût convaincu d'avoir eu affaire à l'être le plus estimable, le plus juste, le plus droit et le plus sincère qui se pût rencontrer. Pour couronner le tout, il souffrait de mégalomanie : incapable de s'assigner des objectifs mesurés, il voyait toujours grand, très grand. [5] Lorsqu'il était encore éphèbe - un sémillant éphèbe, s'il est possible de se figurer à partir du chaume desséché ce que dut être l'herbe tendre, et d'ajouter créance aux relations de ses biographes -, il se prostituait à tout va et fricotait contre rétribution avec tous ceux qui le convoitaient. Parmi ses soupirants, il compta l'un de ces envoûteurs qui font miroiter toute une panoplie de leurres : sortilèges, litanies magiques, charmes d'amoureux, évocations de puissances infernales en vue d'évincer des concurrents, et tout ce qu'il faut pour déterrer des trésors, soutirer des héritages, etc., etc. Ayant observé que ce minois prometteur et tout prêt à embrasser sa profession n'avait pas été moins subjugué par sa malignité que lui-même n'avait eu le coup de foudre pour sa plastique, notre sorcier lui mitonna un cursus et en fit son assistant, son lieutenant, son comparse. À la ville, le compère se faisait passer pour un membre de la faculté, le fin mot de l'affaire étant qu'il connaissait, à l'exemple de la femme de Thon l'Égyptien, «Quantité de potions salubres ou funestes», dont Alexandre fut institué héritier et légataire. Natif de Tyane, ce mentor-amant avait fait partie de l'entourage de son concitoyen Apollonius, dont les simagrées n'avaient plus de secret pour lui : est-il nécessaire de te préciser de quel creuset sortent les huluberlus de cette trempe ? [6] Bientôt, notre Alexandre attrapa du poil au menton et le décès de son Tyanien le fit sombrer dans la misère, car c'est aussi à ce moment que se flétrit l'éclat de sa jeunesse, dont il avait réussi jusque alors à faire son gagne-pain. Renonçant dorénavant à toute mesure, il s'aboucha avec un Byzantin affligé, si j'ai bonne souvenance, du sobriquet de Cocconas. Cette gouape, à la personnalité bien plus pernicieuse encore que celle d'Alexandre, était l'un de ces trousseurs de chants choraux qui hantent les concours. Nos larrons firent tandem pour infester le pays de leurs maléfices et tours de passe-passe et en tondre les ouailles les plus «dodues», selon la métaphore par quoi les illusionnistes désignent le vulgum pecus en leur jargon. Entre autres dupes, ils débusquèrent une Macédonienne que ses appas décatis n'empêchaient pas de vouloir être désirable encore. Ils vécurent à ses crochets et lui filèrent le train de Bithynie en Macédoine. Elle était de Pella, bourgade qui connut des heures prospères sous la dynastie nationale mais n'abritait plus, pour lors, qu'une population fort clairsemée et des plus démunies. [7] C'est là qu'ils virent des ophidiens d'un format exceptionnel mais tout à fait inoffensifs et tellement familiers que leur élevage se range parmi les occupations féminines et qu'ils dorment avec les bambins, se laissent piétiner sans rechigner, ne bronchent pas lorsqu'on les comprime et prennent le sein ainsi que de vrais poupons. Le bled regorge de ces rampants et je conjecture, si l'on me passe cette digression, qu'ils ont probablement donné naissance aux on-dit qui ont couru sur le compte d'Olympias : je subodore qu'à l'époque où elle fut enceinte du futur Alexandre, elle devait partager sa couche avec une bestiole de ce calibre. Pour une bouchée de pain, le binôme de filous acquit un superbe représentant de cette espèce animale. [8] Tel fut, pour paraphraser Thucydide, le point de départ des hostilités. En fraternisant, ces deux fripouilles qui s'étaient hissées au faîte de la perversité, de l'impudence et de la malveillance ne furent naturellement pas longues à constater que la destinée humaine est sous l'empire souverain d'un couple de tyrans, l'espoir et la peur, et qu'un prompt enrichissement attend quiconque se révélera assez madré pour tirer adroitement parti de l'une et l'autre de ces failles. Ils s'étaient bien rendu compte, en effet, que le mortel qui craint et celui qui espère partagent un besoin et un désir irrépressibles de prédictions et que telle était l'origine de la fortune et de la célébrité antiques de Delphes, de Délos, de Claros ou encore de l'établissement des Branchides : asservi par ce despotique duo de l'espérance et de l'anxiété, le populaire se pressait en ces oratoires et, dans sa soif d'obtenir connaissance du futur, ne lésinait ni sur les immolations de cents de boeufs ni sur les dons de lingots. Après avoir discuté le problème en long et en large et en avoir agité tous les ingrédients, comme on le ferait d'un cocktail, ils imaginèrent de monter un oracle agrémenté d'un sanctuaire. Ils comptaient, pour peu que prît la mayonnaise, accéder rapidement à la richesse et à la prospérité : la réussite devait excéder leurs supputations initiales, outrepasser leurs plus folles expectatives. [9] Poursuivant sur leur lancée, ils gambergèrent sur la plate-forme idéale pour leur entreprise et sur le moyen de la mettre sur les rails et de la conduire. Cocconas penchait pour Chalcédoine, boulevard commerçant au carrefour de la Thrace et de la Bithynie et proche de l'Asie, de la Galatie et de toutes les peuplades implantées au-delà. Mais Alexandre, quant à lui, avait un faible pour son terroir et faisait valoir non sans raison que le lancement de ce type de négoce requérait un vivier de brutes «grasses» et candides à souhait, comme l'étaient justement, à l'entendre, ces Paphlagoniens habitant au-delà d'Abonotique, superstitieux et riches pour la plupart, qui à la moindre apparition d'un de ces fameux praticiens de la divination «au tamis" acoquiné avec un quelconque flûtiste, tambourinaire ou cymbalier, restaient sans voix et se flattaient de contempler quelque occupant de l'Olympe. [10] À l'issue d'une explication assez orageuse sur la question, Alexandre finit par avoir le dessus. Nos duettistes partirent pour Chalcédoine, la place leur paraissant malgré tout apte à s'inscrire avec quelque à-propos dans leur stratégie : dans la chapelle d'Asclépius, la plus ancienne de la localité, ils enfouirent des tablettes d'airain déclarant que ce dieu, flanqué de son Apollon de papa, allait arriver incessamment dans le Pont et établirait ses quartiers à Abonotique. La très opportune exhumation de cette pièce eut tôt fait de disséminer la nouvelle jusque dans les moindres recoins de la Bithynie et du Pont, et de la faire ricocher plus promptement encore à Abonotique, dont le bon peuple s'empressa de voter l'érection d'un temple et entreprit incontinent d'en creuser les assises. Pendant ce temps-là, Cocconas planquait à Chalcédoine, où il bidouilla quelques admonestations dont la duplicité et les équivoques n'avaient d'égal que l'alambication. Il devait décéder peu après, d'une morsure de vipère, ce me semble. [11] Alexandre, quant à lui, réintégra Abonotique en éclaireur. Il affichait présentement sa longue crinière, aux boucles pendantes, arborait une tunique de pourpre à rayures blanchâtres, sur laquelle il avait jeté un manteau immaculé, et jouait du coupe-coupe à l'imitation de Persée, dont il assurait descendre par sa mère. Alors qu'ils n'ignoraient rien de l'obscure et humble condition de l'un et l'autre de ses parents, ces rustauds de Paphlagoniens n'en gobèrent pas moins le slogan qui affirmait : «Cher à Phébus, voici, rejeton de Persée, Le divin Alexandre, issu de Podalire.» Ce satyre de Podalire était donc crédité d'une telle fringale pour le beau sexe qu'il aurait bandé de Tricca à la Paphlagonie afin de saillir la génitrice d'Alexandre ! On dégota d'ailleurs sur ces entrefaites un dit sibyllin attestant que : «À deux pas de Sinope, aux grèves de l'Euxin, Un prophète advenu sous l'Ausonien, au Fort, Ajoutera trois dix à la prime unité, Ainsi qu'une pentade et la triple vingtaine Pour reprendre à l'extrême un nom sur quatre lettres." [12] En ces jours où cette mascarade le harnacha pour le lancer à l'abordage de la mère-patrie dont il avait été longuement absent, Alexandre éblouissait tous les yeux et portait beau. De temps à autre, il simulait des transes et bavait à pleine bouche, sans se forcer aucunement, puisqu'il lui suffisait pour ce faire d'avoir mâchouillé de la racine de saponaire, cette plante bien connue des teinturiers. Ses compatriotes n'en tenaient pas moins cette salivation pour un phénomène aussi prodigieux que terrifiant. Toujours à leur intention, il avait apprêté et assemblé de longue date une tête de serpent en tissu, à l'aspect vaguement humanisé et peinte avec un réalisme saisissant. Grâce à des crins de cheval, ses mandibules pouvaient bâiller et se refermer et laissaient jaillir une langue noire et fourchue typiquement reptilienne, qui était actionnée par le même mécanisme. En outre, Alexandre gardait en coulisse la bébête de Pella, qu'il dorlotait à demeure, non sans se promettre, quand la conjoncture aurait mûri, de la leur dévoiler et de la faire figurer dans sa pièce, ou plutôt de lui en attribuer la vedette. [13] L'heure du lever le rideau ayant sonné, il combina la scénographie que voici. Il gagna nuitamment les fondations récemment excavées pour le sacro-saint lieu. Il y stagnait une certaine quantité de liquide, qui provenait de quelconques infiltrations ou de précipitations. Alexandre y immergea un oeuf d'oie qu'il avait préalablement vidé de son contenu, remplacé par un serpenteau fraîchement éclos. L'ayant enfoncé dans une poche de vase, il rentra chez lui. À l'aube, vêtu en tout et pour tout d'un cache-sexe doré, il se rua sur la grand-place. Il brandissait en outre son inénarrable machette, tout en faisant virevolter son interminable tignasse dénouée, à la manière des quêteurs frénétiques de la Mère. Juché à hauteur respectable sur un autel, il se fendit d'une harangue et félicita cet endroit qui allait être nanti illico d'une théophanie. Tout ébaudie, l'assemblée éclata en oraisons et courbettes - presque tout le bourg était accouru, ménagères, vieillards et mômes inclus. En éructant quelques borborygmes dépourvus de signification mais susceptibles d'être perçus comme de l'hébreu ou du phénicien, il stupéfia son auditoire, lequel ne pigeait pas un traître mot de son discours, hormis les «Apollon !» et les «Asclépius !" dont il l'entrelardait. [14] Il fonça ensuite au pas de charge vers le chantier béni et bondit dans la tranchée et la source consacrée, qu'il venait de trafiquer. Tout en braillant des cantiques à Asclépius et à Apollon et en adjurant la divinité de daigner atterrir sur la commune pour son plus grand bien, il s'engagea dans la gadoue et réclama une coupe, qu'on lui fit passer. Il put alors la plonger tout de go dans la fosse et en extraire, noyé dans la flaque fangeuse, le cocon où il avait emprisonné le «dieu» et dont il avait refixé le couvercle à la cire blanche et à la céruse. Il le prit en main et répéta à l'envi qu'il tenait ainsi Asclépius en personne. Déjà sidérée par le repêchage de l'objet, la foule guettait, médusée, la suite du feuilleton. Dès qu'Alexandre brisa la coquille et recueillit dans sa paume le mini-serpent, qu'on put voir frétiller et s'entortiller autour de ses doigts, ce ne fut qu'une ovation. Et chacun de s'épancher en salutations, de jubiler du bonheur échu à leur municipalité, de s'époumoner en prières, de supplier le dieu de distribuer bonnes fortunes, jackpots, santé et toutes les autres faveurs imaginables. Mais Alexandre se précipita de nouveau chez lui, sans lâcher ce bébé Asclépius «Né deux fois, au lieu d'une, à l'instar des humains» et qui, pour le coup, n'avait plus été mis au monde par Coronis, ni même par une corneille, mais par une volaille, nom de Zeus. Les indigènes suivirent Alexandre comme un seul homme, tout exaltés et ivres d'impatience. [15] Alexandre se claquemura ensuite quelques jours, escomptant bien que la rumeur ne mettrait pas longtemps à lui amener des Paphlagoniens en rangs d'oignons. Le pari s'avéra payant. Lorsque le patelin fut bourré d'écervelés pusillanimes, qui n'avaient plus rien de commun avec l'humanité mangeuse de pain et ne différaient plus du mouton que par la silhouette, le simulateur s'installa dans un galetas où, trônant sur un grabat et affublé d'un accoutrement d'allure tout à fait céleste, il serra dans les plis de son vêtement cet Asclépius à la mode de Pella, qui était, je m'en suis déjà expliqué, un splendide spécimen, au gabarit impressionnant. Il se l'enroula entièrement autour du cou tout en en laissant dépasser la queue, qui lui pendouillait pour une part sur la poitrine cependant que le solde en traînait à terre, tant la bête était plantureuse. Seule la trombine du reptile, qui endurait tout sans se rebiffer, restait dissimulée, fermement calée sous l'aisselle d'Alexandre, lequel pouvait ainsi offrir aux mirettes des spectateurs le masque d'étoffe, ajusté contre les favoris d'une de ses joues de façon à donner l'illusion qu'il faisait bel et bien corps avec la créature. [16] Imagine-toi maintenant une chambrette peu lumineuse et éclairée avec parcimonie. Représente-toi aussi cette nuée de lascars agglutinés, excités, déjà tout ébahis et transportés par l'exaltation : une fois entrés, ils avaient la certitude d'être en présence d'un miracle : ne voilà-t-il pas que ce vermisseau, naguère si chétif, s'était mué tambour battant en un monstre qui avait crû et embelli dans des proportions remarquables et, mieux encore, était désormais doté d'un faciès humanoïde, tout en manifestant, pour ne rien gâcher, une humeur on ne peut plus placide. Presque aussitôt, sans avoir pu y regarder de plus près, le curieux était toutefois poussé vers la sortie et charrié par le flux ininterrompu des nouveaux arrivants. En face de la porte, on avait pratiqué une issue supplémentaire, un peu comme les Macédoniens, nous est-il relaté, le firent à Babylone lorsque la maladie d'Alexandre le Grand prit un tour critique et que la multitude rassemblée autour de la résidence royale voulut l'entrevoir et lui parler une dernière fois. Le malotru ne s'en tint pas à une séance isolée de cette pantalonnade mais on raconte qu'il en multiplia les représentations, en particulier à chaque arrivage de richards. [17] Sur ce chapitre, je t'accorde, mon bon Celse, qu'il faut faire preuve d'indulgence envers ces Paphlagoniens et ces Pontiques insanes et incultes qui se laissaient berner lorsqu'ils palpaient le python - comme Alexandre s'y prêtait pour tous ceux qui l'en imploraient - et entr'apercevaient dans une lumière tamisée ce qu'ils prenaient pour la caboche de l'animal, qui claquait les mâchoires : dans un tel décor, il eût fallu un Démocrite, sinon Épicure lui-même, Métrodore ou quelque esprit blindé face à ces séductions, pour garder la tête froide, flairer la supercherie et la démasquer pour telle ou, à défaut d'en percer la mécanique, conserver l'assurance qu'en tout état de cause, ce show n'était qu'une aberrante mystification, bien que les ressorts en demeurassent insaisissables. [18] Petit à petit, la Bithynie, la Galatie et la Thrace tout entières convergèrent également auprès d'Alexandre, chacun se gobergeant, comme de juste, d'avoir assisté à l'éclosion du dieu, puis d'avoir pu le toucher, qui avait si prestement acquis une taille stupéfiante et des traits anthropoïdes. Pour parfaire le tout, des représentations de la déité furent mises en circulation, sous forme de dessins, d'icônes, de statuettes de bronze ou d'argent. On lui accola même un nom, Glycon, conformément à son expresse et poétique injonction. Alexandre avait en effet ânonné : «Tiers sang de Zeus, Glycon je suis, qui l'homme éclaire.» [19] Lorsque le temps fut venu de faire la pythonisse et de vaticiner sur commande, puisque c'était à cela que rimait la manoeuvre, Alexandre suivit les brisées ciliciennes d'Amphiloque. On se souviendra qu'une fois son paternel Amphiraüs mort et volatilisé à Thèbes, Amphiloque avait été expulsé de chez lui et avait mis le cap sur la Cilicie, où il se tailla une jolie situation en prédisant lui aussi l'avenir aux autochtones, au taux de deux oboles le tuyau. Alexandre chaussa donc les bottes dudit Amphiloque et claironna devant tous ses badauds que le dieu prophétiserait à telle date. Et de leur lancer une invitation générale à lui faire part des aspirations et questionnements qui les taraudaient en les consignant sur des feuilles, qu'ils devraient ficeler et estampiller à la cire, à l'argile ou au moyen de toute autre matière analogue. Il se proposait de récolter personnellement ces livrets et de descendre dans le saint des saints de son pandémonium - sa construction s'était achevée entre-temps, lui dressant ainsi les tréteaux appropriés pour sa comédie - et convoquerait ensuite tour à tour, par l'intermédiaire d'un crieur et d'un porte-parole, tous ceux qui l'auraient sollicité. Lorsqu'il aurait reçu communication de l'avis d'en haut sur tous ces points, il leur retournerait leurs placets respectifs qui, nonobstant leurs scellés intacts, seraient assaisonnés de la sentence afférente, car le dieu allait pontifier à tout crin, du tac au tac. [20] Évidente et facile à disséquer pour quelqu'un comme toi ou comme moi - si tu veux bien m'excuser -, cette arnaque tenait du prodige pour des profanes au flair passablement enrhumé et leur faisait un effet tout bonnement ahurissant. En fait, Alexandre avait mis au point divers procédés de décachetage et lisait les lettres, puis leur adjoignait les ripostes que lui suggérait sa sagacité ; ensuite, il ne lui restait plus qu'à redonner aux missives leur forme de rouleau, à les recacheter et à les rendre à leurs propriétaires éberlués, qui en étaient tous à se torturer les méninges pour deviner comment il avait bien pu prendre connaissance des desiderata qui lui avaient été communiqués sur un document scellé on ne peut plus sûrement, avec des griffes aussi difficiles à contrefaire. Décidément, ne fallait-il pas être un dieu pour être ainsi doué d'omniscience ? [21] Tu vas très certainement me relancer : «Quelles étaient donc les ficelles qu'il utilisait?» Suis attentivement mon exposé, et tu seras outillé si jamais tu devais tirer au clair des malversations de la même eau. Voici, mon excellent Celse, le premier des expédients d'Alexandre : avec une aiguille passée sur la flamme, il faisait fondre et détachait la partie de la masse cireuse située sous l'empreinte ; lorsqu'il avait survolé la bafouille, la même tige métallique lui servait à ramollir les deux fragments du bloc sigillaire, celui logé sous le ruban et l'autre, supportant l'estampille proprement dite ; il n'avait plus alors qu'à les recoller. Pour une autre recette, il utilisait du «collyre», un apprêt dans la composition duquel entraient de la poix du Bruttium, du bitume, de la pierre spéculaire broyée, de la cire et du mastic. Une fois la préparation obtenue au départ de toutes ces substances, Alexandre la chauffait et l'étendait sur le sceau, qu'il avait au préalable humecté de salive et dont il démarquait ainsi le motif. L'enduit séchant instantanément, rien n'était plus aisé que de dérouler les papelards, de les parcourir et d'y appliquer de la cire, sur laquelle il pouvait tamponner, comme avec une intaille, une marque rappelant l'original à s'y méprendre. Alexandre s'appuyait de surcroît sur une tierce combine, que je désirerais te décrire : en mélangeant de la chaux à de la colle de relieur, il confectionnait une pâte qu'il déposait encore humide sur l'emblème ; il enlevait ensuite cet amalgame à prise rapide, devenu plus dur que la corne ou même le fer, et se servait du moulage comme d'un cachet. Il élabora au surplus des tas d'autres méthodes, mais nous nous dispenserons de les énoncer in extenso pour ne point verser dans la pédanterie, d'autant plus que tu en as toi-même développé bien d'autres encore dans les traités que tu as rédigés contre les magiciens, oeuvres tout aussi magistrales que salutaires et propres à dessiller leur lectorat. [22] Alexandre se répandait donc en préceptes et vaticinations, non sans déployer beaucoup de clairvoyance dans ses oeuvres, par un savant dosage d'intuition et de calcul : ses réponses aux demandes que d'aucuns lui adressaient étaient soit emberlificotées et ambivalentes, soit d'une complète obscurité, car il trouvait qu'oraculairement parlant, ce style était tout à fait seyant. A certains de ses consultants, il assénait des mises en garde ou, à l'opposé, ne ménageait pas les encouragements, suivant le parti que son instinct lui dictait. D'autres, enfin, se voyaient prescrire des traitements et des régimes. Comme j'ai déjà pu l'indiquer d'entrée de jeu, il avait en effet dans son fonds de commerce toute une pharmacopée de médications de choc. Il faisait très ardemment l'article de ses «cytmides», un vocable qu'il avait sorti de son chapeau pour baptiser une crème tonique à base de graisse de chèvre. Quant aux projets et perspectives de gains ou de successions, il se débrouillait toujours pour les repousser à plus tard, la divinité laissant tomber que «tout se réalisera, lorsque je le voudrai et qu'en ses implorations, mon suppléant Alexandre aura intercédé en votre faveur». [23] Chaque semonce était par ailleurs facturée à raison d'une drachme deux oboles, et je te garantis qu'à ce tarif, les revenus d'Alexandre étaient rien moins que chiches et modiques : bon an mal an, il empochait ainsi jusqu'à septante mille, voire quatre-vingts mille drachmes, chacun de ses insatiables chalands pouvant le tarabuster sur plus de dix sujets, quand ce n'était pas quinze. Il n'affectait cependant pas ce pactole à son usage exclusif, ni ne le thésaurisait dans sa cassette mais le redistribuait, au prorata des services rendus, entre les cohortes de collaborateurs, subalternes, indicateurs, rédacteurs, garde-oracles, greffiers, cacheteurs et interprètes qu'il entretenait autour de lui. [24] Il en était déjà à déléguer à l'étranger des missi dominici chargés de vanter urbi et orbi les mérites de sa fondation et de faire accroire qu'elle pouvait dire la bonne aventure, retrouver les esclaves fugitifs, confondre les voleurs et les gangsters, permettre d'exhumer des magots ou guérir les infirmités et qu'elle avait même déjà ressuscité quelques maccabées. Il s'ensuivit une ruée, une bousculade généralisées ; de partout, les sacrifices et les libéralités confluèrent à Abonotique ; Alexandre s'en enfila même de doubles cuillerées, le distique ci-dessous l'ayant nommé tout à la fois porte-voix et disciple du dieu : «Honorez mon servant, je vous en donne l'ordre : Je n'ai souci des biens, mais de mon interprète.» [25] Toutefois, comme quelqu'un qui, émergeant d'une profonde ivresse, recouvrerait ses esprits, beaucoup de gens sensés (dont tous les - nombreux - inconditionnels d'Épicure) s'insurgeaient d'ores et déjà contre lui et les citadins commençaient peu à peu à pressentir toutes ses manigances et à démêler les fils de sa farce. Confronté à ces critiques, il s'essaya alors à manier l'épouvantail de l'intimidation : à l'en croire, le Pont était infecté d'athées et de Chrétiens, assez insolents pour dégoiser les pires insanités à son égard ; ses auditeurs désireux d'avoir la cote auprès du dieu étaient invités à les ensevelir sous les cailloux. Pour ce qui est d'Épicure, il arrêta même que : «Chaînes de plomb aux pieds, dans la fange il croupit», quand on le questionna sur ce que le penseur pouvait bien fabriquer aux enfers. Étant donné le discernement et l'instruction dont témoignent les exigences des visiteurs d'Alexandre, tu ne t'étonneras pas du succès de son industrie. Le combat qu'il menait contre Épicure ne tolérait au reste ni trêve ni merci. Il n'y a là rien que très compréhensible : ce prestidigitateur d'Alexandre, aussi friand de merveilleux que rebelle à la véridicité, aurait-il pu croiser le fer avec un adversaire plus idoine qu'Épicure, le héros qui découvrit l'essence des choses et fut le seul à en discerner le fond? Si notre mystificateur faisait montre de dispositions amicales à l'endroit des adeptes de Platon, Chrysippe et Pythagore et entretenait avec eux les relations les plus iréniques, il reportait à juste titre toute sa hargne sur cet «inflexible Épicure», ainsi qu'il l'avait lui-même surnommé, qui tournait en dérision et raillait toutes les bizarreries de cet acabit. C'est pour cette même raison qu'il détestait Amastris par dessus toutes les autres métropoles du Pont, car il la savait gorgée de partisans de Lépide et des thèses de ce goût. Aussi n'officia-t-il jamais pour un Amastrien. S'étant hasardé à disserter pour un frère de sénateur, il se couvrit au demeurant de ridicule, en n'étant pas fichu de torcher un hexamètre convenable, ni de mobiliser quelqu'un qui le fît en temps utile à sa place. En effet, comme le drôle se plaignait de maux d'estomac et qu'Alexandre voulait lui enjoindre d'ingurgiter une patte de cochon préparée à la mauve, il commit ce mirliton : «À la mauve cumine un saint poêlon de porc.» [26] Comme je l'ai déjà signalé, il montra fréquemment son boa à la demande. Il ne le déployait cependant pas dans son intégralité mais en produisait essentiellement l'appendice caudal et le corps et en maintenait le chef blotti dans le drapé de son habit. Pour mieux épater la galerie, il s'engagea à exhiber le dieu en train de deviser et de débiter soi-même des ordonnances sans truchement aucun : ce fut pour lui un jeu d'enfant que d'emboîter des trachées de grues, d'introduire cet assemblage au travers de la fausse tronche hyperréaliste qu'il avait fabriquée et de donner ainsi la réplique aux interrogateurs par le biais d'un de ses acolytes qui, de l'extérieur, criait dans le conduit de manière que le son retentît de la gueule de cet Asclépius de chiffon. Qualifiés d'«autovocaux», ces apophtegmes n'étaient prodigués ni au tout venant ni sans tralalas mais étaient émis en exclusivité pour les porteurs de toge prétexte, les nantis et les généreux donateurs. [27] C'est dans cette rubrique des «autovocaux» que rentrait, par exemple, l'exhortation qui avait été dispensée à Sévérien concernant son expédition en Arménie et l'encourageait en ces termes à passer à l'attaque : «Le Parthe et l'Arménien matés de ton trait vif, Tu regagneras Rome et les clairs flots du Tibre, Avec le front paré des rais d'une couronne.» Fort d'un tel blanc-seing, ce balourd de Gaulois déclencha l'assaut et se fit tailler en pièces, avec toute son armée, par Chosroès ; Alexandre expurgea alors son recueil de ce décret et lui en substitua un autre : «Mieux vaut ne pas mener la troupe en Arménie : Un archer travesti pourrait te décocher Un sinistre destin, t'ôtant vie et lumière.» [28] Cette très astucieuse trouvaille des suggestions post eventum lui octroyait la possibilité de rattraper ses pronostics erronés et ses prévisions ratées. Il annonça en effet plus d'une fois le rétablissement de malades encore en vie, tout en gardant sous le coude une autre version, à valeur de palinodie, qu'il diffusait s'ils se trouvaient avoir succombé à leur affection : «Ne cherche plus remède à ton pénible mal : Limpide est ton futur, tu ne peux t'y soustraire.» [29] Bien au fait de la réputation que Claros, Didymes et Mallos s'étaient bâtie dans cette mantique dont il tirait lui aussi sa subsistance, il se gagna leurs bonnes grâces en aiguillant auprès d'eux beaucoup de ses pèlerins, par des parénèses du style : «Rends-toi donc à Claros, et entends-y mon père», ou encore : «Va, consulte l'oracle au temple des Branchides», sans compter les : «Sollicite à Mallos l'augure d'Amphiloque.» [30] Tous ces développements avaient été circonscrits dans les limites de l'Ionie, de la Cilicie, de la Paphlagonie et de la Galatie, mais sitôt que le renom de la fumisterie toucha la Péninsule et déferla sur Rome, tous leurs habitants trépignèrent à qui mieux mieux, soit qu'ils accomplissent eux-mêmes le voyage, soit qu'ils détachassent des gens auprès d'Alexandre. Les Romains les plus puissants et les plus en vue se distinguèrent tout particulièrement à ce petit jeu, leur chef de file et coryphée étant Rutilien. Cette sommité qui avait assumé une volée de fonctions officielles au niveau le plus élevé était l'honorabilité incarnée, n'eût été une religiosité maladive sous l'emprise de laquelle il avalait les bobards les plus extravagants colportés sur les immortels et tombait à genoux à la vue de la moindre borne enguirlandée ou frottée d'huile, pour se confondre en prosternations, la veiller assidûment et l'assaillir de voeux et supplications les plus variées. Lorsque les potins véhiculés à la gloire de l'escroquerie s'insinuèrent jusqu'à ses oreilles, notre gaillard fut à deux doigts de planter là le mandat qui lui avait été conféré et de débouler dare-dare à Abonotique. Du moins ne manqua- t-il pas de députer sur place une noria de messagers. Ces commissionnaires - qui n'étaient que d'ignares larbins - se laissaient benoîtement rouler dans la farine et, rentrés au bercail, y déballaient leurs témoignages oculaires - ou servaient pour tels certains ouï-dire -, non sans en remettre une bonne louche, afin de se faire mousser auprès de leur patron. Ils enflammèrent ainsi l'imaginaire du pauvre vieux et le laissèrent en proie à une furieuse obsession. [31] Notre patricien, qui avait partie liée avec le gratin du gotha, se fit un point d'honneur de sillonner l'agglomération et de ressasser toutes les salades propagées par ses émissaires, grossies derechef par des fictions de son propre tonneau. La capitale fut abreuvée de ses histoires jusqu'à plus soif ; il lui donna le tournis et déboussola la plupart des courtisans, qui se hâtèrent à leur tour de quémander des éclaircissements touchant à leurs préoccupations intimes. Alexandre recevait ces voyageurs avec beaucoup de civilité et les ralliait à sa cause par sa munificente hospitalité et les présents fastueux dont il les comblait, si bien que revenus dans leurs pénates, ils ne se cantonnaient pas à notifier les arbitrages souhaités mais se mettaient en devoir d'entonner les louanges du dieu et de répandre eux aussi des calembredaines sur la boutique d'Abonotique. [32] Mais ne voilà-t-il pas que ce fieffé gredin mit en oeuvre un stratagème qui n'avait rien d'idiot ni n'était à la portée du premier malfrat venu : après avoir descellé les suppliques remises au dieu, il les déchiffrait et s'il relevait d'aventure quelque information sensible et compromettante dans les questions qui y étaient posées, il ne les restituait pas mais les retenait par-devers soi, afin d'avoir à sa botte, dans une quasi-servitude, leurs expéditeurs tout apeurés au souvenir de la nature de leurs interrogations - est-il besoin de te dépeindre le genre de renseignements que devaient glaner ces gros bonnets haut placés? Le manège le mit en état d'extorquer de coquettes sommes à ces gogos qui, ils le réalisaient parfaitement, s'étaient empêtrés dans ses rets. [33] Puis-je me permettre de t'instruire de quelques-unes des annonces faites à Rutilien ? Lorsqu'il se renseigna sur le précepteur à engager pour diriger les études de son rejeton du premier lit, qui était en âge de suivre une formation, il écopa de la recommandation que voici : «Pythagore et l'altier poète des batailles.» L'enfant ayant rendu l'âme peu après, Alexandre fut bien embarrassé et ne sut que répliquer à ses critiques après le démenti si cinglant infligé à son expertise. Mais le mirobolant manitou, prenant les devants, amortit lui-même la balle, en avançant que le dieu avait expressément pronostiqué l'expiration du petit : n'avait-il pas donné pour instruction de ne point lui choisir un pédagogue en chair et en os mais de confier son éducation à Pythagore et Homère, trépassés depuis belle lurette et dont il était dès lors, à n'en pas douter, le commensal dans l'au-delà ? Dans ces conditions, peut-on décemment reprocher à Alexandre de s'être avisé de faire son beurre sur le dos de semblables lavettes ? [34] Une autre fois, le mandarin se piqua de déterminer à qui son souffle vital avait appartenu autrefois ; et Alexandre de lui rétorquer : «Jadis fils de Pélée et ensuite, Ménandre Toi-même maintenant, demain, rayon solaire, Un siècle tu vivras et quatre-vingts années.» Notre aristocrate devait toutefois clamser de mauvaise bile à l'orée de la septantaine, sans avoir eu la patience d'attendre la réalisation de la dive promesse. [35] La prémonition en cause ressortissait pourtant elle aussi à la catégorie des «autovocaux». Le ponte devait également s'enquérir de questions matrimoniales ; la repartie fut explicite : «D'Alexandre et Sélène épouse donc la fille.» Depuis pas mal de temps, Alexandre avait en effet orchestré la diffusion d'un bruit voulant que sa fille fût le fruit d'une idylle avec Sélène, la lune s'étant amourachée de lui pour l'avoir zyeuté endormi : il est notoire, n'est-ce pas, qu'elle en pince pour les beaux gars assoupis. Futée comme elle l'était, notre grosse légume ne se le fit pas redire : Rutilien envoya quérir la main de la donzelle, puis, en parfait fiancé sexagénaire, célébra le mariage dans les formes et le consomma, non sans avoir eu à coeur de séduire sa lunaire belle-maman à grand renfort d'hécatombes et tout en soutenant mordicus s'être ainsi ménagé une place au panthéon. [36] Du jour où il mit le nez dans les affaires italiennes, son imagination s'emballa et il dépêcha aux quatre coins de l'Imperium des estafettes porte-oracles, pour alerter les cités sur les risques d'épidémies, d'incendies ou de tremblements de terre mais aussi leur proposer un sérieux coup de main pour la prévention de toutes ces catastrophes. Lors de la peste, il fit d'ailleurs parvenir à toutes les nations une autre maxime de la classe «autovocale», sertie dans ce vers : «Phébus aux longs cheveux chasse la pestilence.» On pouvait repérer la formule inscrite sur le portail de toutes les habitations, qu'elle devait théoriquement préserver du fléau à l'instar d'un gri-gri. Dans bien des cas, ce fut le contraire qui se produisit, le hasard décimant tout spécialement les demeures sur lesquelles elle avait été apposée. Je ne pose nullement, tiens-le-toi pour dit, que ce serait précisément à la présence de cette invocation qu'elles furent redevables de leur perte : il n'y eut là rien que de fortuit, si ce n'est peut-être qu'en se reposant sur les vertus de l'incantation en question, beaucoup baissaient leur garde, surveillaient moins leur hygiène de vie et, de ce fait, compliquaient singulièrement la besogne du mantra, sûrs comme ils l'étaient que ces syllabes nues leur seraient un rempart et qu'Apollon-aux-longs-cheveux monterait la garde pour abattre l'infection avec force flèches. [37] Alexandre alla jusqu'à mettre sur pied, dans la Ville même, tout un bataillon d'informateurs recrutés parmi ses affidés, qui lui mouchardaient les sentiments des uns et des autres et le prévenaient à l'avance des marottes et des visées les plus ardentes de ses clientèles, si bien qu'il était paré pour leur répondre avant même que leurs envoyés ne fussent rendus chez lui. [38] Non content d'échafauder ces coups tordus pour ses campagnes péninsulaires, il peaufina son montage en instaurant des mystères, avec processions illuminées et saynètes sacrées, étalées en un triduum. Il s'ouvrait, comme à Athènes, sur une proclamation de cette teneur : «Que tout athée, Chrétien ou Épicurien venu espionner les rites décampe d'ici, et que l'initiation des dévots du dieu soit placée sous les meilleurs présages !» Toujours en hors- d'oeuvre, cet avertissement était immédiatement prolongé par une cérémonie d'éviction, qu'il enclenchait au cri de : «Les Chrétiens, dehors !», tandis que le troupeau faisait chorus en écho : «Les Épicuriens, dehors !» On avait alors droit à la mise en scène de l'accouchement de Léto, enfantant Apollon, et des épousailles d'icelui avec Coronis, qui donnait le jour à Asclépius. Le lendemain était dévolu à la manifestation et à la nativité du dieu Glycon. [39] La troisième manche, alias «journée des torches», théâtralisait les noces de Podalire et de la maman d'Alexandre et on y recourait effectivement à ce mode d'éclairage. Le final consistait en un tableau des amours de Sélène et Alexandre et de la naissance de Madame Rutilien. Notre émule d'Endymion y jouait les dadouques et les hiérophantes. Allongé au vu de tous, il feignait de sommeiller, jusqu'à ce que d'un plafond, ersatz de firmament, dévalât à sa rencontre, non pas l'astre de la nuit, mais une prénommée Rutilie. Épouse d'un des intendants de l'empereur, cette beauté était sincèrement éprise d'Alexandre, qui l'aimait en retour. Sous le nez de son minable de mari, nos tourtereaux s'embarquaient publiquement dans des patins et des papouilles qui eussent assurément abouti sous la ceinture si la salle n'avait été baignée d'un jour aussi dru. Peu après, Alexandre faisait une réapparition en costume de maître initiateur, dans un silence imposant, puis clamait d'une voix de stentor : «Vive Glycon !» «Vive Alexandre !» lui bêlaient à l'unisson les «Harmonieux» et «Hérauts» à la sauce paphlagonienne qui le talonnaient en gros sabots, l'haleine chargée de forts relents de saumures alliacées. [40] Lors de ces retraites aux flambeaux et autres gambades mystiques, Alexandre s'arrangeait souvent pour découvrir sa cuisse, qui donnait l'impression d'être en or : il devait en effet avoir enfilé une gaine de cuir mordoré, qui étincelait sous les luminaires. Incidemment, deux docteurs mabouls en arrivèrent même à disputer si, avec ce membre précieux, le gourou n'avait pas décroché l'âme même de Pythagore ou si, autre hypothèse, celle qu'il possédait ne présentait qu'une simple similitude avec celle du thaumaturge. Pour trancher leur controverse, ils s'en rapportèrent à Alexandre lui-même et le roi Glycon les tira de leur perplexité par un verdict de cette venue : «L'âme pythagorique expire puis revit, La prophétique sort de l'intellect de Zeus. Le Père l'envoya porter secours aux braves Puis, foudroyée par Zeus, elle retourne à lui.» [41] Lui qui avait taxé la pédérastie de pratique abominable et avait disposé que tout un chacun s'en abstiendrait, fut assez retors pour construire la filière que voici : les chefs-lieux pontiques et paphlagoniens étaient mis en demeure de lui livrer pour une période triennale des enfants de choeur destinés à chanter auprès de lui les saintes hymnes ; dûment calibrées, triées sur le volet, ces recrues devaient être des parangons de noblesse, de fraîcheur et de vénusté. Une fois qu'il les avait séquestrés, Alexandre les exploitait comme une valetaille achetée contre espèces sonnantes et trébuchantes, couchait avec eux et leur faisait subir mille et un outrages. Il poussa même le raffinement jusqu'à édicter une règle faisant défense à toute personne de plus de dix-huit printemps de jamais le saluer en l'embrassant sur le bec ou de lui faire la bise. S'en tenant généralement à tendre la main pour qu'on la baisât, il réservait ses effusions aux petits jeunets, les «admis au bisou». [42] Se jouant ainsi de la stupidité de ses aficionados, il dévergondait leurs bourgeoises sans la moindre retenue et coïtait avec leurs fistons. Et les époux regardaient déjà comme un honneur insigne et des plus enviables qu'il eût reluqué leurs légitimes. Avait-il condescendu, en prime, à les bécoter ? Les voilà aussitôt occupés à se persuader que des tombereaux de bénédictions allaient se déverser sur leur logis. Beaucoup de femmes se glorifiaient même de s'être laissé faire un marmot par lui. Et leurs conjoints de jurer leurs grands dieux qu'il en était bien ainsi... [43] Pour faire bonne mesure, j'aimerais verser au dossier une conversation que Glycon tint avec un certain Sacerdos, originaire de Tion, dont tu jaugeras la jugeote à l'aune de ses lubies. C'est à son domicile tionien que j'ai avisé ce dialogue, gravé en lettres de métal jaune : «- Ô mon seigneur Glycon, dis-moi qui tu es. - Un deuxième Asclépius. - Différent de l'Asclépius primitif ? Qu'entends-tu par là ? - La justice suprême ne consent point que tu en sois informé. - Combien d'années demeureras-tu parmi nous, à nous assister comme vaticinateur ? - Mille trois. - Et où te rendras-tu ensuite ? - À Bactres et dans sa région. Il faut bien que les primitifs profitent eux aussi de mon séjour terrestre. - Ton géniteur Apollon discourt-il encore dans ses autres succursales, à Didymes, Claros et Delphes, ou bien leurs lumières sont-elles fallacieuses ? - Évite également de m'entreprendre sur ce thème. Les dieux te l'interdisent. - Et moi, que m'adviendra-t-il au terme de mon existence actuelle ? - Tu seras un chameau, puis un destrier, et par après, un sage et un prophète qui n'aura rien à envier à Alexandre.» Conscient que l'énergumène était lié avec Lépide, Glycon clôtura ce conciliabule en le gratifiant de la monition versifiée que voici : «Garde-toi de Lépide : un triste sort l'attend.» Comme j'en ai déjà fait état, Alexandre avait en effet une frousse bleue d'Épicure, en qui il avait identifié un antagoniste et un contradicteur de taille à tenir tête à ses coups de bluff. [44] Du reste, il plaça en très vilaine posture un Épicurien qui avait eu le culot de le prendre en défaut devant une ribambelle de groupies. L'inconscient l'avait approché et s'était écrié à pleins poumons : «Toi, oui, toi, Alexandre, tu as décidé un tel, Paphlagonien, à déférer certains de ses serviteurs au gouverneur de la Galatie afin que la peine capitale leur soit appliquée pour le meurtre de son fils, étudiant à Alexandrie. Or, ce jeune homme est bien de ce monde et a refait surface, plus vif que jamais, après le supplice de ta domesticité, que tu as fait jeter en pâture aux fauves.» Que s'était-il passé ? Le garçon avait remonté le Nil jusqu'à Clysma, où il se laissa entraîner dans un périple pour l'Inde. Comme leur maître tardait, ces malheureuses gens de maison présumèrent qu'il avait trouvé la mort en croisant sur le fleuve ou avait été trucidé par des truands - ils pullulaient en ces temps. À leur retour, ils le donnèrent pour disparu. C'est à ce stade qu'intervinrent la diatribe et la condamnation des factotums... sur quoi le jeunot avait resurgi et narré son odyssée. [45] Ainsi s'exprima l'Épicurien. Furibond d'être contesté de la sorte et d'autant plus inapte à encaisser ces invectives qu'elles étaient indéniablement fondées, Alexandre ordonna aux témoins de l'algarade de lapider l'impudent, sous peine d'être eux-mêmes abandonnés à la malédiction et stigmatisés comme Épicuriens. Les pierres fusaient déjà lorsqu'un certain Démostrate, une personnalité de premier plan dans le Pont qui, par un heureux concours de circonstances, était de passage dans le secteur, l'agrippa et l'arracha de justesse à un trépas qu'il n'eût pas volé le cas échéant : dans un tel concert de fous, a-t-on idée d'être tout seul à raison garder et de s'exposer à la démence des Paphlagoniens ? [46] Voilà pour ce qui est des mésaventures de notre Épicurien. Lors de la convocation des solliciteurs qui avait lieu la veille du prononcé, le héraut demandait par ailleurs si un tel ou un tel bénéficierait d'une confidence. Si le jugement qui s'élevait des entrailles du pieux édifice vouait alors un de ces candidats «aux corbeaux», il ne se trouvait plus personne pour l'héberger sous son toit ou lui prêter le feu et l'eau : ravalé au rang des impies, des sans- dieu et - injure des injures - des Épicuriens, il était condamné à errer d'une contrée à l'autre. [47] Dans cet ordre d'idées, Alexandre se livra à une intervention d'un grotesque achevé. Un jour qu'il était tombé sur les Opinions maîtresses d'Épicure, qui, tu ne me démentiras pas, sont le chef-d'oeuvre de sa science et renferment la moelle de sa doctrine, il emporta le manifeste au centre de la place publique et le brûla sur un bûcher de figuier, comme si ainsi, il en eût fait griller l'auteur même. Il éparpilla ensuite les cendres du bouquin dans les vagues en assortissant son geste du commentaire subséquent : «Livre au feu les pensers de l'aveugle sénile !» Le misérable était dans l'ignorance de tout le bien que cet opuscule peut faire à son audience et ne pouvait concevoir la quiétude, l'équanimité et la liberté qu'il lui apporte en la délivrant des frayeurs, des fantômes et des chimères, des vaines spéculations et des appétits superflus tout en lui instillant la rationalité et le savoir véridique et en épurant véritablement sa pensée par la rigueur de la réflexion, la vérité et la lucidité, sans s'encombrer de gadgets aussi puérils que des brandons ou des scilles. [48] Parmi toutes les cuistreries dont le fripon se rendit coupable, il en est une que je voudrais t'exposer, tant elle est énorme. Comme le crédit dont jouissait Rutilien lui ouvrait toutes grandes les portes du palais et de la cour impériale, il activa ce relais pour acheminer une admonition en pleine guerre de Germanie, alors que Marc, notre souverain regretté, était déjà aux prises avec les Marcomans et les Quades. La révélation commandait que l'on engloutît dans le Danube, outre de somptueuses offrandes et moult aromates, une paire de lions vivants. Mais le mieux est encore de citer ce communiqué surnaturel : «Dans les eaux du Danube, onde du ciel venue, Je t'enjoins de jeter deux suppôts de Cybèle, Fauves hantant les monts, et ce qui pousse en Inde, Douces plantes et fleurs ; aussitôt surviendront Le triomphe et la gloire, et la paix désirable.» Ces directives furent respectées, mais après avoir nagé jusqu'en terrain hostile, les deux félins furent pris pour des chiens ou des loups nouvelle mouture et les sauvages leur réglèrent leur compte à coups de trique ; aussitôt après, nos troupes... essuyèrent la cuisante défaite que l'on sait et des pertes de quelque vingt mille hommes en un seul engagement. Ce désastre déboucha sur l'épisode d'Aquilée, à l'aboutissement duquel il s'en fallut d'un cheveu que la ville ne fût investie. Devant la tournure prise par les événements, notre extralucide se défila en invoquant crânement le célèbre subterfuge delphique opposé à Crésus : oui, la divinité avait incontestablement promis la victoire ; non, elle n'avait pas stipulé qui, des Romains ou du camp adverse, allait la remporter. [49] Comme l'affluence ne se tarissait pas et qu'Abonotique, tout engorgée par la cohue des touristes en consultation, tombait à court de vivres, Alexandre inventa les sessions dites «nocturnes» : il ramassait les copies, certifiait aux fidèles qu'il «se couchait dessus», puis rendait des arrêts prétendument transmis en songe par la divinité. La majorité de ces prophéties ne brillaient cependant pas par leur clarté ; elles battaient même des records d'ambiguïté et d'amphigouri dès que le bonze avait remarqué que le mot correspondant avait été protégé avec plus de soin que de coutume : optant pour la sécurité, il se bornait à y jeter ce qui lui passait par la tête, d'autant qu'à ses yeux le galimatias faisait vaticinatoirement très chic et qu'il avait sous la main des «exégètes» préposés au décryptage et au délayage de ses divagations et grassement rémunérés à cet effet par leurs destinataires. La charge était d'ailleurs vénale, ses titulaires étant astreints à verser à leur prélat une redevance individuelle d'un talent attique. [50] Dans le seul but d'impressionner les sots, il lui arrivait aussi de plastronner au bénéfice de quelqu'un qui ne l'avait pas requis, ne lui avait fait tenir aucun courrier... et n'existait tout simplement pas. Voici un échantillon de cette production : «Dans le plus grand secret, qui, me demandes-tu, Chez toi tringle en ton lit Dame Calligénie ? Ton valet Protogène, en tout ton confident ! Tu l'as niqué naguère : il baise ton épouse, Se vengeant à présent de ce suprême outrage. Pour t'empêcher de voir ou d'ouïr leurs méfaits, Ils ont confectionné des drogues délétères, Que tu découvriras près du mur, sous ta couche, À ton chevet ; complice est Calypso, ta bonne.» Démocrite lui-même n'aurait-il pas été désarçonné à l'audition d'un tel catalogue de patronymes et de détails - puis écoeuré une fois l'artifice éventé ? [51] À maintes reprises, il accorda également des pronostications à des barbares, non sans se donner un mal de chien pour dénicher localement des bonshommes de la même ethnie que ses clients lorsque l'un d'eux l'interrogeait dans son idiome, araméen ou galate. Il laissait par conséquent s'écouler un bon bout de temps entre le dépôt des requêtes et la remise des décisions, pour pouvoir décacheter tout à loisir et sans aucun danger, puis mettre la main sur les différents individus à même de faire fonction de traducteurs. C'est ainsi qu'un Scythe s'entendit riposter, textuellement : «Morphbargoulis à l'ombre echnenchicranc mourras.» [52] Dans un autre cadre, la prose oraculaire ci-après fut prononcée pour sommer un quidam qui n'était pas là - et était même carrément inexistant - de s'en retourner chez lui : «Celui qui t'a mandaté a été assassiné aujourd'hui même par son voisin Dioclès, avec l'aide des bandits Magnus, Célère et Boubale, qui ont déjà été appréhendés et mis aux fers.» [53] Laisse-moi encore t'énumérer quelques-unes des conjectures qui m'ont été décernées. «Alexandre est-il chauve ?», l'engageai-je à me spécifier, non sans cacheter mon piège avec une méticulosité délibérément outrée. La réaction tomba via un «nocturne» «Sabardalach malach, c'était un autre Attis.» À une autre occasion, je le fis plancher sur une seule et même colle, en l'occurrence la patrie du poète Homère, dans deux plis distincts, introduits sous des dénominations dissemblables. Pour l'un, mon jeune domestique, confessé sur la motivation de ma démarche, l'abusa en prétendant que je quêtais un remède pour soulager une douleur aux côtes, si bien qu'Alexandre réagit par ce stique : «Enduis-toi de cytmide et de baves équines.» Quant au second message, il lui concocta une réplique tout aussi étrangère à Homère, lorsqu'on lui conta que l'envoyeur était censé s'informer s'il valait mieux rallier l'Italie en bateau ou par le continent : «Ne va pas t'embarquer, déplace-toi par route.» [54] En outre, je payai de ma personne pour lui tendre bon nombre d'autres chausse-trapes de cette inspiration. En voici un morceau d'anthologie. Après avoir noté une seule sollicitation sur un billet, j'y portai les mentions réglementaires, «huit oracles, postulation d'un tel», en me camouflant sous un pseudonyme, et j'y joignis la rémunération tarifaire, soit huit drachmes et l'appoint. Leurré par la montant expédié et l'intitulé de l'envoi, il lesta mon unique réquisition (dont l'énoncé était : «Quand Alexandre se fera-t-il pincer en flagrant délit de tricherie?») d'une batterie de huit textes, plus absurdes et abstrus les uns que les autres et qui n'avaient, pour reprendre l'expression consacrée, ni queue ni tête. Par la suite, lorsqu'il comprit que je l'avais mystifié et que je m'attelais à dissuader Rutilien d'épouser sa gamine et de prendre pour argent comptant les monts et merveilles de ses élucubrations, il me prit bien évidemment en grippe et me considéra comme son ennemi juré. Son admirateur l'ayant sondé à mon propos, il décréta : «Il aime couchailler et badiner de nuit.» En un mot comme en cent, il me vomissait. [55] Comme il avait eu vent de mon arrivée sur les lieux - j'étais accompagné de deux soldats, un lancier et un piquier, que l'administrateur de la Cappadoce en fonction pour lors, une de mes relations, avait mis à ma disposition pour m'escorter jusqu'à la mer - et avait appris qui j'étais, Alexandre me fit convier avec autant d'empressement que de courtoisie. Je me rendis à ses instances et le trouvai entouré d'une presse dense. Par chance, j'avais emmené avec moi mes deux cerbères. Il me mit la dextre sous le tarin, pour le baisemain qui était de règle avec le vulgaire. J'y posai les lèvres, comme pour lui filer un bécot... et le mordit si vigoureusement qu'il manqua d'en perdre la jouissance. L'assistance tenta de m'étrangler et de m'estourbir pour cette félonie sacrilège, avec une indignation d'autant plus véhémente que j'avais apostrophé Alexandre en l'appelant par son petit nom, sans lui donner du «Monsieur le Prophète». Soutenant cette épreuve avec une ineffable magnanimité, Alexandre calma ses supporteurs et se targua de pouvoir sans difficulté aucune m'amadouer et démontrer ainsi toute la précellence d'un Glycon capable de se concilier ses contempteurs les plus acerbes. Après avoir congédié tous les gêneurs, il débobina son laïus : mais bien entendu qu'il était absolument au courant de mon identité et des conseils que j'avais donnés à son Rutilien. Pourquoi lui avais-je fait ce croc-en-jambe, alors qu'il était en mesure de me faire grimper dans l'estime de ce cacique ? Sur le moment, je fus bien aise d'acquiescer à ces offres de service, car je n'apercevais que trop bien dans quel pétrin je m'étais fourvoyé. Au sortir de cette entrevue, nous étions copain- copain, et lui avait époustouflé son monde par l'aisance avec laquelle il avait opéré ce retournement. [56] Ultérieurement, lorsque je décidai de m'embarquer, il me fit porter de pleines brassées de souvenirs et cadeaux et s'offrit à me fournir par dessus le marché le navire et les rameurs pour mon trajet - il se faisait que je voyageais en compagnie du seul Xénophon, car j'avais envoyé auparavant mon père et ma famille à Amastris. Je pensais qu'il formulait là une proposition franche et honnête. Mais au beau milieu de la traversée, mon sort m'eut l'air bien obéré lorsque j'eus le spectacle d'une prise de bec entre le pilote, atterré, et les matelots : Alexandre leur avait intimé l'ordre de nous sauter au collet et de nous faire boire la tasse ! Si cet oukase avait été mis à exécution, il se serait donc payé le luxe de vider notre querelle à moindres frais. À force de larmes, le marin persuada toutefois ses compagnons de ne nous faire aucun mal et il ajouta à mon adresse : «Moi qui mène depuis six décennies la vie sanctifiée et irréprochable dont tu peux faire le constat, moi qui suis marié et en charge de gosses, je refuse, âgé comme je le suis, de me souiller les mains du sang d'un assassinat.» C'est ainsi qu'il me révéla le motif pour lequel il nous avait pris comme passagers, et divulgua les consignes d'Alexandre. [57] Il nous débarqua dans cette Égiale qui est déjà mentionnée par ce vieil Homère et rebroussa chemin. Là, je me retrouvai avec des ambassadeurs bosphoriens qui naviguaient dans les parages afin de convoyer jusqu'en Bithynie le tribut annuel payé par Eupator, leur dynaste. Le récit que je leur fis des périls que nous avions affrontés eut l'heur d'éveiller leur sympathie. Accueilli à leur bord, j'accostai sain et sauf à Amastris, après avoir failli laisser ma peau dans ce guêpier. Après cet incident, je militai dans les rangs des détracteurs d'Alexandre et assoiffé de vengeance comme je l'étais, je fis flèche de tout bois. Dès avant le traquenard où il m'avait attiré, sa mentalité vicieuse m'avait d'ailleurs amené à le haïr et en avait fait ma bête noire. Je me disposais à le traîner en justice, et mon initiative avait le soutien d'autres plaignants, issus notamment de l'école de Timocrate, le philosophe d'Héraclée, mais Avitus, qui gouvernait alors la Bithynie et le Pont, se mit en travers de ma route et me pria, me conjura presque, d'abandonner les poursuites. Et de m'expliquer qu'il était en trop bons termes avec Rutilien pour pouvoir punir Alexandre, eût-il été pris la main dans le sac. Bloqué net dans mon élan, je jetai l'éponge : avec un juge ainsi luné, mes audaces tombaient à plat. [58] Alexandre était l'homme de tous les toupets, mais dans ce registre, il se surpassa, à mon sens, quand il eut le front de revendiquer auprès des instances supérieures qu'Abonotique fût rebaptisée Ionopolis et habilitée à procéder à l'émission un monnayage neuf, frappé de l'effigie de Glycon à l'avers et, au revers, de celle d'un Alexandre coiffé des bandelettes de son grand-père Asclépius et armé de l'inévitable coutelas de Persée, son aïeul maternel. [59] Alors qu'il s'était adjugé un diagnostic qui le faisait périr foudroyé à cent cinquante ans accomplis, il finit lamentablement, sans même avoir fait son entrée dans le club des septuagénaires : par une pirouette du destin qui n'a rien de surprenant pour un descendant de Poda-lire, son pied fut attaqué par une gangrène qui lui monta à l'aine et se mit à grouiller de vermine. Pour compléter le tout, c'est dans ce pénible contexte que sa calvitie fut découverte, lorsque la migraine le contraignit à se faire tamponner le crâne par ses médecins, opération qui ne pouvait s'effectuer qu'une fois sa moumoute ôtée. [60] Cet épilogue de la saga d'Alexandre, ce dénouement de toute la tragi-comédie qu'il avait jouée dégage comme un fumet providentiel, alors même qu'il fut tout à fait accidentel. Comme il n'y avait plus qu'à lui organiser des obsèques dignes de sa carrière et à programmer une manière de tournoi funèbre, dont l'atelier vaticinatoire représenterait le trophée, tout ce que cette mafia d'aigrefins pouvait aligner de capos s'aggloméra autour de Rutilien, lequel fut bombardé médiateur afin de désigner celui d'entre eux qui hériterait de l'officine et ceindrait les infules mystagogiques et prophétiques d'Alexandre. Un des protagonistes de ces péripéties était un dénommé Paetus, toubib aux tempes chenues qui se commit alors d'une façon indigne de son art comme de son âge. Mais le grand sachem qui arbitrait la compétition devait les renvoyer tous bredouilles et prorogea feu Alexandre dans ses prérogatives divinatoires. [61] De cette jungle de faits, tel est, mon brave, l'extrait succinct que j'ai estimé devoir te soumettre, non seulement en raison de la sollicitude que je te porte, à toi, mon camarade et ami, et de l'admiration que tu m'inspires plus que tout autre par ta sagesse, ta passion du vrai, ton naturel affable et pondéré, la sérénité de ta conduite et ton aménité envers tes interlocuteurs, mais aussi parce que j'ai voulu avoir le plaisir, que tu savoureras sans aucun doute avec moi, de procurer une revanche à Épicure, ce véritable saint, ce génie réellement divin, qui atteignit isolément à la connaissance authentique du beau et la vulgarisa, remplissant un rôle libérateur pour tous ceux qui le pratiquent. Et j'ai la faiblesse d'envisager que le présent ouvrage, soucieux de dénoncer quelques embrouilles tout en confortant certaines convictions des intelligences lucides, apparaîtra lui aussi revêtir quelque utilité pour ceux qui y jetteront les yeux.