[3,0] LIVRE III. [3,1] Tandis que l'Auster enflait la voile et poussait la flotte vers la pleine mer, tous les yeux étaient tournés du côté de la mer d'Ionie ; Pompée seul ne put détacher ses regards du rivage de l'Italie. Il voit s'évanouir les ports de la patrie, les côtes qu'il salue pour la dernière fois et les montagnes qui s'effacent au sein des nuages. Epuisé de fatigues, le héros enfin succombe, et se livre au sommeil. Alors une image pleine d'horreur se présente à ses yeux. [3,10] La pâle Julie sort du sein béant de ta terre, et telle qu'une furie, lui apparaît debout sur son bûcher : "Chassée de l'Élysée dans le Tartare, la guerre civile m'a bannie de l'asile des âmes justes au noir séjour des mânes criminels. J'ai vu les Euménides s'armer de torches pour les secouer sur vos armes. Le nocher du brûlant Achéron prépare des barques sans nombre. On agrandit les cachots des enfers. Les Furies suffisent à peine à châtier tant de criminels : les mains des Parques se lassent à trancher les jours de tant de victimes. Il t'en souvient, Pompée ; [3,20] le temps de notre hymen a été celui de tes triomphes. Tu as changé de fortune en changeant d'épouse. Elle est née pour le malheur de tous ses maris, cette Cornélie, femme sans pudeur ; qui n'a pas rougi d'entrer dans mon lit, quand mon bûcher fumait encore. Qu'elle soit donc sans cesse attachée à tes pas, et sur les mers et dans les camps, pourvu que je trouble ton sommeil auprès d'elle et que je dérobe à ton amour tous les moments que tu lui destines. Que César occupe tes jours et Julie tes nuits. Le Léthé qui donne l'oubli ne t'a point effacé de ma mémoire. Les dieux des enfers m'ont permis de te poursuivre. [3,30] Tu me verras, au signal du combat, m'élancer entre les deux armées. Mon ombre ne souffrira jamais que tu cesses d'être le gendre de César. Tu crois en vain trancher avec l'épée des noeuds sacrés ; la guerre civile va te rendre à moi. " A ces mots l'ombre se dérobe aux embrassements de son époux tremblant. Il s'éveille. Les menaces du ciel et des enfers, loin de l'abattre, l'élèvent au-dessus de lui-même. Il voit sa perte, et il y court. "Pourquoi, dit-il, m'effrayer d'un vain songe ? [3,40] Ou la mort n'est rien, ou elle ne doit laisser aucun sentiment de la vie." Déjà le soleil à son déclin se plongeait au sein de l'onde et nous cachait de son globe enflammé ce que la lune nous dérobe du sien, lorsqu'elle approche de sa plénitude ou qu'elle commence à s'en éloigner. Ce fut alors que la côte d'Illyrie offrit un asile sûr, un accès facile aux vaisseaux de Pompée. On ploie les voiles, on baisse les mâts, et l'on aborde à l'aide des rames. Dès que César, à qui les vents enlevaient sa proie, se trouva seul aux bords de l'Italie, loin de se réjouir d'en avoir chassé son rival, [3,50] il se plaint qu'à travers les flots les ennemis tournent le dos sans péril. Aucun succès ne flatte cette âme impatiente : la victoire elle-même est trop achetée, s'il faut l'attendre. Mais oubliant pour un temps la guerre, et tout occupé des soins de la paix, il cherche à se concilier la légère faveur du peuple : il sait que la disette ou l'abondance décide le plus souvent de sa haine ou de son amour ; que celui qui nourrit son oisiveté en est le maître, et qu'il n'est point de crainte qui retienne un peuple affamé. Il charge Curion d'aller dans les villes de la Sicile, [3,60] dans ces lieux où la mer engloutit ou bien déchira la terre, et s'en fit un rivage. Là, déployant sa fureur, l'Océan lutte sans cesse pour empêcher que les monts, jadis séparés, se rejoignent aujourd'hui. César répand aussi la guerre sur les rives de la Sardaigne. Ces deux îles sont renommées par la richesse de leurs moissons ; nulle autre contrée de la terre n'a tant de fois répandu l'abondance dans l'Italie et rempli les greniers de Rome. A peine la Lybie est-elle plus fertile dans les années mêmes où les vents du Midi permettent à Borée d'assembler les nuages vers le milieu de l'axe du monde [3,70] et d'y verser des pluies abondantes. Acquitté de ce premier soin, César marche à Rome en vainqueur. Ses légions le suivent, mais désarmées, et portent sur le front le présage de la paix. Dieux, s'il revenaitsans sa patrie vainqueur seulement des peuples de la Gaule et du Nord, quel triomphe pour lui ! Quelle pompe ! Le Rhin, l'Océan lui-même enchainés, la Gaule captive derrière son char, ainsi que le Breton aux cheveux blonds ! Que de gloire il a perdu en abusant de la victoire ! [3,80] Les habitants des villes n'accourent point sur sa route avec une joie tumultueuse ; sa vue leur inspire une muette terreur. En aucun lieu le peuple ne se précipite au-devant de ses pas. César s'applaudit cependant de leur inspirer tant de crainte ; à peine eût-il préféré leur amour. Déjà il a passé la haute citadelle d'Anxur, l'humide chemin qui partage les marais Pontins, et la forêt consacrée à la Diane de Scythie, et la route des faisceaux latins vers Albe-la-Haute ; déjà il découvre d'une roche élevée, cette Rome qu'il n'a pas vue depuis la guerre des Gaules. [3,90] Il s'étonne lui-même de l'état où il l'a réduite, et il lui adresse ces mots : "Est-il possible, ô séjour des dieux, que l'on abandonne tes murs sans y être forcé par la guerre ! Et quelle ville méritera qu'on la défende ? Heureusement ce n'est ni le Parthe, ni le Dace uni au Gète, ni le Sarmate secondé du Pannonien qui te menace : la Fortune n'oppose qu'un citoyen qui t'aime au chef timide qui n'ose te garder. Bénis la guerre civile " Bientôt César entre dans Rome où règne l'épouvante ; on s'attend qu'il va la livrer aux flammes comme une ville prise d'assaut, [3,100] ensevelir les dieux sous les ruines. On ne doute pas qu'il ne veuille tout ce qu'il peut ; il n'est rien qu'on ne craigne ; on ne feint même pas de le voir avec joie et de faire des voeux pour lui : à peine la haine peut-elle s'exhaler. Les sénateurs, du fond de leur retraite, se rendent au temple d'Apollon. C'est la première fois qu'un citoyen ose convoquer le sénat. On n'y voit point briller les insignes des consuls, point de préteurs, point de chaises curules ; César est tout, et c'est pour entendre la volonté d'un homme que le sénat est assemblé. Les pères conscrits prennent place, résolus de consentir à tout, [3,110] soit qu'il demande un trône ou des autels, l'exil ou la mort du sénat lui-même. Grâces aux dieux, César eut honte d'exiger ce que Rome n'eût pas eu honte de permettre. Cependant, la liberté indignée osa se révolter encore et tenter par l'organe d'un citoyen si les lois pourraient résister à la force. Le fougueux Métellus voyant qu'on allait enlever le trésor du temple de Saturne, accourut, se fit un passage à travers le cortége de César, et se présenta sur le seuil du temple qu'on allait ouvrir. L'avarice est donc la seule passion qui brave le fer et la mort ! [3,120] On foule aux pieds les lois sans que personne s'arme pour elles ; et le plus vil de tous les biens, l'or, excite un soulèvement. Métellus s'oppose au pillage du temple, et, d'une voix haute, s'adressant à César : "Tu n'ouvriras ces portes, lui dit-il, qu'après m'avoir percé le sein, et tu n'emporteras les dépouilles du temple que souillé du sang inviolable d'un tribun. Non, les dieux ne laisseront pas impunément souiller cette dignité sainte ; les Euménides l'ont vengée de l'impiété de Crassus. Tire ce glaive ! et frappe sans rougir ! Tu n'as point à craindre les yeux du peuple ; nous sommes seuls, Rome est déserte. [3,130] Que veux-tu ? Livrer la patrie en proie à tes soldats ? Il te reste encore tant de province, tant de villes à ruiner ! Qu'as-tu besoin trésors de la paix ? n'as-tu pas tous ceux de la guerre ?" Ce discours alluma la colère du vainqueur. "Tu te flattes en vain, lui dit-il, d'obtenir de moi une mort honorable ; non, Métellus, ma main ne sera point souillée d'un sang aussi vil que le tien. Il n'est point d'honneur qui te rende digne de mon ressentiment. C'est donc à toi qu'est confiée la défense de la liberté ? Certes, le temps a bien changé les choses, [3,140] si les lois aiment mieux s'appuyer sur Métellus que de fléchir devant César !" Alors impatient de voir que le tribun ne quittait point la porte du temple, il regardait les glaives de ses soldats rangés autour de lui et allait oublier le caractère pacifique dont il s'était revêtu, si Cotta n'eût dissuadé Métellus d'une résistance imprudente. "Sous l'autorité d'un seul, dit-il, la liberté se détruit par la liberté même ; vous en conserverez l'ombre, si, en cédant à la nécessité, vous semblez vouloir tout ce qu'elle exige. Vaincus, nous avons subi tant de lois injustes ! La seule excuse que peut avoir une si lâche obéissance, c'est l'impuissance de résister. [3,150] Qu'ils se hâtent d'emporter loin de nous ces trésors, fatales semences de guerre ! La ruine de l'État regarde et intéresse un peuple libre ; la misère d'un peuple esclave lui est moins onéreuse qu'à ses tyrans." Métellus s'éloigne à ces mots, et la roche Tarpéienne retentissant du bruit des portes annonce à Rome que le temple est ouvert. Du fond de ce temple fut alors tiré ce dépôt si longtemps inviolable des revenus du peuple romain : le tribut des Carthaginois , celui de Persée et de Philippe, tout l'or que Pyrrhus fugitif laissa dans tes mains, ô Rome ! [3,160] cet or, au prix duquel Fabricius avait refusé de te trahir ; ce qu'avait épargné la frugalité de nos pères ; ce que l'opulente Asie avait payé de tributs aux Romains ; ce que Métellus avait rapporté de l'ile de Crète et Caton des bords lointains de Chypre, enfin les dépouilles de l'Orient captif et les richesses de tant de rois étalées tout récemment encore dans les triomphes de Pompée, tout fut envahi ; le temple fut livré à la plus affreuse rapine, et dès lors, exemple inouï ! César fut plus riche que Rome. [3,170] Cependant la fortune de Pompée soulevait les nations destinées à la même chute que lui ; la Grèce qui voyait de plus près la guerre s'empressa d'y contribuer. Des campa;nes de la Phocide, de Cyrrha, et des deux sommets du Parnasse, des champs de Béotie que borde le Céphise prophétique, des environs de Thèbes où coule Dircé, de l'Élide qu'arrose l'Alphée, avant de traverser la mer, on voit les peuples accourir. L'Arcadien quitte le Ménale ; le Thessalien, l'Oeta, tombeau d'Hercule. Le Thesprote et le Dryope accourent ; les Selles, descendus des montagnes de l'Épire, [3,180] fuient leurs chênes désormais silencieux ; quoique épuisée de soldats, Athènes arme encore quelques vaisseaux dans le port de Phoebus, et trois navires semblent partir pour une nouvelle Salamine. La Crète antique et aimée de Jupiter vient au combat avec ses cent peuples ; Gnosse savante à vider le carquois, Gortyne dont la flèche le dispute à celle des Parthes. On voit venir l'habitant de la dardanienne Oricon, et l'Athamas errant et dispersé dans les profondeurs des forêts, Énchélée, au nom antique, témoin de la mort de Cadmus et de sa métamorphose, [3,190] l'habitant de Colchis et d'Absyrte, battue de l'écume des flots adriatiques, et ceux qui cultivent les campagnes du Pénée, et dont les mains laborieuses poussent la charrue thessalienne dans les champs de l'hémonienne Iolcos, Iolcos d'où partit le premier navire qui fendit la mer, quand le grossier Argo mêla des nations inconnues, viola leur rivage, et pour la première fois mit les mortels aux prises avec les vents, les ondes furieuses, et leur apporta un nouveau genre de mort. On déserte l'Hémus de Thrace, et Pholoé, berceau fantastique des Centaures, et le Strymon, qui envoie jusqu'aux tièdes rives du Nil [3,200] l'oiseau de ses bords, et la barbare Coné, où l'Inter aux cent bouches perd dans la mer ses ondes glacées dont il arrose l'île de Peucé ; et la Mysie, et Idalis que féconde l'eau fraîche du Caïque, et Arisbé, aux maigres sillons, et l'habitant de Pitané, et Célène qui maudit tes présents, ô Panas ! et la victoire d'Apollon ; et les bords où le rapide Marsyas, courant en ligne droite, rencontre le Méandre vagabond, se mêle à lui et remonte vers sa source ; et la terre qui laisse le Pactole sortir de ses mines d'or, [3,210] et les guérets qu'arrosa l'Hermus aussi riche que le Pactole. Les Troyens eux-mêmes, avec leurs tristes présages, accourent sous ces drapeaux, dans ce camp condamné à périr, rien ne les retient, ni la fable de Troie, ni César qui se prétend issu du Phrygien Iule. Voici venir les peuples de Syrie ; on déserte l'Oronte et Ninive l'Heureuse (tel est son nom), et Damas battue des vents, et Gaza, et l'Idumée, riche en palmiers, et la capricieuse Tyr, et Sidon, riche en pourpre ; sans faire de détour sur la mer, les vaisseaux de ces ports voguent vers le théâtre de la guerre, conduits sûrement par Cynosure. [3,220] Les premiers, s'il en faut croire la Renommée, les Phéniciens osèrent figurer par des signes grossiers la parole désormais fixée; Memphis ne savait pas encore tisser l'écorce née sur les rites du fleuve ; des oiseaux, des bêtes gravés sur la pierre conservaient seuls son mystérieux langage: On abandonne les bois du Taures, Tarse, fille de Persée, l'antre de Corycie aux roches rongées par l'eau ; Mallos et la lointaine Aega résonnent du bruit des navires, et le Cilicien, renonçant au métier de pirate, accourt sur un vaisseau régulier. Le bruit de la guerre remue les peuples les plus reculés de l'Orient, [3,230] et sur les rives du Gange qui, seul de tous les fleuves, ose déboucher dans l'Océan. en face du berceau du Soleil et lance ses flots contre l'Eurus qui les repousse ; c'est là que le héros de Pella, s'arrêtant, s'avoua vaincu par l'immense univers. Le même signal retentit sur l'Indus, ce fleuve qui se jetant au sein des mers par deux bouches profondes ne s'aperçoit pas dans sa rapidité que l'Hidaspe se mêle à ses eaux. En même temps s'unissent pour marcher aux combats, les peuples qui boivent sur ces bords la douce ligueur qu'un roseau distille ; et ceux qui teignent leur chevelure dans le jaune safran et qui sèment de pierreries le long tissu dont ils s'enveloppent ; [3,240] et ceux qui dressent eux-mêmes leurs bûchers et se jettent vivants au milieu des flammes. O quelle gloire n'est-ce pas pour eux de disposer ainsi d'eux-mêmes, et, rassasiés de la vie, d'en donner les restes aux dieux ! Viennent les farouches Cappadociens, et les hôtes du sauvage Amanus, et l'Arménien répandu le long du Niphate, qui roule des rocs ; les Coastres quittent leurs forêts qui touchent aux nuages ; Arabes, vous passez dans un monde inconnu et vous vous étonnez que l'ombre des bois ne se dessine plus à votre gauche. La fureur romaine soulève le lointain Horète [3,250] et les chefs Carmanes, dont l'horizon incliné vers l'Auster ne voit pas l'Ourse se plonger entièrement dans les flots ; au sein des nuits courtes, le rapide Bouvier ne brille qu'un instant ; et la terre d'Éthiopie qui ne verrait à cette région du ciel aucune constellation, si, incliné sur son jarret, le Taureau agenouillé ne laissait voir l'extrémité de son pied ; et les lieux où le vaste Euphrate lève sa tête près du Tigre rapide ; la Perse les fait naître tous deux d'une même source, et si la terre mêlait leurs eaux, on ne saurait quel nom donner à leur cours. Débordé dans les plaines, [3,260] le fertile Euphrate remplit en ces lieux le même rôle que le Nil égyptien ; quant au Tigre, soudainement engouffré dans la terre profonde, il cache sa source mystérieuse, et renaissant par une source nouvelle, il ne refuse pas à la mer le tribut de son onde. Entre César et les drapeaux ennemis, le Parthe belliqueux balance hésitant, il lui suffit d'avoir fait deux rivaux. Les hordes errantes de Scythie trempent leurs flèches dans le poison, comme font les habitants du Bactre glacé et des forêts immenses d'Hyrcanie. De là, l'Hénioque, issu de Lacédémone, cavalier terrible et redoutable ; [3,270] le Sarmate et le Mosque cruel, son voisin, et l'habitant de Colchos où le Phase roule l'or de ses ondes, et l'Halys fatal à Crésus ; là, où tombant du Riphée, le Tanaïs donne à ses rives le nom de deux univers ; limite commune entre l'Europe et l'Asie; il sépare ces deux contrées, et selon qu'il fléchit à droite ou à gauche, agrandit chaque région. On s'arme aux lieux où l'Euxin, mer torrentueuse, chassant les ondes méotides, ravit leur gloire aux colonnes d'Hercule, et refuse à Gadès l'honneur de recevoir seule l'Océan. [3,280] Puis ce sont les nations d'Essédonie, et vous, Arimaspes, qui rattachez vos chevelures avec un noeud d'or ; et le vaillant habitant d'Aria, et le Massagètes ennemi du Sarmate, qui dans ses longues guerres apaise sa faim par la chair du cheval qui le porte, et le Gélon rapide comme l'oiseau. Non, quand Cyrus menait ses bataillons des rives de l'Aurore, ni quand Xerxès comptait ses soldats par les traits qu'ils lançaient, ni quand le vengeur de Ménélas, de son frère outragé, sillonnait la mer écumante sous ses flottes, jamais on ne vit tant de rois sous un seul chef ; jamais on ne vit s'assembler des nations si différentes de moeurs, de costumes et de langage. [3,290] La Fortune a soulevé tous ces peuples pour les méler à cette ruine immense, pour faire à Pompée de dignes funérailles. Hammon, le dieu cornu, ne se lassa pas d'envoyer au combat ses bandes africaine, depuis le pays Maurique à l'occident, et les arides sables de Lybie, jusqu'aux Syrtes parétonniennes, à l'orient de ces rivages. Pour que l'heureux César reçût tout ensemble ; Pharsale lui donne à vaincre l'univers entier d'un seul coup. Dès que César est sorti des murs de Rome consternée, il semble donner à ses légions des ailes pour franchir les Alpes nuageuses. [3,300] Mais tandis que les autres nations frémissent au nom de César, Marseille, colonie de Phocée ose rester fidèle à son alliance, garde la foi jurée ; et toute grecque qu'elle est, préfère le parti le plus juste au plus heureux. Cependant elle veut essayer par un langage pacifique de fléchir la fureur indompsable de César et la dureté de cette âme superbe. Ses députés s'avancent, l'olive de Minerve dans les mains, au-devant de César et de ses légions. "Romains, dirent-ils, vos annales attestent que, dans les guerres du dehors, Marseille a, dans tous les temps, partagé les travaux et les dangers de Rome ; [3,310] aujourd'hui même, si tu veux, César, chercher dans l'univers de nouveaux triomphes, nos mains vont s'armer et te sont dévouées : mais si dans les combats où vous courez, Rome, ennemie d'elle-même, va se baigner dans son propre sang, nous n'avons à vous offrir que des larmes et un asile. Les coups que Rome va se porter nous seront sacrés. Si les dieux s'armaient contre les dieux, ou si les géants leur déclaraient la guerre, la piété des humains serait insensée d'oser vouloir les secourir par des voeux ou par des armes ; et ce n'est qu'au bruit du tonnerre que l'homme, aveugle sur le destin des dieux, [3,320] saurait que Jupiter règne seul aux cieux. Ajoutez que des peuples sans nombre accourent de toutes parts, et que ce monde corrompu n'a pas assez le crime en horreur pour que vos guerres domestiques manquent de glaives. Et plût aux dieux que la terre entière pensât comme nous, qu'elle refusât de seconder vos haines, et que nul étranger ne voulut se mêler à vos combattants ! Est-il un fils à qui les armes ne tombassent des mains à la rencontre de son père ? Est-il des frères capables de lancer le javelot contre leur frère ? La guerre est finie, si vous êtes privés du secours de ceux à qui elle est permise. Pour nous, la seule grâce que nous vous demandons, [3,330] c'est de laisser loin de nos remparts ces drapeaux, ces ailes terribles, de daigner vous fier à nos murs, et de consentir que nos portes soient ouvertes à César et fermées à la guerre. Qu'il reste sur la terre un asile inaccessible et sûr où Pompée et toi, si jamais le malheur de Rome vous touche et vous dispose à un accord, vous puissiez venir désarmés. Du reste, qui peut t'engager, quand la guerre t'appelle en Espagne, à suspendre ici ta mache rapide ? Nous ne sommes d'aucun poids dans la balance des destins du monde. Depuis que ce peuple, exilé de son ancienne patrie, [3,340] a quitté les murs de Phocée livrés aux flammes, quels ont été nos exploits ? Enfermés dans d'étroites murailles, et sur un rivage étranger, notre bonne foi seule nous rend illustres. Si tu prétends assiéger nos murs et briser nos portes, nous sommes résolus à braver le fer et la flamme, et la soif et la faim. Si tu nous prives du secours des eaux, nous creuserons, nous lécherons la terre ; que le pain nous manque, nous nous réduirons aux aliments les plus immondes. Ce peuple aura le courage de souffrir pour sa liberté tous les maux [3,350] que supporta Sagonte assiégée par Annibal. Les enfants arrachés des bras de leurs mères, presseront en vain leurs mamelles taries et desséchées par la faim et seront jetés fans les flammes : l'épouse demandera la mort à son époux chéri, les frères se perceront l'un l'autre, et cette guerre domestique leur fera moins d'horreur que celle où tu veux nous forcer. " Ainsi parlèrent les guerriers grecs ; et César dont la colère enflammait les regards, la laisse éclater en ces mots : "Ces Grecs comptent vainement sur la rapidité de ma course. Tout impatient que je suis de me rendre aux extrémités de la terre, [3,360] j'aurai le temps de raser Marseille. Réjouissez-vous, soldats, le sort met sur votre passage de quoi exercer votre valeur. Comme les vents ont besoin d'obstacles pour ramasser leurs forces dissipées et comme la flamme a besoin d'aliment, ainsi nous avons besoin d'ennemis. Tout ce qui cède nous dérobe la gloire de vaincre que la révolte nous offrirait. Marseille consent à m'ouvrir ses portes, si j'ai la bassesse de m'y présenter seul et sans armes. C'est peu de m'exclure, elle veut m'enfermer ! Croit-elle se dérober à la guerre qui embrase le monde ? [3,370] Vous serez punis d'avoir osé prétendre à la paix ! et vous apprendrez que du temps de César, il n'y a point d'asile plus sûr au monde que la guerre sous mes drapeaux". Il dit, et marche vers les murs de Marseille, où nul ne tremble. Il trouve les portes fermées et les remparts couverts d'une armée nombreuse et ré-solue. Non loin de la ville est une colline dont le sommet aplani forme un terrain spacieux. Cette hauteur, où il est facile à Cesar de se retrancher par une longue enceinte, lui présente un camp avantageux et sûr. Du côté opposé à cette colline, et à la même hauteur, s'élève un fort qui protège la ville, [3,380] et dans l'intervalle sont des champs cultivés. César trouve digne de lui le vaste projet de combler le vallon et de joindre les deux éminences. D'abord, pour investir la ville du côté de la terre, il fait pratiquer un long retranchement du haut de son camp jusqu'à la mer. Un rempart de gazon couvert d'épais créneaux, doit embrasser la ville et lui couper les eaux et les vivres qui lui viennent des champs voisins. Ce sera pour la ville grecque un honneur immortel, un fait mémorable dans tous les âges, [3,390] d'avoir soutenu sans abattement les approches de la guerre, d'en avoir suspendu le cours ; et tandis que l'impétueux César entrainait tout sur son passage, de n'avoir seule été vaincue que par un siège pénible et lent. Quelle gloire, en effet, de résister aux destins, et de retarder si longtemps la Fortune impatiente de donner un maitre à l'univers ! Les forêts tombent de toutes parts et sont dépouillées de leurs chênes ; car il fallait que, le milieu du rempart n'étant comblé que de légers faisceaux couverts d'une couche de terre, les deux bords fussent contenus par des pieux et des poutres solidement unies, de peur que ce terrain mal affermi ne s'écroulât sous le poids des tours. Non loin de la ville était un bois sacré, dès longtemps inviolé, [3,400] dont les branches entrelacées écartant les rayons du jour, enfermaient sous leur épaisse voûte un air ténébreux et de froides ombres. Ce lieu n'était point habité par les Pans rustiques ni par les Sylvains et les nymphes des bois. Mais il cachait un culte barbare et d'affreux sacrifices. Les autels, les arbres y dégouttaient de sang humain ; et, s'il faut ajouter foi à la superstitieuse antiquité, les oiseaux n'osaient s'arrêter sur ces branches ni les bêtes féroces y chercher un repaire ; la foudre qui jaillit des nuages évitait d'y tomber, les vents craignaient de l'effleurer. [3,410] Aucun souffle n'agite leurs feuilles ; les arbres frémissent d'eux-mêmes. Des sources sombres versent une onde impure ; les mornes statues des dieux, ébauches grossières, sont faites de troncs informes ; la pâleur d'un bois vermoulu inspire l'épouvante. L'homme ne tremble pas ainsi devant les dieux qui lui sont familiers. Plus l'objet de son culte lui est inconnu, plus il est formidable. Les antres de la forêt rendaient, disait-on, de longs mugissements ; les arbres déracinés et couchés par terre se relevaient d'eux-mêmes ; [3,420] la forêt offrait, sans se consumer, l'image d'un vaste incendie ; et des dragons de leurs longs replis embrassaient les chênes. Les peuples n'en approchaient jamais. Ils ont fui devant les dieux. Quand Phébus est au milieu de sa course, ou que la nuit sombre enveloppe le ciel, le prêtre lui-même redoute ces approches et craint de surprendre le maître du lieu. Ce fut cette forêt que César ordonna d'abattre, elle était voisine de son camp, et comme la guerre l'avait épargnée, elle restait seule, épaisse et touffue, au milieu des monts dépouillés. A cet ordre, les plus courageux tremblent. [3,430] La majesté du lieu les avait remplis d'un saint respect, et dès qu'ils frapperaient ces arbres sacrés, il leur semblait déjà voir les haches vengeresses retourner sur eux-mêmes. César voyant frémir les cohortes dont la terreur enchaînait les mains, ose le premier se saisir de la flache, la brandit, frappe, et l'enfonce dans un chêne qui touchait aux cieux. Alors leur montrant le fer plongé dans ce bois profané : "Si quelqu'un de vous, dit-il, regarde comme un crime d'abattre la forêt, m'en voilà chargé, c'est sur moi qu'il retombe. " Tous obéissent à l'instant, non que l'exemple les rassure, mais la crainte de César l'emporte sur celle des dieux. [3,440] Aussitôt les ormes, les chênes noueux, l'arbre de Dodone, l'aune, ami des eaux, les cyprès, arbres réservés aux funérailles des patriciens ; virent pour la première fois tomber leur longue chevelure, et entre leurs cimes il se fit un passage à la clarté du jour. Toute la forêt tombe sur elle-même, mais en tombant elle se soutient et son épaisseur résiste à sa chute. A cette vue tous les peuples de la Gaule gémirent, mais captive dans ses murailles, Marseille s'en applaudit. Qui peut se persuader, en effet, que les dieux se laissent braver impunément et cependant combien de coupables la Fortune n'a-t-elle pas sauvés ! Il semble que le courroux du ciel n'ait le droit de tomber que sur les misérables. [3,450] Quand les bois furent assez abattus, on tira des campagnes voisines des chariots pour les enlever ; le laboureur consterné vit dételer ses taureaux, et, obligé d'abandonner son champ, il pleura la perte de l'année. César trop impatient pour se consumer dans les longueurs d'un siège, tourne ses pas du côté de l'Espagne et ordonne à la guerre de le suivre vers cette extrémité du monde. Le rempart s'élève sur de solides palissades, et reçoit deux tours de la même hauteur que les murs de la citadelle. Ces tours ne sont point attachées à terre, mais elles roulent sur des essieux obéissant à une force cachée. Les assiégés, du haut de leur fort, voyant ces masses s'ébranler, [3,460] en attribuèrent la cause à quelque violente secousse qu'avaient donnée à la terre les vents enfermés dans son sein ; et ils s'étonnèrent que leurs murailles n'en fussent pas ébranlées ; mais tout à coup, du haut de ces tours mouvantes, tombe sur eux une grêle de dards. De leur côté, volent sur les Romains des traits plus terribles encore ; car ce n'est point à force de bras que leurs javelots sont lancés : décochés par le ressort de la baliste, ils partent avec la rapidité de la foudre, et au lieu de s'arrêter dans la plaie, ils s'ouvrent une large voie à travers l'armure et les os fracassés, y laissent la mort et volent au delà avec la force de la donner encore. Cette machine formidable lance des pierres d'un poids énorme, [3,470] et qui, pareilles à des rochers déracinés par le temps et détachés par un orage, brisent tout ce qu'elles rencontrent. C'est peu d'écraser les corps sous leur chute, elles en dispersent au loin les membres ensanglantés. Mais à mesure que les assiégeants s'approchaient des murs, à couvert sous la tortue, les traits qui de loin auraient pu les atteindre, passaient au-dessus de leurs têtes; et il n'était pas facile aux ennemis de changer la direction de la machine qui les lançait. [3,480] Mais la pesanteur des rochers leur suffit pour accabler tout ce qui s'approche; et ils se contentent de les rouler à force de bras du haut des murailles. Tant que les boucliers des Romains sont unis et qu'ils se soutiennent l'un l'autre, ils repoussent les traits qui les frappent, comme un toit repousse la grêle qui, sans le briser, le fait retentir. Mais sitôt que la force du soldat épuisée laisse rompre cette espèce de voûte, chaque bouclier seul est trop faible pour soutenir tous les coups qu'il reçoit. Alors on fait avancer le mantelet couvert de terre, sous cet abri, sous ce front couvert, on se prépare à battre les murs et à les ruiner par la base. [3,490] Bientôt le bélier dont le balancement redouble les forces, frappe et, tente de détacher ces longues couches de pierre qu'un dur ciment tient enchaînées et que leur poids même affermit. Mais le toit qui protège les Romains, chargé d'un déluge de feu, ébranlé par les masses qu'on y fait tomber et par les poutres qui, du haut des murs, travaillent sans cesse à l'abattre, ce toit tout à coup s'embrase et s'écroule, et, accablés d'un travail inutile, les soldats regagnent leur camp. Les assiégés n'avaient d'abord espéré que de défendre leurs murailles, ils osent risquer une attaque au dehors. [3,500] Une jeunesse intrépide sort à la faveur de la nuit : elle n'a pour armes ni la lance, ni l'arc terrible, ses mains ne portent que la flamme cachée à l'ombre des boucliers. L'incendie se déclare : un vent impétueux le répand sur tous les travaux de César. Le chêne vert a beau résister, les progrès du feu n'en sont pas moins rapides; partout où les flambeaux. s'attachent, le feu s'élance sur sa proie, et des tourbillons de flamme se mêlent dans l'air à d'immenses colonnes de fumée. Non seulement les bois entassés, mais les rochers eux-mêmes sont embrasés et réduits en poudre. Tout le rempart s'écroule en même temps, et dans ses débris dispersés, la masse en paraît agrandie. Les Romains, sans ressource du côté de la terre, [3,510] tentent la fortune sur mer. Déjà Brutus sur le vaisseau Prétorien, semblable à une forteresse, avait abordé aux îles Stéchades, accompagné d'une flotte que le Rhône avait vu construire et qu'il avait portée à son embouchure. On y joint des navires faits à la hâte, non de bois peints et décorés, mais de chênes grossièrement taillés, et tels qu'ils tombaient des montagnes ; du reste, fortement unis et formant un plancher solide et commode pour le combat. Marseille, de son côté, s'est résolue à courir avec toutes ses forces le hasard d'un combat. Les vieillards eux-mêmes ont pris les armes et viennent se ranger parmi les jeunes citoyens. Non seulement les vaisseaux en état de servir, [3,520] mais ceux qui dans le port tombaient en ruine et qu'on a réparés, sont chargés de combattants. Le soleil matinal répandait sur la face des eaux ses rayons brisés par les ondes. Le ciel était sans nuage, les vents en silence laissaient régner dans. l'air le calme et la sérénité, et la mer semblait s'aplanir pour la bataille. Alors chaque navire quitte sa place, et d'un mouvement égal, s'avancent des deux côtés ceux de Marseille et ceux des Romains. D'abord, la rame les ébranle, et bientôt à coups redoublés elle les soulève et les fait mouvoir. La flotte des Romains était rangée en forme de croissant. [3,530] Les solides galères et les navires à quatre rangs de rames forment un demi-cercle de bâtiments innombrables. Cette force redoutable fait face à la pleine mer. Au centre du croissant rentrent les vaisseaux liburniens, fiers de leur double rang de rames. Au-dessus de tous s'élevait la poupe du vaisseau de Brutus. Six rangs de rameurs lui faisaient tracer un sillon vaste au sein de l'onde, et ses rames les plus élevées s'étendaient au loin sur la mer. Dès que les flottes ne sont plus séparées que par l'espace qu'un vaisseau peut parcourir d'un seul coup d'aviron, [3,540] mille voix remplissent les airs, et l'on n'entend plus à travers ces clameurs ni le bruit des rames, ni le son des trompettes. On voit les rameurs balayer les flots et renversés sur les bancs se frapper la poitrine de leurs rames. Les proues se heurtent à grand bruit, les vaisseaux virent de bord, mille traits lancés se croisent dans l'air, bientôt la mer en est couverte. Déjà les deux flottes se déploient et les vaisseaux divisés se donnent un champ libre pour le combat. Alors, comme dans l'Océan, si le flux et le vent sont opposés, [3,550] la mer avance et le flot recule; de même les vaisseaux ennemis sillonnent l'onde en sens contraire, la masse d'eau que l'un chasse est à l'instant repoussée par l'autre. Mais les vaisseaux de Marseille étaient plus propres à l'attaque, plus légers à la fuite, plus faciles à ramener par de rapides évclutions, enfin plus dociles à l'action du gouvernail. Ceux des Romains, au contraire, avaient pour eux l'avantage d'une assiette solide, et l'on y pouvait combattre comme sur la terre ferme. Brutus dit donc à son pilote assis sur la poupe : "pourquoi laisser les deux flottes se disperser sur les eaux, [3,560] est-ce d'adresse que tu veux combattre ? Engage la bataille, et que nos vaisseaux présentent le flanc à la proue ennemie." Le pilote obéit et présente son vaisseau en travers de l'ennemi. Dès lors chaque vaisseau qui, de sa proue, heurte le flanc des vaisseaux de Brutus, y reste attaché, vaincu par le choc, et retenu captif par le fer qu'il enfonce. D'autres sont arrêtés par des griffes d'airain , ou liés par de longues chaînes. Les rames se tiennent enlacées, et les deux flottes couvrant la mer forment un champ de bataille immobile. Ce n'est plus le javelot, ce n'est plus la flèche qu'on lance ; [3,570] on se joint, on combat l'épée à la main. Chacun du haut de son bord se penche au-devant du fer ennemi ; les morts tombent hors du bord qu'ils défendent. Les eaux sont couvertes d'une écume de sang, la mer profonde en est épaissie, et les cadavres suspendus entre les flancs des vaisseaux, rendent impuissants les efforts que fait l'un des deux pour attirer l'autre. Parmi les combattants, les uns qui respirent encore en tombant, boivent leur sang avec l'onde amère ; d'autres luttant contre une mort lente, sont tout à coup ensevelis avec leur vaisseau qui s'entr'ouvre. [3,580] Les traits qui volent en vain ne tombent pas de même, et s'ils ont manqué leur première victime, il s'en trouve mille à frapper sur les eaux. L'une de nos galères, environnée de celles de Marseille, avait déployé ses forces sur ses deux bords et les défendait en même temps avec une égale intrépidité. Ce fut là que le brave Catus, combattant du haut de la poupe et voulant enlever le pavillon ennemi, reçoit deux flèches par de qui se croisent en lui perçant le coeur. D'abord son sang hésite, incertain par quelle plaie il va s'écouler ; [3,590] mais repoussant à la fois les deux flèches, il s'ouvre à grands flots l'un et l'autre passage, et semble, en divisant l'âme de ce guerrier, payer un double tribut à la mort. Dans ce combat s'était engagé le malheureux Télon, celui des Phocéens qui maîtrisait le mieux un navire dans la tempête. Jamais pilote n'a mieux prévu les variations de l'air annoncées par le soleil ou par le croissant de la lune ; toujours ses voiles étaient disposées pour le vent qui allait se lever. Il avait brisé du fer de sa proue le flanc du vaisseau qu'il attaquait. Mais un javelot lui perça le sein ; et le dernier effort de sa main défaillante fut de détourner son vaisseau. [3,600] Giarée va pour le remplacer et saute sur sa poupe. Le trait mortel le cloue au moment qu'il s'élance, l'attache et le tient suspendu au navire. II y avait deux jumeaux, la gloire de leur féconde mère. Les mêmes flancs les avaient conçus pour des destins bien différents. La cruelle mort distingua ces frères que leurs parents confondaient tous les jours. Hélas ! cette douce erreur est détruite : l'un d'eux a péri, et celui qui leur reste, éternel objet de leurs larmes, nourrit sans cesse leur douleur en leur offrant l'image de celui qui n'est plus. Ce malheureux jeune homme, voyant les rames de son vaisseau entrelacées avec celles d'un vaisseau romain, [3,610] osa porter la main sur le bord ennemi : un fer pesant tombe sur sa main et la coupe, mais sans lâcher prise, elle se roidit, attachée au bois qu'elle a saisi. Le malheur ne fit qu'irriter le courage du guerrier mutilé. De l'intrépide main qui lui reste, il veut reprendre celle qu'il a perdue ; mais un nouveau coup lui détache le bras et la main dont il combattait. Alors, sans bouclier, sans armes, il ne va point se cacher au fond du vaisseau ; mais de son corps exposé aux coups, il fait un rempart à son frère. [3,620] Percé de flèches, il se tient debout, et après le coup qui suffit à sa mort, il en reçoit mille, qui tous seraient mortels, et qu'il épargne à ses amis. Enfin, comme il sent que son âme va s'échapper par tant de plaies, il la ramasse et la retient dans ce corps défaillant ; il emploie tout le sang qui lui reste à tendre un moment les ressorts de ses membres, et consumant dans un dernier effort tout ce qu'il a de vie et de force, il se précipite sur le bord ennemi pour nuire au moins par le poids de sa chute. Ce vaisseau, comblé de cadavres, regorgeant de sang, brisé par les coups redoublés des proues, s'entr'ouvre enfin de toutes parts. [3,630] L'eau perce à travers ses flancs fracassés, et, dès qu'il est plein jusqu'aux bords, il s'engloutit, et dans son tourbillon il enveloppe les flots qui l'entourent. L'onde recule, l'abîme s'ouvre, la mer retombe et le remplit. Dans ce jour, le sort des combats étala sur la mer ses prodiges. Le fer recourbé que les Romains jetaient sur une galère ennemie atteignit un guerrier nommé Licidas, et il l'entraînait dans les flots. Ses compagnons veulent le retenir ; les jambes qu'ils saisissent leur restent ; le haut du corps en est détaché ; son sang ne s'écoule pas avec lenteur, comme par une plaie, [3,640] mais il jaillit à la fois par tous ses canaux brisés, et le mouvement de l'âme qui circule de veine en veine est tout à coup interrompu. Jamais la source de la vie n'eut pour s'épancher une voie aussi vaste. La moitié du corps, qui n'avait que des membres épuisés de sang et d'esprit, fut à l'instant la proie de la mort ; mais celle où le poumon respire, où le coeur répand la chaleur, lutta longtemps avant que de subir le sort de l'autre moitié de lui-même. Tandis qu'une troupe, obstinée à la défense de son vaisseau, se presse en foule sur le bord qu'on attaque et laisse sans défense le flanc qui n'a point d'ennemis, le navire penché du côté qu'elle appesantit, se renverse, [3,650] et couvre d'une voûte profonde et la mer et les combattants. Leurs bras ne peuvent se déployer et ils périssent comme enfermés dans une étroite prison. Alors on ne voit partout que l'affreuse image d'une mort sanglante. Tandis qu'un jeune homme se sauve à la nage, deux vaisseaux qui vont se heurter le percent du bec de leurs proues ; et ses os brisés par ce choc terrible n'empêchent pas l'airain de retentir. De ses entrailles écrasées, de la bouche le sang jaillit au loin dans les airs ; et lorsque les deux vaisseaux s'éloignent, [3,660] son corps transpercé tombe au sein des eaux. Une foule de malheureux prêts à périr et se débattant contre la mort tâchent d'aborder une de leurs galères ; mais dès qu'ils veulent s'y attacher, comme elle chancelle et va périr sous une charge trop pesante, du haut du bord, un fer impie coupe les bras sans pitié. Ces bras suppliants restent suspendus, les corps s'en détachent et tombent dans l'abîme, car l'eau ne peut plus soutenir le poids de ces corps mutilés. [3,670] Déjà les combattants ont épuisé leurs traits, mais leur fureur invente des armes. Les uns chargent l'ennemi à coups de rames, les autres saisissent les antennes et les lancent à force de bras. Les rameurs arrachent leurs bancs et les font voler d'un bord à l'autre. On brise le vaisseau pour combattre. Ceux-ci foulant aux pieds les morts, les dépouillent du fer dont ils sont percés ; ceux-là blessés d'un trait mortel, le retirent de la plaie et la ferment d'une main pour que le sang retenu dans les veines donne à l'autre main plus de force ; qu'il s'écoule après que le javelot est parti, c'est assez. [3,680] Mais rien ne fit dans ce combat autant de ravage que le feu, cet ennemi de l'Océan. La poix brûlante, le soufre, la cire enflammée répandent l'incendie avec elles. L'onde ne peut vaincre la flamme et des vaisseaux brisés dans le combat; un feu dévorant poursuit et consume les débris épars sur les eaux. L'un ouvre son navire aux ondes, pour éteindre l'incendie, l'autre pour éviter d'être submergé, s'accroche aux poutres brûlantes. De mille genres de mort, [3,690] le seul que l'on craigne est celui dont on se voit périr. Le naufrage même n'éteint pas la valeur. On voit ceux qui nagent encore ramasser les traits répandus sur la mer et les fournir à leurs compagnons qui combattent sur les vaisseaux, ou, d'une main mal assurée s'efforcer de les lancer eux-mêmes. Si le fer manque, l'onde y supplée, l'ennemi s'attache avec fureur à son ennemi, leurs bras et leurs mains s'entrelacent et chacun d'eux s'enfonce avec joie pour submerger l'autre avec lui. Il y avait dans ce combat, parmi les Phocéens, un homme exercé à retenir son haleine sous les eaux ; [3,700] soit qu'il fallût aller dégager l'ancre qui ne cède plus au câble, ou chercher au fond de la mer ce que le sable avait dévoré. Dès que ce plongeur redoutable avait noyé son adversaire, il revenait sur l'eau triomphant. Mais à la fin croyant remonter sans obstacle, sa tête rencontre le fond d'une galère et il reste englouti. On en vit s'attacher aux rames d'un vaisseau ennemi pour retarder sa fuite ; on en vit même se suspendre en mourant à la poupe de leur navire pour rompre le choc d'un navire opposé. Leur plus grand souci était que leur mort ne fût pas perdue. [3,710] Un Phocéen, nommé Ligdamus, instruit dans l'art des Baléares, fait partir de sa fronde un plomb rapide. Tyrrhénus qui commandait du haut de sa poupe en est atteint : le plomb mortel lui brise les tempes, et ses yeux dont tous les liens sont rompus, tombent, chassés de leurs orbites par des flots de sang ;, immobile et dans l'étonnement de ne plus voir la lumière, il prend ces ténèbres pour celles de la mort, mais bientôt se sentant plein de vie : "Compagnons, dit-il, employez-moi comme une machine à lancer les traits. Allons, Tyrrhénus, abandonnons ce reste de vie aux fureurs de la guerre, [3,720] et de mon cadavre tirons encore cet avantage de l'exposer aux coups destinés aux vivants." Il dit, et ses traits aveuglément lancés, ne laissent pas de porter atteinte. Argus, jeune homme d'une naissance illustre, en est frappé à l'endroit où le ventre se courbe vers les entrailles ; et en tombant sur le fer il l'enfonce. Sur le même vaisseau et à l'extrémité opposée était la malheureux père d'Argus, guerrier illustre dans sa jeunesse, et qui ne le cédait en valeur à aucun des Phocéens. Mais ici, courbé sous le poids des ans et tout consumé de vieillesse, [3,730] c'était un exemple et non pas un soldat. Témoin de la mort de son fils, il se traîne à pas chancelants, et, de chute en chute, le long du navire, il arrive jusqu'à la poupe et il y trouve son fils expirant. On ne voit point ses larmes couler ni ses mains frapper sa poitrine ; mais, comme il tend les bras, tout son corps se roidit, ses yeux se couvent d'épaisses ténèbres; il regarde son fils et il ne le reconnais plus. Celui-ci, dès qu'il aperçoit son père, soulève sa tête penchée sur son cou languissant. Il veut parler, la voix lui manque, seulement sa bouche muette demande à son père un dernier baiser [3,740] et invite sa main à lui fermer les yeux. Dès que le veillard est revenu à lui-même et que la cruelle douleur a repris des forces : "Je ne perdrai point, dit-il, le moment que me laissent les dieux cruels ; je percerai ce coeur vieilli. Argus, pardonne à ton père de fuir tes embrassements et les derniers soupirs de ta bouche. Le sang bout encore dans tes blessures ; tu respires, tu peux me survivre encore." A ces mots, quoique son épée fût tout entière plongée dans son sein, [3,750] il se hâte de se précipiter dans les flots, impatient de précéder son fils ; il n'ose se confier à une seule mort. La victoire n'est plus douteuse, le sort des combats s'est déclaré. La plupart des vaisseaux de Marseille sont abîmés sous les eaux, le reste ayant changé de matelots, reçoit et porte les vainqueurs ; un petit nombre gagnent la mer et cherchent leur salut dans la fuite. Quelle fut au dedans des murs la désolation des familles ! De quels cris les mères éplorées firent retentir le rivage ! On vit des épouses éperdues, qui, dans les cadavres flottants sur le bord, croyant reconnaître des traits souillés de sang, embrassaient le corps d'un ennemi qu'elles prenaient pour celui d'un époux. [3,760] On vit de misérables pères se disputer près des bûchers un corps mutilé. Cependant Brutus triomphant sur les mers s'applaudit d'avoir, le premier, joint à l'éclat des armes de César l'honneur d'une victoire navale.