[36,0] LIVRE XXXVI. [36,1] I. Rétabli sur le trône de son père, et corrompu à son tour par le succès, Demetrius se livre aux passions de la jeunesse, et s'abandonne à une lâche indolence : il devient aussi méprisable par sa faiblesse, que son père s'était rendu odieux par son orgueil. Voyant de tous côtés les villes se détacher de son empire, et voulant se soustraire au reproche de mollesse, il résolut d'aller faire la guerre aux Parthes. Les peuples de l'Orient virent avec joie son approche : ils détestaient la cruauté d'Arsacide, roi des Parthes, et habitués dès longtemps au joug des Macédoniens, ils supportaient avec peine la fierté de leurs nouveaux maîtres. Appuyé des secours des Perses, des Élymaeens, des Bactriens, Demetrius vainquit plusieurs fois les Parthes. Mais, trompé par une fausse paix, il tomba dans leurs mains ; et, promené de ville en ville, il fut exposé aux yeux des peules qui s'étaient déclarés pour lui, comme pour insulter à l'espoir que ses armes leur avaient inspiré. Envoyé ensuite en Hyrcanie, il y fut traité avec douceur, et entouré des égards dus à son ancienne fortune. Sur ces entrefaites, Tryphon, qui, dans la Syrie, s'était fait nommer par le peuple tuteur d'Antiochus, beau-fils de Demetrius, fait égorger son pupille, et s'empare de la couronne. Il la conserva longtemps ; mais, ayant perdu la faveur qui avait d'abord soutenu sa puissance, il est vaincu par le frère de Demetrius, Antiochus, encore dans l'enfance, qu'on élevait alors en Asie. Le sceptre de la Syrie rentra de nouveau dans la famille de Demetrius. Antiochus, se souvenant que son père s'était fait détester par son orgueil, et son frère mépriser par sa faiblesse, résolut d'éviter leurs défauts, et, ayant épousé Cléopâtre, femme de son frère, il poursuivit avec ardeur, et fit rentrer en son pouvoir les villes que les fautes de Demetrius avaient détachées de son empire. Il soumit aussi les Juifs, qui, sous son père Demetrius, avaient secoué le joug macédonien, et reconquis leur liberté par les armes. Cette nation acquit tant de force, qu'elle ne reconnut plus après lui aucun roi macédonien, et que, gouvernée par des maîtres pris dans son sein, elle désola la Syrie par ses attaques. [36,2] II. Les Juifs sont originaires de Damascène, une des premières cités de la Syrie, et berceau de la dynastie assyrienne, issue de la reine Sémiramis. Le roi Damascus donna son nom à cette ville : ce fut en l'honneur de ce prince que les Syriens révérèrent comme un temple le tombeau de son épouse Arathis, et la placèrent au rang des plus augustes divinités. Après Damascus régnèrent tour-à-tour Azelus, Adores, Abraham et Israhel. Mais l'heureuse naissance de dix fils éleva Israhel au dessus de tous ses aïeux : aussi, ayant divisé son peuple en dix tribus, il le partagea entre ses enfants. Du nom de Juda, mort après le partage, il leur donna le nom de Juifs. Il fit honorer la mémoire de celui dont ils avaient recueilli l'héritage. Joseph était le plus jeune d'entre eux. Redoutant son génie, ses frères se saisirent de lui et le vendirent en secret à des marchands étrangers, qui le transportèrent en Egypte. Instruit bientôt, par la pénétration de son esprit, dans les secrets de la magie, il gagna l'amitié du roi. Habile à expliquer les prodiges, il découvrit le premier l'art d'interpréter les songes : sciences divines ou humaines, rien ne semblait caché pour lui ; il prévit, plusieurs années d'avance, la stérilité de la terre, et l'Égypte toute entière eût péri par la famine, si le roi n'eût, d'après son avis, ordonné de tenir longtemps les récoltes en réserve ; et ses prédictions, toujours accomplies, semblaient émaner d'un dieu et non d'un homme. Il eut pour fils Moïse qui, héritier des talents de son père, se fit encore remarquer par sa beauté. Affligé de la galle et de la lèpre, les Égyptiens, obéissant à un oracle, le chassèrent de leur pays avec tous ceux que le mal avait frappés, pour empêcher la contagion de se répandre. Placé à la tête de ces bannis, il dérobe aux Égyptiens les images de leurs divinités ; ceux-ci s'étant armés pour le poursuivre, se virent forcés par la tempête de rentrer dans leur pays. Ainsi Moïse, rentré à Damascène, son antique patrie, s'établit au mont Sina, et n'y étant arrivé avec son peuple qu'après sept jours de fatigue et de jeûne dans les déserts de l'Arabie, il consacra pour jamais au jeûne le septième jour, appelé sabbat dans la langue du pays, parce que cette journée avait terminé leur faim et leur voyage. Puis, se souvenant que la crainte de la contagion les avait fait bannir de l'Égypte, et craignant que la même cause ne les rendît odieux à leurs voisins, ils s'interdirent tout commerce avec les étrangers ; et cette loi, dictée par la politique, devint insensiblement une institution religieuse. Après Moïse, son fils Aruas, créé d'abord pontife des dieux de l'Égypte, reçut plus tard le titre de roi ; et dés-lors ce fut chez les Juifs un usage constant dé réunir sur la même tête la couronne et le sacerdoce : ce mélange du pouvoir avec la religion accrut merveilleusement son empire. [36,3] III. Le baume que cette contrée produit seule enrichit la nation. On y voit une vallée entourée d'une chaîne de montagnes, comme un camp de ses remparts. Son étendue est de deux cents arpents ; son nom est Jéricho. Dans cette vallée est un bois fertile et riant, planté de palmiers, et des arbrisseaux qui donnent le baume. Ils ressemblent aux arbres résineux, mais sont moins hauts, et se cultivent comme la vigne. Ils distillent le baume en certain temps de l'année. La température de ce lieu étonne autant que sa fertilité ; car, bien que le pays tout entier soit en proie au plus ardent soleil, dans cette vallée règne constamment un air frais et doux qui y semble naturel. Dans cette contrée est le lac Asphaltite, à qui l'étendue et le calme de ses eaux ont fait donner le nom de mer Morte ; en effet, le bitume dont sont imprégnées ses eaux résiste à l'action du vent. On n'y saurait naviguer ; car il submerge tout objet inanimé, et les matières enduites d'alun peuvent seules se maintenir à sa surface. Xerxès, roi de Perse, fut le premier qui dompta les Juifs, qui, plus tard, tombèrent avec les Perses sous la domination d'Alexandre, et restèrent plusieurs années unis au royaume de Syrie, sous le joug des Macédoniens. S'étant détachés de Demetrius, ils obtinrent l'amitié des Romains, qui, prodigues alors du bien d'autrui, les mirent en liberté avant toute autre nation de l'Orient. [36,4] IV. Tandis que le sceptre de Syrie ne cessait de changer de maîtres, le roi Attale en Asie souillait, par le massacre de ses amis et de ses proches, la puissance qu'il avait reçue d'Eumène, son oncle paternel ; il les accusait d'avoir, par leurs maléfices, fait périr sa vieille mère et son épouse Bérénice. Après tant de fureurs et de crimes, il se couvre de sales vêtements, laisse croître ses cheveux et sa barbe à la manière des accusés, cesse de paraître en public, se dérobe aux yeux du peuple, bannit de son empire la joie et les fêtes, et semble, par sa démence, venger les mânes de ses victimes. Puis, négligeant tout soin de son empire, il bêche ses jardins, y sème des graines, et, mêlant ensemble des semences salutaires et nuisibles, il envoie à ses courtisans, comme gage précieux d'amitié, des plantes ainsi empoisonnées. Puis, oubliant ce goût pour se livrer à l'art du statuaire, il fait des figures de cire, et se plaît à couler et à battre le bronze. Il entreprit ensuite d'élever à sa mère un tombeau ; mais, dans ce nouveau travail, l'ardeur du soleil le rendit malade, et il mourut en sept jours. Par son testament, il institua le peuple romain son héritier. Mais Eumène avait eu d'une courtisane d'Éphèse, fille d’un joueur de harpe, un fils illégitime nommé Aristonicus, qui, à la mort d'Attale, s'empara de l'Asie comme d'un patrimoine. Vainqueur dans plusieurs batailles des villes que la crainte de Rome empêchait de se livrer à lui, son titre paraissait reconnu, quand l'Asie fut décernée au consul Licinius Crassus. Ce général, moins occupé de combattre que d'enlever les trésors d'Attale, ayant, vers la fin de l'année, conduit contre l'ennemi ses soldats en désordre, fut vaincu, et paya de sa vie son imprudente cupidité. Le consul Perpenna, envoyé à sa place, vainquit Aristonicus à la première rencontre, s'empara de sa personne, et chargea sur des vaisseaux, pour les faire conduire à Rome, les riches trésors d'Attale, légués au peuple romain. Jaloux de sa gloire, le consul M. Aquilius, son successeur, précipita sa marche pour lui enlever Aristonicus, comme un ornement dû à son triomphe. Mais la mort de Perpenna vint terminer ces différends. Ainsi l'Asie, tombée au pouvoir des Romains, leur transmit à la fois ses trésors et ses vices.