[19,0] LIVRE XIX. Guerre des Carthaginois en Sicile. [19,1] I. Magon, général des Carthaginois, ayant le premier de tous fondé sur la discipline militaire la puissance carthaginoise, et affermi, par ses vertus autant que par ses talents, la grandeur de sa patrie, meurt laissant deux fils, Hasdrubal et Hamilcar, qui, suivant les traces glorieuses de leur père, firent voir qu'il leur avait transmis son génie avec son sang. Sous leurs ordres, Carthage porta la guerre en Sardaigne, et combattit les Africains, qui depuis longtemps lui demandaient en vain le tribut annuel promis pour prix du sol qu'elle avait occupé. Mais les Africains virent la justice de leur cause couronnée par le sort des combats, et Carthage, posant les armes, finit la guerre en acquittant sa dette. Hasdrubal, mortellement blessé en Sardaigne, laissa le commandement à son fière Hamilcar : les regrets de ses concitoyens, le souvenir de onze dictatures et de quatre triomphes honorèrent ses funérailles ; et, comme s'il eût emporté dans le tombeau la puissance de sa patrie, les ennemis reprirent confiance. Fatigués des injures que sans cesse ils essuyaient des Carthaginois, les peuples de la Sicile implorèrent l'appui de Leonidas, frère du roi de Sparte, et alors s'allume une guerre sanglante, opiniâtre, où la victoire fut longtemps balancée. A cette époque, des députés de Darius, roi de Perse, vinrent défendre aux Carthaginois d'immoler des victimes humaines, et de se nourrir de chiens ; le roi leur ordonnait aussi d'ensevelir leurs morts au lieu de les livrer aux flammes et demandait leurs secours contre la Grèce, où il allait porter ses armes. Sans cesse en guerre avec leurs voisins, les Carthaginois lui refusèrent leurs secours ; mais pour ne point multiplier les refus, ils se soumirent en tout le reste à ses ordres. [19,2] II. Hamilcar, tué dans la guerre de Sicile, laissa trois fils, Himilcon, Hannon et Giscon. Hasdrubal avait un pareil nombre d'enfant, Hannibal, Hasdrubal et Sappho. Les affaires de Carthage étaient alors confiées à leurs mains. Ou fit la guerre aux Maures, on combattit les Numides, on força les Africains à renoncer au tribut que leur avait promis Carthage naissante. Cette famille de généraux, maîtres et juges absolus de toutes leurs actions, parut dangereuse à la liberté ; on choisit cent sénateurs à qui les généraux, au retour de leurs campagnes, devaient rendre compte de leur conduite, pour que le souvenir des lois et l'attente d'un jugement servît de frein à leur puissance dans la guerre. En Sicle, Himilcon succéda à Hamilcar. Souvent vainqueur sur terre et sur mer, et maître d'un grand nombre de villes, il perdit tout à coup son armée par les ravages d'un mal contagieux. Apportée à Carthage, cette nouvelle plongea les habitants dans le deuil ; la ville retentit de cris de douleur, comme si l'ennemi en eût occupé les murs ; les maisons, les temples se ferment, le prêtre suspend les sacrifices ; le citoyen interrompt ses travaux. Bientôt on court au port ; chacun interroge sur le sort des siens : les soldats qu'il voit sortir des vaisseaux, échappés en petit nombre à ce désastre. Mais quand cette attente incertaine encore, quand cette alternative d'espoir et de crainte s'évanouit pour chacun à la nouvelle de ses malheurs particuliers, des cris douloureux, de plaintives lamentations, et les sanglots déchirants des mères se font entendre partout sur le rivage. [19,3] III. Cependant le malheureux Himilcon sort de son vaisseau, négligemment vêtu d'une tunique d'esclave : à son aspect, les groupes des citoyens éplorés se rassemblent autour de lui ; il élève les mains vers le ciel, déplorant tour-à-tour son triste sort et le désastre de sa patrie : il reproche aux dieux de lui ravir ces triomphes, ces nombreux trophées qu'il devait à leur bienfait, de détruire par la peste et non par le fer cette armée qui avait pris tant de villes, et si souvent vaincu sur terre et sur mer. C'était du moins, disait-il, une grande consolation pour ses concitoyens de songer que l'ennemi pouvait bien se réjouir, mais non se glorifier de leurs désastres ; ceux qui étaient morts n'avaient pas succombé sous ses coups, ceux qui revenaient dans leur patrie n'avaient pas fui devant lui. Le butin qu'il avait enlevé dans un camp abandonné n'était pas de ces dépouilles que l'orgueil d'un vainqueur se plaît à étaler, mais de ces biens que la mort fortuite de leurs maîtres a laissés vacants et livrés aux mains qui s'en emparent. Vainqueurs de leurs ennemis, ses soldats n'avaient été vaincus que par la peste ; mais son chagrin le plus vif était de n'avoir pu mourir au milieu de tant de braves, et de se voir réservé, non pour goûter les douceurs de la vie, mais pour servir de jouet au malheur ; que cependant, après avoir ramené dans Carthage les tristes débris de ses troupes, il allait à son tour suivre ses compagnons d'armes, et montrer à sa patrie que, s'il avait prolongé jusque là ses jours, ce n'était point par amour de la vie, mais par crainte d'abandonner, en mourant au milieu des armées ennemies, ceux qu'avait épargnés ce fléau terrible. Déplorant aussi son malheur, il entre dans la ville, arrive à sa maison, salue d'un dernier adieu le peuple qui le suivait, et, faisant fermer les portes, sans permettre à ses fils eux-mêmes de paraître devant lui, il se donne la mort.