[18,0] LIVRE XVIII. Guerre de Pyrrhus en Italie et en Sicile. Digression sur l'histoire ancienne de Carthage. [18,1] I. PYRRHUS, roi d'Épire, pressé par une nouvelle députation de Tarente, et par les prières des Samnites et des Lucaniens qui avaient aussi besoin de secours contre les Romains, cédant moins d'ailleurs aux voeux de ces peuples suppliants, qu'à l'espoir de conquérir l'Italie, s'engage à leur conduire une armée (1). Déjà porté à cette expédition, l'exemple de ses aïeux acheva de l'y entraîner. Il craignait de rester au dessous de son oncle Alexandre, qui avait défendu cette même Tarente contre les Brutiens ; ou de montrer moins d'audace qu'Alexandre le Grand, qui avait subjugué l'Orient en portant ses armes si loin de ses états. Il confie donc la garde de son royaume à Ptolémée, son fils, âgé de quinze ans, et débarque son armée au port de Tarente, conduisant avec lui Alexandre et Helenus, ses plus jeunes enfants, pour charmer l'ennui d'une guerre si lointaine. Instruit de son arrivée, et pressé de le combattre avant qu'il ait reçu les secours de ses alliés, le consul romain Valerius Lévinus se hâte de lui présenter la bataille. Malgré l'infériorité du nombre, le roi n'hésita point à l'accepter. Les Romains avaient déjà l'avantage, quand l'aspect des éléphants, qu'ils ne connaissaient point encore, les frappa d'un soudain effroi, et les mit bientôt en fuite : les Macédoniens durent à un monstre nouveau d'arracher la victoire à leurs vainqueurs. Mais elle coûta cher aux ennemis. Pyrrhus fut blessé grièvement, et perdit une partie de son armée : il eut plus à se glorifier qu'à se réjouir de son triomphe (2). Ce premier succès lui ouvrit les portes d'un grand nombre de villes. On vit entre autres les Locriens, embrassant le parti de Pyrrhus, lui livrer la garnison romaine. Le roi renvoya sans rançon deux cents soldats romains ainsi tombés en son pouvoir, pour que Rome connût sa générosité, comme elle avait éprouvé sa valeur. Peu de jours après (3), l'armée des alliés s'étant unie à lui, il livre une deuxième bataille où il obtint le même succès qu'à la première. [18,2] II. Cependant Magon, envoyé par Carthage avec cent vingt vaisseaux pour secourir les Romains, se présente au sénat, annonçant "que les Carthaginois n'avaient pu voir sans colère un monarque étranger porter la guerre au sein de l'Italie : qu'ils l'avaient donc envoyé pour opposer en faveur de Rome, aux attaques des armes étrangères, l'appui d'un secours étranger." Le sénat rendit grâces à Carthage, et refusa ses secours. Mais bientôt Magon, en rusé Carthaginois, vient secrètement trouver Pyrrhus, comme s'il voulait traiter de la paix au nom de Carthage, mais pour étudier, en effet, ses projets sur la Sicile, où on le disait appelé. Car les Carthaginois n'avaient offert des secours aux Romains que pour retenir Pyrrhus en Italie, en y prolongeant la guerre, et l'empêcher de passer en Sicile. Cependant Fabricius Luscinus, député par le sénat roman, avait conclu la paix avec le roi. Envoyé par Pyrrhus, Ginéas vint à Rome avec de riches présents, pour faire ratifier le traité ; il n'y trouva personne dont la porte s'ouvrît à ses dons. Les Romains se signalèrent encore vers cette époque par un semblable exemple de désintéressement. Des ambassadeurs, envoyés en Égypte par le sénat, avaient refusé les magnifiques présents que leur offrait Ptolémée : quelques jours après, invités à sa table, on leur présenta des couronnes d'or : ils les acceptèrent par respect ; mais le lendemain, ils en ornèrent les statues du roi. Cinéas vint annoncer à son maître qu'Appius Claudius avait fait rejeter la paix. Interrogé "sur ce qu'il pensait de Rome," il répondit "qu'il avait cru voir une ville de rois." Bientôt la Sicile entière, sans cesse désolée par les armes des Carthaginois, fait offrir l'empire à Pyrrhus, qui, laissant à Locres son fils Alexandre, et ayant placé de fortes garnisons dans les villes de son parti, fait passer son armée en Sicile. [18,3] III. Puisque j'ai parlé de Carthage, je dois dire quelques mots sur son origine, et remonter même à l'histoire des Tyriens, dont les désastres ne furent pas moins déplorables. Les Tyriens sont issus des Phéniciens, qui, forcés par un tremblement de terre d'abandonner le sol de leur patrie, vinrent s'établir d'abord près du lac Assyrien, et plus tard sur le ravage de la mer. Ils y fondèrent une ville qu'ils nommèrent Sidon, parce que le poisson abondait dans ces parages : car Sidon, en langue phénicienne, signifie poisson. Longtemps après, le roi d'Ascalon ayant pris leur ville, ils s'embarquèrent et allèrent fonder la ville de Tyr, un an avant la chute de Troie. Longtemps harcelés par les Perses, ils restèrent enfin vainqueurs ; mais leurs forces étaient épuisées, et ils subirent les plus indignes violences de la part de leurs nombreux esclaves. Ceux-ci conspirent, égorgent leurs maîtres, et avec eux tous les hommes libres ; ils s'emparent de leur ville et du gouvernement, occupent les maisons et épousent les veuves de leurs maîtres ; sans être libres eux-mêmes, ils donnent le jour à une postérité libre. Parmi tant de milliers d'esclaves, un seul, d'un caractère plus doux, se laissa toucher aux malheurs de son vieux maître et du jeune fils de celui-ci : loin de les traiter avec cruauté, il ne sentit pour eux qu'une tendre amitié ; il répandit donc le bruit de leur mort, et les cacha à tous les regards. Bientôt les esclaves délibèrent sur le sort de l'empire, et décident de nommer roi, comme le plus agréable aux dieux, celui d'entre eux qui le premier aurait aperçu le soleil levant. Il vient annoncer cette nouvelle à Straton (c'était le nom de son maître), dans le lieu qui lui servait d'asile. Instruit par ses conseils, tandis que tous les autres, réunis dès le milieu de la nuit dans une même plaine, tiennent leurs yeux attachés vers l'orient, lui seul dirigea ses regards vers le couchant. Chercher à l'occident le lever du soleil semblait d'abord à tous un acte de folle ; mais lorsqu'à l'approche du jour les points les plus élevés de la ville se dorèrent de ses premiers rayons, il y montra le premier, à ses compagnons dans l'attente, l'éclat de ce soleil que cherchaient vainement leurs regards. Cet artifice parût au dessus de l'imagination d'un esclave : on en voulut connaître l'auteur ; il fut forcé de désigner son maître. On sentit par là la supériorité de l'homme libre sur l'esclave ; on comprit que celui-ci, inférieur en adresse, ne l'emportait qu'en cruauté. Ce vieillard et son fils furent épargnés, et, comme ils semblaient conservés par un bienfait des dieux, Straton reçu le titre de roi. Après sa mort, le trône passa à son fils, puis à ses neveux. L'attentat des esclaves, publié au loin, fut pour l'univers un exemple redoutable. Aussi Alexandre-le-Grand, faisant longtemps après la guerre en Orient, pour venger en quelque sorte le repos des peuples, s'empara de la ville, et fit mettre en croix, en mémoire de ces anciens forfaits, ceux qui avaient survécu au combat. La postérité de Straton fut seule conservée et replacée sur le trône ; des hommes de naissance libre, étrangers à ces crimes, vinrent peupler l'île ; et, succédant à la race anéantie des esclaves, furent le germe d'une population nouvelle. [18,4] IV. Ainsi fondée sous les auspices d'Alexandre, Tyr dut à l'économie et à ses efforts pour s'enrichir une rapide prospérité. Lorsqu'avant le massacre de ses premiers maîtres elle abondait en citoyens et en richesses, une colonie de jeunes gens, envoyée en Afrique, y avait fondé Utique. Vers cette époque, mourut 1e roi Tyron, après avoir institué héritiers son fils Pygmalion et sa fille Elissa, jeune vierge d'une rare beauté. Pygmalion, malgré son extrême jeunesse, fut appelé au trône par le peuple, et Elissa épousa Acerbas, son oncle maternel, prêtre d'Hercule, qui occupait à ce titre le second rang dans l'état : il possédait d'immenses trésors, qu'il prenait soin de cacher, craignant la cupidité du roi ; il les gardait au sein de la terre, et non pas dans son palais : le fait n'était pas connu, mais la renommée en parlait. Instruit par ces bruits, et enflammé d'un désir coupable, Pygmalion, au mépris des lois humaines et des sentiments de la nature, égorgea Acerbas, à la fois son oncle et son beau-frère. Longtemps pleine d'horreur pour le meurtrier, Elissa sut enfin déguiser sa haine, et, composant son visage, elle se prépare en secret à la fuite. Elle s'associe quelques-uns des grands, comme elle ennemis du roi et empressés de le fuir. Attaquant alors son frère par la ruse, elle annonce le dessein d'aller se fixer près de lui : "elle veut, dit-elle, oublier son époux, et quitter ce palais doit l'aspect importun, frappant toujours ses regards, ranime et perpétue ses regrets. " Pygmalion consent avec plaisir aux propositions de sa soeur : il espérait recevoir avec elle les trésors d'Acerbas. A l'approche de la nuit, elle fait embarquer avec ses trésors ceux qu'avait envoyés le roi pour aider les apprêts de son départ, gagne la haute mer, et les force à jeter dans les flots des sacs pleins de sable, qui semblaient contenir ses trésors. Puis, versant des larmes, et répétant tristement le nom d'Acerbas, elle le conjure de reprendre ces richesses qu'il lui laissa, et d'accepter en sacrifice l'or qui avait causé sa perte." S'adressant ensuite aux envoyés du roi, elle leur dit "que la mort qui lui est réservée, elle la souhaite depuis longtemps : mais que pour eux d'affreux tourments, de cruels supplices les puniront d'avoir dérobé à la cupidité du tyran les richesses d'Acerbas, qu'il avait voulu acheter par un parricide." Tous, épouvantés, consentent à s'exiler avec elle. De nombreux sénateurs, dont la fuite était préparée, viennent se joindre à elle, en implorant par des sacrifices l'appui d'Hercule, dont Acerbas avait été le pontife : ils vont chercher une autre patrie. [18,5] V. Ils abordèrent bientôt à l'île de Chypre , où le grand prêtre de Jupiter, docile à l'ordre des dieux, vient avec sou épouse et ses enfants offrir à Elissa de partager sa fortune, stipulant pour lui-même et pour sa postérité un sacerdoce éternel. Cette condition parut un présage heureux. C'était la coutume de Chypre (4), qu'à des jours marqués, les jeunes filles nubiles vinssent sur le rivage de la mer gagner l'argent qui devait les doter, en sacrifiant à Vénus les restes de leur virginité. Environ quatre-vingts d'entre elles, enlevées par l'ordre d'Elissa, sont placées sur ses vaisseaux pour devenir les épouses de ses jeunes gens et servir à peupler sa ville. Cependant Pygmalion, instruit de la fuite de sa soeur, se préparait à la poursuivre et à porter contre elle ses armes impies : il se laissa calmer enfin par les prières de sa mère et par les menaces des dieux : les devins lui déclaraient "qu'il ne troublerait pas impunément l'établissement d'une cité que la faveur des dieux distinguait déjà du reste du monde : " la troupe fugitive dut son salut à ces oracles. Arrivée sur les côtes d'Afrique, Élissa recherche l'aminé des habitants, qui voyaient avec joie, dans l'arrivée de ces étrangers, une occasion de trafic et de mutuels échanges. Ensuite elle acheta autant de terrain qu'en pouvait couvrir une peau de boeuf, pour assurer jusqu'à son départ un lieu de repos à ses compagnons fatigués d'une si longue navigation ; puis, faisant couper le cuir en bandes très étroites, elle occupe pies d'espace qu’elle n'en avait paru demander. De là vint plus tard à ce lieu le nom de Byrsa. Attirés par l'espoir du gain, les habitants des contrées voisines accourant en foule pour vendre leurs denrées à ces hôtes nouveaux, ils s'établissaient parmi eux, et leur nombre toujours croissant donna bientôt à la colonie l'aspect d'une ville. Les députés d'Utique, retrouvant en eux des frères, vinrent leur offrir des présents et les presser de fonder une ville dans le lieu que le sort venait de leur donner pour asile. Les Africains voulurent aussi retenir ces étrangers parmi eux. Ainsi, du consentement de tous, Carthage est fondée ; un tribut annuel est le prix du terrain qu'elle occupe. En commençant à creuser ses fondements, on trouva une tête de boeuf qui présageait un sol fécond, mais de difficile culture, et un esclavage éternel ; on alla donc élever la ville sur un autre terrain : en le creusant, on y trouva une tête de cheval, symbole de valeur et de puissance, qui semblait consacrer le siège de la cité nouvelle. Attirés par la renommée, de nombreux habitons vinrent bientôt la peupler et l'agrandir. [18,6] VI. Déjà Carthage état riche et puissante, lorsqu'Hiarbas, roi des Maxitains, ayant appelé près de lui dix des principaux Carthaginois, leur demanda la main d'Elissa, sous menace de la guerre. Les députés n'osant rapporter ce message à la reine, ont recours, pour la surprendre, à l'astuce carthaginoise. Le roi, disaient-ils, voudrait que l'un d'eux vînt civiliser les Africains et leur roi ; mais qui pourra consentir à s'éloigner de ses frères pour aller partager la vie sauvage de ces barbares ? La reine leur répond par des reproches : craindraient-ils de sacrifier les douceurs d'une vie tranquille au salut de cette patrie, à laquelle ils devraient, au besoin, sacrifier leur vie elle-même. Ce fut alors qu'ils lui rendirent compte des volontés du roi, en ajoutant que, pour sauver Carthage, elle devait suivre elle-même les conseils qu'elle venait de donner. Surprise par cet artifice, Élissa, baignée de larmes, et poussant des cris plaintifs, invoqua longtemps le nom de son époux Acerbas ; enfin elle promit d'aller où l'appelaient les destins de Carthage. Elle prend un délai de trois mois, fait élever aux portes de la ville un vaste bûcher, immole de nombreuses victimes destinées, dit-elle, à apaiser les mânes de son époux et à expier son nouvel hymen ; puis, armée d'un poignard, elle monte sur le bûcher, et se tournant vers le peuple : "Docile à vos désirs, dit-elle, je vais me joindre à mon époux ; " et elle se perce le sein. Tant que Carthage fut invincible, Élissa reçut les honneurs divins. Fondée soixante-douze ans avant Rome (5), cette ville, illustre au dehors par ses succès militaires, se vit sans cesse en proie aux agitations domestiques. La peste étant venue ajouter à ses désastres, elle ensanglanta les autels, et chercha un remède dans le crime : elle immola des hommes en sacrifice ; sans pitié pour un âge qu'épargne le glaive ennemi, elle égorgea des enfants dans ses temples, et crut apaiser les dieux par le sang même de ceux pour lesquels on implore si souvent leur faveur. [18,7] VII. La haine des deux vint punir ces forfaits. Longtemps vainqueurs en Sicile, les Carthaginois ayant porté leurs armes en Sardaigne, y perdirent, dans une cruelle défaite, la plupart de leurs soldats. Malée, leur général, sous les auspices duquel ils avaient soumis une partie de la Sicile, et souvent triomphé des Africains, fut banni avec les débris de son armée vaincue. Indignés de ces rigueurs , les soldats envoient des députés à Carthage, d'abord pour solliciter leur retour et le pardon de leurs revers, et bientôt pour déclarer qu'ils obtiendraient par la force des armes ce que I'on refuserait à leurs prières. Prières et menaces sont également dédaignées. Aussitôt ils s'embarquent et paraissent en armes devant la ville. Là, ils jurent au nom des dieux et des hommes qu'ils ne viennent pour asservir, mais recouvrer leur patrie, et montrer à leurs concitoyens que c'est la fortune et non le courage qui leur a manqué dans le dernier combat. Les communications sont coupées, et la ville assiégée est réduite au désespoir. Cependant Cartalon, fils du général exilé, à son retour de Tyr, où les Carthaginois l'avaient envoyé peur offrir à Hercule le dixième du butin que Malée avait fait en Sicile, passe près du camp de son père ; et, appelé devant lui, il fait répondre qu'avant d'obéir au devoir particulier de fils, il satisfera au devoir public de la religion. Indigné de ce refus, Malée ne voulut pas cependant outrager dans son fils la majesté même des dieux. Mais peu de jours après, Cartalon, muni d'un sauf-conduit du peuple, étant retourné vers son père, et se montrant à tous les regards couvert de la pourpre et des bandelettes du sacerdoce, son père le prit à part et lui dit : "As-tu bien osé, scélérat, paraître brillant d'or et de pourpre aux yeux de tes malheureux concitoyens, et entrer comme en triomphe, paré des insignes du repos et du bonheur, dans ce camp plein de tristesse et de larmes ? Ne pouvais-tu te montrer à d'autres yeux ? Fallait-il choisir pour théâtre ce lieu témoin des malheurs de ton père et des douleurs de son exil ? Et naguère, appelé devant moi, tu as outrageusement dédaigné, je ne dis pas ton père, mais le chef de tes concitoyens ! Cette pourpre, ces couronnes dont tu te pares, sont-elles autre chose que les titres de mes victoires ? Puisque tu ne vois plus dans ton père qu'en exilé, je veux à mon tour n'être plus que général, et mettre, par ton exemple, les infortunes des pères à l'abri des outrages des fils." Et aussitôt il le fit attacher, revêtu de ses ornements, à une croix très élevée, à la vue de la ville. Peu de jours après, il s'empare de Carthage, assemble le peuple, se plaint de son injuste exil, qui l'a forcé de recourir aux armes ; et déclare que, content de sa victoire, il se borne à punir les auteurs de ces désastres, et pardonne à tous les autres de l'avoir injustement banni. Il fit mettre à mort dix sénateurs, et rendit la ville à ses logis. Bientôt, accusé lui-même d'aspirer au trône, il fut puni du double parricide commis contre son fils et sa patrie. Magon, général après lui, accrut par ses talents et la paissance, et l'empire, et la gloire militaire de Carthage.