[16,0] LIVRE XVI. Suite de l'histoire de la Macédoine jusqu’à l'avènement de Lysimaque. [16,1] I. LA mort de Philippe suivit de près celle de Cassandre son père ; et bientôt, la reine Thessalonice, veuve de Cassandre, est mise à mort par son fils Antipater : elle lui demanda en vain la vie par le sein qui l'avait nourri. Lorsqu'après la mort de son époux elle partageait l'empire entre ses fils, elle s'était montrée, disait-on, favorable à Alexandre : tel fut le prétexte de ce parricide, d'autant plus odieux à tous, que rien ne prouva la faute qu'Antipater imputait à sa mère. Quel motif légitime pourrait d'ailleurs excuser un parricide ? Aussi vit-on Alexandre, voulant venger sur son frère le meurtre de sa mère, demander l'appui de Demetrius ; et celui-ci, dans l'espoir d'envahir la Macédoine, se hâta de s'unir à lui. Lysimaque, redoutant son approche, engage Antipater, son gendre, à se réconcilier avec son frère, plutôt que d'ouvrir la Macédoine à l'ennemi de son père. Mais Demetrius pressent que l'inimitié des deux frères va cesser ; il fait assassiner Alexandre, envahit la Macédoine, et convoque l'armée pour prononcer devant elle l'apologie de son crime. Là, il déclare "que, menacé le premier par Alexandre, il a prévenu le crime plutôt qu'il ne l'a commis ; que par son expérience, fruit de l'âge, il convient mieux au trône de Macédoine, auquel il a d’ailleurs des droits ; son père avait accompagné dans toutes leurs campagnes et le roi Philippe et Alexandre-le-Grand ; plus tard, il avait protégé l'enfance des fils d'Alexandre, et poursuivi ceux qui les trahissaient. Au contraire, Antipater, l'aïeul de ses jeunes rivaux, avait été pour la Macédoine un maître plus dur que ses rois eux-mêmes : Cassandre, leur père, couvert d'un sang auguste, avait, sans épargner ni les femmes ni les enfants, frappé la race des rois jusque dans ses derniers rejetons. Il poursuivait sur les fils de Cassandre les crimes dont il n'avait pu le punir lui-même : et Philippe, Alexandre, si les mânes conservent quelque sentiment, devaient voir avec joie l'empire de la Macédoine passer, non à leurs assassins, aux meurtriers de leur race, mais à leurs vengeurs." Les Macédoniens apaisés le reconnurent pour souverain : Lysimaque lui-même, alors forcé de se défendre contre Doricète, roi de Thrace, craignant d'avoir à combattre un nouvel ennemi, fit la paix avec Demetrius, et lui livra le reste de la Macédoine qui avait appartenu à son gendre Antipater. [16,2] II. Demetrius, avec toutes les forces de la Macédoine, se préparait donc à envahir l'Asie, lorsque Ptolémée, Seleucus et Lysimaque, à qui la guerre précédente avait montré les heureux effets de la concorde, forment une alliance nouvelle, réunissent leurs troupes, et viennent le combattre en Europe. Pyrrhus, roi d'Épire, se joint à eux, et s'associe à cette expédition : il espérait que Demetrius perdrait la Macédoine aussi facilement qu'il l’avait acquise. Cet espoir ne fut point trompé : Pyrrhus séduit les soldats de son rival, l'oblige à fuir, et s'empare du trône de Macédoine. Cependant Lysimaque fait égorger son gendre Antipater, qui l'accusait de lui avoir enlevé son royaume : il fait emprisonner sa fille Eurydice, qui joignait ses plaintes à celles de son époux. On vit ainsi le meurtre, les supplices, le parricide, venger sur la race entière de Cassandre les mânes d'Alexandre-le-Grand et de sa famille assassinée. Entouré de tant d'armées ennemies, Demetrius, au lieu de chercher un trépas honorable, se livra lâchement à Seleucus. A la fin de la guerre, Ptolémée meurt couvert de gloire : avant sa maladie, il avait, contre le droit des gens, cédé son sceptre au plus jeune de ses fils ; et le peuple, à qui il rendit compte de sa conduite, applaudit à l'élévation du fils autant qu'à la générosité du père. Tous deux avaient donné plus d'un exemple de leur mutuelle tendresse, et le jeune prince devenait plus cher encore à la nation, lorsqu'on voyait son père, après lui avoir publiquement cédé le titre de roi, remplir encore auprès de lui l'office d'un de ses gardes, et préférer le nom de père du roi à la puissance souveraine. [16,3] III. Cependant la discorde, fruit ordinaire de l'égalité, excitait la guerre entre Pyrrhus et Lysimaque, unis naguère contre Demetrius, Lysimaque, vainqueur, s'empare de la Macédoine, dont il avait chassé Pyrrhus. De là il passe en Thrace, et marche bientôt contre Héraclée, ville dont l'origine et la chute sont également merveilleuses. L'oracle de Delphes avait ordonné aux Béotiens, désolés par la peste, "de fonder dans le Pont une colonie consacrée à Hercule." Tous aimèrent mieux attendre la mort dans leur patrie, que d'affronter les périls d'une navigation lointaine, et l'ordre du dieu ne fut point accompli. Mais bientôt les Phocéens portent la guerre dans leur pays : battus en plusieurs rencontres, les Béotiens consultent de nouveau l'oracle, et apprennent "que le remède qui eût arrêté les ravages de la peste, doit mettre fin aussi aux maux de la guerre." Une troupe de colons se forme, et va fonder dans le Pont la ville d'Héraclée. Sur cette terre où les appelait le destin, ils virent s'accroître rapidement leur puissance. Tour-à-tour menacés par les armes des nations voisines et par des dissensions intestines, ils s'illustrèrent par plusieurs belles actions, et surtout par le trait suivant. Lorsque, après la défaite des Perses, les Athéniens vainqueurs imposaient à la Grèce et à l'Asie des tributs destinés à l'entretien de leur flotte, chaque peuple s'empressait d'y contribuer dans l'intérêt de son salut : les seuls Héracléens s'y refusèrent, comme alliés des rois de Perse. Envoyé par Athènes pour les contraindre à payer, Lamachus avait laissé ses vaisseaux sur les côtes, et désolait leur territoire, lorsqu'une tempête vint tout à coup détruire, avec sa flotte, la plus grande partie de son armée. La perte de ses vaisseaux lui fermait la mer ; sur terre, il n'osait traverser avec une poignée d'hommes tant de contrées barbares mais les Héracléens, ne voulant se venger que par des bienfaits, le renvoyèrent avec des vivres et des secours ; ils crurent, en s'attachant l'amitié de ceux qu'ils avaient eus pour ennemis, être assez, dédommagés du ravage de leurs campagnes. [16,4] IV. Parmi les maux qu'ils souffrirent, il faut compter la tyrannie. Le peuple demandait l'abolition des dettes et le partage des terres possédées par les riches. Le sénat, ne pouvant mettre fin aux désordres, ni réprimer la licence qu'un trop long repos avait produite, implora le secours de l'Athénien Timothée, et bientôt d'Épaminondas, général thébain. Tous deux refusèrent, et les sénateurs eurent recours à Cléarque, qu'eux-mêmes avaient exilé : l'excès de leurs maux les forçait à rappeler pour la défense de la patrie l'homme à qui la patrie avait été fermée. Cléarque, animé au crime par son exil, ne vit dans les dissensions intestines qu'une voie vers la tyrannie : il s'unit en secret avec Mithridate, ennemi d'Héraclée, et s'engage par un traité à lui livrer la ville où il est rappelé, pour la gouverner ensuite en son nom. Mais plus tard, il fait tomber Mithridate lui-même dans le piège qu'il préparait à son pays. Rentré dans Héraclée comme arbitre des discordes civiles, à l'instant même qu'il avait fixé pour remettre la ville aux mains de Mithridate, il s'empare de sa personne et de son escorte, et lui fait acheter sa liberté par des sommes immenses. Devenu l'ennemi de son allié, on le vit bientôt aussi, de défenseur des nobles, devenir le patron du peuple il se soulève contre ceux qui ont élevé sa puissance, qui l'ont rappelé de l'exil, qui lui ont livré la citadelle : il déploie même contre eux toutes les rigueurs d'une cruauté tyrannique. Enfin, il convoque une assemblée, et déclare que désormais il ne secondera plus les violences du sénat : il protégera même le peuple, si ces fureurs se prolongent. Si les citoyens se trouvent assez forts pour résister à leurs ennemis, il va quitter la ville avec ses soldats, pour ne pas prendre part aux dissensions civiles : s'ils se croient trop faibles, il est prêt à servir leur vengeance : ils doivent donc, ou ordonner son départ, ou le choisir pour appui de leur cause. Le peuple, séduit par ces discours, lui défère le pouvoir souverain (3), et, dans sa haine aveugle contre le sénat, il se livre avec ses enfants et ses femmes à la domination d'un tyran. Cléarque fait saisir et charger de chaînes soixante sénateurs ; les autres avaient pris la fuite : la multitude s'applaudit de voir le sénat détruit par son propre chef, et frappé par le bras dont il attendait son salut. Le tyran menace tous les sénateurs de la mort pour leur arracher une rançon plus forte : sous prétexte de les dérober secrètement à la fureur du peuple, il reçoit d'eux des sommes immenses, et avec leur fortune leur ravit bientôt la vie. [16,5] V. Il apprend ensuite que les sénateurs fugitifs se préparent à le combattre, et que la compassion soulève les cités en leur faveur. II affranchit aussitôt leurs esclaves, et pour que les plus nobles familles vissent combler la mesure de leurs maux, il ordonne sous peine de mort, aux femmes et aux filles de ses victimes, d'épouser leurs esclaves : il espérait augmenter en ceux-ci, et leur dévouement à sa cause, et leur acharnement contre leurs maîtres. Mais à ces femmes illustres un si horrible hymen sembla pire qu'une prompte mort : elles se tuèrent, les unes avant les noces ; les autres au sein des fêtes nuptiales, après avoir égorgé leurs nouveaux époux : et leur fierté généreuse les déroba à ces affreux malheurs. Le combat se livre : le tyran triomphe, et fait traîner sous les yeux du peuple les sénateurs captifs. A son retour dans la ville, il prodigue les chaînes, et les tortures, et la mort : rien n'est à l'abri de ses cruautés. A ses fureurs, à sa barbarie, il joint le délire de l'orgueil : enivré de ce, longs succès, il semble oublier qu'il est homme, il se proclame fils de Jupiter. Un aigle d'or, emblème de sa céleste origine, est porté devant lui dans les rues ; il emprunte aux rois de théâtre leurs manteaux de pourpre, et leurs cothurnes, et leurs couronnes d'or ; il donne à son fils le nom de Ceraunus (4), et usurpe le nom des dieux qu'outrageaient déjà ses mensonges. Indignés de tant d'excès, deux jeunes gens d'un sang illustre, Chion et Léonidès, jurent d'affranchir leur patrie par le meurtre du tyran : disciples de Platon, ils voulurent pratiquer, pour le salut de leur pays, ces leçons de sagesse qu'ils puisaient chaque jour dans les entretiens de leur maître. Ils placent en embuscade cinquante conjurés, leurs parents, et eux-mêmes, feignant une querelle, se rendent à la citadelle : ils étaient connus du tyran, et ils obtiennent accès près de lui. Il écoutait les plaintes de l'un d'eux, il est tout à coup frappé par l'autre ; mais ces hommes généreux, secourus trop tard par leurs amis, périssent sous les coups des gardes. Ainsi, en égorgeant le tyran, ils ne purent affranchir leur patrie : Satyres, frère de Cléarque, s'empara à son tour du pouvoir ; et, pendant une longue suite d'années, les Héracléens gémirent sous le sceptre héréditaire des tyrans.