[14,0] LIVRE XIV. Histoire des guerres entre les généraux d'Alexandre-le-Grand jusqu'à la mort de Cassandre. [14,1] I. LORSQUE Eumène eut appris que Perdiccas était mort, que lui-même état déclaré par les Macédoniens ennemi public, qu'enfin Antigone marchait contre lui, il se hâta d'en instruire ses soldats, craignant que la renommée ne leur exagérât le péril, ou que ces nouvelles inattendues n'abattissent leur courage : il voulait aussi par là pénétrer leurs sentiments secrets, afin de régler son plan d'après la disposition générale des esprits. Il déclara pourtant avec fermeté, que quiconque se sentait effrayé était libre de se retirer ; et ces paroles lui gagnèrent si bien les coeurs, que tous l'exhortèrent à se défendre, et promirent de déchirer avec le glaive les décrets des Macédoniens. Conduisant alors son armée en Etolie, il impose un tribut à chaque ville, et livre au pillage celles qui refusent de le payer. Delà, il se rendit à Sardes, auprès de Cléopâtre, soeur d'Alexandre-le-Grand, pour qu'elle affermit par ses paroles le dévouement des centurions et des capitaines : en voyant dans leur parti la soeur de leur souverain, ils croiraient défendre la majesté royale elle-même ; car telle était la vénération des peuples pour la mémoire de ce grand roi, qu'on cherchait l'appui de ce nom sacré, jusque dans les femmes issues d’un même sang. A son retour dans le camp, on y trouva des lettres partout répandues. Elles promettaient de grandes récompenses à quiconque apporterait à Antigone la tête de son rival. Aussitôt Eumène, ayant convoqué ses soldats, les remercie de ce qu'aucun d'eux n'a sacrifié ses serments et son honneur à l'espoir de la récompense promise au meurtrier. Puis il ajoute avec adresse qu'il a lui-même supposé ces lettres, pour éprouver leur fidélité ; qu'au reste, sa vie est dans les mains de tous ; mais que ni Antigone, ni les autres généraux ne voudraient assurer leur victoire par une lâcheté, dont l'exemple pourrait être imité contre eux-mêmes. Il sut ainsi et retenir dans le devoir ceux dont la fidélité chancelait, et les armer désormais contre les séductions de l'ennemi, en leur faisant soupçonner, dans de pareilles promesses, un piège tendu par leur chef. Tous offrirent donc à l'envi de veiller à la garde de sa personne. [14,2] II. Cependant Antigone paraît avec son armée, asseoit son camp, et vient le lendemain présenter la bataille. Eumène l'accepte sans hésiter : mais il est vaincu, et, se voyant menacé d'un siège dans un château-fort où il s'était réfugié, il congédie la plus grande partie de ses soldats : il craignait que tous ne conspirassent pour le livrer à l'ennemi, ou qu'avec une telle multitude il ne fût difficile de tenir longtemps. Il implore ensuite l'appui d'Antipater, qui seul semblait capable de luter contre Antigone. Des secours furent envoyés : à cette nouvelle, Antigone leva le siège, et Eumène se vit pour le moment délivré du péril ; mais, sans armée, quel salut pouvait-il espérer ? Dans sa détresse, il résolut d'invoquer l'appui des Argyraspides d'Alexandre, troupe invincible, et brillante de l'éclat de mille victoires. Mais, après Alexandre, les Argyraspide dédaignaient tous les généraux ; et, pleins du souvenir de sa gloire, ils croyaient s'avilir en servant sous un autre chef. Eumène, forcé d'avoir recours aux flatteries et aux caresses, supplie tour-à-tour chacun d'eux ; il les nomme ses compagnons d'armes, ses soutiens, son refuge, son unique asile : ils ont partagé ses périls et la conquête de l'Orient ; leur valeur seule a subjugué l'Asie et effacé les exploits de Bacchus et d'Hercule ; à eux seuls Alexandre a dû le surnom de Grand, les honneurs divins et sa gloire immortelle. II les conjure de le recevoir, non comme général, mais comme soldat, et de lui accorder une place dans leurs rangs. Ce fut à ce titre qu'il fut admis parmi eux ; mais il sut peu à peu se rendre maître, d'abord en rappelant à chacun son devoir, puis en réparant avec bonté les fautes commises. On finit par ne plus rien faire dans le camp sans le consulter, et son habileté parut nécessaire pour toutes choses. [14,3] III. Enfin, apprenant qu'Antigone s'approchait avec son armée, il décide ses soldats à lui livrer bataille. Mais ils dédaignent les ordres d'un général, et sont vaincus par l'ennemi : ils perdent à la fois leurs femmes, leurs enfants, et la gloire et le butin acquis par tant de conquêtes et de fatigues. Eumène, qui les avait conduits à ce fatal combat, et qui n'avait glus d'autre espoir, cherchait à ranimer leur courage : "ils avaient, disait-il, surpassé les vainqueurs en bravoure ; cinq mille ennemis étaient morts sous leurs coups, et, s'ils poursuivaient la guerre, Antigone viendrait bientôt demander la paix. Les pertes qui semblaient attester leur défaite, la captivité de deux mille femmes, de quelques enfants, d'une troupe d'esclaves, se répareraient plutôt en poursuivant qu'en abandonnant la victoire." Les Argyraspides répondent que, privés de leurs biens et de leurs familles, ils ne peuvent se résoudre ni à fuir, ni à faire la guerre à leurs enfants : puis, ils lui reprochent avec amertume "de les avoir entraînés à de nouveaux combats et à d'interminables guerres, lorsque, après leurs longs services, ils rapportaient dans leur pays les fruits de tant de conquêtes ; de les avoir arrachés en quelque sorte de leurs foyers, de leur patrie, dont ils touchaient déjà le seuil ; maintenant, dépouillés de tous les biens que leur avait donnés le sort des combats, il voulait leur ravir encore le triste repos d'une vieillesse pauvre et misérable !" Bientôt, à l'insu de leurs chefs, ils députent à Antigone, pour lui redemander ce qu'ils ont perdu ; celui-ci promet de les satisfaire, s'ils consentent à lui livrer Eumène. A la nouvelle de cette trahison, Eumène voulut fuir avec quelques amis ; mais, arrêté et privé de tout espoir, il demanda à parler pour la dernière fois aux soldats assemblés. [14,4] IV. Tous l'invitèrent à parler ; on relâcha ses liens, et, le silence s'étant rétabli : "Soldats, dit-il en étendant ses mains enchaînées, vous voyez de quels ornements est couvert votre général, et, pour comble de douleur, ce n'est point la main de mes ennemis qui m'a chargé de ces fers : c'est vous qui avez changé ma victoire en défaite, qui m'avez fait tomber du commandement dans les chaînes. Quatre fois, dans le cours de cette année, vous m'avez juré fidélité ; mais ne parlons pas de vos serments, les reproches siéent mal aux infortunés. Je ne vous demande qu'une grâce : si ma tête est le prix du pardon que vous offre Antigone, laissez-moi mourir au milieu de vous. Peu lui importe en quel lieu, de quelle main je dois périr, et mon trépas du moins sera sans ignominie. Si j'obtiens de vous cette faveur, je vous affranchis des serments qui vous ont tant de fois liés à moi, ou, si vous repoussez ma prière, si vous craignez de porter sur moi vos mains, donnez-moi une épée, et laissez votre général faire volontairement pour vous ce que vous avez juré de faire pour lui ! " Indigné de leur refus, et passant des prières aux menaces : " Eh bien ! dit-il, pussent les dieux vengeurs maudire vos têtes parjures, et vous réserver le sort que vous avez fait subir à vos chefs ! N'est-ce pas vous qui naguère vous êtes souillés du sang de Perdiccas et avez menacé la vie d'Antipater ? Alexandre lui-même, si une main mortelle eût pu l'immoler, serait tombé sous vos coups ; mais ce que vous pouvez contre lui, vous l'avez fait par vos séditions. Pour moi, votre dernière victime, j'appelle sur vous la vengeance des divinités infernales ; puissiez-vous, sans biens, sans patrie, vivre exilés au sein des camps, et mourir déchirés par vos armes, plus fatales à vos chefs qu'aux généraux ennemis !" Il dit, et, bouillant de colère, marcha vers le camp d'Antigone à la tête des soldats qui le gardaient. L'armée, comme lui captive, suit le chef qu'elle a trahi, et conduit elle-même vers le camp du vainqueur les décorations du triomphe : elle va mettre aux pieds de son nouveau maître ces palmes, ces lauriers, trophées des victoires d'Alexandre, et, pour donner à sa marche plus d'éclat et de pompe, traîne à sa suite les éléphants et les troupes auxiliaires de l'Asie. Par cette seule victoire, Antigone semblait effacer toutes les conquêtes d'Alexandre : l'un avait subjugué l'Orient, l'autre en terrassait les vainqueurs. Antigone dispersa dans ses troupes ces conquérants de l'univers, après leur avoir rendu ce qu'ils avaient perdu par sa victoire. Quant à Eumène, ne pouvant se défendre d'une sorte de pudeur au souvenir de leur ancienne amitié, le vainqueur défendit qu'on l'amenât devant lui, et le confia à la vigilance de ses gardes. [14,5] V. Cependant Eurydice, épouse du roi Aridée, apprit que Polyperchon, sorti de la Grèce pour rentrer en Macédoine, appelait près de lui Olympias. Aussitôt, jalouse du pouvoir qui semblait promis à sa rivale, et profitant de la faible santé de son mari, dont elle usurpait le pouvoir, elle écrit au non du roi à Polyperchon, de remettre son armée à Cassandre, que le roi choisit pour dépositaire de son autorité. Antigone, en Asie, reçoit les mêmes ordres. Enchaîné par ce bienfait, Cassandre devient l'esclave de cette femme audacieuse. II passe en Grèce, attaque et renverse plusieurs villes. Les Spartiates, effrayés de ces désastres et de l'incendie allumé près d'eux, publient à la fois et les promesses des oracles et la gloire de leurs aïeux : se défiant de la puissance de leurs armes, ils entourent de murailles cette ville jusque-là défendue par leur courage, et l'on vit se cacher à l'abri de ses murs la race dégénérée de ces héros, qui, pendant tant de siècles, avaient eux-mêmes servi de rempart à leur patrie ! Au reste, les troubles de la Macédoine y rappelèrent bientôt Cassandre. Eurydice et Aridée avaient refusé l'entrée du royaume à Olympias, mère d'Alexandre-le- Grand, qui venait de l'Épire avec Éacide, roi des Molosses ; et les Macédoniens, indignés de cet outrage fait à l'épouse de Philippe et à la mère d'Alexandre, se déclarèrent pour elle : Eurydice et son époux furent tués par ses ordres, après un règne de six ans. [14,6] VI. Olympias ne leur survécut pas longtemps. Femme vindicative bien plus que souveraine, elle répandit le sang des nobles, et vit bientôt l'amour de ses sujets dégénérer en haine. Aussi, à l'approche de Cassandre, n'osant plus compter sur les Macédoniens, elle se retira à Pydna avec sa bru Roxane et Hercule son petit-fils : elle fut suivie de Deidamie, fille du roi Eacide, de sa belle-fille Thessalonice, princesse qu'illustrait le nom de son père Philippe, et de plusieurs femmes d'un haut rang, cortège plus brillant qu'utile. A cette nouvelle, Cassandre marche à la hâte sur Pydna, qu'il assiège, et Olympias, pressée par le fer et la disette, fatiguée de la longueur du siège, se rend au vainqueur sous promesse de la vie. Mais Cassandre, ayant assemblé le peuple pour le consulter sur le sort de la reine captive, détermine secrètement les familles des victimes à venir en habits de deuil accuser la cruauté d'Olympias. Enflammés par ce spectacle, les Macédoniens ne voient plus la majesté de son ancien rang : ils la condamnent à mort, oubliant que c'est par la valeur de son époux et de son fils qu'ils ont, non seulement vécu sans crainte au milieu de tant de voisins puissants, mais acquis leurs immenses richesses et l'empire, de l'univers. Olympias, voyant des hommes armés s'avancer vers elle d'un air menaçant, se présente à eux, appuyée sur deux de ses femmes, et couverte de ses ornements royaume. A son aspect, les assassins, frappés de l'idée de ses grandeurs passées, et du souvenir de tant de rois que leur rappelait sa présence, s'arrêtèrent devant elle : mais d'autres satellites, envoyés par Cassandre, la frappèrent enfin : elle ne recula pas devant le fer levé pour la percer, elle ne poussa point ces cris que laisse échapper la faiblesse de son sexe ; elle reçut la mort avec une fermeté digne des héros de son illustre race, et l'on eût pu reconnaître Alexandre dans le dernier soupir de sa mère. On rapporte qu'en tombant elle se couvrit le corps de ses cheveux et de sa robe, pour ne rien offrir aux yeux qui blessât la pudeur. Après sa mort, Cassandre épousa Thessalonice, fille du roi Aridée, et relégua le fils d'Alexandre, avec sa mère, dans la citadelle d'Amphipolis.