[6,0] LIVRE VI. Expéditions de Dercyllidas et d'Agésilas, en Asie. Guerre des Thébains. Paix d'Antalcias. Exploits d'Épaminondas. Philippe de Macédoine commence à s'immiscer dans les affaires de la Grèce. [6,1] I. Telle est la nature du coeur de l'homme, que son ambition croît avec sa puissance : aussi vit-on les Spartiates, non contents d'avoir doublé leurs forces par la réunion de celles d'Athènes, aspirer à la conquête de l'Asie. Mais ce vaste pays était presqu'entièrement soumis à la Perse : Dercyllide, chargé de l’expédition, voyant que les deux satrapes qu'il aurait à combattre, Pharnabaze et Tissapherne, avaient réuni autour d'eux les forces des plus puissantes nations, résolut de traiter avec l'un ou l'autre de ces généraux. Il préféra Tissapherne, le plus habile, auquel obéissaient d'ailleurs la plupart des soldats qui avaient autrefois servi sous Cyrus ; et, dans une conférence, Tissapherne s'engagea, par un traité particulier, à ne pas prendre les armes. Mais bientôt Pharnabaze l'accuse devant leur maître commun "de n'avoir point repoussé les Spartiates à leur rentrée en Asie, de leur avoir même ouvert les trésors du roi, d'acheter des ennemis le droit de régler quelles guerres ils doivent différer, quelles guerres ils doivent entreprendre, comme si les désastres d'une province n'intéressaient pas tout l'empire." Il ajoute, "qu'il est honteux d'acheter la paix, au lieu de repousser la guerre, et d'opposer à un ennemi l'or et non le fer ;" enfin il propose au roi, irrité contre Tissapherne, de lui substituer dans le commandement de la flotte l 'Athénien Conon, qui, depuis que la guerre l'avait privé de sa patrie, vivait retiré dans l'île de Chypre. Il lui représente que les Athéniens, en perdant l'empire des mers, ont conservé leurs talents maritimes, et qu'à choisir un général dans toute leur nation, nul n'est préférable à Conon. Ainsi Pharnabaze, ayant reçu cinq cents talents, eut ordre de confier à Conon le commandement de la flotte. [6,2] II. A cette nouvelle, les Spartiates font demander des secours à Hercynion, roi d 'Egypte, qui leur envoie cent trirèmes et six cent mille boisseaux de blé : tous leurs alliés fournirent également de puissants renforts. Mais il manquait à une si nombreuse armée un chef digne de la conduire ; à un si habile ennemi, un rival digne de le combattre. Les alliés demandèrent Agésilas, alors roi de Lacédémone : les Spartiates hésitèrent longtemps à lui confier le commandement, effrayés par un oracle de Delphes, qui annonçait la ruine de leur empire, lorsque chancellerait la puissance royale ; et Agésilas était boiteux. Enfin ils s’y décidèrent, aimant mieux voir chanceler leur général, que l'état. Agésilas passa en Asie, à la tête d'une forte armée. Jamais peut-être l'on ne vit opposés l’un à l'autre deux athlètes mieux assortis : tous deux semblaient avoir même âge, même habileté, même bravoure ; tous deux s'étaient également illustrés par leurs victoires ; et la fortune, en les rendant de tout point égaux, ne permit pas néanmoins que l'un triomphât de l'autre. L'éclat de leurs exploits répondit à la grandeur de leurs préparatifs. Mais les soldats de Conon, souvent privés de leur solde par les officiers du roi, se soulevèrent, et leurs demandes étaient d'autant plus pressantes, que l'activité de leur chef leur présageait une campagne pénible. Conon fatigua vainement Artaxerxe de ses lettres. Enfin, il se rend en personne à la cour ; et, ne pouvant ni parler au roi, ni le voir, parce qu'il ne voulait point l'adorer selon l'usage des Perses, il traite avec lui par envoyés, et se plaint "que l'armée du plus opulent des rois s'épuise dans la pauvreté ; qu’un prince aussi fort que l'ennemi par le nombre de ses soldats, consente, quoique plus riche, à lui céder eu richesse, et se laisse vaincre du côté même où l'avantage lui est le plus assuré. Il demande qu'on charge des frais de la guerre un seul trésorier, parce qu'il est dangereux d'en multiplier le nombre." Enfin la solde lui est remise ; et, de retour sur sa flotte, il se hâte de signaler, par de nombreux exploits, son courage et son bonheur. Il dévaste les campagnes, force les villes, et renverse tout avec I'impétuosité : de la foudre. Épouvantés de ses succès, les Spartiates rappellent Agésilas de la conquête de l'Asie à la défense de la patrie. [6,3] III. Cependant Pisandre, à qui Agésilas avait confié à son départ le gouvernement de l'état, équipe une flotte puissante, et vient tenter le sort des combats. Conon, près de livrer la première bataille, range son armée avec le plus grand soin. Des deux côtés, les généraux, les soldats rivalisaient de zèle et d'ardeur : Conon combattait moins pour les Perses que pour son pays ; s'il avait naguère porté le dernier coup à la puissance expirante des Athéniens, il brûlait de la relever, et de conquérir par sa victoire une partie qu'il avait perdue par sa défaite ; projet d'autant plus beau, que l'exécution en était confiée, non pas aux forces d'Athènes, mais à un peuple étranger ; que les dangers en étaient pour la Perse, et les fruits pour sa patrie ; qu'enfin il s'ouvrait à la gloire une route nouvelle, inconnue aux généraux fies siècles passés : c'était par la défaite des Perses qu'ils avaient sauvé la république ; c'était en leur assurant la victoire que lui-même allait la relever. Quant à Pisandre, à la fois le parent et l'émule d'Agésilas, il brûlait d'égaler ses exploits et sa renommée ; il craignait de détruire en un instant, par sa faute, une puissance qui avait coûté tant de siècles et de combats : chaque soldat, chaque rameur semblait prendre part à ses craintes ; tous tremblaient de voir leur patrie dépouillée de sa puissance, et plus encore de voir cette puissance passer aux mains des Athéniens. Plus la victoire fut disputée, plus elle fut glorieuse pour Conon. Les Spartiates, vaincus, prennent la fuite ; leurs garnisons sont chassées d'Athènes, qui, affranchie de la servitude, rentra dans ses premiers droits, et recouvra la plupart des villes qu'elle avait perdues. [6,4] IV. De cette victoire date le rétablissement de la puissance d'Athènes et la décadence de celle de Sparte : comme si les Spartiates eussent perdu leur valeur avec l'empire, ils devinrent l'objet du mépris de leurs voisins. Les Thébains, aidés des Athéniens, s'armèrent les premiers contre eux ; les talents d'Épaminondas avaient inspiré à ce peuple, jusque là faible et obscur, l'espoir de dominer sur toute la Grèce. Les Spartiates furent aussi malheureux sur terre contre les Thébains, qu'ils l'avaient été sur mer contre Conon. Dans la bataille, ils perdirent Lysandre, le vainqueur d'Athènes ; et le second de leurs chefs, Pausanias, accusé de trahison, s'exila lui-même. Les Thébains victorieux marchent sur Lacédémone avec toutes leurs forces, espérant emporter sans résistance une ville abandonnée de ses alliés. Ce fut alors que les Spartiates épouvantés rappelèrent à la défense de sa patrie Agésilas, leur roi, qui se signalait alors en Asie : depuis la mort de Lysandre, nul autre général n'avait leur confiance. Ce prince tardant à reparaître, ils lèvent eux-mêmes une armée, et marchent à l'ennemi. Mais des soldats si récemment vaincus ne purent opposer à une année triomphante assez de forces ni de courage : le premier choc suffit pour les renverser. Ce fut pendant la déroute et le massacre des siens que parut enfin Agésilas : à la tête de ses troupes fraîches et endurcies par de longues campagnes, il rétablit le combat, et arracha facilement la victoire à l'ennemi ; mais il fut lui-même grièvement blessé. [6,5] V. A cette nouvelle, les Athéniens, craignant de perdre encore leur liberté si Sparte recouvrait sa puissance, lèvent une armée et l'envoient au secours des Thébains, sous les ordres d'Iphicrate, jeune homme de vingt ans, mais doué des plus brillantes qualités. Son mérite était au dessus de son âge ; et parmi tant de grands capitaines qui avalent illustré Athènes, aucun n'avait donné une plus haute idée de ses talons, ni montré un génie plus précoce : il était à la fois habile général et orateur éloquent. Instruit du retour d'Agésilas, Conon quitte aussitôt l'Asie pour venir dévaster le territoire de Sparte, qui, partout menacée du bruit effrayant des armes, et entourée d'ennemis, est réduite à désespérer de son salut. Conon, après quelques ravages sur les terres de l'ennemi, se dirigea vers Athènes, où il fut reçu avec des transports de joie. Mais l'aspect de sa patrie, détruite et embrasée par les Spartiates, lui causa plus de douleur qu'il ne ressentit de plaisir en y rentrant après tant d'années d'exil. Il répara donc par la main des Perses, et avec les richesses enlevées dans cette guerre, les ravages du fer et du feu : par une étrange fatalité, Athènes vit les Perses relever les maisons que les Perses avaient brûlées, et les dépouilles de Sparte employées à rétablir ces murs renversés par les Spartiates ; et tels furent les caprices du sort, qu'elle trouva des alliés dans ses anciens ennemis, et des ennemis dans ceux qui avaient été naguère ses plus fidèles alliés. [6,6] VI. Cependant Artaxerxe, roi de Perse, envoie en Grèce des ambassadeurs, ordonne à tous les partis de poser les armes, et menace de traiter en ennemi quiconque refuserait d'obéir. Il rend à chaque république sa liberté, ses possessions, non pour mettre un terme aux maux de la Grèce et aux haines meurtrières qui sans cesse l'armaient contre elle-même, mais pour en retirer ses armées et les employer contre l'Égypte, qui avait fourni des secours aux Spartiates. Epuisés par tant de combats, les Grecs s'empressent d'obéir. Cette année, déjà mémorable par la pacification subite et générale de la Grèce, le fut encore par la prise de Rome, qui tomba à cette époque au pouvoir des Gaulois. Mais bientôt la perfidie des Spartiates troubla le repos de leurs voisins : ils profitent de l'absence des Arcadiens, pour s'emparer de leur forteresse, et y mettre une garnison. Les Arcadiens levèrent une armée, et, avec le secours des Thébains, reprirent ce qu'ils avaient perdu. Archidamus, général des Spartiates, fut blessé dans ce combat ; et, voyant ses troupes tomber sans résistance sous le fer ennemi, il fit réclamer par un héraut les corps de ses soldats, pour leur donner la sépulture : c'est ainsi que chez les Grecs un général reconnaît sa défaite. Contents de cet aveu, les Thébains firent cesser le carnage. [6,7] VII. Peu de jours après, une trêve tacite semblait avoir suspendu les hostilités ; et les Spartiates poursuivaient d'autres guerres contre leurs voisins, lorsque les Thébains, sous les ordres d'Épaminondas, conçurent l'espoir de s'emparer de Lacédémone. Ils marchent sans bruit contre cette ville, à l'entrée de la nuit ; mais ils ne purent la surprendre : les vieillards et les citoyens les plus faibles, avertis de l'approche de l'ennemi, courent en armes aux portes de la ville, et cent hommes, courbés sans le poids des ans, se disposent à repousser une armée de quinze mille soldats : tant il est vrai que l'aspect, la présence des pénates et de la patrie remplit le coeur de courage, et agit sur l'âme bien plus puissamment que leur souvenir ! Songeant à la cause et aux lieux qu'ils défendaient, ces hommes généreux résolurent de mourir ou de vaincre ; et l'on vit quelques vieillards soutenir le choc d'une armée qui venait de faire plier toute la jeunesse du pays : deux généraux ennemis périrent dans ce combat ; et, à la nouvelle de l'approche d'Agésilas, les Thébains se retirèrent. Mais la guerre se ralluma bientôt : enflammée par le courage et par la gloire des vieillards, la jeunesse de Sparte ne put contenir son ardeur, et courut aussitôt livrer bataille. Les Thébains furent vainqueurs : unissant la valeur d'un soldat aux talents d'un général, Épaminondas reçut une blessure mortelle. L'on vit alors, au bruit de sa chute, les Thébains, frappés de douleur et d'épouvante, les Spartiates, saisis et troublés par l'excès de leur joie, quitter en même temps, et pour ainsi dire d'un commun accord, le champ de bataille. [6,8] VIII. Épaminondas mourut peu de jours après, et la grandeur de sa patrie périt avec lui. Pareille à un dard dont il suffit d'émousser la pointe pour lui ôter toute sa force, la puissance thébaine, perdant en quelque sorte avec son chef le tranchant de son glaive, languit à l'instant : ses concitoyens parurent moins privés de son appui, qu'ensevelis dans son tombeau. Avant qu'il fût à leur tête, aucun exploit digne de mémoire n'avait signalé leur courage ; et s'ils se firent connaître après sa mort, ce fut par leurs défaites, et jamais par leurs triomphes : la gloire de Thèbes naquit et mourut avec lui. On peut au reste, douter si ce héros eut plus de talents ou de vertus. Il songea toujours à l'illustration de son pays, jamais à sa propre grandeur ; et, plein de mépris pour les richesses, il ne laissa pas même de quoi fournir à ses funérailles. Aussi étranger à l'ambition qu'à l'avarice, il n'accepta qu'à regret les dignités qu'on lui prodigua, et les remplit avec tant d'honneur, qu'il sembla leur prêter plutôt qu'en recevoir de l'éclat. Enfin, il avait porté si loin l'étude de la littérature et de la philosophie, qu'on ne pouvait se lasser d'admirer, dans un homme nourri au sein des lettres, une si profonde connaissance de l'art militaire. Sa mort fut digne d'une si belle vie lorsque, rapporté demi-mort clans le camp, il eut recouvré ses sens et l'usage de la parole, il demanda seulement aux guerriers qui l'entouraient, "si à l'instant de sa chute son bouclier était tombé dans les mains de l'ennemi :" apprenant qu'il était conservé, il se fit apporter ce compagnon de ses travaux et de sa gloire, et le couvrit de baisers. Il demanda ensuite "quelle armée avait vaincu," et apprenant que c'était celle des Thébains : "Tout est donc bien ?" dit-il ; et il expira à l'instant, comme en félicitant sa patrie. [6,9] IX. Sa mort, éteignit le courage des Athéniens eux-mêmes : privés du rival qui nourrissait leur émulation, on les vit tomber bientôt dans l'engourdissement et la mollesse. Ils n'employèrent plus, comme autrefois, les revenus de l'état à l'équipement des flottes et à l'entretien des armées ; ils les dissipèrent en fêtes et en jeux publics ; et, préférant un théâtre à un camp, un faiseur de vers à un général, ils se mêlèrent, sur la scène, aux poètes et ans acteurs célèbres. Le trésor public, destiné naguère aux troupes de terre et de mer, fut partagé à la populace qui remplissait la ville. Aussi, dans ce repos de la Grèce épuisée, le nom jadis obscur et ignoré, des Macédoniens acquit enfin quelque gloire : ce fut alors que Philippe, resté trois ans en otage à Thèbes, et instruit à l'école d"Épaminondas et de Pélopidas, humilia la Grèce et l'Asie, et les fit, pour ainsi dire, courber sous le joug de la Macédoine.