[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE PREMIER. Occasion de la reprise du discours. Visite à l'agréable jardin de Langius, et son éloge. Le jour suivant, Langius voulut me conduire à ses jardins. Il en avait deux qu'il cultivait avec un grand soin, l'un sur la montagne du côté des maisons, l'autre un peu plus loin, dans la vallée, sur le bord de la Meuse, "ce fleuve qui serpente doucement à travers l'agréable cité". {Ennius, V} Étant donc venu me prendre dès le matin dans ma chambre, il me dit : allons-nous nous promener, I,ipse? ou bien préfères-tu rester ici tranquillement assis dans le repos? — Je préfère la promenade, Langius, si c'est avec vous. Mais où irons-nous? — Si tu le veux, à mes jardins près du fleuve. Il n'y a pas loin. Cette promenade te donnera de l'exercice, tu verras la ville, et enfin tu trouveras une brise rafraîchissante qui te sera agréable par ces chaleurs. — La chose me plaît, répondis-je, et avec vous j'irais partout volontiers, même au bout des Indes. Alors nous demandons et nous mettons nos manteaux, nous partons, nous arrivons. En entrant, et dès le premier coup-d'oeil d'ensemble que je jetai avec curiosité autour de moi, je fus positivement ébloui de l'élegance et du parfait entretien de ce jardin. O mon Père, dis-je, que de charmes! que de splendeurs! Vous avez là un vrai paradis, Langius, pluttît qu'un jardin. Les feux des étoiles ne brillent pas avec autant d'éclat dans une nuit sereine que ne font ici toutes ces fleurs si riches en couleurs varies et éblouissantes. On vante les jardins d'Adonis et d'Alcinoüs ? pures bagatelles et jeux d'enfants si on les compare aux vôtres. Et, m'approchant en même temps pour voir de plus près quelques fleurs et pour respirer leur parfum je m'écriai : que souhaiterai-je le plus? Est-ce de devenir tout yeux avec Argus, ou tout odorat avec Catulle ? Je ne sais en vérité, car ces deux sens sont également flattés et caressés en moi par cette douce volupté. Qu'on ne me parle plus des parfums de l'Arabie! ils me dégoûtent auprès de ces émanations suaves et vraiment célestes. Langius alors, me pressant affectueusement la main, me dit, non sans rire : Soit dit sans te choquer, Lipse, ni moi, ni ma flore rustique, nous ne sommes habitués à une louange si savante et si pleine d'urbanité. Mais moi reprenant : Et cependant, Langius, elle est sincère. Pensez-vous que je veuille vous flatter? Je parle très sérieusement, et c'est mon sentiment bien intime que les Champs-Élysées eux-mêmes n'étaient pas aussi Élyséens que votre campagne. En effet, quel éclat de tous côtés! quel ordre ! comme toutes ces plantes sont artistement disposées en parterres et en corbeilles avec autant d'élégance que les pièces brillantes d'une mosaïque ! Et de plus, quelle abondance de fleurs et de plantes! quelle nouveauté! quelle rareté! On dirait que la Nature a voulu rassembler dans cet enclos tout ce qu'elle produit de plus excellent dans l'un et l'autre hémisphère. [2,2] CHAPITRE II. Éloge des jardins en général. Que leur culture est très ancienne et inspirée par la Nature. Que des Rois et des grands personnages s'en sont occupés. Enfin que leur vue charme le regard et que mon souhait n'est pas répréhensible. Certainement, Langius, je trouve excellent et louable votre goût pour les jardins, goût qui, si je ne me trompe, est inspiré par la Nature elle-même aux hommes les meilleurs et les plus modestes. Ce qui le prouve, c'est que vous ne trouverez pas facilement un autre genre de plaisir, à l'égard duquel les gens d'élite se soient de tout temps accordés avec plus d'empressement. Parcourez-vous les saintes Écritures? vous voyez que les jardins sont nés avec le monde. Dieu en a fait le domicile du premier homme, et comme le siège de la vie heureuse. Lisez-vous les écrits profanes? Vous y trouverez les jardins d'Adonis, d'Alcinoüs, de Tantale et des Hespérides, jardins passés en proverbe et célébrés par la fable. Dans les histoires véritables et certaines, vous rencontrez le roi Cyrus traçant de sa main les règles des plantations; les jardins aériens et suspendus de Sémiramis, et les cultures. nouvelles de Massinissa, merveilles de l'Afrique. Chez les anciens Grecs et Romains, combien ne vous citerais-je pas de personnages illustres qui ont quitté tout autre soin pour se consacrer entièrement à celui-là seul? Parmi les premiers, il faudrait ranger ensemble presque tous les philosophes et les sages qui fuyaient le tumulte insensé de l'Agora et de la ville, et se renfermaient dans l'enceinte close de leurs vastes jardins. Quant aux autres, je vois, dès les temps de l'ancienne Rome, le roi Tarquin se promenant nonchalamment dans son jardin et abattant les têtes des pavots; je reconnais Caton l'ancien livré tout entier à la culture des jardins, et écrivant avec le plus grand soin un savant traité sur la matière ; Lucullus qui se repose, apres ses victoires d'Asie, dans les bosquets de ses jardins ; Sylla qui y vieillit doucement après avoir abdiqué la dictature, et l'empereur Dioclétien qui préféra ses choux et ses laitues de Salone au sceptre et à toute la pompe de l'Empire. Le vulgaire même n'a pas été à cet égard d'un autre sentiment que l'élite : là encore, je le sais pertinemment, les âmes simples et sans ambition mauvaise ont, toujours eu le culte des fleurs. Il n'est pas douteux que nous ayons en nous une force cachée, née avec nous, dont, je n'expliquerais pas facilement les causes intimes, et qui entraîne vers cette jouissance innocente et honorable, non seulement nous, qui y sommes enclins, mais aussi les hommes sérieux et sévères qui s'en défendent et s'en moquent. Il n'est donné à personne de regarder sans une secrète horreur et je ne sais quelle crainte religieuse le ciel et les astres éternels qui y scintillent : il en est ainsi de ces saintes richesses de la terre et de ce monde du Monde intérieur; nul ne peut les considérer sans éprouver dans son âme comme une sensation de joie et une caresse. Interrogez votre esprit et votre intelligence, ils vous diront qu'ils sont saisis à ce spectacle et qu'ils s'en repaissent ; vos yeux et vos sens : ils avoueront qu'ils ne se reposent nulle part plus volontiers que sur ces parterres et ces corbeilles des jardins. Arrêtez-vous un peu, je vous prie, auprès de ce parterre de fleurs ; voyez sortir celle-ci d'un calice, celle-là d'une gaine, cette autre d'un bourgeon ; voyez l'une subitement mourir, tandis que l'autre est en train de naître; enfin, fixez votre attention sur un genre quelconque de fleurs et remarquez le port, la forme, la figure en mille façons semblables et divers. Quelle âme serait assez rigide pour ne pas s'attendrir et se fondre dans quelque pensée douce à la vue d'un pareil spectacle? Approchez ici un oeil curieux : examinez cet éclat, ces nuances, considérez cette pourpre native, ce sang, cet ivoire, cette neige, cette flamme, cet or et tant de couleurs brillantes que le pinceau de l'artiste pourra bien imiter, mais jamais égaler. Enfin, quel parfum s'en échappe ! quel arôme pénétrant! Je ne sais quelle parcelle de l'air éthéré est descendue là d'en haut. Ce n'est pas vainement que nos poètes ont imaginé de faire naître la plupart des fleurs du suc et du sang des lieux immortels. O source abondante de joie et de volupté pure! sejour de Vénus et des Grâces! Puisse ma vie entière s'écouler en paix sous vos ombrages ! Qu'il mue soit donné de rester à l'écart, loin du tumulte des villes, au milieu de ces fleurs des pays connus et inconnus, promenant de tous côtés mes yeux satisfaits et avides, tournant ma main et mon visage, là, vers cette fleur qui tombe, ici, vers cette autre qui s'ouvre : échappant ainsi, dans une sorte de rêveuse hallucination, à tous les soucis et à toutes les fatigues. [2,3] CHAPITRE III. Contre certains curieux qui abusent des jardins par vanité ou par paresse. Du véritable usage des jardinas : qu'ils conviennent aux Sages et aux Doctes : que la Sagesse elle même s'y formre et s'y élève. Comme j'avais dit ces choses avec vivacité, le visage et la voix également animés, I,angius me dit d'un ton doux : Assurément, Lipse, tu aimes les fleurs, tu aimes cette Nymphe diaprée et purpurine ; mais, je le crains, tu l'aimesd'une manière déréglée. Tu loues les jardins : oui ; mais ce que tu admires en eux, ce sont surtout des choses vaines et extérieures, et tu ne parais pas tenir compte des plaisirs véritables et légitimes qu'ils procurent. Tu regardes avidement les couleurs, tu te reposes devant les plates-bandes, tu cherches les fleurs de tout l'univers connu et inconnu. Je te le demande, pourquoi ? Voudrais-tu me donner à comprendre que tu appartiens toi aussi à cette secte née de nos jours, composée d'hommes mal à propos curieux et désoeuvrés, qui, de cette chose excellente et très simple, font l'instrument de deux vices, la Vanité et la Paresse ? Dans cet unique but ils ont des jardins, ils recherchent ambitieusement quelques plantes ou quelques fleurs exotiques, et quand ils les ont obtenues, ils les soignent et les choient avec plus d'anxiété qu'aucune mère pour son fils. Ce sont ceux-là dont les lettres parcourent la Thrace, la. Grèce et. l'inde pour en faire venir un petit peu de graines ou quelque bulbe ; ceux-là qui éprouvent plus de chagrin à la perte d'une plante nouvelle qu'à la mort d'un vieil ami. On rit de ce Romain, Hortensius, prenant le deuil à la mort d'une murène qu'il aimait : eux en font autant, pour une plante. Aussi, que l'un de ces amants de Flore vienne à trouver quelque plante, ou plus nouvelle, ou plus rare, comme il se hâte d'en faire parade ! combien d'émulation et de jalousie dans ses rivaux, dont plusieurs rentrent chez eux plus tristes et plus désappointés qu'autrefois un Sylla ou un Marcellus vaincu dans la compétition de la Préture ! qu'en dirai-je ? rien, sinon que c'est là une sorte de folie gaie assez semblable à celle des enfants qui pâlissent et qui se querellent au sujet de leurs poupées et de leurs pantins. Sais-tu à quoi ils s'occupent dans leurs jardins ? Ils s'assoient, ils se promènent de long en large, ils baillent en regardant voler les mouches, ils dorment, rien de plus; en sorte qu'ils n'ont pas là une retraite pour le loisir, mais un vrai sépulcre d'oisiveté. Race profane! Je l'éloigne à bon droit des fêtes mystérieuses d'un jardin véritable et réservé, créé pour une volupté modeste, non pour la vanité; pour le repos, non pour la paresse. Serais-je donc assez léger pour que quelque petite plante rare, ou acquise ou perdue, me transporte ou m'abatte? J'estime les choses à leur valeur, e1 laissant tout ce maquignonnage de la rareté ou de la nouveauté, je sais que ce sont des herbes, je sais que ce sont des fleurs, c'est à dire des choses éphémères et fugitives dont le prince des poètes a si bien dit : "le Zéphir, d'un souffle, les fait naître, d'un souffle les fait mourir". {Homère, Odyssée, Chant VII, 119} Je ne méprise pas assurement ces délices et ces élégances : tu en vois la preuve; mais je diffère de ces Hortensius efféminés en ce que ces sortes de choses, sans souci je les acquiers, sans souci je les possède, sans souci je les perds. Je ne suis pas assez ramolli, assez mort pour me renfermer et comme m'ensevelir sous l'ombrage de ces bosquets. Jusque dans ce loisir je trouve à m'occuper. Ici mon esprit agit dans l'inaction, travaille dans le repos. Quelqu'un a dit : "je ne suis jamais moins seul que lorsque je suis seul, moins oisif que lorsque je n'ai rien à faire", {Cicéron, Des devoirs, III, 1} parole admirable de vérité et qui, j'oserais l'affirmer, a été inspirée par les jardins: car ils sont préparés pour l'âme aussi bien que pour le corps, pour récréer celle-là autant que pour reposer celui-ci, et pour nous fournir une retraite salutaire contre les soucis et les agitations. Les hommes te sont-ils fâcheux? ici tu seras chez toi. Le travail t'a-t-il épuisé? tu retrouveras des forces ici, où le repos de l'âme te sera comme une nourriture, et ou l'air plus pur te soufflera une vie nouvelle. Vois-tu les anciens Sages? Ils ont habité dans les jardins. Et aujourd'hui que font les âmes instruites et savantes? Elles se délectent dans les jardins. C'est au milieu des jardins qu'ont été médités la plupart de ces écrits divins que nous admirons, qu'aucun laps de temps, qu'aucune vieillesse ne feront pâlir. C'est au verdoyant Lycée que nous devons tant de dissertations sur la Nature, et aux ombrages de l'Académie tant d'autres sur les moeurs : c'est du sein des jardins que se sont écoules tous ces fertilisants ruisseaux de la Sagesse, auxquels nous nous sommes abreuvés et qui ont répandu sur le Monde entier une féconde inondation. Notre âme s'exalte davantage et se dresse plus ferme vers les choses élevées, quand elle voit librement et sans contrainte le ciel dont elle est émanée, que lorsqu'on la tient séquestrée dans cette prison des édifices et des villes. Là, vous poètes, composez-moi quelque chant immortel ; vous lettrés, méditez et écrivez; et vous philosophes, discutez sur la tranquillité, sur la constance, sur la vie et sur la mort. Voilà, Lipse, le véritable but, le véritable usage des jardins : le repos, la retraite, la méditation, la lecture, l'écriture : et tout cela cependant comme une récréation et un jeu. Les peintres, quand ils ont les yeux fatigués par une attention trop longtemps soutenue, les reposent sur de certains reflets et des surfaces vertes : de même nous reposons ici notre esprit fatigué ou agité. Et pourquoi te cacherais-je mes habitudes? Vois-tu ce berceau formé par l'art du jardinier ? C'est le séjour de mes Muses, le Gymnase et la Palestre de ma Sagesse. Là, tantôt je remplis mon coeur par une lecture sérieuse et solitaire, tantôt je plante les germes des bonnes pensées qu'elle m'a suggérées. Comme on renferme les armes dans un arsenal, ainsi je dépose dans mon âme les préceptes que j'ai recueillis dans ma lecture, puissant secours contre la violence et la variabilité de la Fortune. Chaque fois que je pénètre sous ce berceau, je commande à toutes les préoccupations basses et serviles d'avoir à en sortir, et, la tête haute, je jette un regard de mépris sur les passions de la plèbe profane et sur tout ce grand vide des choses humaines. Il me semble que moi-même je dépouille l'homme, que je suis ravi au Ciel sur le quadrige de feu de la Sagesse. Crois-tu que je m'inquiète alors de ce qu'entreprennent les Celtes ou les Celtibères ? que je me demande qui laisse tomber ou qui ramasse le sceptre de la Belgique? que je me tourmente dans la crainte que le tyran de l'Asie ne nous menace par mer ou par terre? ou que je me soucie des projets que "le Roi du Nord médite sur ses rivages glacés?" {Horace, Odes, I, 26, 4} Rien de tout cela. Bien clos, bien abrité contre les choses du dehors, je demeure en moi-même, préoccupé du soin unique de soumettre à la droite Raison et à Dieu mon esprit dompté, et à mon esprit toutes les choses humaines : afin que, lorsque pour moi viendra le jour fatal, je ne l'accueille pas avec un visage triste et composé, et que je sorte de cette vie comme un envoyé, non comme un banni. Voilà, I.ipse, comment je me délasse dans mon jardin ; voilà les fruits que j'y cueille, et, tant que j'aurai l'intelligence saine, je ne les échangerai pas contre tous les trésors de la Perse ou de l'Inde. [2,4] CHAPITRE IV. Exhortation à la Sagesse: que par elle on arrive à la Constance. Avertissement à la. jeunesse quelle doit unir l'étude sérieuse de la Philosophie à celle plus agréable des lettres et des arts libéraux. Langius avait fini de parler, et, par ce discours si ferme et si élevé, il m'avait, je le confesse, plongé dans une véritable stupeur. Je la secouai cependant et je lui dis : O mille fois heureux et par vos loisirs et par vos travaux! O vie à peine humaine dans un homme! Combien je voudrais vous imiter en quelque point, et m'avancer sur vos traces, même de loin! — M'imiter, reprit Langius? Bien plus, me surpasser ! Il ne s'agit pas seulement ici pour toi de me suivre, mais de me précéder. Pour moi, Lipse, je me suis peu, trop peu avancé sur la route de la Constance et de la Vertu. Je suis bien loin d'égaler les forts et les sages, mais je suis peut-être un peu plus ferme que ceux qui sont lâchementt faibles ou méchants. Mais toi, dont le caractere est énergique et élevé, ceins tes reins et, sous ma conduite, marche tout droit dans cette voie qui conduit à la fermeté et à la Constance. Cette voie dont je tc parle est la Sagesse. N'hésite pas plus longtemps à t'engager franchement dans cette route unie et tranquille, je te le conseille et je t'en prie. Que tu continues de cultiver les lettres et les neuf soeurs, je le veux bien. Je sais en cet que l'esprit doit être d'abord cultivé et préparé par cette science extérieure et plus aimable. Car auparavant, selon le mot de saint Augustin, "il n'est pas opte a recevoir la semence divine". Mais ce que je ne puis souffrir, c'est que tu t'y attaches de manière à en faire ton unique étude, ta proue et ta poupe, comme l'on dit. Ces études doivent être notre apprentissage, non notre oeuvre ; le chemin, non le but. Si tu étais assis à quelque festin, tu ne te contenterais pas, j'imagine, de goûter aux sucreries et aux gâteaux, mais tu donnerais à ton estomac le soutien de quelque aliment plus solide : pourquoi n'en fais-tu pas autant à ce banquet public de la science? Pourquoi, au miel des orateurs et des poètes, ne joins-tu pas la nourriture plus fortifiante de la Philosophie ? Cependant, ne me calomnie pas dans ta pensée. Je ne veux pas que tu désertes tes études ordinaires. Je veux seulement que tu y ajoutes celle de la Sagesse, et que ces Nymphes un peu libres et relâchées par elles-mêmes, tu les tempères en leur associant ce Bacchus plus sévère. On rit avec raison en voyant dans Homère les chefs délaisser Pénélope pour les servantes : prends garde d'agir connue eux, de mépriser cette maîtresse des choses et de t'enflammer d'amour pour celles seulement qui sont destinées à la servir. Dire d'un homme, quel savant ! c'est une belle louange ; mais plus belle est cette autre : quel sage ! et la meilleure de toutes est celle-ci : quel homme de bien ! Efforçons-nous de les mériter toutes les trois : que notre but dans tant de travaux ne soit pas uniquement le savoir, mais la Sagesse et l'Action. "Savoir n'est rien, si l'on n'y joint la Sagesse" dit avec vérité un vieux poète grec. Combien n'y en a-t-il pas aujourd'hui, dans notre orchestre des Muses, qui se déshonorent et qui déshonorent avec eux le nom même des lettres? Quelques-uns parce qu'ils sont plongés dans la débauche et couverts de souillures; le plus grand nombre parce qu'ils sont vains, légers comme des météores, incapables de tout soin sérieux. Apprennent-ils les langues ? Ils n'apprennent que les langues. Comprennent-ils les écrivains grecs et latins? Ils ne font que les comprendre; et, comme Anacharsis disait autrefois des Athéniens "qu'ils ne se servaient de la monnaie que pour la compter", eux ne se servent de la science que pour savoir. Quant à leur vie et à leurs actions, ils en prennent si peu de souci, qu'à mon jugement le vulgaire parait autorisé à voir les lettres de mauvais oeil, comme si elles étaient des maîtresses de perversité. Et cependant, au contraire, elles mènent à la vertu lorsqu'on en fait un légitime emploi. Joins-y seulement la Sagesse. C'est pour elle que les lettres doivent préparer nos esprits, mais non les retenir et se les attacher d'une manière absolue. Certains arbres ne portent de fruits que lorsqu'ils sont plantés dans le voisinage d'autres arbres mâles qui les fécondent : ces vierges que tu chéris sont de même, tant qu'elles ne sont pas unies à la force virile de la Sagesse. Pourquoi corriger Tacite, quand tu ne peux corriger tes propres défauts ? Quelle idée d'éclaircir Suétone par tes commentaires, quand tu ne sais dissiper les ténèbres de tes erreurs? Que vas-tu purger minutieusement Plaute de ses taches, quand tu laisses ton âme toute rugueuse de souillures et de malpropreté ! Passe quelquefois à des soins meilleurs : prépare-toi une doctrine, non d'apparence et d'ostentation, mais qui serve à ton usage. Tourne-toi vers la Sagesse. Qu'elle corrige tes moeurs; qu'elle apaise le trouble, qu'elle éclaire les obscurités de ton esprit. Elle seule est capable d'imprimer en toi la Vertu, de te suggérer la Constanee ; elle seule peut t'ouvrir le temple de la droite Raison. [2,5] CHAPI'I'RE V. Qu'on acquiert la Sagesse par des efforts, non par des voeux. Retour au discours sur la Constance. Que le désir d'apprendre est un bon signe dans un jeune homme. Cette admonestation m'inspira une ardeur que je ne songeai pas à dissimuler, et je dis : mon vénérable ami, me voici. Je suis prêt à vous suivre avec courage. A quand les faits? Quand viendra le jour où, dégagé de tous ces soins, je serai solidement établi sur le terrain de la vraie Sagesse ? Quand arriverai-je ainsi à la Constance ? Langius reprit comme en me gourmandant : Comment ! Des souhaits et non des actions! c'est la manière du vulgaire et elle ne mène à rien. Penses-tu donc que, comme cette Coenis de la fable qui n'eut qu'a le souhaiter pour étre métamorphosée de fille en garçon, tu n'auras aussi qu'a le désirer pour devenir sage au lieu d'insensé, constant au lieu de léger ? Il faut que tu y ajoutes l'oeuvre, et, comme l'on dit, que tu y mettes la main avec Minerve. Cherche, lis, apprends. J'insistai : Je le sais, Langius; mais vous aussi, de grâce, mettez-y la main avec moi et renouez le fil de votre discours d'hier, brisé par cette malencontreuse invitation. Revenez a la Constance. Vous ne pourriez, sans sacrilège, différer d'accomplir le sacrifice interrompu. Langius fit de la tête un signe léger de négation, et répondit : Quee j'aille m'emprisonner encore dans cet exercice? Je n'en ferai rien, Lipse, à tout le moins dans le lieu consacré, tu dois le savoir, à mon loisir et non au travail. Plus tard et ailleurs nous reprendrons cette causerie. — Non, dis-je, non, point de retard. Et quel lieu fut jamais plus propice pour ce sage entretien que le séjour de la Sagesse ? j'entends par là ce berceau qui me semble comme un temple, et la petite table du milieu comme un autel. Asseyons-nous auprès, et faisons, suivant le rite, nos dévotions à la Déesse. Et déjà elle m'envoie un heureux augure. — Et lequel ? dit Langius. — Le voici : de même que ceux qui se sont assis un peu de temps au milieu des aromates, dans la boutique d'un parfumeur, emportent l'odeur dans leurs vêtements, ainsi j'ai l'espoir qu'il restera sur moi quelque chose de ta Sagesse pour m'étre assis dans cette officine de la Sagesse. Langius dit en riant : je doute fort que cet augure soit d'un grand poids. Cependant, Lipse, allons. Je ne dissimule pas que l'ardeur de ton naturel m'excite et me réchauffe moi-même. Comme les sourciers, quand ils voient le matin un léger brouillard sortir de la terre, y reconnaissent un indice d'eaux latentes, de même je conçois l'espoir d'une abondante source de vertus, quand, dans un jeune homme, éclate et domine une telle passion d'apprendre. En disant ces mots, il me conduisit au berceau, m'y fit entrer, et s'assit lui-même près de la table. Mais moi, me tournant d'abord vers les domestiques, je m'écriai : holà! vous autres; restez-là, veillez, tenez surtout la porte fermée. M'entendez-vous ? Il y va de votre vie, s'il pénètre ici un seul être vivant. Je vous défends de laisser entrer ni homme, ni chien, ni femme, fût-ce la bonne Fortune en personne. Et, après avoir donné cet ordre, je m'assis à mon tour. Langius riant aux éclats me dit : As-tu donc porté le sceptre quelque part, que tes commandements sont si absolus et si sévères ? Non, répondis-je ; mais j'ai bien le droit de prendre mes précautions contre mon infortune d'hier. Vous, Langius, poursuivez, et Dieu vous soit en aide! [2,6] CHAPITRE VI. Troisième argument pour la Constance. L'Utilité. Que les fléaux sont bons, à les considérer dans leur origine ou dans leur but. Qu'ils ont leur origine en Dieu, éternellement et immuablement bon, et qui ne peut conséquemment être la cause d'aucun mal. Langius, après s'être un moment recueilli, débuta ainsi : En continuant le discours qu'hier j'ai commencé sur la Constance, je ne faillirai pas à la Constance. Je suivrai le même ordre, je me renfermerai dans les mêmes limites que j'avais d'abord établies. Tu le sais, je t'ai annoncé quatre arguments qui, comme quatre corps d'armée, devaient combattre pour elle contre la douleur et l'abattement. Les deux premiers, ceux de la Providence et de la Nécessité, je les ai déjà produits. Je t'ai suffisamment appris que les maux publics nous sont envoyés d'eu haut par Dieu même, conséquemment qu'ils sont nécessaires et ne peuvent être évités par aucune fuite. Je disposerai maintenant mon troisième corps d'armée, que l'Utilité commande, et dans lequel est une légion que je puis appeler Supplémentaire. Si tu passes en revue le front de bataille, tu le trouveras plein de vigueur et d'habileté à la fois, car il se glisse je ne sais comment, il pénètre dans les âmes avec une sorte de force caressante qui rend les vaincus dociles à leur défaite ; il s'insinue plutôt qu'il n'entre de force; il persuade et ne contraint pas : car nous nous laissons aussi facilement conduire par l'Utilité que traîner par la Nécessité. C'est elle, Lipse, que maintenant j'oppose à tes troupes amollies. Ces maux publics que nous subissons, ils tournent à notre profit intérieur et à notre avantage. Pourquoi les appeler des maux? Il serait plus exact de les appeler des biens, et tu le reconnaîtras si, écartant le voile des opinions, tu examines leur origine et leur but. Ils viennent du bien, ils tendent au bien. Il est certain, je te l'ai assez dit et démontré hier, que l'origine de tous ces fléaux est dans Dieu, c'est à dire dans Celui qui, non seulement est lui-même le souverain Bien, mais qui est aussi l'auteur, le chef et la source de tous les biens. Il n'est pas plus possible que quelque chose de mal émane de lui, qu'il n'est possible qu'il soit mauvais lui-même. Cette force n'est que bienfaisante et salutaire : elle ne veut ni blesser ni être blessée ; sa puissance suprême et unique, c'est d'être utile. C'est pourquoi ces anciens eux-mêmes, malgré les ténèbres épaisses qui les enveloppaient encore, dès qu'ils ont conçu dans leur esprit l'idée de cet Être suprême, lui ont donné à bon droit le nom de Jupiter, Jouis, qui vient de "iuuare", aider. Penses-tu que Dieu puisse s'exaspérer, se mettre en colère, et, par colère, lancer sur le genre humain tous ces maux, uniquement pour faire du mal ? Tu te trompes alors. La colère, l'envie de châtier, la vengeance, tous ces termes désignent des passions humaines, qui, nées de la faiblesse, n'appartiennent qu'aux faibles. Mais la divine Intelligence persévère éternellement dans sa bonté. Tous ces fléaux auxquels elle nous expose, ou qu'elle nous impose, sont comme des remèdes, amers au goût, salutaires en fait et par l'événement. Platon, l'Homère des Philosophes, a dit justement : "Dieu ne fait rien de mal; donc il ne peut être la cause d'aucun mal". Et notre sage Sénèque a dit mieux encore et avec plus d'énergie : "Par quelle cause les Dieux font-ils le bien? par leur nature. C'est une erreur de supposer qu'ils veulent ou qu'ils peuvent nuire, recevoir des injures ou en faire. Le premier hommage à rendre aux Dieux, c'est de croire aux Dieux; le second c'est de reconnaître leur Majesté, de reconnaître leur Bonté sans laquelle il n'est point de Majesté; c'est de savoir qu'eux seuls président au monde, gouvernent l'universalité des choses comme leur domaine, gèrent la tutelle du genre humain et prennent soin de chacun des hommes en particulier. Rien de mal ne peut venir des Dieux, le mal n'est pas en eux". {Sénèque, Lettres a Lucilius, XIV, 95} [2,7] CHAPITRE VII. Que le but des calamités publiques tend toujours vers le bien, quoique souvent elles soient l'oeuvre d'hommes malfaisants et animés du désir de mal faire. Que Dieu brise et tempère leur violence. Que tous les fléaux tournent à notre utilité. En passant, pourquoi Dieu se sert des méchants dans les calamités. Donc les calamités publiques sont bonnes dans leur origine. Je dis qu'elles sont également bonnes dans leur fin, toujours dirigée vers le bien et vers le salut. Tu te révoltes intérieurement, je le sais. Eh quoi ! diras-tu, toutes ces guerres, tous ces massacres n'ont- ils pas évidemment pour but de nuire et de faire du mal ? oui, j'en conviens, cela est vrai quant aux hommes; mais cela est faux quant à Dieu. Pour que tu me comprennes nettement et complètement, j'ai besoin d'éclairer ma pensée par quelques distinctions. Il y a deux ordres de fléaux divins, les uns simples, les autres mixtes. J'appelle simples CEUX QUI VIENNENT PUREMENT DE DIEU, SANS AUCUNE INTERVENTION DE L'INTELLIGENCE OU DE LA MAIN DE L'HOMME, et mixtes CEUX QUI A LA VÉRITÉ VIENNENT DE DIEU, MAIS PAR LE MINISTÈRE DES HOMMES. Au premier ordre appartiennent la famine, la stérilité, les tremblements et les éboulements de terre, les inondations, les maladies, la mort et au second les tyrannies, les guerres, les oppressions, les massacres. Dans les premiers, tout est pur et limpide, parce qu'ils découlent de la source la plus pure ; pour les autres, je ne refuse pas de reconnaître qu'ils sont mêlés de lie, parce qu'ils coulent et nous arrivent par le canal impur des passions. L'homme y intervient : dès lors pourquoi serais-tu surpris d'y voir la malfaisance et le péché? Étonne-toi plutôt de la Bonté de Dieu, si prévoyante qu'elle fait contribuer cette malfaisance même à notre salut, ce péché à notre bien. Vois-tu ce tyran qui ne respire que la menace et le carnage? dont la seule volupté est de nuire? qui consent à se perdre lui-même pourvu qu'il perde aussi les autres? Attends : il s'égarera de sa propre intelligence : Dieu par des liens cachés le traînera inconscient, et malgré lui, jusqu'à ses fins. Ces impies sont comme la flèche que l'archer a lancée, et qui frappe le but sans en avoir le sentiment. La force suprême bride et contient toute force humaine : elle dirige tous les pas de ces dévoyés vers un résultat salutaire. Comme dans une armée, chaque soldat est animé de passions différentes, que l'un cède au désir du butin, l'autre à l'amour de la gloire, un troisième à la haine, et ainsi des autres, et que cependant tous ils combattent pour la victoire et pour leur Prince : de même aussi toutes les volontés bonnes ou mauvaises militent pour Dieu; et, à travers tous les buts divers qu'elles se proposent, elles arrivent cependant à la fin que Dieu a fixée, à celle que j'appellerai la fin des fins. Mais, demanderas-tu, pourquoi Dieu emploie-t-il l'oeuvre des méchants? Pourquoi toutes ces calamités que tu dis bonnes en elles-mêmes, ne nous les inflige-t-il pas au moins par l'intermédiaire des bons? Ah! mon ami, tu en demandes trop : je ne sais pas si je pourrai démêler ces mystères; mais ce que je sais, c'est que la raison de ce que Dieu fait existe réellement, alors même que nous ne la voyons pas. Et cependant, au fond, qu'y a-t-il là de si étonnant et de si nouveau? Le gouverneur d'une province veut faire appliquer la loi à un coupable : il confie cette mission à un garde ou à un licteur. Dans une grande famille, quelquefois le père châtie lui-même son fils, mais d'autres fois il charge de cet office un serviteur ou le pédagogue. Pourquoi Dieu n'aurait-il pas le même droit? pourquoi ne nous frapperait-il pas de sa main quand il le trouve bon, et par la main d'autrui, quand il en juge autrement? Il n'y a là rien d'injuste ou de méchant. Mais ce serviteur est irrité contre toi! il apporte dans son office le désir de nuire? Tout cela n'importe en rien. Laisse cet homme de côté; ne considère que la volonté de celui qui le commande. Le père sera certainement présent à l'exécution; il ne laissera pas ajouter une chiquenaude au châtiment qu'il a prescrit. Mais pourquoi ici l'intervention du péché? pourquoi ce venin des passions attaché à ces flèches divines? Tu m'appelles par cette question aux cimes d'une montagne raide et escarpée. J'essaierai cependant de la gravir. Pour montrer sa sagesse et sa puissance, "Dieu a jugé préférable", ce sont les termes de saint Augustin, "de faire sortir le bien du mal, plutôt que de ne permettre aucun mal". {Augustin, Enchiridion de fide, spe et caritate, VIII, 27} Qui est en effet plus sage ou meilleur que celui qui du mal peut faire sortir le bien, et qui tourne au salut ce qui a été combiné pour la ruine ? Tu loues et tu approuves le médecin qui mêle la vipère aux ingrédients de la thériaque et qui obtient ainsi des effets très salutaires : pourquoi blâmerais-tu Dieu de ce qu'il mélange de même à cette panacée des calamités publiques quelques méfaits humains qui ne te font aucun mal ? Il est certain que tout ce virus additionnel est dissous et neutralisé par quelque feu secret de la Providence. Enfin, Dieu agit ainsi pour sa puissance et pour sa gloire, auxquelles nécessairement il rapporte lui-même toutes choses. Comment sa force pourrait-elle s'affirmer avec plus d'éclat qu'en remportant la victoire sur ses ennemis, et en la remportant si bien qu'il les attire eux-mêmes à lui et dans son camp ; qu'il les amène à porter les armes pour lui, à combattre pour son triomphe? Et c'est ce qui arrive tous les jours, lorsque la volonté de Dieu s'accomplit dans les méchants, quoique non par les méchants; lorsque les choses que les impies font contre sa volonté, il les plie de telle sorte que, cependant, elles ne transgressent pas sa volonté. Et quel miracle plus insigne que de faire servir les méchants ù rendre bons les méchants? Allons, parais ici un instant, toi, Caïus César : va, et foule à la fois aux pieds les deux noms sacrés de patrie et de gendre. Cette ambition criminelle, sans que tu le saches, elle servira Dieu : bien plus, elle servira même ta patrie contre laquelle tu l'as courue. Toi, Attila, vole des extrémités du monde; accours altéré de sang et de rapines; pille, massacre, incendie, ravage tout. Ta cruauté militera pour Dieu. Elle rappellera au devoir les Chrétiens trop plongés et comme ensevelis dans les vices et dans les voluptés. Que dirai-je de vous deux, Vespasien et Titus ? Détruisez la Judée et les Juifs; prenez et renversez la ville sainte. A quelle fin ? pour vous couvrir de gloire et pour étendre les limites de l'Empire ? mais vous vous trompez ; en réalité, vous n'êtes que les licteurs et les satellites de la vengeance divine contre une nation impie. Allez, et vous qui, dans Rome, peut-être avez frappé de mort des Chrétiens, vengez en Judée la mort du Christ. Et c'est dans tous les temps que l'on rencontre de ces exemples, où Dieu s'est servi des passions mauvaises de quelques-uns pour accomplir sa volonté bienfaisante, et de l'injustice de quelques autres pour faire éclater la justice de ses jugements. C'est pourquoi, Lipse, admirons cette force cachée de la Sagesse et ne la fouillons pas : sachons que toutes les calamités sont bonnes par leur fin dernière, quoique notre intelligence aveugle ne le voie pas ou qu'elle soit trop appesantie pour s'élever jusque là. Car souvent le véritable but des catastrophes nous est caché. Elles l'atteignent cependant, sans que nous le sachions, comme certains fleuves, qui se dérobent aux yeux, s'engloutissent dans les entrailles de la terre, mais n'en arrivent pas moins à l'Océan où ils versent leurs eaux. [2,8] CHAPITRE VIII. Plus distinctement des fins elles mêmes. Qu'il y en a trois. Et ces trois, ai qui elles s'adressent. Que l'exercice sert aux gens de bien en les fortifiant, en les éprouvant, en les portant en avant. Que s'il m'est permis de déployer les voiles et de lancer mon navire plus au large sur cet Océan des choses divines, je pourrai peut-être, de ces fins elles-mêmes, tirer quelque chose de plus complet et de plus précis. Cependant je citerai d'abord, et avec raison, ce cers d'Homère : "si je puis le faire ou si la chose elle-même est susceptible d'être faite"; {Homère, L'Iliade, XIV, 196} car, parmi ces fins, il en est quelques-unes que je puis saisir et signaler avec assez de certitude; mais il en est d'autres qui ne m'apparaissent que d'une manière vague et confuse. Parmi celles qui sont certaines, j'en note trois : l'exercice, la correction, la punition. Si tu y fais attention, tu trouveras que la plupart de ces calamités, qui nous sont envoyées, exercent les bons, ou corrigent ceux qui tombent, ou punissent les méchants : toutes choses qui sont pour notre bien. Il faut porter quelque lumière et insister un peu sur cette première fin. Ne voyous-nous pas tous les jours les plus gens de bien être particulièrement frappés par des catastrophes ou enveloppés par elles avec les méchants? Nous le voyons, et nous nous en étonnons parce que nous n'en comprenons pas suffisamment la cause, et que nous ne faisons pas assez attention à la fin. La cause, c'est l'amour de Dieu pour nous, non sa haine. La fin, c'est notre profit, non notre préjudice. Cet exercice aide en plus d'une manière : il fortifie, il éprouve, il porte en avant. Il fortifie, car c'est comme un gymnase dans lequel Dieu forme et dresse les siens à la force d'âme et à la vertu. Nous voyons les Athlètes s'exercer par des pratiques multipliées et laborieuses pour se rendre capables de vaincre : pense qu'il en est ainsi de nous dans cette palestre des malheurs publics. Notre gymnaste et maître d'exercices est sévère; il exige travail et patience jusqu'à la sueur, jusqu'au sang. Supposes-tu qu'il traite les siens avec mollesse ? qu'il les berce dans les délices et dans le luxe ? II ne le fait pas. Ce sont les mères qui, pour la plupart, gâtent et énervent leurs enfants en leur présentant des douceurs, tandis que les pères les préservent par la sévérité. Dieu est un père pour nous; par conséquent, il nous aime véritablement et sévèrement. Si tu veux être marin, tu te formeras dans les tempêtes ; soldat, dans les dangers. Si tu veux devenir véritablement un homme, pourquoi refuserais-tu les afflictions ? c'est la seule voie pour arriver à la force d'âme. Vois-tu ces corps languissants venus à l'ombre, que le soleil a rarement vus, que le vent n'a pas secoués, que l'orage n'a jamais effleurés ? Telles sont les âmes de ces efféminés qui ont toujours été heureux : le moindre souffle de la fortune contraire suffit à les abattre et à les briser. Donc les calamités fortifient : Comme les arbres que le vent agite poussent plus profondément leurs racines, ainsi les gens de bien avancent davantage dans la vertu, quand ils reçoivent quelquefois l'impulsion du vent des adversités. De plus, ces mêmes adversités éprouvent : car, sans elles, comment chacun pourrait-il constater sa fermeté ou ses progrès? Que le vent souffle toujours en poupe dans les voiles d'un navire, le capitaine n'aura pas occasion de montrer son habileté. Que tout réussisse à un homme, qu'il soit heureux en tout, jamais il ne fera preuve de vertu. L'affliction est la pierre de touche de l'homme, la seule qui ne trompe jamais. Démétrius a dit avec autant de grandeur que de vérité : "je trouve qu'il n'est rien de plus malheureux pour un homme que de n'éprouver rien de contraire". {Sénèque, De la providence, III, 3} Notre maître ne ménage pas les gens de cette sorte, il s'en défie; il n'a pas pour eux de l'indulgence, il les rejette et les méprise; il les chasse des rangs de ses légions, comme lâches et incapables de combattre. Je dis enfin que les malheurs publics poussent en avant, parce que dans ces calamités, la force et la patience des gens de bien sont comme une lumière pour ce monde ténébreux. Par leur exemple ils appellent les autres à les imiter, ils marquent la route dans laquelle il faut les suivre. Bias a perdu ses biens et sa patrie: mais encore aujourd'hui il crie aux mortels de porter tout arec eux. Régulus, pour garder sa foi, est mort dans les tourments : mais cet éclatant exemple de fidélité à sa parole vit toujours. Papinien est massacré par le tyran : mais la hache qui le frappe nous apprend à tous et nous encourage à mourir pour la justice avec tranquillité d'âme. Enfin, tant de personnages d'élite ont été injustement et avec violence opprimés ou mis à mort : mais aux ruisseaux de ce sang nous puisons chaque jour la Constance et la Vertu. Les aromates, lorsqu'on les broie, exhalent de tous côtés leurs parfums : de même, quand la vertu est sous la presse des tribulations, sa renommée se répand partout. [2,9] CHAPITRE IX. De la correction, qui est la seconde fin. Il est montré qu'elle nous est utile en deux manières. La seconde fin des calamités publiques est de corriger, et je nie que l'on puisse imaginer rien de meilleur et de plus efficace pour le salut. La correction aide et préserve de deux manières, soit comme fouet quand nous avons péché, soit comme frein pour nous retenir de pécher. Je dis fouet, ou dans la main du père qui frappe souvent et à chaque faux pas, ou dans celle de l'exécuteur qui punit tard et en une fois. Comme le feu et l'eau purifient certaines souillures, ainsi les malheurs publics purifient nos péchés. Et, dis-le moi, Lipse, n'est-ce pas justement que nous sommes aujourd'hui frappés? Depuis longtemps déjà, nous, Belges, nous sommes tombés, nous sommes corrompus par les jouissances et par les richesses, nous glissons sur la pente des vices. Mais ce Dieu nous prévient et nous rappelle avec clémence ; il nous inflige quelques plaies, afin qu'avertis par là nous revenions à nous, bien plus, à lui-même. Il nous arrache nos biens, parce que nous en avons abusé pour le luxe; notre liberté, parce que nous l'avons fait dégénérer en licence ; et, par cette verge indulgente des calamités, il expie en quelque sorte et efface nos fautes. Je dis indulgente; car, au fond, combien cette correction n'est-elle pas légère ? On raconte que les Perses, lorsqu'ils voulaient punir de quelque supplice un personnage illustre, le dépouillaient de sa robe et de sa tiare, qu'ils suspendaient et sur lesquelles ils frappaient comme sur le personnage lui-même. C'est précisément ce que fait ici notre père : dans aucune correction, il ne nous touche réellement ; ce qu'il frappe en nous, c:est le corps, ce sont les champs, les richesses et les autres choses extérieures. De plus , la correction est aussi un frein que Dieu nous jette au moment opportun, lorsqu'il nous voit près de pécher. Comme le médecin fait de temps à autre des saignées de précaution, non parce qu'on est malade, mais pour empêcher de le devenir, ainsi Dieu, par les calamités, nous retire certaines choses qui sont comme la matière et le foyer de nos vices. Il connaît notre nature particulière à tous, lui qui nous a créés tous. Il ne diagnostique pas sur notre maladie d'après l'aspect de notre sang ou la couleur de notre teint, mais il en juge par la vue de notre coeur et de nos fibres. Voit-il en Etrurie les esprits trop vifs et emportés outre mesure? il les contient par un Prince. En Helvétie, les esprits sont-ils calmes et paisibles? il leur accorde la liberté. A Venise, les esprits sont-ils dans un juste milieu ? il leur donne un régime intermédiaire : et tous ces états de choses, il les changera sans doute dans le cours du temps, lorsque les esprits viendront eux-mêmes à changer. Cependant nous nous plaignons. Pourquoi, dit-on, la guerre nous afflige-t-elle plus longtemps que les autres? ou pourquoi sommes-nous plongés dans une servitude plus dure? Homme insensé et vraiment malade ! Es-tu donc plus prudent que Dieu? Et dis-moi, pourquoi le médecin donne-t-il à celui-ci plus d'absinthe ou d'ellébore qu'à celui-là? N'est-ce pas assurément qu'il se conforme aux exigences de la maladie ou du tempérament? Sois certain qu'il en est de même ici pour toi. Dieu voit que ce peuple est peut-être trop turbulent, et qu'il faut le réprimer par des coups; que cet autre est d'un naturel plus doux et qu'il suffit de lui montrer la verge pour le ramener au bien. Mais toi, tu n'en juges pas ainsi ? Cela importe beaucoup en vérité ! Les parents ne laissent pas un couteau ou une arme dans la main d'un enfant, quelque chagrin qu'il en soit, parce qu'ils prévoient qu'il peut se blesser. Pourquoi Dieu nous serait-il indulgent à notre préjudice, à nous qui sommes de vrais enfants ne sachant ni demander ce qui nous serait salutaire, ni rejeter ce qui doit nous nuire? Et cependant pleure, si tu le veux ; pleure autant que tu le voudras : tu n'en boiras pas moins, et jusqu'au fond, ce calice d'amertume que, dans sa prudence, le médecin céleste te présente rempli jusqu'aux bords. [2,10] CHAPITRE X. Enfin que la Punition elle-même est bonne et salutaire, à considérer Dieu, et l'homme. et celui qui est puni. Mais la Punition s'adresse aux méchants, j'en conviens : cependant elle n'est pas mauvaise en elle-même. Au contraire elle est bonne, d'abord en ce qui concerne Dieu, dont la loi éternelle et immuable de justice commande que les péchés des hommes soient corrigés ou supprimés. La correction amende ceux qui sont susceptibles de réforme : ceux qui n'en sont pas susceptibles. la Punition les supprime. Elle est bonne, à un autre point de vue, si tu considères les hommes, dont la société ne pourrait se maintenir ni se perpétuer, si les violents et les scélérats pouvaient tout se permettre impunément. De même que le supplice du voleur et de l'assassin est nécessaire à la sécurité privée, de même la sécurité publique a besoin quelquefois de supplices éclatants et portant sur un grand nombre. Il est nécessaire que ces châtiments tombent en de certains cas sur les tyrans et les brigands qui ravagent l'univers, afin que ces exemples avertissent "qu'il est un oeil de la Justice à qui rien n'échappe", et afin qu'ils crient aux autres Rois et aux Peuples : "apprenez à respecter la Justice et à ne pas mépriser les Dieux". {Virgile, L'Énéide, VI, 620} La Punition est bonne encore, même à l'égard de ceux qu'elle frappe, parce que cette punition n'est pas proprement une vengeance ou un châtiment. Jamais ce Dieu bon "n'est conduit par la colère à infliger des chatiments cruels", {Lucrèce, De la nature des choses, VI, 72} comme l'a dit pieusement un poète impie; il n'a jamais en vue que d'empêcher et de réprimer le crime, et, suivant le mot remarquable des Grecs, l'empêchement du crime, non la vengeance". De même que la mort est souvent envoyée aux gens de bien par clémence, avant qu'ils se laissent aller au mal, ainsi elle est envoyée à ces méchants, dont il n'y a plus rien à espérer, endurcis dans le crime, et qui l'aiment si fort qu'on ne peut les en arracher que par l'amputation. Dieu arréte donc leur course effrénée, et il enlève avec une égale bénignité ceux qui péchent et ceux qui vont pécher. Enfin, toute punition est bonne au regard de la Justice, comme l'impunité est mauvaise en ce qu'elle permet aux hommes de prolonger trop longtemps une vie scélérate et conséquemment malheureuse. Boëte a dit avec sagacité : "Il est plus heureux pour les méchants d'expier leurs forfaits dans les supplices, que de n'être contenus par aucun juste châtiment"; {Boèce, Consolation de la Philosophie, livre IV, 4p} et il en donne cette raison que le châtiment leur imprime quelque chose de bon, qu'ils n'avaient pas dans le comble de leurs crimes. [2,11] CHAPITRE 11. D'une quatrième fin qui est douteuse pour l'homme et qui appartient à la conservation et à la protection ou à l'ornement de l'Univers. Ces divers points expliqués en détail. Ces trois fins, Lipse, sont certaines, évidentes et je les ai développées avec assez de fermeté. Il en reste une quatrième que je n'aborde qu'en hésitant, car elle est trop inconnue et trop éloignée pour que l'intelligence humaine puisse y marcher d'un pas ferme et sûr. Je la vois seulement à travers un nuage ; je la soupçonne, mais je ne la connais pas ; je tourne alentour, je n'y entre pas. Cette fin que je veux dire est générale ; elle tend à la conservation ou à l'ornement de l'Univers. En ce qui touche la conservation, je présume que ce Dieu qui a créé et disposé toutes choses avec une souveraine sagesse, les a créées de telle sorte qu'elles soient déterminées en nombre, en proportion, en poids ; et qu'il n'est pas possible qu'une espèce quelconque excède sa mesure, sans le déplacement ou la ruine de toutes les autres. Ainsi tous ces grands corps, le Ciel, la Mer et la Terre, ont leurs limites; ainsi à chaque siècle est fixé son nombre de créatures animées; ainsi il en est encore des hommes, des villes, des royaumes. Veut-on dépasser les proportions établies ? Il est nécessaire que s'abattent le tourbillon et la tempête des calamités, car autrement il y aurait lésion et désordre dans cette oeuvre magnifique de l'Univers. Or ceux, principalement, qui ont reçu la loi de croître et de multiplier, tendent souvent à excéder la mesure. Vois les hommes : qui pourrait nier que le nombre des naissances ne dépasse naturellement de beaucoup celui des décès? si bien que les descendants naissent par centaines, en peu d'années, d'un seul couple et qu'ils ne périssent que par dizaines et par vingtaines. Un troupeau de moutons s'accroîtrait dans une proportion prodigieuse si, chaque année, les pasteurs n'en choisissaient et n'en séparaient un certain nombre de têtes pour les livrer au boucher. Les oiseaux et les poissons rempliraient en peu de temps les airs et les eaux, s'il n'y avait entre eux des discordes et comme des guerres, et s'ils ne tombaient dans les pièges que leur tend la race humaine. Chaque âge fonde et construit des villes et des cités; et s'il ne survenait pas des incendies et des ruines, l'un et l'autre hémisphère, bientôt, seraient à peine capables de les contenir. Dans une semblable pensée, tu peux parcourir la nature entière des choses. Faut-il donc s'étonner si le vieux Saturne promène de temps à autre sa faux sur ce champ luxuriant, et s'il moissonne par la peste ou par la guerre les quelques milliers qui sont. de trop? S'il ne le faisait pas, quelle contrée serait capable de nous contenir? quelle terre suffirait à nous nourrir ? Périsse donc justement quelque chose dans les parties pour que la somme de cet ensemble soit éternelle. Pour les chefs d'une République, le salut du peuple est la loi suprême : il en est ainsi de Dieu envers le Monde. En ce qui touche l'Ornement de l'Univers, je fais une double conjecture. D'abord, je ne conçois aucun ornement dans cette immense machine, sans la variété et les vicissitudes distinctes des choses. J'avoue que ce soleil est magnifique : mais il m'est rendu plus agréable encore par la nuit humide de rosée et par le sombre manteau de la noire Déesse. L'Été sans doute est charmant : mais combien ce charme ne s'accroît-il pas au contraste de l'hiver avec ses blocs de glace et ses neiges éblouissantes de blancheur? Si tu les supprimes, tu m'enlèves toute la joie et jusqu'au sentiment intime de la lumière et de la chaleur. Sur cette terre même que nous habitons, la variété des aspects contribue à mes jouissances. J'aime à considérer tour à tour les plaines et les montagnes, les vallons et les rochers, les terres cultivées et les sables, les prés et les forêts. Toujours la satiété et l'ennui accompagnent l'uniformité. Sur cette scène de la vie, si je puis ainsi parler, pourquoi me plairais-je à voir toujours le même spectacle et le même visage? Aussi cela ne plaît pas. Il faut, à mon gré, qu'il y ait de temps à autre des calmes et des bonaces, que viennent tout à coup interrompre les tempêtes de la guerre ou l'ouragan des tyrannies en fureur. Qui voudrait que cet Univers fût comme une mer morte, sans orage et sans mouvement? Je soupçonne en second lieu un autre genre d'ornement, plus sérieux celui-là et exerçant plus d'influence à notre profit. Ici l'histoire m'éclaire et me montre que ces époques de calamités sont presque toujours suivies de temps meilleurs et plus doux. La guerre tourmente ce peuple : mais en même temps elle le stimule et, le plus souvent, elle réveille en lui la culture de l'esprit et le génie des arts. Autrefois les Romains ont imposé à l'Univers un joug pesant : mais ce joug lui-même a été salutaire dans ses résultats; il a chassé la barbarie loin des âmes, comme le soleil dissipe les brouillards devant nos yeux. Et nous, Gaulois ou Germains, si cette lumière du grand Empire n'avait brillé pour nous, que serions-nous aujourd'hui ? des sauvages, des brutes, heureux des calamités des autres et des nôtres mêmes, contempteurs de Dieu et des hommes. Je prévois qu'il en arrivera de même pour le nouveau Monde. Les Espagnols l'ont épuisé par une rigueur en quelque sorte salutaire : mais eux-mêmes, bientôt, ils vont le repeupler et le cultiver. De même que les possesseurs de grandes plantations transplantent certains arbres, en greffent certains autres ou les abattent, et administrent avec habileté tout cet ensemble pour en augmenter la valeur et les produits : ainsi Dieu agit dans ce vaste champ du Monde. Il est le plus savant des cultivateurs. Il sait, dans la famille humaine, ici, émonder les rameaux superflus, là, détacher et enlever quelques feuilles. La souche s'en porte mieux ; les rameaux coupés tombent, et les feuilles détachées sont le jouet des vents. Dieu voit cette nation dégénérée et dont la vertu est épuisée : il la rejette. Cette autre est sauvage et improductive : il la transplante ; il rapproche certaines autres et les mélange comme par une sorte de greffe. Vous, dont l'Empire est tombé, Italiens énervés et brisés, pourquoi occupez-vous encore la meilleure des terres? Cédez la place à ces rudes et robustes Lombards qui sauront cultiver ce sol avec plus de succès. Vous, Grecs pervers et ramollis, périssez! et que les Scythes barbares s'implantent sur votre territoire et s'y amollissent à leur tour. Et vous, en vous confondant avec d'autres nations, Francs, occupez les Gaules; Saxons, la Bretagne; Normands, la Belgique et les pays limitrophes. Toutes ces choses, Lipse, et beaucoup d'autres encore, apparaissent d'elles-mêmes, au lecteur studieux, dans l'histoire et dans la suite des événements. Relevons-nous donc, et si nous éprouvons quelque dommage particulier, sachons que ce dommage est utile en quelque chose à l'ordre général de l'Univers. La mort do cette nation ou de ce royaume sera la naissance d'un autre. La chute de cette ville entraînera la construction d'une autre ville. A proprement parler, rien ne meurt ici-bas, tout change. Nous, Belges, serons-nous seuls privilégiés devant Dieu? seuls heureux à perpétuité , et comme les poussins de la Fortune blanche ? Insensés ! ce père d'une grandeur infinie a beaucoup d'enfants : puisqu'il ne veut ou ne peut les réchauffer tous à la fois dans son sein, laissez-le donc les prendre à tour de rôle et par intervalles. Le soleil a longtemps brillé pour nous : que maintenant, ici, se fasse la nuit et que cette lumière radieuse aille éclairer l'Occident. Sénèque, suivant son habitude, a traité cette matière avec élévation et profondeur. "Que l'homme sage", dit-il, "ne s'indigne pas du mal qui lui arrive; qu'il sache que les choses mêmes qui semblent le blesser concourent à la conservation de l'Univers, et qu'elles sont de celles qui accomplissent le cours et l'office du Monde". {Sénèque, Lettres a Lucilius, VIII, 74, 20} [2,12] CHAPITRE XII. Vieille et vulgaire objection contre la justice divine : pourquoi les peines sont-elles inégales? on montre que cette recherche n'appartient pas à l'homme et qu'elle est impie. Ici Langius s'étant un moment interrompu, je repris : Votre discours est pour moi comme la fontaine d'eau pour les hommes échauffés par le voyage. Il m'encourage, il me ranime; il est pour ma fièvre et pour ma passion comme une potion rafraîchissante. Cependant, s'il calme ma fièvre, il ne la guérit pas. J'ai encore dans l'esprit cette épine qui a tourmenté aussi les anciens, l'inégalité des peines. En effet, Langius, si cette balance de la Justice n'est pas faussée, comment se fait-il que cette flèche des calamités "épargne la plupart des coupables, et frappe ceux qui ne le méritent pas et ceux qui le méritent" ? {Lucrèce, De la nature des choses, II, v. 1103-1104} pourquoi, voit-on quelquefois plongés dans la ruine des peuples innocents ? pourquoi les châtiments mérités par les pères retombent-ils souvent sur les enfants ou les petits-enfants? C'est là une fumée âcre pour mes yeux. Si vous le pouvez, dissipez-la par la lumière de la raison. Langius me répondit en fronçant le sourcil : Ainsi, jeune homme, tu me fais encore une fois sortir de ma voie ! Je ne l'aurais pas voulu. De même que les habiles chasseurs ne permettent pas au chien de changer de piste, et l'obligent à s'attacher à un seul gibier, j'aurais désiré te voir poursuivre uniquement le sentier que je t'indiquais. Je t'énumère les différents buts des calamités pour t'apprendre que tu seras exercé, si tu es bon ; relevé, si tu tombes; puni, si tu pèches : et voilà que tu m'entraînes vers les causes! Esprit vagabond, que prétends-tu par cette inquiète curiosité? Veux-tu toucher à ce feu céleste ? tu te brûleras. Escalader la citadelle de la Providence? tu tomberas. Comme ces papillons et ces menus animalcules, qu'attire le soir la lumière d'une lanterne, voltigent quelque temps autour de la flamme jusqu'à ce qu'ils s'y brûlent, de même il arrive à l'intelligence humaine, quand elle s'égare autour de cette flamme mystérieuse. Voyons, me dis-tu. par quelles causes la vengeance divine épargne les uns et frappe les autres. Les causes? Je dirai franchement que je les ignore. La céleste curie ne m'a jamais appelé dans son sein, et je n'ai point assisté à ses délibérations. Je ne sais qu'une chose, c'est que la volonté de Dieu est la cause de laquelle dépendent toutes les causes. Qui en cherche une autre, méconnaît la force et la puissance de la nature divine. Car il est nécessaire que toute cause, en son genre, soit, antérieure à son effet, et plus forte ; or rien n'est antérieur à Dieu, rien n'est plus fort que sa volonté ; donc il ne dépend lui-même d'aucune cause. Dieu a épargné, Dieu a frappé : que te faut-il de plus ? Salvien l'a dit avec autant de rectitude que de piété : "la souveraine justice, c'est la Volonté de Dieu". {Salvien de Marseille (Ve s. ap. J-Chr.), De la providence, I, 6} Cependant, disent quelques-uns, nous exigeons quel- que raison de cette inégalité des châtiments. Vous l'exigez ? et de qui'? de Dieu? de celui-là seul à qui est licite tout ce qu'il veut, et qui ne veut rien que ce qui est licite. Si un esclave exigeait des comptes de son maître, un sujet de son prince, le maître et le prince ne considéreraient-ils pas cette exigence l'un comme un affront, l'autre comme une révolte? Auras-tu plus de courage contre Dieu ? Eloigne de toi cette curiosité malsaine. Comme le dit Tacite : "ce compte n'existe qu'à la condition de ne se rendre à personne". {Tacite, Annales, I, 6} Et, sur ce point, tu auras beau faire, tu ne le dégageras pas de tes ténèbres, tu ne parviendras pas à surprendre ces conseils et ces desseins véritablement secrets. Écoute Sophocle : "Les choses divines que les Dieux eux-mêmes cachent, tu ne les sauras jamais, quoi que tu parviennes à savoir". [2,13] CHAPITRÉ XIII. Cependant, pour satisfaire les curieux, on répond séparément à trois vieilles objections, et d'abord à celle des méchants impunis : nous enseignons que la punition est différée, non abandonnée, et cela, soit à cause des hommes eux-mêmes, soit par la nature de Dieu, qui est lente au supplice. Cette voie simple et élémentaire est la seule qui soit sûre, Lipse. Toutes les autres sont trompeuses et glissantes. Dans les choses divines et supérieures, la vraie pénétration consiste à ne rien scruter, la vraie science à ne rien savoir. Cependant parce qu'autrefois, comme aujourd'hui, ce nuage a enveloppé les esprits, je le dissiperai un peu, si je le puis, et je te ferai passer au delà de ce fleuve qui t'arrête. Pour vous, Intelligence céleste et éternelle (et en parlant il regardait le ciel), accordez- moi la paix et le pardon, s'il m'échappe sur ces mystères quelque chose de pas assez pieux, de pas assez pur, quoique mon intention soit pieuse. Et d'abord, Lipse, il me semble que je puis, par un seul raisonnement, prouver la justice de Dieu en général. Si Dieu regarde les choses humaines, il s'en occupe; s'il s'en occupe, il les régit; s'il les régit, c'est avec jugement.; et si c'est avec jugement, comment serait-ce injustement? Car, sans jugement, il n'y a point gouvernement, mais anarchie, confusion, chaos. Eh bien! qu'as-tu à opposer à ce trait ? quel bouclier ou quelles armes? Si tu veux confesser la vérité, tu n'en a pas d'autre que l'ignorance humaine. Je ne comprends pas, dis-tu, pourquoi ceux-ci sont punis, tandis que ceux-là ne le sont pas. C'est bien. Donc à l'imprudence tu joins l'impudence. Parce que tu ne comprends pas la force de ce droit divin et pur, tu en fais litière ! Quelle raison plus injuste peut-elle être opposée à la justice? Si quelque étranger reçu comme hôte dans ta patrie prétendait lui donner des lois et des institutions, tu lui imposerais silence et tu le chasserais, comme voulant se mêler de choses qui dépassent son savoir et sa compétence : et toi, citoyen de la terre, tu condamneras témérairement les lois du Ciel que tu ne connais pas? créature, tu condamneras ton créateur? Eh bien ! soit, j'y consens. Je vais te presser de plus près ; et, puisque tu le demandes, ce brouillard de ta recherche inquiète des difficultés je l'examinerai distinctement au soleil de la raison. Tu objectes trois choses : que Dieu ne punit pas des méchants; qu'il punit des innocents; qu'il substitue et punit les uns au lieu des autres. La première objection d'abord. La vengeance divine, à ce que tu dis, oublie mal à propos des méchants. Elle les oublie : en es-tu bien sûr ? Pour moi je pense qu'elle diffère seulement. Si j'avais beaucoup d'argent, placé, et si j'exigeais de l'un de mes débiteurs le paiement immédiat, tout en accordant un délai à un autre, m'en ferais-tu un crime ? Certes, en cela, je ferais acte de mon libre arbitre et de ma volonté. Or, ce grand Dieu fait de même : tous les méchants sont à son égard débiteurs de leur châtiment; des uns il exige le paiement comptant ; il diflëre pour les autres qui paieront plus tard les intérêts avec le principal. Quelle injustice y vois-tu? A moins que peut-être tu ne t'inquiètes pour Dieu, et que tu ne craignes que ce retard bienveillant ne lui fasse perdre une part de sa créance. Si c'est là ton souci, tu peux être tranquille, mon brave homme : nul jamais ne fera banqueroute à ce créancier suprême. Où que nous puissions fuir, nous sommes toujours sous ses yeux, sous sa verge, dans ses liens. Mais je voudrais, dis-tu, que ce tyran fût puni dès maintenant, et que son sang versé donnât satisfaction à tant de victimes opprimées. La justice de Dieu nous apparaîtrait alors plus évidente. Est-ce bien la justice de Dieu qui serait plus évidente ? Pour moi, c'est plutôt ta stupidité qui me parait évidente. Qui es-tu donc pour prétendre non seulement à précéder Dieu dans le châtiment, mais à lui fixer le temps auquel il doit l'infliger ? Penses-tu qu'il soit ton juge, ou simplement ton licteur et ton ministre? Va donc, commande, frappe, couvre d'un voile la tête du tyran et pends-le à l'arbre du supplice, car tel est mon bon plaisir. O imprudence! mais le bon plaisir de Dieu est autre : tu dois savoir qu'il y voit plus clair que toi, et qu'il a un autre but quand il punit. Toi, l'emportement te surexcite, la soif de la vengeance te transporte. Mais Dieu est bien éloigné de ces passions : il considère l'exemple et la correction des autres. Il sait pertinemment à qui et en quel temps la punition sera utile. Le choix des temps est d'une haute importance : le remède le plus salutaire peut devenir funeste s'il est donné en un moment inopportun. Dieu a enlevé Caligula dès le premier essor de sa tyrannie; il a permis à Néron de se déchaîner plus longtemps; il a laissé de longues années à Tibère : ne doute pas que ce n'ait été pour le bien de ceux-là mêmes qui, alors, se plaignaient comme toi. Nos fautes et notre mauvaise conduite ont souvent besoin d'un fouet quotidien qui les corrige : nous voudrions que ce fouet fût tout de suite enlevé et jeté au feu. Voilà dans ce retard la raison qui nous touche. Dieu en a une autre : il semble que ce soit son caractère propre "de procéder avec lenteur dans sa vengeance, de compenser le retard par la gravité du supplice" : {Valère Maxime, Des faits et des paroles mémorables, I, 1} Synésius a bien dit : "la volonté de Dieu marche lentement et avec ordre"; {Synesius de Cyrène (c. 373 - c. 414), L'Égyptien ou De la providence, II, 5} et les anciens n'ont pas trop mal rencontré quand, dans la même pensée, ils ont feint que les Dieux avaient des pieds de laine. Pour que tu ne te laisses pas aller, quelles que soient ton impétuosité et ta hâte à la vengeance, à supporter impatiemment ce retard, songe que le délai apporté au châtiment contribue à le rendre plus sévère. Dis-moi, lorsque tu assistes à une tragédie, te sens-tu indigné de voir, dans le premier et dans le second acte, Atrée ou Thyeste marcher un peu de temps sur la scène dans l'élévation et dans l'éclat de leur splendeur? de voir qu'ils règnent, qu'ils menacent, qu'ils commandent? Non, n'est-ce pas ? car tu sais bien que leur félicité sera courte, et tu attends que bientôt, au dernier acte, elle s'écroule d'une manière affreuse. En quoi ce drame est-il, pour Dieu, plus injuste sur la scène du monde, qu'il ne l'est pour quelque poète? Cet impie est florissant, ce tyran vit. Oui : mais c'est le premier acte ; déjà, sache prévoir en toi-même que cette prospérité se changera en larmes et en angoisses. Bientôt la scène sera inondée de sang, et dans ce sang on traînera tous ces habits de pourpre et d'or. Notre poète est maître de son art ; il ne transgressera pas témérairement les lois de sa tragédie. Et même, dans la musique, n'introduis-tu pas quelquefois des voix dissonantes parce què tu sais qu'elles se fondront harmonieusement dans l'ensemble? Juge de même ici. Mais ceux qui ont été lésés ne voient pas toujours cette punition? qu'y a-t-il d'étonnant? Quelquefois le drame est un peu plus long, et certains spectateurs n'ont pu rester au théâtre jusqu'à la fin. D'autres voient et ils conçoivent une juste crainte, parce qu'ils reconnaissent que si, pour quelques-uns, ce jugement rigide est prorogé, ils ne sont pas absous pour cela ; que le jour du châtiment est différé, mais qu'il viendra. Par conséquent, Lipse, tiens ceci pour certain : les impies quelquefois sont remis à plus tard, ils ne sont pas acquittés. Quiconque porte le crime dans son coeur a Némésis derrière lui. Cette Déesse le suit, et, pour emprunter le vers d'Euripide, "en silence et avec lenteur, elle ravira les méchants en leur temps". {Plutarque, Oeuvres morales, Le délais de la justice divine, 2} [2,14] CHAPITRE XIV. On montre enfin qu'il y a plusieurs sortes de peines, dont quelques-unes occultes et internes qui accompagnent le crime lui-même, que les méchants ne peuvent fuir, et qui sont plus graves qu'aucune peine externe. Pour que tu comprennes ces choses avec plus de clarté, je te conduirai dans la citadelle même de cette cause, à savoir que l'on distingue trois sortes de peines divines, les Internes, les Posthumes, les Maternes. J'appelle internes LES PEINES QUI FRAPPENT SUR L'ÂME, MAIS QUI RÉAGISSENT AUSSI SUR LE CORPS, Comme sont les soucis cuisants, le repentir, la crainte et les mille morsures de la conscience. Les peines posthumes frappent L'ÂME AUSSI, MAIS QUAND ELLE EST LIBRE ET DÉGAGÉE DU CORPS, comme sont ces peines qui attendent les scélérats après la mort, ainsi que l'ont soupçonné, non sans raison. la plupart des anciens eux-mêmes. Enfin, les troisièmes sont CELLES QUI PORTENT SUR LE CORPS OU QUI LE TOUCHENT, comme la pauvreté, l'exil, la douleur, les maladies, les divers genres de mort. Il arrive le plus souvent que toutes ces peines, par un juste jugement de Dieu, s'accumulent sur les impies : cela est du moins absolument et toujours certain pour les deux premières sortes. Parlons des peines internes : qui jamais fut assez endurci dans l'impiété pour ne pas ressentir d'âpres flagellations dans l'âme, et comme des coups douloureux, soit en commettant le crime, soit, et plus encore, après l'avoir commis ? Car, bien véritablement, "le châtiment est subséquent à l'injustice", {Platon, Les lois, livre V, p. 728c} comme le disait autrefois Platon, ou comme Hésiode l'a dit avec encore plus de vérité et de force, il lui est "concomitant et proportionné". {PLUTARQUE, Oeuvres morales, Le délais de la justice divine, 9} Le supplice du crime est attaché au crime, et il naît avec lui. Il n'est rien ici-bas de sûr ni de libre que l'innocence. De même que, d'après la coutume Romaine, ceux qui devaient être crucifiés portaient la croix qui bientôt allait les porter eux-mêmes, ainsi Dieu a imposé à tous les impies cette croix de la conscience qui leur fait subir un premier châtiment avant le châtiment définitif. Penserais-tu donc qu'il n'y a d'autre punition que celle qui éclate aux yeux `? que celle que subit ce misérable Corps ? Il n'en est pas ainsi. Toutes ces peines extérieures sont légères et ne durent pas longtemps : ce sont les peines internes qui sont poignantes. Comme les malades minés par la consomption et par le marasme sont jugés plus gravement atteints que ceux qu'agitent l'inflammation et la fièvre, bien que celles-ci éclatent davantage au dehors : de même sont frappés d'un châtiment plus grave les scélérats qui sont ainsi conduits à pas lents jusqu'à leur mort éternelle. Caligula, jadis, poussait la cruauté jusqu'à commander au bourreau : "frappe de manière qu'il se sente mourir" : {Suétone, Vie de Caligula, XXX, 1} c'est ce que fait, pour ces méchants, l'âme, ce bourreau impitoyable qui, chaque jour et à petits coups, les frappe et les tourmente. Ne t'en laisse pas imposer par la splendeur, par l'étendue de la puissance, ou par l'abondance des richesses : ils n'en sont pas plus satisfaits ni plus heureux que ne sont bien portants ceux que la fièvre ou la goutte cloue sur un lit de pourpre. Tu vois dans une mascarade quelque mendiant déguisé en Roi, tout doré, magnifique : tu le vois, mais tu ne l'envies pas, car tu sais que cette pourpre d'emprunt recouvre la lèpre, la crasse, l'ordure. Pense la même chose de tous ces grands et superbes tyrans dont les âmes, dit Tacite, "si on les ouvrait, étaleraient aux yeux les plaies et les cicatrices, tant elles sont déchirées par la cruauté, les passions et les mauvaises pensées, comme le corps seul l'être par les coups de fouet". {Tacite, Les Annales, VI, 6} Souvent ils rient, je l'avoue, mais leur rire n'est pas franc; ils se réjouissent, mais leur joie n'est pas véritable : pas plus, par Hercule, que celle des condamnés à mort, qui, dans leur prison, essaient de se distraire en jouant aux dés ou aux tessères, et qui n'y parviennent pas, car la terreur du supplice imminent reste profondément gravée en eux, et rien ne peut arracher de leurs veux la livide image de la mort. Écarte, mon ami, le voile des objets extérieurs et vois ce tyran de la Sicile "qui sent sur sa tête impie l'épée suspendue" de Damoclès. {Horace, Odes, III, 1, 17} Ecoute les lamentations de Tibère au Sénat : "que les Dieux et les Déesses me maudissent plutôt que de me sentir périr ainsi chaque jour". {Tacite, Les Annales, VI, 6} Recueille les paroles de Néron gémissant et près de mourir : " "me voilà donc seul, sans ami et sans ennemi ?" {Suétone, Vie de Néron, XLVII, 5} Voilà, Lipse, les véritables flagellations des âmes, le supplice de toujours être rongé par le souci, de toujours se repentir, de toujours craindre. Garde toi de comparer ces tortures avec les chevalets, les cordes, les crocs d'aucun tourmenteur. [2,15] CHAPITRE XV. Que les peines posthumes attendent les méchants : bien plus, que les peines externes les atteignent aussi le plus souvent ; ce qui est confirmé par quelques exemples illustres. Ajoute encore à ces peines posthumes et éternelles, qu'il me suffira d'établir d'après toute la Théologie, sans avoir à les développer ici, ajoute enfin les peines externes. Celles-ci, lors même qu'elles feraient défaut, qui donc serait en droit d'en inculper la justice divine, puisque les autres sont indubitables ? Mais elles ne font pas défaut. Il n'est jamais arrivé, ou, du moins, il est bien rare que ces francs scélérats et ces oppresseurs d'autrui n'aient souffert des châtiments visibles et manifestes, les uns plus tôt, les autres plus tard ; celui-ci dans lui-même, celui-là dans les siens. Te plaindras-tu de voir ce Denys, en Sicile, exercer impunément pendant de longues années le viol, la rapine et le carnage? Attends un peu ; bientôt tu vas le voir humilié, chassé, pauvre, et qui le croirait ? échanger le sceptre contre la férule. Ce Roi d'une grande île, il ouvrira à Corinthe une école, lui-même véritable école de la Fortune. D'autre part, te courrouceras-tu de ce que Pompée soit vaincu à Pharsale, sans que le Sénat à peine s'en occupe? t'indigneras-tu de voir le tyran se jouer quelque temps et se vautrer à plaisir dans le sang des citoyens ? Je te le pardonne, car je vois Caton lui-même arrété par cette considération d'une raison faussée, et laissant échapper, du fond de son coeur troublé, cette parole équivoque: "les choses divines sont bien obscures". Mais cependant, Lipse, et toi aussi Caton, tournez un peu les ceux de ce côté; un seul coup-doeil vous réconciliera avec la Providence. Ce César, ce superbe, ce vainqueur, déjà dieu dans sa propre opinion et dans l'opinion des autres, vous le voyez assassiné dans le Sénat et par le Sénat, et non seulement assassiné, mais percé de vingt-trois coups de poignard, et, comme une bête féroce, noyé dans son sang; et tout cela, que voulez-vous de plus? dans la curie de Pompée, aux pieds de la statue de Pompée, comme une grande victime expiatoire offerte aux mânes du grand Pompée. Moi aussi je plains Brutus mourant pour sa patrie et avec sa patrie, dans les plaines de Philippes. Mais je me console lorsque, tout près, je considère les armées victorieuses combattant entre elles comme des gladiateurs sur son tombeau, et l'un de leurs chefs, Marc Antoine, vaincu sur terre et sur mer, trouvant avec peine, en présence de trois femmes, la mort qu'il cherche, de la main d'une femme. Où es-tu, toi qui naguère étais le maitre de l'Orient? Laniste des armées Romaines? Assassin de Pompée et de la République ? Voilà que de tes mains sanglantes tu te suspends à une corde ! voilà que, vivant, tu te glisses dans ton sépulcre! Voilà que, même en mourant, tu ne peux t'arracher à celle qui cause ta mort! Vois s'il a été inutile et vain ce mot, ce vœu suprême, que Brutus a exhalé avec son dernier soupir : "ô Jupiter! que l'auteur de ces maux ne t'échappe pas!" {Athénée de Naucratis, les Deipnosophistes (ou Le Banquet des sages), IV, 156} Il n'a pas échappé certes, il n'a pu se soustraire au châtiment. Et ne l'a pas fait non plus l'autre chef qui, s'il n'a pas porté obscurément sur lui-même la peine des forfaits de sa jeunesse, a été puni avec plus d'évidence dans toute sa race. Qu'il soit César, heureux, et grand, et vraiment auguste : mais qu'il ait les deux Julie pour fille et pour petite-fille; qu'il perde, par la fraude ou par la violence, une partie de ses petits-fils ; qu'iI renie les autres, et que, de chagrin, il veuille pendant quatre jours se laisser mourir de faim et qu'il ne le puisse; qu'il vive avec sa Livie honteusement épousée, honteusement conservée, et qu'enfin, éperdu de cet amour infâme, il périsse par elle-même d'une mort infâme. En somme, dit Pline, "ce dieu, de qui je ne puis dire s'il est parvenu au ciel par la conquête ou par ses mérites, laisse pour héritier le fils de son ennemi". C'est à cela qu'il faut penser, Lipse, quand tu es emporté à te plaindre de l'iniquité : tourne ton esprit vers ces deux choses la Lenteur et la Variété du supplice. Celui-ci n'est pas puni maintenant ? attends, il le sera. Il n'est pas puni dans son corps ? il l'est peut-être dans son âme. Il ne l'est pas vivant ? il le sera certainement après sa mort. "Jamais la peine au pied boiteux ne quitte la trace du scélérat qui la précède". {Horace, Odes, III, 2, 32} Cet oeil divin veille toujours; quand tu crois qu'il dort, il regarde avec attention. Toi, sois seulement équitable envers lui, et n'accuse pas follement le juge qui dois te juger toi-même. [2,16] CHAPITRE XVI. Réponse à l'autre objection, celle tirée des innocents. Il est montré que tous ont mérité leur châtiment, parce que tous sont en faute, qui plus, qui moins, et que l'homme n'a aucun moyen de le discerner clairement : que Dieu est le seul qui voie nettement les fautes et, par suite, qui punisse très justement. Mais, me dis-tu, quelques peuples sont punis qui ne sont pas coupables et ne l'ont pas mérité : n'est-ce pas là ta seconde plainte que j'appellerai plutôt une calomnie? Imprudent jeune homme, comment oses-tu parler ainsi ? Des innocents sont-ils punis ? Ou donc, parmi toutes les nations, as-tu découvert une nation qui fût sans torts ? C'est de la témérité et presque de l'outrecuidance de penser ainsi d'un homme en particulier : et tu n'hésites pas à décider que des peuples et des nations entières sont sans péché! Vanité! Tous, nous péchons, tous, nous avons péché, je le sais; nés dans la souillure, nous vivons dans la souillure : et, pour employer la plaisanterie du Satirique, il y a longtemps que les arsenaux du ciel seraient épuisés, si la foudre avait toujours été lancée sur tous ceux qui l'ont mérité. Crois-tu qu'il en soit de nous comme des poissons qui, bien que nés et. vivant dans le sel, ne sont pas salés, et qu'il y ait des hommes qui, plongés dans cette lie du monde, soient cependant sans tache ? Or, si, tous, nous sommes en faute, ou sont ces peuples innocents ? Car le châtiment est toujours très justement le compagnon de la faute. Mais, dis-tu, il y a là une inégalité qui me choque : je vois opprimés ceux qui ont commis les délits les moins graves, tandis que ceux qui ont commis les plus graves règnent et fleurissent. Comment ! cela est arrivé ! Tu vas, je pense, arracher la balance des mains de la Justice céleste, et tu la tiendras toi-même avec ton sentiment et avec tes poids : car quelle autre tendance peut avoir cette estimation des crimes proportionnés ou disproportionnés au châtiment, que tu assumes avant Dieu ? Ici, I.ipse, tu dois songer à deux choses. En premier lieu, l'homme ne peut, ne doit pas juger la criminalité des autres. Comment le ferait-il ? Toi, mortel chétif, comment apprécierais-tu équitablement les manquements qui échappent à ta connaissance ? comment discernerais-tu légitimement ce que tu ne vois pas? tu m'accorderas facilement sans doute que c'est l'âme qui pèche : le corps et les sens ne sont que ses instruments; en elle est toute l'importance ou la gravité du crime. Cela est si vrai que tu décides que celui qui pèche malgré lui ne pèche pas. S'il en est ainsi, dis-moi, je te prie, comment tu verras le péché, quand tu n'en peux voir ni le berceau, ni le siège. Il est bien clair que tu ne peux voir l'âme des autres, puisque tu ne peux voir même la tienne. C'est donc une grande vanité, une impardonnable témérité à toi de revendiquer la censure et l'appréciation de choses que tu ne vois, ni ne peux voir, que tu ne connais ni ne peux connaitre. En second lieu, la chose est absolument combinée en sorte qu'il ne s'y trouve ni rien de mal, ni rien d'injuste. Il n'y a rien de mal, car c'est pour leur bien que quelques-uns sont châtiés tout de suite et dès leurs premières fautes. C'est un effet de l'amour de Dieu : le retard ici est toujours et justement suspect, parce qu'il est compensé par une aggravation de peine. Il n'y a rien d'injuste, parce que tous, comme je l'ai dit, nous avons mérité le châtiment ; et jamais il ne s'est trouvé personne, même parmi les meilleurs, qui fût assez pur pour n'avoir pas quelque tache à purger dans cette eau forte des calamités. C'est pourquoi, jeune homme, je t'engage à abandonner ce procès de l'estimation des fautes, procès inextricable pour toi, juge terrestre et subalterne : laisse faire à Dieu : du haut de son tribunal suprême, il en connaitra avec plus d'équité et de compétence. Il est le seul qui puisse peser les mérites et les démérites ; le seul qui, malgré le fard ou la céruse qui les déguise, voie le vice et la vertu sous leurs traits véritables. Qui lui en imposera, à lui qui scrute aussi bien le dedans que le dehors ? qui voit l'âme comme le corps? qui connaît les langues et les coeurs? pour qui, en un mot, tout est ouvert et manifeste? Il voit, dans une pleine lumière, et les faits, et leurs causes, et leurs progrès. Thalès, à qui l'on demandait autrefois, "si l'on pourrait tromper les Dieux en agissant injustement", répondit avec vérité, "pas même par la pensée". Nous, au contraire, nous sommes là dans un brouillard, nous qui, non seulement, ne distinguons pas les crimes cachés sous l'habit ou dans le cœur, mais qui les connaissons à peine quand ils sont découverts et mis au jour : car nous ne voyons pas la faute elle-même, et sa violence, mais seulement quelques vestiges extérieurs de la faute commise et accomplie. Souvent, ceux qui nous paraissent les meilleurs sont les pires pour Dieu, et ceux que nous réprouvons sont ses élus. Donc, si tu es sage, tu fermeras la bouche et les yeux sur la question du mérite et du démérite : des causes si obscures ne se jugent pas bien en dehors de l'audience. [2,17] CHAPITRE XVII. Troisième objection, des peines reportées sur d'autres. Il est montré par des exemples que cela se fait même parmi les hommes. Quelle est pour Dieu la cause de ce transfert, et plusieurs petites choses d'une subtilité assez curieuse. Maintenant, passons à ce troisième brouillard qui te cache encore la Justice, la question des substitués. On dit : il est peu juste que Dieu reporte le châtiment des uns sur les autres, et c'est mal à propos que les descendants sont punis pour les fautes de leurs ancêtres. Voyons donc. Cela est-il en effet ou nouveau ou surprenant? Moi, ce qui m'étonne c'est l'étonnement de ces badauds qui, tous les jours, font précisément la même chose sur cette terre. Dis-moi, mon ami, les bénéfices que le Prince a accordés aux ancêtres, en récompense de leur valeur, ne se transmettent-ils pas à leur postérité ? Sans doute, ils se transmettent; et il en est de même des confiscations et des peines pécuniaires qui leur ont été imposées pour crime. Voilà, par exemple, l'accusation de haute trahison ou de lèse-Majesté où, manifestement, sont punis d'autres que ceux qui ont péché; et la cruauté humaine a été si loin que l'on a édicté des lois condamnant les enfants innocents à une pauvreté éternelle, "afin que la mort leur paraisse un bienfait et la vie un supplice"! Quelle malignité ont donc vos esprits, que vous voulez bien permettre à un roi ou à un souverain ce que vous ne voulez pas permettre à Dieu, lequel cependant, si vous y faites attention, a une cause un peu plus juste pour cette sévérité? Car tous, en un seul, nous avons péché, tous, nous avons été rebelles à ce grand Roi ; et, par les drageons des générations successives, la tache originelle s'étend aux infortunés qui naissent. Ainsi, en face de Dieu, il y a une certaine solidarité, une chaine de crimes ; par exemple, ce n'est ni ton père, ni le mien qui ont commencé à pécher, ce sont les pères des pères. Qu'y a-t-il donc d'étonnant s'il punit, dans la postérité, non proprement les fautes diverses qu'elle commet, mais celles dont elle est solidaire par une sorte de communion d'origine, jamais interrompue ? Mais, pour omettre ces choses sublimes et passer avec toi a un ordre plus vulgaire de raisons, sache que Dieu réunit ce que notre faiblesse et notre ignorance séparent; que les familles, les villes et les royaumes sont pour lui, non quelque chose de varié et de confus, mais un seul corps, une seule nature. Cette famille des Scipions ou celle des Césars, pour lui ce n'est qu'un; la ville de Rome ou celle d'Athènes dans tonte leur existence, ce n'est qu'un ; un aussi, tout l'Empire Romain. Et avec raison. Il y a en effet un lien, une société de lois et de droit qui relie tous ces grands corps, et qui constitue, même entre ceux qui sont séparés par les âges, une certaine communauté de récompenses et de punitions. Ainsi les Scipions ont-ils été bons autrefois ? auprès du juge céleste que cela profite aussi à leurs descendants. Ont-ils été méchants ? que cela nuise. Les Belges, il y a des années, ont-ils été dissolus, avares, impies? nous serons punis, nous, parce que, dans toute punition externe, Dieu ne considère pas seulement le présent, il tient compte du passé, et il pèse équitablement dans la balance de sa justice le poids de ces deux temps. J'ai dit dans toute punition externe, et je voudrais que tu en prisses note : car ce ne sont pas les fautes elles-mêmes qui sont transmises, et il ne se fait pas de confusion dans la culpabilité : loin de là : il ne s'agit que des peines qui, comme des corrections, sont autour de nous, non en nous; qui concernent proprement le corps et les richesses, non l'âme intérieure. Or qu'y a-t-il là d'injuste? Nous voulons hériter des avantages et des récompenses que nos anciens ont pu mériter : à quel titre refuserions-nous les charges et les peines? "Romain, tu paies, sans l'avoir mérité, les crimes de tes aieux", dit le poète romain, {Horace, Odes, III, 6, 1} et cela serait vrai s'il n'ajoutait sans l'avoir mérité, car ils l'avaient mérité dans la personne de leurs ancêtres. Le poète a pu voir l'effet ; il ne s'est pas élevé jusqu'à la cause. De même qu'à l'égard d'un seul et même homme, nous trouvons juste de punir dans sa vieillesse le crime qu'il a commis dans sa jeunesse, ainsi Dieu punit les vieux péchés dans les royaumes et les empires, parce qu'en raison de la communauté externe, ceux-ci ne font pour Dieu qu'un seul et même ensemble. Tous ces intervalles de temps ne nous séparent pas devant Celui dont l'intelligence infinie embrasse l'éternité tout entière. Ces loups de Mars auront-ils impunément détruit autrefois tant de villes, brisé tant de sceptres? Auront-ils commis tant de carnages, versé tant de flots de sang, sans perdre une goutte du leur? C'est alors que j'avouerais enfin qu'il n'existe pas de Dieu vengeur " qui entend et qui voit tout ce que nous faisons. Mais il n'en est pas ainsi. Il est nécessaire que, quelquefois, des peines retardées, quoique non tardives, tombent sur la postérité. Et, non seulement, aux yeux de Dieu, les temps, mais les parties mêmes sont réunies. Voici ce que je veux dire : l'homme, dans le vol, la lubricité ou la gourmandise, pèche par de certaines parties de sont corps, et c'est le corps entier qui est puni : de même, dans cette association d'une communauté particulière, le crime de quelques-uns retombe souvent sur tous, principalement si ceux qui pèchent sont considérés comme des membres plus importants, tels que los Rois, les Princes, les Magistrats. C'est avec beaucoup de vérité et la plus grande profondeur de sagesse qu'Hésiode a dit : "pour le crime d'un seul, la ville entière paie un poids égal de peines; si quelqu'un commet un sacrilège ou une injustice, Jupiter à cause de cela envoie du haut du ciel les calamités, la Peste ou la Famine". {Hésiode, Les travaux et les jours, v. 240-243} Toute la flotte des Grecs périt "pour le crime d'un seul, pour les fureurs cl'Ajax d'Oilée"; {Virgile, L'Énéide, I, 41} ainsi, dans la Judée, soixante-dix mille hommes sont enlevés par la peste, pour punir la fantaisie illégitime du Roi (David). De temps autre, c'est le contraire qui arrive : ou tous ont péché, Dieu en choisit un ou quelques-uns comme victimes expiatoires pour tout le peuple. Si dans cela il semble s'éloigner un peu du droit rigide de la proportionnalité, de cette apparente iniquité elle-même naît une équité nouvelle. La justice est d'autant plus clémente pour le grand nombre qu'elle est plus sévère pour quelques-uns. Ne vois-tu pas souvent le maître d'école frapper de sa férule un seul membre de son troupeau turbulent ? le général ne punit-il pas son armée débandée en décimant quelques soldats? L'un et l'autre agissent on cela par une prudence salutaire, ponr que la punition de quelques-uns effraie et corrige tous les autres. J'ai vu souvent des médecins ouvrir la veine du pied ou du bras quand le corps entier était souffrant : que sais-je, s'il n'en est, pas de même ici ? Ces mystères sont des mystères, Lipse : si nous sommes sages, nous ne toucherons pas de plus près à ce feu sacré dont, nous autres hommes, nous pouvons bien apercevoir quelques étincelles et quelques éclats, mais que nous ne pouvons voir lui-même. Comme ceux qui fixent avec trop de persistance les yeux sur le soleil, les perdent, ainsi finissent par perdre toute lumière de l'intelligence ceux qui arrêtent trop longtemps leur intelligence sur cette lumière. Crois-moi donc; abstenons-nous de cette recherche indiscrète et pleine de périls. Tenons seulement pour constant que les fautes ne peuvent pas, ne doivent pas être pesées humainement; que Dieu a une autre balance, un autre tribunal, et que, quels que soient ses jugements, nous devons non les incriminer, nais les subir et les redouter. Je termine en t'opposant une sentence de saint Augustin qui résume toute cette matière, et avec laquelle je ferme la bouche à tous les opposants : "beaucoup de jugements de Dieu sont cachés, aucun n'est injuste". {Augustin, La Cité de Dieu, XVIII, 18} [2,18] CHAPITRE XVIII. On passe à la dernière partie du sujet, celle des exemples; l'on montre qu il est utile de mêler de temps à autre quelque chose d'agréable à une médecine sérieuse. Telles sont, Lipse, les choses que j'avais à te dire pour la Justice divine contre les injustes qui l'attaquent. Je confesse qu'elles n'appartenaient pas intimement a mon sujet. Toutefois elles ne sont pas en dehors, car il n'est pas douteux que nous ne supportions ces calamités de meilleur gré et avec plus d'égalité d'âme, si nous sommes persuadés qu'elles ne sont pas injustes. A ce moment, Langius s'arrêta un peu, puis, tout à coup, il reprit : c'est bien ; je respire. J'ai surmonté tous ces écueils de controverses, et je crois pouvoir désormais me diriger a pleines voiles vers le port. Je vois mon quatrième et dernier bataillon, et je le produirai de bon coeur. Comme le nautonier qui, dans la tempête, conçoit un grand espoir et reprend un nouveau courage quand il voit les Gémeaux, ainsi je me suis trouvé moi-même à la vue de cette Légion Jumelle quand je suis sorti de ces flots agités. Tu me permettras de donner ce nom de Jumelle à ma Légion, suivant la vieille mode, car elle est divisée en deux parties, et elle doit me servir à combattre deux ennemis. Je dis donc que ces maux que nous souffrons ne sont ni trop graves, ni nouveaux. Pendant ces dernières considérations qu'il me reste à t'exposer, prête-moi ta bonne volonté et ton attention. — Jamais plus volontiers, Langius, lui répondis-je. Moi aussi je suis charmé d'avoir franchi toutes ces aspérités, et j'aspire avidement à passer de cette médecine sérieuse et austère à une autre plus douce et mieux appropriée à ma faiblesse. C'est ce que vous allez faire si j'en juge par l'étiquette. — Tu -ne te trompes pas, dit Langius. Je vais faire comme les médecins : quand ils ont bien brûlé et bien taillé, ils ont soin de coucher aussitôt le malade et de lui appliquer des émollients et des lénitifs pour diminuer ses douleurs. Moi aussi, après t'avoir suffisamment traité par le fer et par le feu de la Sagesse, je t'encouragerai par quelques causeries moins sérieuses, je te conduirai d'une main plus légère. Je descendrai des sommets ardus de la Philosophie, et je te promènerai un peu dans les champs gracieux de ta Philologie. Cependant, ce ne sera pas tant pour te récréer que pour te guérir. Comme ce médecin Démocharès, voyant une certaine Considie, femme noble, repousser opiniâtrement et avec horreur toute médecine amère, s'avisa finement de lui conseiller le lait de chèvres, mais de chèvres qu'il nourrissait lui-même avec des lentisques, ainsi je te proposerai quelques exemples historiques et intéressants, mais imprégnés du suc caché de la Sagesse. Qu'importe comment on guérit un malade, pourvu qu'on le guérisse ? [2,19] CHAPITRE XIX. Que les maux publics ne sont pas aussi graves qu'ils le paraissent. Cela montré d'abord brièvement par le Raison. Que la plupart du temps ce qui cause ces vaines craintes, c'est moins la chose même que son entourage. Viens maintenant ma Légion, et toi d'abord première cohorte dont le combat établira que ces maux ne sont point graves. Nous emploierons ici deux sortes d'armes, celles de la Raison et celles de la Comparaison. De la Raison, car si tu la consultes, tu trouveras que tous ces événements qui surviennent, ou qui menacent, ne sont en réalité ni graves, ni grands. Ils le paraissent seulement. C'est l'Opinion qui les élève, les exagère et les exhausse comme sur des cothurnes. Mais, si tu es sage, souffle sur toute cette brume, et regarde les choses dans leur véritable lumière. Par exemple, dans ces calamités publiques, tu redoutes la pauvreté, l'exil, la mort. Si tu les considères d'un oeil ferme et calme, combien tout cela est petit! combien c'est léger, si tu le pèses au juste poids! Cette guerre ou cette tyrannie t'épuisera par la multiplicité des impôts. Eh bien! après? tu seras pauvre. En ce cas, la nature te reprendra tel qu'elle t'a donné. Si ce nom triste et infâme te déplaît, change-le : tu seras dégagé. Apprends, si tu l'ignores, que la Fortune t'a soulagé, et qu'elle t'a mis à l'abri le plus sûr. Personne à l'avenir ne te ruinera plus : ce que tu croyais un dommage est un remède. Mais je serai exilé. Bien plus, si tu le veux, tu seras un étranger. Change ton affection, tu changes de patrie. Le sage, où qu'il soit, est un voyageur en pays étranger; l'insensé toujours est un banni. Mais ce tyran me menace de mort : comme si la nature ne t'en menaçait pas chaque jour! Mais cette mort est infâme, qui se donne par le glaive ou par la corde. Insensé! ni cette mort, ni aucune autre ne sont infâmes, si ta vie ne l'a pas été. Compte, depuis l'origine du monde, combien d'hommes excellents et des plus illustres sont morts de mort violente. Cet examen, Lipse, dont je te donne seulement ici la saveur et comme l'échantillon, tu dois l'appliquer à toutes les choses qui te paraissent terribles ; considère-les en elles-mêmes, nues, dépouillées des oripeaux et des déguisements que leur donne l'Opinion. Nous chétifs, nous sommes toujours tournés vers les apparences vaines et extérieures ; ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais les accessoires qui nous effraient. Te Voila en mer et tu navigues : que la mer devienne grosse, ta présence d'esprit t'abandonne et tu trembles comme si,, dans le cas de naufrage, tu devais avoir toute cette rner à boire : une pinte ou deux te suffiraient ! Qu'il se déclare subitement un tremblement de terre, quelle clameur, quel effroi ! Tu crois que toute la ville ou ta maison du moins, si elle s'écroule, va tomber sur toi, et tu ne penses pas qu'une seule pierre est assez pour te fracasser la tête. Il en est de même de toutes ces calamités. Ce qui nous épouvante surtout, c'est le bruit,, c'est la très fausse image que nous nous faisons des choses. Voilà la garde! Voila les glaives! Eh bien! cette garde, eh bien! ces glaives, que te feront-ils ? ils te tueront? qu'est ce que d'être tué ? une mort prompte, et, si le nom t'effraie, une prompte séparation de l'âme et du corps. Tous ces régiments de soldats, tous ces glaives menaçants ne peuvent rien de plus contre toi que ce que peuvent une fièvre, un pépin de raisin, un ver. Mais la mort sera plus dure. Au contraire, elle sera beaucoup plus douce. Cette fièvre que tu sembles préférer, souvent elle tourmente son homme une année entière : ici on est achevé d'un Coup, en un moment. Socrate avait donc raison quand il comparait toutes choses à ces masques qui servent d'épouvantail. Prends un masque : vois-tu fuir les enfants? Dépose-le maintenant, montre-toi avec ta figure véritable : vois-tu comme ils reviennent en courant et comme ils t'embrassent ; c'est la même chose ici : dès que tu auras dépouillé ces calamités de leur apparence et de leurs accessoires, tu reconnaîtras que ta crainte était puérile. Comme la grêle s'émiette en tombant avec grand fracas sur les toits, ainsi ces événements, quand ils frappent une âme ferme, se brisent eux-mêmes et ne la brisent pas. [2,20] CHAPITRE XX. On rient à la comparaison. Et d'abord, qu'on a fort exagéré les maux des Belges et de ce siècle. L'opinion à cet égard réfutée d'une manière générale. Que l'esprit humain est enclin à exagérer son deuil. Ce discours si sérieux de Langius ne répondait ni à mon attente, ni à mon opinion. Je l'interrompis donc : où allez-vous, lui dis-je? Est-ce là ce que vous m'aviez promis? J'espérais le miel et les douceurs de l'histoire : et voilà que vous continuez à tirer incessamment sur moi, sans plus de ménagement que si nous étions encore en plein sanctuaire de la Sagesse. A quoi songez-vous ? Pensez-vous avoir affaire à quelque Thalès ? Vous êtes avec Lipse, qui est homme, qui vit au milieu des hommes, et qui voudrait avoir des remèdes un peu plus humains. Langius me répondit avec une voix et un visage pleins d'indulgence : je le reconnais, tu as le droit de m'accuser. Je vois qu'en suivant ce pur rayon de la Raison, je me suis écarté du grand chemin et que je suis retombé, sans y prendre garde, dans le sentier étroit de la Sagesse. Mais je me corrige et je remets le pied sur une route plus battue. L'âpreté de ce Falerne te déplaît donc? Nous allons la tempérer avec le miel des exemples. J'arrive à la Comparaison. Je te démontrerai clairement que, si tu compares les maux actuellement répandus autour de nous avec les calamités anciennes, tu n'y trouveras rien de bien grand ni de bien grave. Il y en a eu autrefois de beaucoup plus grands, de beaucoup plus douloureux sous beaucoup de rapports. Je l'interrompis encore et même avec un geste impatient : comment dites-vous cela? "Et vous pensez que je le prendrai pour moi?" Jamais, Langius, tant que cette tête aura le sentiment. Aussi loin que vous regardiez en arrière dans les âges, où en trouverez-vous un seul qui ait été aussi calamiteux que celui-ci l'est et le sera? Quelle nation, quel pays ont jamais supporté "des maux aussi nombreux, aussi graves à raconter, aussi amers à souffrir", {Cicéron, Les Tusculanes, II, 8} qu'aujourd'hui nos Belges ? Nous sommes ballottés non seulement par la guerre étrangère, mais par la guerre civile, et même par la guerre intestine. Car il n'y a pas seulement chez nous des partis, mais (ô ma patrie! d'où te viendra le salut?) de nouvelles fractions des anciens partis. Ajoutez la peste, ajoutez la famine, ajoutez les impôts, les rapines, les meurtres, et "la dernière des dernières tyrannies", l'oppression non seulement des corps mais des âmes. Et dans toute l'Europe que verrez-vous ? la guerre ou la crainte de la guerre ; ou si la paix est quelque part, elle est jointe à une honteuse servitude sous des princes dégénérés, et elle n'est pas plus heureuse que n'importe quelle guerre. De quelque côté que vous portiez vos regards ou votre pensée, vous trouverez tout suspendu, tout suspect, et, comme dans une maison mal étayée, partout des signes de ruine. En somme, Langius, comme tous les fleuves se jettent dans l'Océan, il semble que toutes les calamités fondent ensemble sur notre époque. Et je ne parle ici que de celles que nous touchons de nos mains, qui sont présentes. Si je parlais de celles qui nous menacent, je pourrais vous chanter ces vers d'Euripide : "ô malheureux! je ne vois partout qu'un Océan de calamités, si vaste que je ne sais de quel côté nager". {Euripide, Hippolyte, v. 822-823} — Langius me dit alors avec sévérité et d'un air de reproche : voilà donc que tu te rejettes encore dans tes plaintes! Déjà je te croyais raffermi, et tu retombes; je croyais avoir fermé tes blessures, et tu les rouvres. Cependant ton âme a besoin d'une certaine quiétude, si tu veux guérir. Tu dis que cet âge est le plus malheureux des âges. Je connais cette vieille chanson. Je sais que ton grand-père l'a dite; je sais que ton père l'a répétée ; je sais que tes enfants et tes petits-enfants la diront à leur tour. C'est le caractère propre de la nature humaine de tourner avec avidité les yeux vers les choses tristes, et de passer légèrement sur celles qui sont avantageuses. Comme les mouches et les autres insectes de ce genre ne s'arrêtent pas longtemps sur les surfaces lisses et propres, mais se fixent sur celles qui sont raboteuses, ainsi cette intelligence encline à se plaindre passe aisément par dessus les circonstances favorables, pour s'attacher à ce qu'il y a de fâcheux dans le sort. Elle le manie, elle le regarde sous toutes ses faces, elle s'ingénie à l'exagérer. Comme les amants ne voient que leur maîtresse, parce qu'a leurs yeux elle excelle sur toutes les autres femmes, ainsi se complaisent, dans leur deuil, ceux qui se désolent. Nous nous faisons à nous-mêmes des fantômes, nous nous lamentons à la fois sur le présent et sur le futur. Et quel est le prix de tant de prévoyance? Ainsi qu'un mouvement de poussière dans le lointain a quelquefois fait sortir des armées hors de leur camp, de même nous abat l'ombre souvent menteuse d'un péril futur. [2,21] CHAPITRE XXI. La même réfutation continue de plus près et arec plus de force par la comparaison avec les anciens maux. D'abord, des guerres et de la prodigieuse catastrophe des Juifs. Mais toi, Lipse, quitte ces façons populaires : suis-moi dans la comparaison que tu me demandes. Par elle tu verras qu'il y a eu autrefois, dans tous les genres ale calamités, des maux pareils et plus graves, et qu'à cet égard il y a lieu de féliciter et non de plaindre le siècle présent. Nous sommes, dis-tu, ballottés par la guerre. Eh quoi ! les anciens n'ont-ils donc jamais eu de guerres'? Mais, Lipse, la guerre est née avec le monde, et elle ne finira qu'avec lui. Peut-être penses-tu que ces guerres n'ont pas été aussi grandes, aussi graves que les nôtres. C'est tout le contraire. Celles d'aujourd'hui sont comme des jeux et des tournois, je parle très sérieusement, quand on les compare avec celles des anciens. Je ne vois pas trop par où entrer, ni par où sortir, si je me lance dans cette profondeur des exemples. Cependant, veux-tu que nous voyagions un peu dans les diverses parties du monde? Eh bien, allons ! Nous commencerons par la Judée, c'est à dire par la terre et par la nation saintes. Je passe sur ce que les Juifs ont souffert, soit en Égypte, soit après en être sortis, parce que tout cela se trouve détaillé dans les livres divins, et j'arrive tout de suite à leurs derniers moments, ceux de leurs funérailles. Je me bornerai à les indiquer l'un après l'autre, comme dans un index. Voici donc, d'après Josèphe, les pertes qu'ils ont souffertes dans moins de six années de guerre civile et de guerre étrangère : A Jérusalem, mis à mort par ordre de Florus, six cent trente. A Césarée, massacrés par les habitants, en haine de la race et de la religion, en un seul temps, vingt mille. A Scvthopolis, ville de la Célésyrie, treize mille. A Ascalon, en Palestine, encore massacrés par les habitants, deux mille cinq cents. A Ptolémaïs, pareillement, deux mille. A Alexandrie d'Egypte, sous le gouvernement de Tibérius Alexandre, cinquante mille. A Damas, dix mille. Tous ces meurtres commis par sédition ou dans des tumultes populaires. Enfin, en guerre ouverte et régulière avec les Romains: A Joppé, pris et massacrés par Césius Florus, huit mille quatre cents. Sur le mont Cabulon, deux mille. Dans le combat d'Ascalon, dix mille. Dans des embuscades. huit titille. A Aphaca, quand elle fut prise. quinze mille. Au mont Garizim, massacrés, onze mille six cents. A Jotapa, ou Josèphe lui-même était présent, trente mille. A Joppé, pris et noyés, quatorze mille deux cents. A Tarichée, massacrés, six mille cinq cents. A Gamala, tant tués que suicidés, neuf mille. Personne, dans cette ville, ne fut sauvé que deux femmes qui étaient soeurs. A Giscala, dans le désert, massacrés au milieu de leur fuite, deux mille, et trois mille femmes et enfants. A Gadara, treize mille tués, deux mille deux cents captifs, sans compter une quantité innombrable de malheureux, qui se jetèrent et se noyèrent dans le Jourdain. Dans les bourgs d'Idumée, massacrés, dix mille. A Gerasa, mille. A Machéronte, mille sept cents. Dans la forêt de Jantes, trois mille. Au château de Massada, morts de leur propre main, neuf cent soixante. A Cyrène, massacrés par le gouverneur Catulus, trois mille. Enfin, dans la ville même de Jérusalem, morts ou tués pendant la durée du siège, un million deux cent mille, et quatre-vingt dix-sept mille captifs. Tout ceci fait en somme, sans parler ici d'un nombre infini de Juifs qui sont morts de faim, d'exil et de misère, un million cinq cent quarante neuf mille six cent quatre-vingt-dix. Qu'en dis-tu, Lipse ? Pourquoi baisses-tu les yeux? Relève-les plutôt; et ose m'opposer, en présence de cette catastrophe d'un seul peuple, les guerres qui ont agité le monde Chrétien pendant quelques années. Et cependant qu'est-ce que ce petit coin de terre, cet infime groupe d'habitants de la Judée, si tu les compares à l'Europe? [2,22] CHAPITRE XXII. Des calamités que les Grecs et les Romains ont éprouvées par la guerre. Grand nombre d'hommes tués par certains généraux. Dévastation du nouveau Monde et misères de la captivité. Je n'insiste pas davantage. Passons à la Grèce. Quant à t'exposer avec méthode toutes les guerres qu'elle a successivement soutenues, soit entre ses citoyens, soit contre les étrangers, ce serait un travail long et peu fructueux. Je ne te dis qu'une chose : elle a été à un tel point épuisée, rasée de près par ce fer continu des calamités, qu'au rapport de Plutarque (et je n'ai jamais pu lire ce détail sans colère et sans stupéfaction), il fut de son temps impossible de lever dans toute son étendue un corps de trois mille soldats, ce qui était cependant, à l'époque de la guerre des Perses, comme il l'assure, le contingent de la seule petite ville de Mégare. Hélas ! combien tu es déchue, toi qui étais la fleur de la terre, le soleil et le sel des Nations! Dans cette Belgique même, actuellement ruinée, tu rencontrerais à peine aujourd'hui une seule ville de quelque renom qui ne pût fournir un pareil nombre d'hommes propres à porter les armes. Passerons-nous en revue les Romains et l'Italie ? Ici saint Augustin et Orose m'épargnent l'embarras et la fatigue de ces recensements : prends leurs livres, et tu verras quelles mers de malheurs? La seule seconde guerre Punique, seulement en Italie, en Espagne et en Sicile, dans une période de moins de dix-sept ans, a causé la mort de plus de quinze cent mille hommes : j'en ai fait soigneusement le compte. La guerre civile de César et de Pompée a coûté trois cent mille hommes: plus encore, celle de Brutus, Cassius et Sextus-Pompée. Mais pourquoi rechercher les guerres faites sous la conduite et la responsabilité de plusieurs? En voici un, Jules César (ô peste et fléau du genre humain!) qui avoue, et qui s'en glorifie, qu'à lui seul il a fait périr dans les combats onze cent quatre-vingt-douze mille hommes, sans faire entrer dans ce compte les massacres de ses guerres civiles, mais seulement les étrangers exterminés par lui dans le petit nombre d'années qu'il a gouverné l'Espagne et la Gaule. Et, cependant, il a encore été surpassé en ce point par cet Alexandre le Grand qui a inscrit dans le temple de Minerve que les hommes, jusqu'alors par lui défaits, mis en déroute, tués ou réduits en esclavage, montent au total de deux millions cent quatre-vingt mille. Ajoute à tout cela Quintus Fabius et cent dix mille Gaulois tués par lui ; C. Marius et deux cent mille Cimbres ; et, dans l'âge suivant, Aétius qui, dans la mémorable bataille des champs Catalauniques, a couché à terre cent soixante-deux mille Huns. Ne t'imagines pas que les désastres de ces guerres se soient bornés à cet énorme amas de cadavres humains. Les villes elles-mêmes ont eu leur part. Caton le Censeur se vante d'avoir pris eu Espagne plus de villes qu'il n'y a passé de jours. Sempronius Gracchus, si tu en crois Polybe, en a détruit trois cents dans ce même pays. A mon avis aucune époque ne fut plus désastreuse en calamités de ce genre, si ce n'est peut-être la nôtre, mais dans un autre hémisphère. Regarde ces quelques Espagnols qui sont passés, il y a un peu plus de quatre-vingts ans, dans les vastes contrées du nouveau monde. Que de funérailles, mon Dieu! que de carnage ! Je ne disserte pas ici des causes, ni du droit de la guerre. Je ne m'occupe que de ses résultats. Cette immense étendue de terre qu'il est grand d'avoir, je ne dis pas conquise, mais découverte, je la vois battue par deux mille trois cents soldats, et, à chaque pas que fait cette poignée d'hommes, les populations inoffensives tombent comme le blé sous la faux du moissonneur. Où es-tu, Cuba, la plus grande des îles? et toi, Haïti ? et vous, archipel des Lucayes ? Vous conteniez autrefois cinq ou six cent mille habitants : à peine en avez-vous conservé quinze mille pour la semence. Montre-nous à ton tour tes rivages, toi, Pérou, et toi aussi, Mexique. Hélas! quel aspect désolant et lamentable! Ces vastes régions, qui méritent véritablement d'être appelées un monde nouveau, sont désertes et ruinées comme si elles avaient été consumées par quelque feu céleste. Mon esprit et ma voix succombent, Lipse, à te rappeler ces horreurs : et nos calamités, auprès de celles-ci, ne me semblent être, comme dit le Comique, que des pailles creuses et d'imperceptibles animalcules. {Plaute, Rudens, v. 1325} Cependant, je ne t'ai rien dit de cette abominable loi de l'esclavage : les guerres des anciens n'avaient rien de plus cruel. Hommes libres, nobles, enfants, femmes, le vainqueur arrachait tout, entraînait tout dans une servitude qui pouvait être éternelle. O l'esclavage ! Combien je me félicite que depuis longtemps il n'en reste plus trace dans le monde Chrétien! Les Turcs seuls s'arrogent encore ce droit exécrable, et c'est par là principalement que leur domination est à nos yeux si odieuse et si barbare. [2,23] CHAPITRE XXIII. Exemples insignes de Peste et de Famine chez les anciens. Item des impôts et des rapines. Tu persistes dans ta plainte, et tu m'allègues la Peste, la Famine, les Tributs, les Rapines. Veux-tu que, brièvement, nous comparions chacun de ces maux à ce qu'ils ont été autrefois ? Dis-moi, combien la peste a-t-elle enlevé de personnes en Belgique dans les cinq ou six dernières années ? Cinquante mille à peu près, je pense ; mais pour être larges, mettons cent mille. Or dans la seule Judée, sous le Roi David, en moins d'un jour, elle en a emporté soixante-dix mille. Sous les empereurs Gallus et Volusien, une peste venue d'Éthiopie a envahi toutes les provinces Romaines et, pendant quinze années continues, les a épuisées d'une manière incroyable, et je n'ai lu nulle part qu'il y en ait jamais eu de pareille, soit pour la durée, soit pour l'étendue de ses ravages. Cependant celle qui, sous Justinien, se déchaîna sur Byzance et ses environs, fut plus remarquable encore par son impétuosité et par sa violence. Elle frappait à coups si précipités que, chaque jour, elle causait cinq mille et quelquefois jusqu'à dix mille funérailles. Je ne dirais cela qu'avec timidité et doute, si nous n'en avions pour témoins des historiens très dignes de foi et contemporains. Non moins surprenante fut la peste d'Afrique, qui, après la ruine de Carthage où elle avait pris naissance, fit mourir en Numidie quatre-vingt mille hommes, dans l'Afrique maritime deux cent mille, et à Utique la garnison de trente mille soldats. Une seconde fois en Grèce, sous l'empire de Michel Duca, la peste sévit avec tant de rigueur "qu'il ne restait plus assez de vivants pour enterrer les morts", suivant le mot de Zonare. Enfin, du temps de Pétrarque, et selon ce que lui-même en rapporte, il se déchaîna sur l'Italie une peste si cruelle que, sur mille hommes, il n'en survivait pas plus de dix. Maintenant parlons de la Famine. A cet égard ni nous, ni notre temps nous n'avons rien vu de comparable à ce qui a eu lieu autrefois. Sous l'empereur Honorius, il y eut à Rome une telle cherté, une telle disette de denrées alimentaires, que les hommes déjà menaçaient les autres hommes, et qu'en plein cirque on entendit une voix demander : QUE L'ON MÎT EN VENTE DE LA CHAIR HUMAINE. {Zozime, Histoire romaine, VI, 11} Pendant les dévastations des Goths, sous Justinien, il y eut dans toute l'Italie une si grande disette que, dans le seul Picenum, cinquante mille personnes moururent de faim, et que l'on en vint à manger non seulement de la chair humaine mais jusqu'à des excréments humains. Deux femmes, j'ai horreur de le dire, avaient de nuit tué dix-sept hommes attirés dans des embûches, et les avaient mangés : elles furent elles-mêmes tuées par le dix-huitième qui se méfiait. Je ne te parle pas de la famine qui sévit dans la ville sainte, et dont les détails sont partout rebattus. Si nous en venons aux Impôts, j'avouerai que ceux qui nous oppriment sont énormes, mais seulement si on les considère seuls et. en eux-mêmes, non si on les compare avec ceux d'autrefois. Sous l'empire Romain, presque toutes les provinces étaient obligées de payer chaque année le cinquième du revenu des terres destinées au pâturage, et le dixième pour les terres cultivées. Et ni Antoine, ni César n'ont hésité à exiger en une seule année les impôts de neuf ans. Après le meurtre de César, quand on prit les armes pour la liberté, chaque citoyen reçut l'ordre de verser au trésor public la vingt-cinquième partie de tous ses biens; de plus, tous les membres de l'Ordre des Sénateurs durent payer six as pour chacune des tuiles qui couvraient leurs maisons. Cette contribution est prodigieuse et l'on dut avoir autant de peine à la payer que j'en ai à y croire. César Octave, et je pense que c'est de là qu'il a tiré son nom, exigea et reçut le huitième de tous les biens des affranchis. Je ne veux rien dire des impôts imaginés par les Triumvirs et les autres tyrans, car je craindrais en les racontant de les apprendre aux nôtres. Il me suffira, pour te donner une idée de ces extorsions et de ces rapines, de te dire un mot des Colonies. Si rien n'a été plus efficace pour maintenir la puissance de l'Empire, rien non plus ne peut être imaginé de plus funeste pour les sujets. On conduisait de distance en distance les légions et les cohortes de vétérans, on les établissait dans les campagnes et dans les villes ; et, au même moment, les malheureux provinciaux étaient dépouillés de tous leurs biens, de toutes leurs possessions : ils n'avaient pourtant rien fait pour cela, rien mérité : tout leur crime était de posséder des biens ou des champs fertiles. En cela se montre assurément l'abîme le plus profond de toutes les calamités. Il est triste sans doute d'être dépouillé de son argent : mais de ses champs? mais de sa maison ? et si c'est une chose très grave d'être chassé de ses biens et de sa maison, qu'est-ce donc de l'être de sa patrie, de ses temples, de ses autels ? On enlevait ainsi quelques milliers d'hommes; les enfants étaient séparés de leurs parents ; les maîtres de leurs domestiques, les femmes de leurs maris, et tous ces malheureux étaient dispersés dans diverses régions, comme le sort en décidait : les uns "dans la brûlante Afrique", comme le Poète l'a dit à ce même propos, "d'autres en Scythie ou chez les Bretons séparés du reste du monde". {Virgile, Bucoliques, I, 66} César Octave, à lui seul, a établi dans la seule Italie vingt-huit colonies, et dans les provinces autant qu'il en a voulu. Je ne sache pas que rien ait plus contribué à la ruine des Gaulois et des Espagnols. [2,24] CHAPITRE XXIV. Quelques récits d'actes de cruauté et de carnage étranges, et qui surpassent tous les crimes de ce temps. Mais cependant, dis-tu, il y a aujourd'hui une cruauté et des meurtres inouïs. Je sais à quoi tu fais allusion et ce qui a été commis dernièrement. Mais sur ta foi, Lipse, n'y a-t-il rien eu de tel chez les anciens ? ô ignorant, si tu ne le sais pas! ô méchant, si tu le dissimules! Les exemples sont si catégoriques et si nombreux qu'on a de la peine à les choisir. Tu connais le nom de Sylla, de cet heureux ? Donc aussi tu connais sa proscription infâme, abominable, qui fit périr quatre mille sept cents citoyens dans la seule ville de Rome. Et ne pense pas qu'il s'agissait seulement de têtes viles et de la plèbe : dans le nombre on comptait cent quarante Sénateurs. Je ne touche pas à ces assassinats sans nombre qui furent commis de tous les côtés, soit avec sa permission, soit par son ordre, en sorte que Q. Catulus put dire avec raison : "Avec qui donc vivrons-nous désormais, si nous tuons pendant la guerre tous ceux qui sont en armes, et pendant la paix tous ceux qui sont désarmés?" {Paul Diacre, Histoire romaine, V, 8} Ce même Sylla fut bientôt imité par trois disciples, j'entends les Triumvirs, qui pareillement proscrivirent trois cents Sénateurs et plus de deux mille Chevaliers romains. O crimes plus remplis de scélératesse qu'aucun de ceux que jamais le soleil ait vus ou verra entre son lever et son coucher! Lis Appien, si tu veux. C'est là que tu verras le spectacle varié et honteux de ces latitants et de ces fugitifs ; de ceux qu'on arrêtait ou qu'on arrachait de leur retraite ; de ces enfants et de ces épouses égorgés : que je meure, si tu ne dis pas que toute humanité avait disparu dans ce sauvage siècle de fer. Voilà ce qui a été accompli contre des Sénateurs et des Chevaliers, c'est à dire contre tout autant de rois et de souverains. Peut-être n'a-t-on pas sévi contre la multitude? Vois ce même Sylla ordonnant de massacrer, dans une villa publique, quatre légions du parti opposé qui s'étaient rendues à sa foi et qui imploraient la miséricorde de sa droite trompeuse. Pendant qu'on les égorgeait, les gémissements des mourants parvinrent jusqu'à la Curie, et le Sénat étonné suspendait la séance, quand Sylla dit : "Continuons, Pères conscrits, ce sont quelques séditieux que l'on punit par mon ordre". {Sénèque, De la clémence, I, 12} Je ne sais ici ce qui m'étonne le plus : de l'audace de l'action ou de celle de la parole. Veux-tu encore d'autres exemples de cruauté? En voici : Servius Galba, en Espagne, ayant convoqué les habitants de trois cités, comme pour conférer avec eux de leurs affaires, les fit subitement massacrer au nombre de sept mille hommes, parmi lesquels était toute la fleur de la jeunesse. Dans le même pays, le consul L. Licinius Lucullus, ayant fait, contrairement aux clauses de la capitulation, entrer des soldats dans la ville des Caucéens, fit égorger par eux vingt mille habitants. Auguste, après la prise de Pérouse, choisit parmi ceux qui s'étaient rendus à discrétion trois cents citoyens des deux ordres et les immola comme des victimes ordinaires sur l'autel de Jules César. Antonin Caracalla, irrité contre les habitants d'Alexandrie, pour je ne sais quelle mauvaise plaisanterie qu'ils avaient faite contre lui, se rend dans la ville avec une apparence pacifique, convoque toute la jeunesse au champ de Mars, la fait environner par ses soldats et, à un signal qu'il donne, tous sont tués jusqu'au dernier. Il traita ensuite de la même manière le reste de la multitude, et cette ville très peuplée resta déserte. Le roi Mithridate, par une seule lettre, fit assassiner quatre-vingt mille citoyens Romains dispersés dans l'Asie pour leurs affaires de commerce. Volésius Messala, proconsul en Asie, frappa de la hache en un seul jour trois cents personnes , puis, se promenant fièrement au milieu de ces cadavres, il s'écria en étendant les mains, comme s'il avait fait un exploit magnifique : ô la royale chose ! Jusqu'ici je ne t'ai parlé que de païens profanes et impies. Mais voici, parmi ceux qui adoraient le vrai Dieu, l'empereur Théodose qui, à Thessalonique, par un forfait et une fraude exécrables, convoque au théâtre, comme pour assister à des jeux, sept mille citoyens innocents et qui les fait égorger par ses soldats. Toute l'impiété antique n'a jamais rien fait de plus impie. Allez, après cela, Belges, accuser la cruauté ou les perfidies de vos Princes pendant ce siècle ! [2,25] CHAPITRE XXV. Notre tyrannie elle-même considérée : Il est montré qu'elle tient à la nature ou à la malice des hommes, et qu'il y a eu autrefois, comme aujourd'hui, des oppressions externes et internes. Enfin, tu inculpes la Tyrannie de nos jours et l'oppression des corps et des âmes. Je n'ai pas conçu le projet ambitieux de relever ou d'abaisser outre mesure l'époque où nous vivons : car à quoi bon? J'en dirai seulement ce qui vient à notre comparaison. Quand et où ces maux n'ont-ils pas existé? Cite-moi un siècle, cite-moi une nation où il n'y ait eu aucune tyrannie insigne. Si tu peux le faire, je paie l'enjeu de ce débat, et je confesse que nous sommes les plus misérables des misérables. Pourquoi ce silence? Il est vrai, je le vois, ce vieux proverbe que "tous les bons princes peuvent être inscrits sur un seul et même anneau". {Scriptores Historiae Augustae, Flavius Vopiscus, XLII, 1} C'est, en effet, le propre de l'esprit humain d'user du pouvoir avec insolence, et de ne pas facilement garder de mesure dans les choses qui n'ont pas de mesure. Nous-mêmes qui nous plaignons de la tyrannie, nous portons enfermés dans notre coeur les germes de la tyrannie, et, pour la plupart, ce n'est pas la volonté de l'exercer qui nous manque, c'est le pouvoir. Lorsque le serpent est engourdi par le froid, il n'en a pas moins tout son venin, mais il ne le manifeste pas : il en est ainsi de nous autres que notre faiblesse ou un certain froid de la Fortune empêche de nuire. Donne des forces, donne des instruments : je crains fort de voir très impuissants à mieux faire la plupart de ceux qui sont aujourd'hui si injustes contre les puissants. Nous en avons tous les jours des exemples dans la vie. Vois ce père qui sévit contre ses fils, ce maître contre ses serviteurs, ce précepteur contre ses disciples. Dans leur genre, ce sont tous des Phalaris : ils soulèvent les mêmes flots sur leur petite rivière que les rois sur la grande mer. Et les autres entres animés n'ont-ils pris aussi une semblable tendance ? La plupart sévissent contre les espèces congénères, dans l'air, sur la terre, dans l'eau. "Ainsi le grand poisson mange les petits, ainsi l'épervier tue les oiseaux", dit fort bien Varron. Mais, dis-tu, ces oppressions ne portent que sur les corps ; mais ce qui surpasse tout, les âmes aujourd'hui sont également opprimées. Est-il bien vrai que les âmes soient opprimées ? Prends garde de ne pas dire cela par haine plus que par vérité. A mon avis, c'est se méconnaître soi-même, méconnaître sa nature céleste, que de penser que l'âme puisse être opprimée ou contrainte. Aucune violence extérieure ne parviendra jamais à te faire vouloir ce que tu ne veux pas, sentir ce que tu ne sens pas. Quelqu'un peut avoir un droit sur ce corps qui est comme le lien et la prison de l'âme : nul sur l'âme elle-même. Sans doute le tyran peut la séparer du corps, mais il ne peut dissoudre sa nature qui est pure, éternelle, ignée, et qui défie tout contact extérieur ou violent. Mais cependant il ne m'est pas permis d'exprimer le sentiment de mon âme ? Soit. C'est donc à ta langue que l'on met un frein, et non à ton aime ; à tes actes, non à tes jugements. Eh bien ! cela même est nouveau et inouï. O mon bon ami, combien tu te trompes ! Que d'exemples ne te pourrais-je pas citer de victimes châtiées de leurs sentiments par les tyrans, à cause de l'intempérance de leur langue ? Que de tyrans n'ont-ils pas essayé de contraindre les jugements par la violence? et cela même en matière de religion ? Ce fut une tradition chez les Perses et dans l'Orient d'adorer les rois. Nous savons qu'Alexandre revendiqua pour lui le culte que l'on rend à la Divinité, et qu'il brava sur ce point la désapprobation de ses rudes Macédoniens. Parmi les Romains, Auguste, ce prince si bon, si modéré, eut, comme un dieu, des flamines et des prêtres dans les provinces, et même dans les maisons particulières. Caligula, par une impiété ridicule, fit couper la tête des statues des dieux pour la remplacer par l'image de la sienne; et à sa divinité il consacra des temples, des prêtres et des victimes précieuses. Néron voulut être adoré pour Apollon, et plusieurs des plus illustres citoyens furent mis à mort par le motif exprimé dans l'arrêt qu'ils n'avaient jamais immolé de victimes pour cette voix céleste. Domitien se laissait appeler publiquement notre Dieu et Seigneur. Que dirais-tu, Lipse, si tu voyais cette vanité et cette impiété dans quelque roi de nos jours? Je ne navigue pas plus près de cette Scylla, de peur d'y être entraîné ou poussé par quelque vent d'ambition, car "le prix du silence est de ne pas courir de danger". Je te produirai un seul témoignage sur cette affaire de la servitude antique, et je le prendrai dans un écrivain qui t'est familier. Je désire que tu y fasses attention. Tacite dit du règne de Domitien : "Nous lisons que ce fut un crime capital pour Arulenus Rusticus et pour Herennius Senecion d'avoir loué Petus Traséa et Priscus Helvidius; et l'on ne sévit pas seulement contre les auteurs, mais aussi contre leurs livres : les Triumvirs ayant reçu l'ordre de brûler dans le comitium et dans le forum les monuments de ces illustres génies. Sans doute on croyait étouffer dans ces flammes la voix du peuple Romain, et la volonté du Sénat, et la conscience du genre humain". Note ici les procédés de la tyrannie véritable : "De plus les maîtres de la Sagesse avaient été chassés, et tout ce qui tendait au bien envoyé en exil, pour que nulle part il ne se rencontrât rien d'honnête. Nous avons donné certes un grand exemple de patience; et comme le siècle passé a vu les excès de la liberté ainsi nous, nous avons vu les excès de la servitude. Or on nous avait enlevé par d'odieuses inquisitions la faculté même de parler et d'entendre. Nous aurions perdu, avec la voix, la mémoire elle-même, s'il avait été autant en notre pouvoir d'oublier que de nous taire {Tacite, Vie d'Agricola, II} [2,26] CHAPITRE XXVI. Enfin, l'on enseigne que ces Maux ne sont ni nouveaux, ni étonnants; qu'ils ont toujours été communs parmi les hommes et dans toutes les nations. Consolation tirée de là. Je n'ajoute plus rien sur la Comparaison. J'arrive à une autre division de ma Légion, celle qui combat la nouveauté, mais brièvement et avec dédain ; car elle ramasse les dépouilles de l'ennemi déjà vaincu, plutôt qu'elle ne lutte vigoureusement et corps à corps avec lui. Par le fait, que peut-il y avoir de nouveau pour un homme, à moins qu'il ne soit lui-méme un novice dans les choses humaines ? Crantor, philosophe distingué et prudent, avait toujours ce vers à la bouche : "hélas, moi! pourquoi hélas moi? nous supportons les choses humaines". En effet, ces calamités circulent chaque jour, et elles vont comme en cercle sur ce monde. Pourquoi gémir de ce que ces tristes choses arrivent? pourquoi s'étonner? "Ce n'est pas pour que tout te réussisse, Agamemnon, qu'Atrée t'a engendré. Il faut que tu jouisses et que tu souffres, car tu es né mortel : en vain tu t'y refuserais, les Dieux le veulent". Il faudrait plutôt s'étonner si quelqu'un était exempt de cette loi générale, s'il n'avait à porter ce fardeau que tous portent. Solon, rencontrant un ami qui se désolait très fort, le conduisit dans la citadelle et, lui montrant de cette hauteur toutes les maisons de la grande ville, lui dit : Pense combien de deuils ont été autrefois sous ces toits, s'y versent maintenant, ou y entreront plus tard, et cesse de pleurer les malheurs des mortels comme s'ils t'étaient propres. Je voudrais, Lipse, qu'il me fût possible de te faire ainsi porter les yeux sur tout ce vaste monde. Mais puisque cela ne se peut en réalité, allons, fais-le un peu par la pensée. Je te place, si tu le veux, sur le sommet le plus haut de l'Olympe : regarde toutes les villes, les provinces, les royaumes; et pense que tu vois autant de réceptacles de calamités humaines. Ce sont comme les Amphithéâtres, les Arènes des jeux sanglants de la Fortune. Et tu n'as pas à regarder bien loin. Vois l'Italie : il n'y a pas encore trente ans qu'elle se repose de guerres cruelles et acharnées qui la pressaient de deux côtés. Vois-tu cette vaste Germanie ! On y apercevait naguère de fortes étincelles de discordes civiles; elles se raniment aujourd'hui, et, si je ne me trompe, elles éclateront bientôt en une flamme plus dangereuse. Vois-tu la Grande-Bretagne? Les guerres et les calamités y sont perpétuelles, et si maintenant elle est en paix pour un peu de temps, elle le doit à ce que l'empire y est exercé par le sexe pacifique. Et la France? Vois et prends-la en pitié : dans toutes ses articulations rampe la gangrène de la guerre sanglante. Il n'en est pas autrement dans le reste de l'Univers. Pense à ces choses, Lipse, et que cette communauté de misères soulage les tiennes. Comme le triomphateur était habituellement suivi d'un esclave chargé de crier de temps en temps au milieu de la joie du triomphe : tu es homme; ainsi, toi, aie toujours présent ce moniteur : Ce sont des choses humaines. Le travail est plus facile, quand il est partagé entre plusieurs : il en est de même de la douleur. [2,27] CHAPITRE XXVII. Conclusion de tout le discours. Bref avertissement d'avoir à y revenir et à le méditer. Je t'ai maintenant, Lipse, déployé toutes mes troupes, et j'ai fini mon discours : tu as tout ce que j'ai cru devoir te dire pour la Constance contre la Douleur. Puisse tout cela être pour toi non seulement agréable, mais salutaire: non seulement te plaire, mais surtout te venir en aide! Ces choses te serviront assurément si tu les a reçues dans ton âme comme dans tes oreilles; si tu ne souffres pas qu'elles gisent et se dessèchent comme la semence répandue à la surface du sol; si tu y reviens sérieusement ; si tu les médites. Comme un seul choc ne suffit pas à faire sortir le feu d'un caillou, ainsi, dans ce coeur refroidi, le premier choc des avertissements ne suffit pas pour allumer cette force de l'honnête qui est latente et engourdie en nous. Qu'elle brûle en toi véritablement un jour, non en paroles et en apparence, mais en réalité et dans le fait, c'est ce que je demande en suppliant, et avec respect, à ce feu éternel et divin. A ces mots, Langius se leva vivement et dit : je m'en vais, Lipse. Ce soleil m'annonce midi et le dîner. Suis-moi. A l'instant et volontiers, répondis-je. Comme il est d'usage dans les Mystères, je m'écrie maintenant avec raison : J'ai fui le mal, j'ai trouvé le bien.