[2,26] CHAPITRE XXVI. Enfin, l'on enseigne que ces Maux ne sont ni nouveaux, ni étonnants; qu'ils ont toujours été communs parmi les hommes et dans toutes les nations. Consolation tirée de là. Je n'ajoute plus rien sur la Comparaison. J'arrive à une autre division de ma Légion, celle qui combat la nouveauté, mais brièvement et avec dédain ; car elle ramasse les dépouilles de l'ennemi déjà vaincu, plutôt qu'elle ne lutte vigoureusement et corps à corps avec lui. Par le fait, que peut-il y avoir de nouveau pour un homme, à moins qu'il ne soit lui-méme un novice dans les choses humaines ? Crantor, philosophe distingué et prudent, avait toujours ce vers à la bouche : "hélas, moi! pourquoi hélas moi? nous supportons les choses humaines". En effet, ces calamités circulent chaque jour, et elles vont comme en cercle sur ce monde. Pourquoi gémir de ce que ces tristes choses arrivent? pourquoi s'étonner? "Ce n'est pas pour que tout te réussisse, Agamemnon, qu'Atrée t'a engendré. Il faut que tu jouisses et que tu souffres, car tu es né mortel : en vain tu t'y refuserais, les Dieux le veulent". Il faudrait plutôt s'étonner si quelqu'un était exempt de cette loi générale, s'il n'avait à porter ce fardeau que tous portent. Solon, rencontrant un ami qui se désolait très fort, le conduisit dans la citadelle et, lui montrant de cette hauteur toutes les maisons de la grande ville, lui dit : Pense combien de deuils ont été autrefois sous ces toits, s'y versent maintenant, ou y entreront plus tard, et cesse de pleurer les malheurs des mortels comme s'ils t'étaient propres. Je voudrais, Lipse, qu'il me fût possible de te faire ainsi porter les yeux sur tout ce vaste monde. Mais puisque cela ne se peut en réalité, allons, fais-le un peu par la pensée. Je te place, si tu le veux, sur le sommet le plus haut de l'Olympe : regarde toutes les villes, les provinces, les royaumes; et pense que tu vois autant de réceptacles de calamités humaines. Ce sont comme les Amphithéâtres, les Arènes des jeux sanglants de la Fortune. Et tu n'as pas à regarder bien loin. Vois l'Italie : il n'y a pas encore trente ans qu'elle se repose de guerres cruelles et acharnées qui la pressaient de deux côtés. Vois-tu cette vaste Germanie ! On y apercevait naguère de fortes étincelles de discordes civiles; elles se raniment aujourd'hui, et, si je ne me trompe, elles éclateront bientôt en une flamme plus dangereuse. Vois-tu la Grande-Bretagne? Les guerres et les calamités y sont perpétuelles, et si maintenant elle est en paix pour un peu de temps, elle le doit à ce que l'empire y est exercé par le sexe pacifique. Et la France? Vois et prends-la en pitié : dans toutes ses articulations rampe la gangrène de la guerre sanglante. Il n'en est pas autrement dans le reste de l'Univers. Pense à ces choses, Lipse, et que cette communauté de misères soulage les tiennes. Comme le triomphateur était habituellement suivi d'un esclave chargé de crier de temps en temps au milieu de la joie du triomphe : tu es homme; ainsi, toi, aie toujours présent ce moniteur : Ce sont des choses humaines. Le travail est plus facile, quand il est partagé entre plusieurs : il en est de même de la douleur. [2,27] CHAPITRE XXVII. Conclusion de tout le discours. Bref avertissement d'avoir à y revenir et à le méditer. Je t'ai maintenant, Lipse, déployé toutes mes troupes, et j'ai fini mon discours : tu as tout ce que j'ai cru devoir te dire pour la Constance contre la Douleur. Puisse tout cela être pour toi non seulement agréable, mais salutaire: non seulement te plaire, mais surtout te venir en aide! Ces choses te serviront assurément si tu les a reçues dans ton âme comme dans tes oreilles; si tu ne souffres pas qu'elles gisent et se dessèchent comme la semence répandue à la surface du sol; si tu y reviens sérieusement ; si tu les médites. Comme un seul choc ne suffit pas à faire sortir le feu d'un caillou, ainsi, dans ce coeur refroidi, le premier choc des avertissements ne suffit pas pour allumer cette force de l'honnête qui est latente et engourdie en nous. Qu'elle brûle en toi véritablement un jour, non en paroles et en apparence, mais en réalité et dans le fait, c'est ce que je demande en suppliant, et avec respect, à ce feu éternel et divin. A ces mots, Langius se leva vivement et dit : je m'en vais, Lipse. Ce soleil m'annonce midi et le dîner. Suis-moi. A l'instant et volontiers, répondis-je. Comme il est d'usage dans les Mystères, je m'écrie maintenant avec raison : J'ai fui le mal, j'ai trouvé le bien.