[2,21] CHAPITRE XXI. La même réfutation continue de plus près et arec plus de force par la comparaison avec les anciens maux. D'abord, des guerres et de la prodigieuse catastrophe des Juifs. Mais toi, Lipse, quitte ces façons populaires : suis-moi dans la comparaison que tu me demandes. Par elle tu verras qu'il y a eu autrefois, dans tous les genres ale calamités, des maux pareils et plus graves, et qu'à cet égard il y a lieu de féliciter et non de plaindre le siècle présent. Nous sommes, dis-tu, ballottés par la guerre. Eh quoi ! les anciens n'ont-ils donc jamais eu de guerres'? Mais, Lipse, la guerre est née avec le monde, et elle ne finira qu'avec lui. Peut-être penses-tu que ces guerres n'ont pas été aussi grandes, aussi graves que les nôtres. C'est tout le contraire. Celles d'aujourd'hui sont comme des jeux et des tournois, je parle très sérieusement, quand on les compare avec celles des anciens. Je ne vois pas trop par où entrer, ni par où sortir, si je me lance dans cette profondeur des exemples. Cependant, veux-tu que nous voyagions un peu dans les diverses parties du monde? Eh bien, allons ! Nous commencerons par la Judée, c'est à dire par la terre et par la nation saintes. Je passe sur ce que les Juifs ont souffert, soit en Égypte, soit après en être sortis, parce que tout cela se trouve détaillé dans les livres divins, et j'arrive tout de suite à leurs derniers moments, ceux de leurs funérailles. Je me bornerai à les indiquer l'un après l'autre, comme dans un index. Voici donc, d'après Josèphe, les pertes qu'ils ont souffertes dans moins de six années de guerre civile et de guerre étrangère : A Jérusalem, mis à mort par ordre de Florus, six cent trente. A Césarée, massacrés par les habitants, en haine de la race et de la religion, en un seul temps, vingt mille. A Scvthopolis, ville de la Célésyrie, treize mille. A Ascalon, en Palestine, encore massacrés par les habitants, deux mille cinq cents. A Ptolémaïs, pareillement, deux mille. A Alexandrie d'Egypte, sous le gouvernement de Tibérius Alexandre, cinquante mille. A Damas, dix mille. Tous ces meurtres commis par sédition ou dans des tumultes populaires. Enfin, en guerre ouverte et régulière avec les Romains: A Joppé, pris et massacrés par Césius Florus, huit mille quatre cents. Sur le mont Cabulon, deux mille. Dans le combat d'Ascalon, dix mille. Dans des embuscades. huit titille. A Aphaca, quand elle fut prise. quinze mille. Au mont Garizim, massacrés, onze mille six cents. A Jotapa, ou Josèphe lui-même était présent, trente mille. A Joppé, pris et noyés, quatorze mille deux cents. A Tarichée, massacrés, six mille cinq cents. A Gamala, tant tués que suicidés, neuf mille. Personne, dans cette ville, ne fut sauvé que deux femmes qui étaient soeurs. A Giscala, dans le désert, massacrés au milieu de leur fuite, deux mille, et trois mille femmes et enfants. A Gadara, treize mille tués, deux mille deux cents captifs, sans compter une quantité innombrable de malheureux, qui se jetèrent et se noyèrent dans le Jourdain. Dans les bourgs d'Idumée, massacrés, dix mille. A Gerasa, mille. A Machéronte, mille sept cents. Dans la forêt de Jantes, trois mille. Au château de Massada, morts de leur propre main, neuf cent soixante. A Cyrène, massacrés par le gouverneur Catulus, trois mille. Enfin, dans la ville même de Jérusalem, morts ou tués pendant la durée du siège, un million deux cent mille, et quatre-vingt dix-sept mille captifs. Tout ceci fait en somme, sans parler ici d'un nombre infini de Juifs qui sont morts de faim, d'exil et de misère, un million cinq cent quarante neuf mille six cent quatre-vingt-dix. Qu'en dis-tu, Lipse ? Pourquoi baisses-tu les yeux? Relève-les plutôt; et ose m'opposer, en présence de cette catastrophe d'un seul peuple, les guerres qui ont agité le monde Chrétien pendant quelques années. Et cependant qu'est-ce que ce petit coin de terre, cet infime groupe d'habitants de la Judée, si tu les compares à l'Europe? [2,22] CHAPITRE XXII. Des calamités que les Grecs et les Romains ont éprouvées par la guerre. Grand nombre d'hommes tués par certains généraux. Dévastation du nouveau Monde et misères de la captivité. Je n'insiste pas davantage. Passons à la Grèce. Quant à t'exposer avec méthode toutes les guerres qu'elle a successivement soutenues, soit entre ses citoyens, soit contre les étrangers, ce serait un travail long et peu fructueux. Je ne te dis qu'une chose : elle a été à un tel point épuisée, rasée de près par ce fer continu des calamités, qu'au rapport de Plutarque (et je n'ai jamais pu lire ce détail sans colère et sans stupéfaction), il fut de son temps impossible de lever dans toute son étendue un corps de trois mille soldats, ce qui était cependant, à l'époque de la guerre des Perses, comme il l'assure, le contingent de la seule petite ville de Mégare. Hélas ! combien tu es déchue, toi qui étais la fleur de la terre, le soleil et le sel des Nations! Dans cette Belgique même, actuellement ruinée, tu rencontrerais à peine aujourd'hui une seule ville de quelque renom qui ne pût fournir un pareil nombre d'hommes propres à porter les armes. Passerons-nous en revue les Romains et l'Italie ? Ici saint Augustin et Orose m'épargnent l'embarras et la fatigue de ces recensements : prends leurs livres, et tu verras quelles mers de malheurs? La seule seconde guerre Punique, seulement en Italie, en Espagne et en Sicile, dans une période de moins de dix-sept ans, a causé la mort de plus de quinze cent mille hommes : j'en ai fait soigneusement le compte. La guerre civile de César et de Pompée a coûté trois cent mille hommes: plus encore, celle de Brutus, Cassius et Sextus-Pompée. Mais pourquoi rechercher les guerres faites sous la conduite et la responsabilité de plusieurs? En voici un, Jules César (ô peste et fléau du genre humain!) qui avoue, et qui s'en glorifie, qu'à lui seul il a fait périr dans les combats onze cent quatre-vingt-douze mille hommes, sans faire entrer dans ce compte les massacres de ses guerres civiles, mais seulement les étrangers exterminés par lui dans le petit nombre d'années qu'il a gouverné l'Espagne et la Gaule. Et, cependant, il a encore été surpassé en ce point par cet Alexandre le Grand qui a inscrit dans le temple de Minerve que les hommes, jusqu'alors par lui défaits, mis en déroute, tués ou réduits en esclavage, montent au total de deux millions cent quatre-vingt mille. Ajoute à tout cela Quintus Fabius et cent dix mille Gaulois tués par lui ; C. Marius et deux cent mille Cimbres ; et, dans l'âge suivant, Aétius qui, dans la mémorable bataille des champs Catalauniques, a couché à terre cent soixante-deux mille Huns. Ne t'imagines pas que les désastres de ces guerres se soient bornés à cet énorme amas de cadavres humains. Les villes elles-mêmes ont eu leur part. Caton le Censeur se vante d'avoir pris eu Espagne plus de villes qu'il n'y a passé de jours. Sempronius Gracchus, si tu en crois Polybe, en a détruit trois cents dans ce même pays. A mon avis aucune époque ne fut plus désastreuse en calamités de ce genre, si ce n'est peut-être la nôtre, mais dans un autre hémisphère. Regarde ces quelques Espagnols qui sont passés, il y a un peu plus de quatre-vingts ans, dans les vastes contrées du nouveau monde. Que de funérailles, mon Dieu! que de carnage ! Je ne disserte pas ici des causes, ni du droit de la guerre. Je ne m'occupe que de ses résultats. Cette immense étendue de terre qu'il est grand d'avoir, je ne dis pas conquise, mais découverte, je la vois battue par deux mille trois cents soldats, et, à chaque pas que fait cette poignée d'hommes, les populations inoffensives tombent comme le blé sous la faux du moissonneur. Où es-tu, Cuba, la plus grande des îles? et toi, Haïti ? et vous, archipel des Lucayes ? Vous conteniez autrefois cinq ou six cent mille habitants : à peine en avez-vous conservé quinze mille pour la semence. Montre-nous à ton tour tes rivages, toi, Pérou, et toi aussi, Mexique. Hélas! quel aspect désolant et lamentable! Ces vastes régions, qui méritent véritablement d'être appelées un monde nouveau, sont désertes et ruinées comme si elles avaient été consumées par quelque feu céleste. Mon esprit et ma voix succombent, Lipse, à te rappeler ces horreurs : et nos calamités, auprès de celles-ci, ne me semblent être, comme dit le Comique, que des pailles creuses et d'imperceptibles animalcules. {Plaute, Rudens, v. 1325} Cependant, je ne t'ai rien dit de cette abominable loi de l'esclavage : les guerres des anciens n'avaient rien de plus cruel. Hommes libres, nobles, enfants, femmes, le vainqueur arrachait tout, entraînait tout dans une servitude qui pouvait être éternelle. O l'esclavage ! Combien je me félicite que depuis longtemps il n'en reste plus trace dans le monde Chrétien! Les Turcs seuls s'arrogent encore ce droit exécrable, et c'est par là principalement que leur domination est à nos yeux si odieuse et si barbare. [2,23] CHAPITRE XXIII. Exemples insignes de Peste et de Famine chez les anciens. Item des impôts et des rapines. Tu persistes dans ta plainte, et tu m'allègues la Peste, la Famine, les Tributs, les Rapines. Veux-tu que, brièvement, nous comparions chacun de ces maux à ce qu'ils ont été autrefois ? Dis-moi, combien la peste a-t-elle enlevé de personnes en Belgique dans les cinq ou six dernières années ? Cinquante mille à peu près, je pense ; mais pour être larges, mettons cent mille. Or dans la seule Judée, sous le Roi David, en moins d'un jour, elle en a emporté soixante-dix mille. Sous les empereurs Gallus et Volusien, une peste venue d'Éthiopie a envahi toutes les provinces Romaines et, pendant quinze années continues, les a épuisées d'une manière incroyable, et je n'ai lu nulle part qu'il y en ait jamais eu de pareille, soit pour la durée, soit pour l'étendue de ses ravages. Cependant celle qui, sous Justinien, se déchaîna sur Byzance et ses environs, fut plus remarquable encore par son impétuosité et par sa violence. Elle frappait à coups si précipités que, chaque jour, elle causait cinq mille et quelquefois jusqu'à dix mille funérailles. Je ne dirais cela qu'avec timidité et doute, si nous n'en avions pour témoins des historiens très dignes de foi et contemporains. Non moins surprenante fut la peste d'Afrique, qui, après la ruine de Carthage où elle avait pris naissance, fit mourir en Numidie quatre-vingt mille hommes, dans l'Afrique maritime deux cent mille, et à Utique la garnison de trente mille soldats. Une seconde fois en Grèce, sous l'empire de Michel Duca, la peste sévit avec tant de rigueur "qu'il ne restait plus assez de vivants pour enterrer les morts", suivant le mot de Zonare. Enfin, du temps de Pétrarque, et selon ce que lui-même en rapporte, il se déchaîna sur l'Italie une peste si cruelle que, sur mille hommes, il n'en survivait pas plus de dix. Maintenant parlons de la Famine. A cet égard ni nous, ni notre temps nous n'avons rien vu de comparable à ce qui a eu lieu autrefois. Sous l'empereur Honorius, il y eut à Rome une telle cherté, une telle disette de denrées alimentaires, que les hommes déjà menaçaient les autres hommes, et qu'en plein cirque on entendit une voix demander : QUE L'ON MÎT EN VENTE DE LA CHAIR HUMAINE. {Zozime, Histoire romaine, VI, 11} Pendant les dévastations des Goths, sous Justinien, il y eut dans toute l'Italie une si grande disette que, dans le seul Picenum, cinquante mille personnes moururent de faim, et que l'on en vint à manger non seulement de la chair humaine mais jusqu'à des excréments humains. Deux femmes, j'ai horreur de le dire, avaient de nuit tué dix-sept hommes attirés dans des embûches, et les avaient mangés : elles furent elles-mêmes tuées par le dix-huitième qui se méfiait. Je ne te parle pas de la famine qui sévit dans la ville sainte, et dont les détails sont partout rebattus. Si nous en venons aux Impôts, j'avouerai que ceux qui nous oppriment sont énormes, mais seulement si on les considère seuls et. en eux-mêmes, non si on les compare avec ceux d'autrefois. Sous l'empire Romain, presque toutes les provinces étaient obligées de payer chaque année le cinquième du revenu des terres destinées au pâturage, et le dixième pour les terres cultivées. Et ni Antoine, ni César n'ont hésité à exiger en une seule année les impôts de neuf ans. Après le meurtre de César, quand on prit les armes pour la liberté, chaque citoyen reçut l'ordre de verser au trésor public la vingt-cinquième partie de tous ses biens; de plus, tous les membres de l'Ordre des Sénateurs durent payer six as pour chacune des tuiles qui couvraient leurs maisons. Cette contribution est prodigieuse et l'on dut avoir autant de peine à la payer que j'en ai à y croire. César Octave, et je pense que c'est de là qu'il a tiré son nom, exigea et reçut le huitième de tous les biens des affranchis. Je ne veux rien dire des impôts imaginés par les Triumvirs et les autres tyrans, car je craindrais en les racontant de les apprendre aux nôtres. Il me suffira, pour te donner une idée de ces extorsions et de ces rapines, de te dire un mot des Colonies. Si rien n'a été plus efficace pour maintenir la puissance de l'Empire, rien non plus ne peut être imaginé de plus funeste pour les sujets. On conduisait de distance en distance les légions et les cohortes de vétérans, on les établissait dans les campagnes et dans les villes ; et, au même moment, les malheureux provinciaux étaient dépouillés de tous leurs biens, de toutes leurs possessions : ils n'avaient pourtant rien fait pour cela, rien mérité : tout leur crime était de posséder des biens ou des champs fertiles. En cela se montre assurément l'abîme le plus profond de toutes les calamités. Il est triste sans doute d'être dépouillé de son argent : mais de ses champs? mais de sa maison ? et si c'est une chose très grave d'être chassé de ses biens et de sa maison, qu'est-ce donc de l'être de sa patrie, de ses temples, de ses autels ? On enlevait ainsi quelques milliers d'hommes; les enfants étaient séparés de leurs parents ; les maîtres de leurs domestiques, les femmes de leurs maris, et tous ces malheureux étaient dispersés dans diverses régions, comme le sort en décidait : les uns "dans la brûlante Afrique", comme le Poète l'a dit à ce même propos, "d'autres en Scythie ou chez les Bretons séparés du reste du monde". {Virgile, Bucoliques, I, 66} César Octave, à lui seul, a établi dans la seule Italie vingt-huit colonies, et dans les provinces autant qu'il en a voulu. Je ne sache pas que rien ait plus contribué à la ruine des Gaulois et des Espagnols. [2,24] CHAPITRE XXIV. Quelques récits d'actes de cruauté et de carnage étranges, et qui surpassent tous les crimes de ce temps. Mais cependant, dis-tu, il y a aujourd'hui une cruauté et des meurtres inouïs. Je sais à quoi tu fais allusion et ce qui a été commis dernièrement. Mais sur ta foi, Lipse, n'y a-t-il rien eu de tel chez les anciens ? ô ignorant, si tu ne le sais pas! ô méchant, si tu le dissimules! Les exemples sont si catégoriques et si nombreux qu'on a de la peine à les choisir. Tu connais le nom de Sylla, de cet heureux ? Donc aussi tu connais sa proscription infâme, abominable, qui fit périr quatre mille sept cents citoyens dans la seule ville de Rome. Et ne pense pas qu'il s'agissait seulement de têtes viles et de la plèbe : dans le nombre on comptait cent quarante Sénateurs. Je ne touche pas à ces assassinats sans nombre qui furent commis de tous les côtés, soit avec sa permission, soit par son ordre, en sorte que Q. Catulus put dire avec raison : "Avec qui donc vivrons-nous désormais, si nous tuons pendant la guerre tous ceux qui sont en armes, et pendant la paix tous ceux qui sont désarmés?" {Paul Diacre, Histoire romaine, V, 8} Ce même Sylla fut bientôt imité par trois disciples, j'entends les Triumvirs, qui pareillement proscrivirent trois cents Sénateurs et plus de deux mille Chevaliers romains. O crimes plus remplis de scélératesse qu'aucun de ceux que jamais le soleil ait vus ou verra entre son lever et son coucher! Lis Appien, si tu veux. C'est là que tu verras le spectacle varié et honteux de ces latitants et de ces fugitifs ; de ceux qu'on arrêtait ou qu'on arrachait de leur retraite ; de ces enfants et de ces épouses égorgés : que je meure, si tu ne dis pas que toute humanité avait disparu dans ce sauvage siècle de fer. Voilà ce qui a été accompli contre des Sénateurs et des Chevaliers, c'est à dire contre tout autant de rois et de souverains. Peut-être n'a-t-on pas sévi contre la multitude? Vois ce même Sylla ordonnant de massacrer, dans une villa publique, quatre légions du parti opposé qui s'étaient rendues à sa foi et qui imploraient la miséricorde de sa droite trompeuse. Pendant qu'on les égorgeait, les gémissements des mourants parvinrent jusqu'à la Curie, et le Sénat étonné suspendait la séance, quand Sylla dit : "Continuons, Pères conscrits, ce sont quelques séditieux que l'on punit par mon ordre". {Sénèque, De la clémence, I, 12} Je ne sais ici ce qui m'étonne le plus : de l'audace de l'action ou de celle de la parole. Veux-tu encore d'autres exemples de cruauté? En voici : Servius Galba, en Espagne, ayant convoqué les habitants de trois cités, comme pour conférer avec eux de leurs affaires, les fit subitement massacrer au nombre de sept mille hommes, parmi lesquels était toute la fleur de la jeunesse. Dans le même pays, le consul L. Licinius Lucullus, ayant fait, contrairement aux clauses de la capitulation, entrer des soldats dans la ville des Caucéens, fit égorger par eux vingt mille habitants. Auguste, après la prise de Pérouse, choisit parmi ceux qui s'étaient rendus à discrétion trois cents citoyens des deux ordres et les immola comme des victimes ordinaires sur l'autel de Jules César. Antonin Caracalla, irrité contre les habitants d'Alexandrie, pour je ne sais quelle mauvaise plaisanterie qu'ils avaient faite contre lui, se rend dans la ville avec une apparence pacifique, convoque toute la jeunesse au champ de Mars, la fait environner par ses soldats et, à un signal qu'il donne, tous sont tués jusqu'au dernier. Il traita ensuite de la même manière le reste de la multitude, et cette ville très peuplée resta déserte. Le roi Mithridate, par une seule lettre, fit assassiner quatre-vingt mille citoyens Romains dispersés dans l'Asie pour leurs affaires de commerce. Volésius Messala, proconsul en Asie, frappa de la hache en un seul jour trois cents personnes , puis, se promenant fièrement au milieu de ces cadavres, il s'écria en étendant les mains, comme s'il avait fait un exploit magnifique : ô la royale chose ! Jusqu'ici je ne t'ai parlé que de païens profanes et impies. Mais voici, parmi ceux qui adoraient le vrai Dieu, l'empereur Théodose qui, à Thessalonique, par un forfait et une fraude exécrables, convoque au théâtre, comme pour assister à des jeux, sept mille citoyens innocents et qui les fait égorger par ses soldats. Toute l'impiété antique n'a jamais rien fait de plus impie. Allez, après cela, Belges, accuser la cruauté ou les perfidies de vos Princes pendant ce siècle ! [2,25] CHAPITRE XXV. Notre tyrannie elle-même considérée : Il est montré qu'elle tient à la nature ou à la malice des hommes, et qu'il y a eu autrefois, comme aujourd'hui, des oppressions externes et internes. Enfin, tu inculpes la Tyrannie de nos jours et l'oppression des corps et des âmes. Je n'ai pas conçu le projet ambitieux de relever ou d'abaisser outre mesure l'époque où nous vivons : car à quoi bon? J'en dirai seulement ce qui vient à notre comparaison. Quand et où ces maux n'ont-ils pas existé? Cite-moi un siècle, cite-moi une nation où il n'y ait eu aucune tyrannie insigne. Si tu peux le faire, je paie l'enjeu de ce débat, et je confesse que nous sommes les plus misérables des misérables. Pourquoi ce silence? Il est vrai, je le vois, ce vieux proverbe que "tous les bons princes peuvent être inscrits sur un seul et même anneau". {Scriptores Historiae Augustae, Flavius Vopiscus, XLII, 1} C'est, en effet, le propre de l'esprit humain d'user du pouvoir avec insolence, et de ne pas facilement garder de mesure dans les choses qui n'ont pas de mesure. Nous-mêmes qui nous plaignons de la tyrannie, nous portons enfermés dans notre coeur les germes de la tyrannie, et, pour la plupart, ce n'est pas la volonté de l'exercer qui nous manque, c'est le pouvoir. Lorsque le serpent est engourdi par le froid, il n'en a pas moins tout son venin, mais il ne le manifeste pas : il en est ainsi de nous autres que notre faiblesse ou un certain froid de la Fortune empêche de nuire. Donne des forces, donne des instruments : je crains fort de voir très impuissants à mieux faire la plupart de ceux qui sont aujourd'hui si injustes contre les puissants. Nous en avons tous les jours des exemples dans la vie. Vois ce père qui sévit contre ses fils, ce maître contre ses serviteurs, ce précepteur contre ses disciples. Dans leur genre, ce sont tous des Phalaris : ils soulèvent les mêmes flots sur leur petite rivière que les rois sur la grande mer. Et les autres entres animés n'ont-ils pris aussi une semblable tendance ? La plupart sévissent contre les espèces congénères, dans l'air, sur la terre, dans l'eau. "Ainsi le grand poisson mange les petits, ainsi l'épervier tue les oiseaux", dit fort bien Varron. Mais, dis-tu, ces oppressions ne portent que sur les corps ; mais ce qui surpasse tout, les âmes aujourd'hui sont également opprimées. Est-il bien vrai que les âmes soient opprimées ? Prends garde de ne pas dire cela par haine plus que par vérité. A mon avis, c'est se méconnaître soi-même, méconnaître sa nature céleste, que de penser que l'âme puisse être opprimée ou contrainte. Aucune violence extérieure ne parviendra jamais à te faire vouloir ce que tu ne veux pas, sentir ce que tu ne sens pas. Quelqu'un peut avoir un droit sur ce corps qui est comme le lien et la prison de l'âme : nul sur l'âme elle-même. Sans doute le tyran peut la séparer du corps, mais il ne peut dissoudre sa nature qui est pure, éternelle, ignée, et qui défie tout contact extérieur ou violent. Mais cependant il ne m'est pas permis d'exprimer le sentiment de mon âme ? Soit. C'est donc à ta langue que l'on met un frein, et non à ton aime ; à tes actes, non à tes jugements. Eh bien ! cela même est nouveau et inouï. O mon bon ami, combien tu te trompes ! Que d'exemples ne te pourrais-je pas citer de victimes châtiées de leurs sentiments par les tyrans, à cause de l'intempérance de leur langue ? Que de tyrans n'ont-ils pas essayé de contraindre les jugements par la violence? et cela même en matière de religion ? Ce fut une tradition chez les Perses et dans l'Orient d'adorer les rois. Nous savons qu'Alexandre revendiqua pour lui le culte que l'on rend à la Divinité, et qu'il brava sur ce point la désapprobation de ses rudes Macédoniens. Parmi les Romains, Auguste, ce prince si bon, si modéré, eut, comme un dieu, des flamines et des prêtres dans les provinces, et même dans les maisons particulières. Caligula, par une impiété ridicule, fit couper la tête des statues des dieux pour la remplacer par l'image de la sienne; et à sa divinité il consacra des temples, des prêtres et des victimes précieuses. Néron voulut être adoré pour Apollon, et plusieurs des plus illustres citoyens furent mis à mort par le motif exprimé dans l'arrêt qu'ils n'avaient jamais immolé de victimes pour cette voix céleste. Domitien se laissait appeler publiquement notre Dieu et Seigneur. Que dirais-tu, Lipse, si tu voyais cette vanité et cette impiété dans quelque roi de nos jours? Je ne navigue pas plus près de cette Scylla, de peur d'y être entraîné ou poussé par quelque vent d'ambition, car "le prix du silence est de ne pas courir de danger". Je te produirai un seul témoignage sur cette affaire de la servitude antique, et je le prendrai dans un écrivain qui t'est familier. Je désire que tu y fasses attention. Tacite dit du règne de Domitien : "Nous lisons que ce fut un crime capital pour Arulenus Rusticus et pour Herennius Senecion d'avoir loué Petus Traséa et Priscus Helvidius; et l'on ne sévit pas seulement contre les auteurs, mais aussi contre leurs livres : les Triumvirs ayant reçu l'ordre de brûler dans le comitium et dans le forum les monuments de ces illustres génies. Sans doute on croyait étouffer dans ces flammes la voix du peuple Romain, et la volonté du Sénat, et la conscience du genre humain". Note ici les procédés de la tyrannie véritable : "De plus les maîtres de la Sagesse avaient été chassés, et tout ce qui tendait au bien envoyé en exil, pour que nulle part il ne se rencontrât rien d'honnête. Nous avons donné certes un grand exemple de patience; et comme le siècle passé a vu les excès de la liberté ainsi nous, nous avons vu les excès de la servitude. Or on nous avait enlevé par d'odieuses inquisitions la faculté même de parler et d'entendre. Nous aurions perdu, avec la voix, la mémoire elle-même, s'il avait été autant en notre pouvoir d'oublier que de nous taire {Tacite, Vie d'Agricola, II}