Projet HODOI ELEKTRONIKAI

Présentations d'auteurs : Julien l'Apostat


 

Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre
La littérature et la pensée grecques (334 av. J.-Ch. - 519 ap. J.-Ch.)
Paris, Fayard, 1993, pp. 471-476

 

Julien l'Apostat (331-363 ap. J.-Chr.)

Il est naturel de se pencher sur l'oeuvre de Julien au confluent de la sophistique et de la philosophie. L'admiration de l'Apostat pour Libanios d'une part, Jamblique d'autre part justifie ce choix et montre du reste combien est devenue arbitraire au IVe siècle la distinction entre ces deux disciplines.

C'est un extraordinaire et bref roman que la vie de Julien. Elle commence comme dans les drames noirs par un massacre auquel sont soustraits des enfants en bas âge. Le père de Julien, Jules Constance, est fils de Constance Chlore et demi-frère de Constantin; sa mère, une jeune chrétienne de famille noble et de grande culture, Basilina, meurt très tôt, mais laisse à Julien un souvenir ineffaçable. A la mort de Constantin ses fils font assassiner leurs oncles et leurs cousins : seuls Julien et Gallus, son demi-frère, en réchappent. Alors commence pour cet enfant de six ans une existence extraordinaire, à la fois princière et recluse, sur laquelle il nous a laissé par bribes des lueurs. Rien n'y manque, pas même une retraite forcée dans un manoir de Cappadoce où un enfant rêveur guidé par un pédagogue dévoué dévore la bibliothèque d'un évêque cultivé à l'orthodoxie indécise. Rendu à une sorte de liberté surveillée à partir de seize ans, Julien s'adonne avec ferveur à des études universitaires à Constantinople puis à Nicomédie. Il y renforce sa passion pour les lettres classiques, noue avec la rhétorique des liens de prédilection mais qui ne sont pas sans discernement, notamment grâce à ses relations clandestines avec Libanios, et enfin prend vers 351 des contacts avec le néoplatonisme et particulièrement Maxime à Éphèse, qui le mèneront tout naturellement à la théurgie et aux cultes à mystères. Gallus, son aîné, est proclamé César en 351 par Constance quand celui-ci doit faire face à des usurpateurs, mais il est arrêté et exécuté en 354 pour les excès qu'il aurait commis; Julien à la fin de 355 est rappelé d'Athènes, où il parachevait sa culture philosophique, à la cour de Milan où on lui rase sa barbe de philosophe pour le nommer César, puis on l'expédie en Gaule affronter une situation désastreuse qu'il rétablit en plusieurs campagnes acharnées (357-359). En février 360 il est proclamé Auguste par ses troupes. Après près de deux ans d'une situation équivoque et à la veille d'une bataille décisive entre les deux souverains, Constance meurt en désignant Julien comme héritier (décembre 361). Julien laisse pousser sa barbe, sacrifie aux Dieux et après un court séjour à Constantinople, pousse vers Antioche où il réside de juillet 362 à mars 363 avant de lancer une campagne contre la Perse dans laquelle il trouvera la mort (26 juin 363).

C'est ici l'homme et l'auteur qui nous intéressent mais ils sont indissociables de l'empereur car aucun homme d'État probablement n'a adhéré à son action avec autant de sincérité que Julien si bien que textes et actes peuvent indifféremment aider à reconstruire le personnage. Il incarne admirablement les incertitudes de son siècle car incertitude ne signifie pas scepticisme, et ce siècle est par excellence celui des caractères entiers : qu'il s'agisse d'Arius, d'Athanase, de Libanios ou de Constance, c'est un siècle de convictions. Les mêmes hommes ont pu changer d'opinion ou de foi mais ils l'ont fait avec force.

En réalité les idées de Julien sont pour nous tout auréolées d'une sorte de romantisme que sa destinée exceptionnelle répand sur elles. Rescapé, otage, suspect, prince sous surveillance, empereur malgré lui, passant des menées ténébreuses aux proclamations solennelles, sensible, susceptible, délicat et cependant entier, opiniâtre, intraitable, toujours prêt à se justifier et pourtant toujours convaincu d'avoir raison, chaleureux mais impérieux, il égare un peu notre imagination alors que la réalité qu'il nous décrit (encore faut-il croire qu'elle est authentique) paraît plus simple.

D'abord son extraordinaire passion pour les lettres : certes la solitude d'un enfant délicat en résidence surveillée, l'image d'une mère adorée toujours présente en la personne du pédagogue même qui l'avait éduquée et qui reportait ses soins sur le plus jeune fils, l'attrait des choses défendues ou suspectes, la compensation que représentaient ces études pour un garçon sensible que la brutale réalité offusquait, tous ces éléments ont dû exacerber cette passion. Il reste que Julien ne représente absolument pas un cas isolé. La voracité est la même chez tous ses compagnons, chrétiens ou païens. Dans cette société, la culture et plus exactement celle que donne la paideia traditionnelle demeure la valeur la plus haute, la clé d'une autre existence. On peut aisément montrer comment elle est tronquée, superficielle, formelle et surtout concurrencée et menacée. Elle demeure cependant la valeur première de ce siècle pour ceux qui y participent et aussi pour ceux qui n'en ont pas pris leur part mais qui essaient de l'acquérir ou de s'entourer de lettrés. Elle est probablement liée à une classe, mais reconnue par toutes les autres. Si Julien occupe une place particulière, c'est parce qu'il est allé jusqu'au bout de cette passion, il l'a poussée à ses conséquences extrêmes. Ce qui chez beaucoup demeurait profession, ou loisir, ou agrément, devient chez lui la raison fondamentale de vivre et la définition même de l'humanité.

II convient aussi d'observer quelle force particulière prend le goût des lettres classiques quand il est allié et non pas opposé à la passion de la philosophie. L'un nourrit l'autre et la seconde justifie la première. Sans doute ce siècle se prête à cette union de la rhétorique et de la philosophie : elle est à peu près générale mais ne va pas sans quelque compromis ou tiédeur : Thémistios n'est pas un philosophe de premier plan et Libanios n'a pas une culture philosophique poussée. Alors que Marc Aurèle, son modèle, avait, dans une conversion proclamée, abandonné la rhétorique pour la philosophie, Julien même s'il a quelque méfiance pour les rhéteurs ne dissocie point les lettres de la sagesse et donne ainsi à la littérature à la fois un prolongement et une signification exceptionnelle. C'est toute une culture, prise dans son intégralité, qui devient du coup un mode de vie avec sa morale et sa métaphysique.

Mais cette analyse ne serait pas suffisante pour expliquer l'audace et l'importance de l'entreprise à laquelle il s'est progressivement attaché. Par un mouvement assez naturel chez un homme d'une vie intérieure aussi intense, pareillement désireux de cohérence et de perfection, Julien a voulu que son action politique et ses croyances religieuses rejoignent dans une belle unité ses aspirations philosophiques et culturelles. Il serait injuste et faux de parler de fanatisme et de totalitarisme chez ce jeune prince idéaliste, mais il y avait chez lui une volonté exceptionnelle de mettre en accord tous les secteurs de sa réflexion, tous les aspects de son action. Son besoin de pureté, son orgueil, le plus brûlant des orgueils, celui des modestes, le sentiment aussi qu'il avait d'être chargé d'une mission par la divinité, c'est ce faisceau de motivations à quoi l'on doit sans doute l'élaboration d'une doctrine surprenante, hétéroclite et contradictoire, qui est à la fois la somme et le contraire de l'héritage antique et qui intervient au moment même où le christianisme va vaincre, couronner et contredire un paganisme millénaire.

L'hellénisme de Julien, c'est en effet d'abord cette alliance intime d'une culture et d'une philosophie que le Portique, le Jardin, ni le Lycée n'avaient pas su ou voulu réaliser et que le néoplatonisme avait préparée, mais c'est aussi et surtout l'alliance de ce système intellectuel avec une conception politique et une foi religieuse. La politique, c'est la vieille tradition hellénique qui, adoptée par les Romains, combine la référence à une Providence intelligente « qui donnait l'Empire du monde aux Romains » avec la foi dans l'autonomie des cités, base de la vie en société. C'est la conception défendue au moins dans sa deuxième partie, par Libanios, ami de Julien, contre Thémistios.

Mais ce qui fait l'originalité de cette synthèse, c'est la dimension religieuse que lui donne Julien. Il apparaît souvent comme le défenseur du paganisme. C'est une erreur d'optique car il ne défend pas le pur et simple paganisme traditionnel. Certes il remet en honneur les cultes ancestraux; il donne lui-même l'exemple de la piété ritualiste et l'abus même des sacrifices auquel il procède fait sourire les païens les plus convaincus. Il a présente à l'esprit toute cette tradition héroïque dont on se sait plus très bien si elle est culturelle ou religieuse; son passage à Troie et ses dévotions autour du tombeau d'Achille l'illustrent suffisamment. Mais cet aspect qui faisait dire de lui à Ammien Marcellin (XXV, IV, 17 : Superstitiosus magis quam sacrorum legitimus obseruator ne doit pas tromper. L'essentiel des ambitions de Julien est ailleurs.

Tout d'abord, il ne cherche qu'en apparence à remettre sur pied un panthéon traditionnel; pour son compte personnel il vise plutôt à accréditer la notion d'une puissance divine unique, assez bien symbolisée par le soleil et dont les différentes divinités, Zeus, Apollon, Asklépios ou Cybèle, peuvent figurer diverses facettes ou hypostases. C'est donc en réalité à une reconstruction totale et à une sorte d'unification du polythéisme qu'il procède en s'efforçant de rendre le système accueillant à tous les dieux nationaux. Sur la base du néoplatonisme et surtout de la théologie de Jamblique, il regroupe l'ensemble de l'univers du divin pour le rendre unitaire en respectant la diversité des mythes et des cultures. On ne doit pas sous-estimer l'importance de cet effort même s'il est approximatif et incomplet, car il est, comme il l'a été sur le plan politique, la dernière grande tentative organique pour concilièr unité et diversité. La publication de l'opuscule de Salloustios, Des Dieux et du Monde, paraît correspondre à la vulgarisation, par une sorte de catéchisme officieux, des idées de l'empereur. Cette mise en ordre n'était peut-être pas de nature à revivifier l'ensemble des cultes épars et à regrouper leurs forces; elle ne dépassa sans doute pas les milieux de notables, mais à coup sûr elle fut une tentative de renouvellement intelligente et le contraire d'un conservatisme vétilleux.

D'autant plus qu'elle s'accompagne de la claire conscience de deux exigences que les cultes païens traditionnels laissaient dépérir. Tout d'abord une exigence morale : Julien a très bien senti que le christianisme se nourrissait des sacrifices qu'il exigeait de ses fidèles, de la solidarité et de la charité qu'il leur imposait et qui devenaient leur meilleur lien. C'est pourquoi il demande aux responsables païens d'avoir et d'imposer les mêmes exigences. C'est pour lui à la fois un retour aux sources et une imitation de ce christianisme tellement détesté. Mais il sait aussi que la religion ne vit que de miracles et, s'il conteste ceux dont s'enorgueillissent les chrétiens, il fait appel pour son compte à tout ce que le paganisme, conforté par la théurgie et la thaumaturgie, notamment néoplatoniciennes, peut offrir. Il suffit de lire sa correspondance pour le sentir lui-même en communication directe et constante avec la divinité, attentif au moindre signe. Cette existence de croyant et de fidèle est-elle si différente de celle d'un dévot chrétien? Jamais, en la personne de Julien, la piété païenne n'a été aussi proche de la piété chrétienne qu'au moment où la première allait être supplantée par la seconde.

Ce sont sans doute ces éléments qui rendent la tentative de Julien si attachante et si déchirante. Son oeuvre est inégale, souvent obscure, toujours passionnante. Toute une partie n'a plus d'intérêt que pour l'historien des idées politiques. Ce sont les différents discours sur le couple impérial ou sur l'Empire. Ils n'apportent sensiblement rien de plus que Dion Chrysostome ou les Panégyriques. Les autres textes relatifs à la politique sont déjà plus personnels et nous font entrevoir un souverain qui voudrait, comme Marc Aurèle, être avant tout un philosophe et, mieux que Marc Aurèle, être non pas un empereur resté philosophe mais un philosophe empereur. Mais c'est dans l'exercice assumé jour après jour de cette responsabilité que réside le drame et essentiellement le drame de l'incompréhension. Julien n'est pas compris par la classe même sur laquelle il devrait s'appuyer, celle des notables. Il n'en finit pas de répliquer ou de se justifier. Cette partie de son oeuvre, le Misopogon, serait lourde et décevante comme un pamphlet un peu raté, si elle n'était avant tout une sorte de poignante confession, une manière de s'expliquer et de se définir devant un public probablement indigne de cette tentative.

C'est que Julien n'aura en réalité jamais cessé de se raconter. Son oeuvre a des accents d'une extrême originalité que l'on ne retrouvera vraiment qu'avec saint Augustin ou un peu chez les Cappadociens. C'est ainsi qu'il faut lire non seulement les Lettres mais deux oeuvres pourtant massives et didactiques : l'Hymne à Hélios Roi et le Contre les cyniques. Dans l'un comme dans l'autre, il nous livre les ressorts essentiels de sa vie spirituelle, sa vie intérieure. Naïveté, nervosité, superstition, certes toutes ces remarques sont exactes, mais ce continuel examen de conscience qui rappelle Marc Aurèle en moins abstrait, en plus ressenti, en plus frémissant, c'est le paradoxe de l'histoire de nous en donner le premier exemple nettement dessiné, sous la plume non d'un chrétien, mais du dernier païen.


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Dernière mise à jour : 06/03/2006