[0] PREMIER PANÉGYRIQUE DE CONSTANCE. [1] Depuis longtemps j'avais le désir, très grand Empereur, de célébrer ta vertu et tes exploits, d'énumérer tes combats et les tyrannies que tu as renversées ; l'une, en en gagnant les satellites par la parole et par la persuasion, l'autre en en triomphant par les armes; mais la grandeur de tes hauts faits m'a retenu; non que je craignisse que mes paroles ne fussent de beaucoup au-dessous de tes actions, mais j'avais peur de paraître avoir tout à fait manqué mon but. En effet, il n'est pas étonnant que les hommes rompus aux luttes judiciaires ou à la poésie entreprennent aisément le récit de tes louanges : l'exercice de l'art oratoire, l'habitude du genre démonstratif, leur donnent une confiance légitime. Mais ceux qui ont négligé cette partie de l'éloquence pour se tourner vers une autre branche d'études, vers des compositions moins goûtées du vulgaire et timides à se produire sur toute espèce de théâtre, ceux-là n'osent aborder le genre démonstratif sans une extrême réserve. Car il est évident que, si les poètes doivent aux Muses et à l'air d'inspiration poétique répandu sur leurs écrits le privilège illimité de la fiction, les rhéteurs jouissent aussi d'une licence propre à leur art : privés du droit de feindre, ils ont jusqu'à un certain point celui de flatter, et ce n'est pas pour l'orateur une honte avouée que de donner de fausses louanges à des gens qui n'en méritent aucune. Quand un poète a trouvé quelque légende nouvelle, ou qu'il a tissu quelque fiction que n'avaient point imaginée ses devanciers, cette nouveauté même captive l'âme de ses auditeurs et ravit leur admiration; mais on dit de même que l'orateur a tiré bon parti de son art quand sa parole a su donner de la grandeur à de petits objets, en ôter à de grandes actions, et, pour tout dire en un mot, opposer à la nature même des choses celle de son éloquence. [2] Pour moi, si je me voyais contraint en ce moment de recourir à un tel art, je garderais le silence convenable à ceux qui n'ont point pratiqué ces exercices oratoires, et j'abandonnerais ton éloge à ceux dont je viens de parler. Mais puisque, au contraire, le discours actuel ne réclame qu'un simple récit des faits, sans aucun ornement étranger, j'ai cru que cette tâche n'était point au-dessus de mes forces, bien que le récit de tes actions ait déjà paru impossible aux orateurs qui l'ont essayé avant moi. En effet, presque tous ceux qui s'occupent de littérature ont célébré ta gloire en vers ou en prose, les uns ne craignant pas d'en réunir tous les traits dans un cadre restreint, les autres ne les considérant que partiellement et croyant qu'il suffisait de ne pas demeurer au-dessous de la réalité. Or, il faut savoir gré de leur bonne volonté à tous les écrivains qui se sont proposé tes louanges. Car ceux-là n'ont point reculé devant un grand labeur, pour qu'aucune de tes actions ne fût obscurcie par le temps; ceux-ci, désespérant d'en retracer l'ensemble, ont donné une preuve partielle de leur zèle empressé, en sacrifiant le prix assuré du silence au désir de te consacrer, chacun suivant sa force, ses travaux personnels. Si donc j'étais un de ces hommes qui aiment les discours démonstratifs, je réclamerais de toi, en manière d'exorde, une bienveillance égale à mon dévouement, et je te prierais d'être pour moi plutôt un auditeur indulgent qu'un juge sévère et inflexible. Mais, nourri et élevé dans une tout autre étude, celle des institutions et des lois, je veux, en leur empruntant quelques-unes de mes idées, éviter de paraître me jeter follement dans des connaissances qui me sont étrangères et donner un début peu naturel à mon discours. [3] Il y a une antique loi, émanée de celui qui, le premier, enseigna aux hommes la philosophie, la voici : c'est que tous ceux qui visent à la vertu et à l'honnêteté doivent dans leurs paroles, leur conduite, leurs rapports d'amitié, en un mot dans tous les actes, petits ou grands, de leur vie, n'avoir d'autre but que le bien. Or, quel est l'homme sensé qui doute que la vertu ne soit le souverain bien? La loi prescrit donc de s'attacher fortement à la vertu, à moins de vouloir faire un vain étalage du nom, sans se donner souci de la chose. Tel est le précepte de la loi; mais elle n'impose aucune forme déterminée de discours à l'aide de laquelle, comme d'une machine de théâtre, l'orateur porte ceux qui l'écoutent à courir vers la vertu et à fuir le vice; mais elle permet de suivre un grand nombre de routes à celui qui veut imiter la nature du législateur : conseils pressants, exhortations insinuantes, reproches bienveillants des fautes, éloge des bonnes actions, et, s'il le faut, blâme des mauvaises, elle laisse ces formes, et d'autres encore, au choix de qui désire faire produire à sa parole les meilleurs fruits : seulement, avant tout, selon moi, elle exige qu'on n'oublie point, dans les discours, de même que dans les actions, la responsabilité qu'on assume en prenant la parole, à savoir, de ne rien dire qui ne porte à la vertu et à la philosophie. Voilà ce que la loi prescrit, et d'autres choses semblables. [4] Et nous, que ferons-nous, si nous sommes retenus par la crainte de faire un éloge de pure complaisance, vu que le genre dit panégyrique, compromis par ceux dont l'abus l'a rendu suspect, a l'air d'une basse flatterie, et non point d'un hommage sincère rendu aux belles actions? Cependant, confiant dans la vertu de celui que je loue, je vais résolument me mettre à son éloge. Mais quel sera le commencement, quel sera l'ordre le plus beau de mon discours? Il me semble que le début le plus naturel est la vertu de tes aïeux, auxquels tu dois de paraître ce que tu es. Ensuite viendra le souvenir de l'éducation et de l'apprentissage, qui ont le plus contribué à te porter à la vertu qu'on voit briller en toi. A cet exposé succédera, comme expression de tes vertus, le récit de tes exploits. Enfin, pour terminer mon discours, je ferai voir les dispositions qui ont été le mobile de tes hauts faits et de tes beaux desseins. De cette manière, mon discours aura, je le crois, un grand avantage sur tous les autres. Leurs auteurs, en effet, se bornent au récit des actions, convaincus qu'il suffit de les rappeler pour constituer un éloge parfait. Mais moi, je crois qu'il vaut mieux que la plus grande part de mon discours roule sur les vertus dont l'impulsion fut la cause de tes succès. Car dans la plupart des exploits, pour ne pas dire tous, la fortune, les doryphores, les phalanges des soldats, les escadrons des cavaliers, les bataillons des fantassins décident de la victoire, tandis que les actes de vertu sont l'ouvre exclusive de celui qui agit, et la louange sincère qui s'y attache est le bien propre de celui qui l'a méritée. Cette distinction nettement établie, je commence mon discours. [5] La règle des éloges est donc que l'on fasse avant tout mention de la patrie et des aïeux ; mais je ne sais quelle cité je dois d'abord t'assigner pour patrie, lorsque depuis longtemps mille nations se disputent cet honneur. Ainsi la ville souveraine du monde, qui fut ta mère et ta nourrice, et qui, pour son bonheur, t'a déféré le souverain pouvoir, réclame cet illustre privilège, et non pas seulement aux mêmes titres qu'elle fait valoir pour les autres empereurs. Je m'explique : ceux-ci, bien que nés ailleurs, jouissent tous immédiatement du droit de cité, participent au commun bienfait de ses coutumes et de ses lois, et deviennent citoyens; mais, de plus, c'est ici qu'est née ta mère, c'est ici qu'elle a été nourrie d'une manière royale et digne de ses descendants. D'un autre côté, si la ville située sur le Bosphore et qui doit son nom à la famille des Constance ne peut se vanter d'être ta patrie, elle se glorifie de tenir son existence de ton père, et elle croirait qu'on lui fait une injustice si un orateur lui enlevait la prérogative de cette parenté. Cependant les Illyriens, chez lesquels tu es né, ne souffriront pas qu'on les prive du plus grand de leurs bonheurs, et que l'on t'assigne une autre patrie. J'apprends aussi que quelques peuples de l'Orient prétendent que nous n'agissons pas avec justice en leur enlevant le renom qu'ils te doivent : ils disent, en effet, qu'ils ont donné en mariage ta tante à ton grand-oncle maternel. Il en est de même des autres peuples : puisque tous, sur des motifs plus ou moins plausibles, veulent que tu leur appartiennes sans réserve. Mais laissons cette gloire à la ville que tu préfères, à celle que tu as souvent appelée la mère et la maîtresse des vertus. Je voudrais bien les louer toutes, vu qu'elles sont également dignes de respect et d'honneur ; mais je crains que ces longueurs, quoique propres à mon sujet, ne paraissent étrangères à la circonstance. Je crois donc pouvoir laisser de côté l'éloge des autres villes. Quant à Rome, en faisant son éloge d'un seul trait, souverain empereur, en l'appelant la maîtresse des vertus, par cet éloge, le plus beau de tous, tu as enlevé aux autres le moyen d'en parler. Car comment pourrons-nous en parler d'une manière différente? Qu'est-ce qu'un autre en pourra dire? Aussi je crois que ma vénération toute naturelle pour cette cité ne peut lui rendre un plus grand hommage, qu'en m'inclinant devant celui que tu lui as rendu. [6] Pour ta noblesse, peut-être est-ce le moment d'en dire quelques mots. Seulement, je ne sais encore ici par où je dois commencer. Tes ancêtres, tes aïeux, tes parents, tes frères, tes oncles, tes alliés furent tous empereurs, les uns élevés au trône par leur droit légitime, les autres associés au pouvoir de ceux qui l'occupaient. Car à quoi bon remonter jusqu'aux temps anciens, rappeler le souvenir de Claude, citer les preuves authentiques de sa valeur éclatante aux yeux de tous, mentionner ses combats contre les barbares situés an delà de l'Ister, dire comment il est parvenu à l'empire par la voie la plus sainte et la plus juste, et comment il a gardé sur le trône cette simplicité de manières, cette modestie de vêtements que l'on voit encore dans ses effigies? Les faits relatifs à tes aïeux sont plus récents, mais non moins brillants que ceux de cette époque. Tous deux, en effet, ont été jugés dignes de l'empire par leurs vertus; tous deux, placés à la tête des affaires, ont agi simultanément d'un si bon accord et avec tant de respect pour celui dont ils tenaient la puissance, que celui-ci convenait qu'il n'avait jamais pris de mesure plus salutaire pour l'État, quoiqu'il lui eût rendu beaucoup d'autres importants services : de leur côté, cette association rendit chacun d'eux plus heureux, s'il est possible, que la possession même de l'empire. Avec cette disposition d'âme, ils firent les plus brillants exploits, inclinés, après l'être suprême, devant celui qui leur avait communiqué une part de son pouvoir, traitant leurs sujets avec une respectueuse philanthropie, chassant les barbares qui s'étaient depuis longtemps établis sur notre territoire comme s'il leur eût appartenu, nous garantissant contre eux en construisant des forteresses, et procurant à leurs sujets une tranquillité telle qu'il n'était point facile d'en souhaiter alors. Mais de si belles actions devraient être louées autrement qu'en passant. Quant à leur concorde, je n'en dois pas omettre une très grande preuve, qui convient du reste à mon discours. Voulant opérer un rapprochement glorieux pour leurs enfants, ils ont formé l'hymen de ceux dont tu tiens la naissance. Or, il convient, je crois, d'entrer à cet égard dans quelques détails pour montrer que tu ne fus pas seulement héritier de leur empire, mais aussi de leur vertu. Cependant est-il besoin de rappeler comment, après la mort de son père, le choix de celui-ci et le suffrage unanime des armées font monter ton père sur le trône? Sa force dans les combats ne se fait-elle pas mieux connaître par ses exploits que par le langage d'un orateur? [7] Ce sont des tyrannies et non pas des royautés légitimes qu'il détruit en parcourant l'univers, et il inspire un si vif attachement à ses sujets, que les soldats, reconnaissants aujourd'hui même encore de ses présents et de sa large munificence, continuent de le révérer comme un dieu, et que la foule des villes et des campagnes, moins par le désir d'être délivrée du poids de la tyrannie que pour se voir soumise à ton père, lui souhaite la victoire sur ses compétiteurs. Une fois maître du monde, il trouve la fortune publique comme desséchée et changée en détresse par la cupidité de son prédécesseur; il brise la barrière des trésors amassés dans les caves du palais, et le monde en est inondé. En moins de dix ans, il bâtit la ville qui porte son nom, et qui surpasse autant tontes les autres en grandeur, qu'elle est elle-même surpassée par Rome. Or, il est, à mon avis, beaucoup plus honorable pour elle d'être, après Rome, la seconde ville du monde que la plus grande et la première de toutes les autres cités. [8] Peut-être convient-il ici de faire mention de la célèbre Athènes, que ton père honora toute sa vie de ses louanges et de ses bienfaits. Empereur et souverain de l'univers, il se fit un honneur d'en être appelé le stratège et il éprouva plus de joie de ce titre et de cette inscription que si on lui eût déféré les plus grands honneurs. Aussi, voulant témoigner sa gratitude à cette ville, il lui assura, comme présent annuel, plusieurs myriades de médimnes de froment : ce qui valut à cette cité une pleine abondance et au prince les éloges et les hommages des plus illustres habitants. [9] Mais au nombre des belles actions de ton père, que j'ai mentionnées ou que la crainte d'être prolixe m'empêche d'énumérer, la plus glorieuse, à mon avis, celle que tout le monde admirera, je pense, avec moi, c'est ta naissance, ton éducation, ton instruction. Par elles, la génération à venir fut certaine de jouir d'un excellent gouvernement, non pas pour quelques années, mais pour le plus long temps possible : il semble que ton père gouverne encore. Cyrus n'eut pas le même bonheur. En mourant, il ne laissa qu'un fils indigne de lui. On l'appelait le père de ses sujets; son fils en fut le despote. Et toi, plus doux que ton père, tu le surpasses en mille autres qualités : je le sais et je le montrerai dans la suite de ce discours. Mais je crois qu'il faut lui attribuer l'honneur de t'avoir fait donner une bonne éducation, dont j'essayerai de parler après avoir dit quelques mots de la mère et de tes frères. [10] Il y avait en elle tant de noblesse, de beauté, de vertus, qu'on ne saurait trouver son égale parmi les antres femmes. J'entends vanter chez les Perses la fameuse Parysatis, qui fut seule, dit-on, soeur, mère, femme et fille d'un roi. Mais elle était déjà sœur du roi son époux; car la loi, chez les Perses, permettait d'épouser sa soeur. D'après notre système de législation, ta mère seule a pu, sans porter atteinte à la pureté et à la sainteté des lois, être fille d'un empereur, femme d'un second, sœur d'un troisième, et enfin mère non d'un seul, mais de plusieurs souverains. Un de ceux-ci seconda puissamment ton père en combattant contre les tyrans. Un autre soumit avec lui les Gètes par la force des armes et procura une paix solide. Un dernier, marchant lui-même à la tête des armées, préserva les frontières de plus d'une invasion, jusqu'à ce qu'il fut victime de factieux, qui expièrent, peu de temps après, la peine due à leur crime. Voilà de brillants exploits, et l'on aurait encore le droit d'ajouter à ces éloges l'éclat des biens de la fortune; mais il n'est point de louange qui puisse égaler pour eux la gloire d'avoir été les petits-fils ou les fils de tant de grands hommes. [11] Mais, afin de ne pas consumer dans de trop longs détails le temps dû à ta louange, je tacherai de faire voir de mon mieux, ou plutôt, pour parler sans détour, je ferai voir que ta grandeur surpasse celle de tes ancêtres. Les réponses des dieux, les prédictions, les songes et tout ce que la légende entasse autour des hommes, qui ont fait de brillants et glorieux exploits, Cyrus, le fondateur de notre ville, Alexandre, fils de Philippe, et d'autres encore, je passe tout cela sous silence. De pareils faits ne s'éloignent point assez, selon moi, de la licence poétique. Et, de même, tout ce qui suivit immédiatement ta naissance, ces fêtes splendides et royales, j'aurais mauvaise grâce à en parler. Mais puisque l'occasion se présente de rappeler ta première éducation, il t'en fallait une digne d'un roi, où le corps se développât en force, en vigueur, en bonne complexion et en beauté, où l'âme fût fortement trempée par le courage, la justice, la tempérance et la prudence. Or, ces vertus sont difficiles à acquérir par un régime qui énerve réellement l'âme et le corps, en rendant la volonté trop faible contre le danger, et les muscles trop mous contre la fatigue. Il te fallait donc la gymnastique pour le corps, et pour l'âme l'étude des lettres. Insistons comme il convient sur ces deux avantages, puisqu'ils furent la source de toutes tes grandes actions. [12] Les soins pris pour te donner de la force ne le furent pas en vue d'un frivole étalage. Tu savais qu'il est indigne d'un prince de demander aux palestres la complexion proverbiale de ceux qui en font métier, lui qui doit prendre part à des combats réels, dormir à peine et user d'une nourriture frugale, dont on ne peut régler d'avance ni la quantité, ni la qualité, ni l'heure où elle doit être servie, mais qui est subordonnée au temps que laissent les affaires. Tu pensas donc que, pour en venir là, il était besoin d'exercices gymnastiques variés et militaires, la danse et la course en armes, l'équitation. Rompu de bonne heure à tous ces exercices, tu ne manquas point de t'en servir à l'occasion, et tu réussis dans chacun d'eux aussi bien que pas un hoplite. Chez eux, en effet, tel est bon piéton qui ne connaît point l'art de conduire un cheval, et tel est excellent cavalier qui craint de combattre à terre. Seul, tu as le privilège de paraître un très bon cavalier quand tu te mêles à leurs rangs, puis, quand tu prends place parmi les hoplites, tu les surpasses tous en vigueur, en vitesse, en agilité. Enfin, pour que tes loisirs mêmes ne fussent point inoccupés ni étrangers au métier des armes, tu t'exerças à tirer de l'arc et à porter au but. C'est ainsi que par des travaux volontaires tu préparas ton corps à braver des labeurs forcés. Cependant ton âme se laissait conduire à l'étude des belles-lettres et des sciences convenables à ton jeune âge. Mais afin qu'elle fût bien exercée, qu'elle n'écoutât point, comme des chants ou des légendes, les préceptes de la vertu, et qu'elle ne demeurât point trop longtemps étrangère aux oeuvres et aux actions héroïques, suivant en cela le conseil de l'illustre Platon, qui veut que, pour donner en quelque sorte des ailes aux enfants, on les mène à cheval sur les champs de bataille, afin d'assister au spectacle dont ils doivent avant peu être les acteurs, ton père n'hésita point, je ne crains pas de l'affirmer, de te confier, quoique jeune encore et presque enfant, la garde et le gouvernement des Celtes, sachant bien que ta prudence et ta force ne le cédaient point à celles des hommes les plus distingués. Ton père, voulant te faire acquérir sans péril l'expérience de la guerre, avait, par une bonne politique, ménagé la paix entre ses propres sujets et les nations barbares, et semé parmi celles-ci des luttes et des séditions intestines, dont les calamités et les dangers personnels contribuaient à ton éducation guerrière, moyen plus sûr encore que celui du sage Platon. Et de fait, si l'armée ennemie s'avance à pied, les enfants spectateurs du combat pourront peut-être prendre part aux exploits de leurs pères; mais, si l'ennemi est supérieur en cavalerie, il faut songer au salut souvent impraticable de cette jeunesse. Au contraire, accoutumer par la vue du péril des autres les enfants à faire face à l'ennemi, c'est pourvoir suffisamment, selon moi, à la pratique militaire et à leur sûreté. C'est ainsi que tu fis l'apprentissage de la valeur. [13] Ta prudence trouva dans ta propre nature un guide suffisant, mais en même temps, si je ne m'abuse, tu reçus des leçons de politique de nos plus habiles citoyens, et tes relations suivies avec les chefs barbares t'instruisirent à fond des moeurs, des lois et des coutumes de leur pays. Homère, voulant donner la plus haute idée de la prudence d'Ulysse, dit que ce héros, "... Guerrier prudent et fort, Jouet pendant longtemps des vagues et du sort, Vît des hommes nombreux, en ses rudes traverses, Interrogea leurs moeurs et leurs cités diverses", afin de recueillir ce qu'ils avaient de meilleur et de pouvoir converser avec toute espèce d'hommes. Et cependant Ulysse n'avait pas besoin pour son petit nombre de sujets d'une si grande expérience. Mais le prince destiné à régir un vaste empire ne pouvait être élevé dans une chaumière ni jouer à la royauté comme Cyrus rendant la justice à ses compagnons d'âge, ainsi qui on le raconte; il devait se mêler aux nations et aux peuples, dicter des ordres formels aux légions, en un mot, ne rien négliger, enfant, des devoirs imposés à sa maturité virile. Ainsi, après l'excellente éducation que tu reçus chez les Celtes, tu passas dans une autre partie du monde et, fus opposé seul aux nations des Parthes et des Mèdes. La guerre commençait à s'allumer : avant peu devait éclater l'incendie : un instant te suffit pour prendre tes mesures, donner de la vigueur à tes armes et accoutumer ton corps à supporter les chaleurs de l'été. Je lis dans l'histoire qu'Alcibiade, seul entre tous les Grecs, eut un tempérament si flexible, que, s'étant donné aux Spartiates, il s'accommoda du régime sévère de Lacédémone, puis de celui des Thébains et des Thraces, et enfin du luxe des Perses. Mais Alcibiade, en changeant d'habitudes comme de pays, se jetait dans de graves embarras, et courait risque de perdre entièrement son caractère national. Toi, au contraire, qui de longue main, avais su te faire à une vie frugale et habituer ton corps par les fatigues à tous les changements, tu supportas plus facilement le passage des Gaulois aux Parthes que les riches, qui changent de demeure avec les saisons pour échapper à la rigueur du ciel. Il me semble donc que le Dieu propice qui, dès ta naissance, forma ta vertu pour gouverner l'univers, t'en a fait faire le tour, pour te montrer les bornes et les extrémités de tout l'empire, la nature des pays, l'étendue des contrées, la puissance des nations, la multitude des villes, et, chose essentielle, leurs forces respectives : tous objets, dont pas un ne doit échapper à un prince élevé pour administrer d'aussi vastes domaines. [14] Mais j'allais presque oublier un fait admirable entre tous, c'est que, formé dès ton enfance à commander à tous ces peuples, tu as appris mieux encore à obéir à la plus parfaite et à la plus juste des autorités, en te soumettant à la nature et à la loi. Tu t'es montré docile à celui qui était à la fois ton père et ton empereur, et à qui un seul même de ces deux titres donnait le droit de te commander. Aussi comment trouver dans l'antiquité une éducation et une instruction royale supérieure à la tienne? Ni chez les Grecs, les Lacédémoniens, qui passent pour avoir eu le meilleur gouvernement monarchique, n'élevèrent ainsi les Héraclides; ni chez les Barbares, les Carthaginois, qui eurent une excellente administration royale, ne donnèrent une éducation aussi parfaite à celui qu'ils plaçaient à leur tête. Chez eux, en effet, d'après la loi, les exercices et l'enseignement de la vertu étaient communs à tous les citoyens, confondus ensemble comme des frères, qu'ils dussent commander ou obéir, et il n'y avait aucune différence entre l'éducation des chefs et celle des autres. Et cependant n'est-il point absurde d'exiger des princes le plus haut degré de vertu, sans aviser au moyen de les rendre meilleurs que leurs concitoyens? Que des barbares, chez lesquels l'autorité absolue est accessible à tous, croient que l'éducation morale doit être la même, c'est une erreur pardonnable. Mais que Lycurgue, qui voulait assurer la royauté dans la maison des Héraclides, n'ait établi aucune forme distinctive dans l'éducation des jeunes princes, c'est une conduite digne de reproche. Car, bien qu'il eût la prétention de faire de tous les Lacédémoniens autant d'athlètes et de nourrissons de la vertu, ce n'était pas un motif d'assujettir à la même nourriture et à la même éducation les particuliers et les gouvernants. Une telle familiarité fait pénétrer peu à peu dans les âmes un sentiment de dédain pour les hommes d'un rang supérieur. On ne peut se décider à considérer comme supérieurs ceux qui ne priment point par la vertu. Et voilà pourquoi, selon moi, les Spartiates montrèrent souvent de la répugnance à obéir à leurs rois. On trouvera la preuve évidente de ce que je dis dans le différend de Lysandre et d'Agésilas, et dans beaucoup d'autres faits analogues que nous fournit l'histoire. Cependant, comme chez les Spartiates la forme du gouvernement préparait suffisamment à la vertu, tout en ne donnant point l'essor à l'ambition des particuliers, elle assurait à tous les moyens d'être bons et honnêtes. Mais citez les Carthaginois nous n'avons point à louer ce commun avantage. Les parents congédiaient les enfants de la maison paternelle, en leur commandant de vivre de leur travail, à la condition de ne commettre jamais aucune action qu'ils croiraient honteuse. Or, ce n'était point arracher la cupidité du coeur des jeunes gens, mais leur proposer pour labeur de tout faire pour la déguiser. En effet, il n'y a point que la vie molle qui corrompe les moeurs, mais aussi la privation des choses nécessaires à la vie, à une époque où la raison n'étant pas assez mûre pour choisir se laisse entraîner aux besoins que lui impose la cupidité. Il lui est surtout impossible de dominer la passion chez des sujets accoutumés au gain dès leur enfance, à faire des échanges et des trafics par des procédés qu'ils ont inventés ou que leur ont enseignés les habiles : toutes choses qu'un enfant bien né ne doit ni dire ni entendre, parce qu'elles ne peuvent que souiller l'âme; et si un honnête citoyen doit s'en conserver pur, à plus forte raison un roi et un chef de l'État. [15] Mais ma tâche actuelle n'est point de faire le procès à ces peuples. J'ai seulement à montrer que, en suivant un genre d'éducation différent, tu excellas en beauté, en force, en justice, en tempérance : les travaux te firent une complexion robuste ; la pratique des lois te donna la tempérance ; ton corps devint plus vigoureux par l'énergie de ton âme, et ton âme plus juste par ta patience dans les fatigues du corps. Ainsi, tu perfectionnas tous les dons heureux que t'avait faits la nature, et ceux qu'elle ne t'avait point faits, tu ne cessas de les conquérir par tes soins assidus. N'ayant besoin de personne, libéral envers les autres et prodigue de largesses qui rendaient tes obligés presque semblables au roi des Lydiens, tu jouis de tes trésors avec plus de modération que le plus sobre des Spartiates. Tout en fournissant aux autres de quoi vivre dans les plaisirs, tu servis de modèle à qui voulait vivre dans la tempérance. Commandant aux autres avec bonté et avec douceur, obéissant à ton père avec docilité, tu passas toute cette période de ta vie connue l'un de ses sujets. Ainsi s'écoulèrent ton enfance et ta jeunesse, sans parler de mille autres faits dont le récit m'entraînerait trop loin de ce que j'ai à dire en ce moment. [16] Tu étais déjà dans la force de l'âge, quand il plut à la Divinité de terminer glorieusement la carrière de ton père. Ce n'est pas seulement par le nombre et la beauté des ornements que tu honoras son tombeau, en retour de la vie et de l'éducation qu'il t'avait données, mais ce qui est plus mémorable, c'est que, seul de ses enfants, tu accourus vers lui, au moment où il respirait encore, bien qu'épuisé par la maladie, et que, lui mort, tu lui rendis de magnifiques honneurs. Il me suffit de mentionner ces faits, appelé que je suis par les exploits qui remémorent ta force, ta grandeur d'âme, ta prudence et ta justice; qualités qui t'ont fait voir invincible et supérieur à tous. [17] Et d'abord, tes frères, tes citoyens, les amis de ton père et les armées ont éprouvé ton équité et ta modération, si ce n'est que, violenté par les circonstances, tu ne pus empêcher, bien malgré toi, que l'on ne commit quelques excès. Quant aux ennemis, tu t'es conduit à leur égard avec un courage et une magnanimité dignes de l'honneur de ta famille. De cette manière, tu vécus avec tous en bonne intelligence, épargnant des troubles à l'État, Ménageant tes frères associés à ton pouvoir, mettant tes amis sur un pied d'égale intimité et de même franchise, leur accordant largement toute espèce de biens, leur faisant partager tous tes avantages et donnant à chacun d'eux tout ce qui paraissait lui manquer. On aurait comme témoins sûrs de ce que j'avance ceux qui ont éprouvé ces heureux effets; et pour ceux qui ne furent point admis dans ce commerce les faits suffisent à prouver quelle fut la règle de toute ta vie. [18] Mais il faut maintenant parler de tes exploits et renvoyer plus loin les qualités de ton âme. Les Perses, après avoir jadis possédé toute l'Asie, subjugué une partie de l'Europe et embrassé presque tout l'univers dans le cercle de leurs espérances , s'étaient vu arracher l'empire par les Macédoniens et devenir la conquête ou plutôt le jouet d'Alexandre. Irrités de l'esclavage, après la mort du conquérant, ils se soulèvent contre ses successeurs, se refont un royaume capable de lutter à forces égales contre les Macédoniens, puis ensuite contre nous qui possédions le reste de la Macédoine, et se montrent dès lors de redoutables ennemis. Que sert-il de rappeler ici les expéditions des anciens, d'un Antoine et d'un Crassus, ces généraux puissants, dont nous avons effacé la honte au prix de longs dangers, et de qui plusieurs empereurs, pleins de sagesse, ont réparé les désastres? Que sert-il encore de remettre en mémoire les défaites plus récentes et les succès de Carus, grand général après tant de malheurs? Cependant parmi les prédécesseurs de ton père, qui veulent les réduire à une paix glorieuse et vivement souhaitée, il arrive que l'un des Césars leur livre bataille, et éprouve une honteuse défaite. Mais le maître souverain de l'univers concentre alors sur ce point toutes les forces de l'empire, fait occuper tous les passages par ses armées, vieilles et nouvelles légions, munies de tout l'appareil de la guerre : les ennemis effrayés demandent la paix. Ils la troublent et la violent, du vivant même de ton père, et échappent à sa vengeance, puisqu'il meurt au milieu des préparatifs faits pour les combattre; mais tu ne tardes point à les punir de leur témérité. Comme j'aurai souvent encore occasion de revenir sur les combats que tu livras contre eux, je prie mes auditeurs d'observer que quand cette troisième portion de l'empire t'échut en partage, elle était dépourvue de toute ressource militaire : point d'armes, point de troupes, pas un seul des moyens qu'exigeait en abondance une guerre aussi importante. Il y a plus, tes frères, pour je ne sais quels prétextes, se refusent à te prêter secours ; et cependant je défie l'envieux ou le calomniateur le plus éhonté de soutenir que tu n'as pas mis tout en oeuvre pour maintenir avec eux la concorde. Mais voici qu'aux difficultés mêmes de la guerre s'ajoute la mutinerie des soldats, irrités du changement, regrettant leur ancien chef, le redemandant à grands cris et voulant vous dicter des lois. Et puis mille autres conjonctures imprévues, difficiles, surgissent de toutes parts et ajournent les espérances de l'entreprise. Les Arméniens, nos anciens alliés, sont en proie aux divisions : une grande partie d'entre eux, unie aux Perses, infeste nos frontières par ses brigandages. L'unique moyen de salut en ces circonstances, la concentration du pouvoir entre tes mains et la résolution définitive, tu n'avais pu l'employer jusqu'alors à cause de tes conférences avec tes frères en Pannonie au sujet du partage. Venu là de ta personne, tu le réglas si bien qu'ils n'eurent jamais depuis aucun motif de plainte. J'avais failli oublier ce premier de tes faits glorieux, le plus beau peut-être de tous, comparable du moins aux plus beaux. Car dans une délibération sur des intérêts aussi graves, ne point te croire lésé en accordant de bon coeur à tes frères plus qu'a toi-même, c'est une des marques les plus belles de modération et de grandeur. Et de fait, si l'on partageait entre des frères un héritage de cent talents, ou si l'on veut de deux cents, et que celui qui aurait une mine de moins que les autres fût content de sa part et préférât à un peu d'argent la concorde fraternelle, on le jugerait digne d'estime et d'honneur, comme un homme désintéressé et de sage conseil, en un mot comme un homme vertueux. Et celui qui, dans le partage du monde entier, montre assez de grandeur d'âme et de sagesse pour se charger du fardeau le plus pénible, et pour abandonner une portion de ses revenus impériaux, par amour de la concorde et de la paix entre tous les Romains, de quels éloges ne le croirait-on pas digne? Qu'on ne dise point que sa résolution fut honnête, mais inutile. Une chose est utile, selon moi, du moment qu'elle est honnête. Or, si l'on veut examiner en elle-même l'utilité de sa conduite, on jugera qu'il n'eut point en vue l'argent, qu'il ne calcula point le revenu des terres, comme les vieux avares traînés sur la scène par les poètes comiques, mais qu'il ne songea qu'à la grandeur et à la dignité de l'empire. En effet, en chicanant sur les limites, en provoquant des inimitiés, il n'eût cependant dominé que sur la partie qui lui était échue en partage, lors même qu'il l'aurait augmentée ; mais son noble dédain, ce mépris d'une mesquine conquête le fit à la fois maître, avec ses frères, du monde entier, et souverain de la part que le sort lui avait donnée. Il jouit ainsi du pouvoir suprême et n'eut qu'une moindre part des travaux qu'il impose. Mais nous reviendrons plus longuement à l'exposé de ces détails. [19] Ta vigilance administrative, ta conduite au milieu des dangers dont tu fus entouré après la mort de ton père, l'embarras des affaires, une guerre sérieuse, les fréquentes incursions de l'ennemi, la défection de tes alliés, l'indiscipline de tes soldats, et toutes les difficultés qui surgirent autour de toi, vont faire maintenant l'objet de mon discours. A peine eus-tu réglé tes conventions avec la plus touchante concorde, que l'urgente nécessité se fit sentir de remédier à cette situation critique. Avec quelle rapidité l'on te vit passer tout à coup de la Péonie en Syrie, on aurait peine à l'exprimer : il suffit de rappeler un fait aussi notoire. Mais quel changement complet, quelle amélioration opéra ta présence, comment nous fûmes délivrés de la terreur qui nous tenait suspendus, et ramenés aux meilleures espérances pour l'avenir, qui pourrait le faire assez entendre? La sédition des camps, à ta seule approche, cesse tout à coup et fait place à la discipline. Ceux des Arméniens qui avaient passé à l'ennemi rentrent dans le devoir, alors que tu ramènes les soldats, dont le chef avait accompagné la fuite, et que tu assures un retour tranquille dans leurs foyers à ceux qui s'étaient réfugiés parmi nous. De la sorte, ta bonté pour ceux qui s'étaient naguère jetés dans nos bras, et ton accueil bienveillant envers ceux qui étaient revenus de leur fuite avec leur chef, fait que les uns regrettent amèrement d'avoir trahi leur foi, et que les autres préfèrent leur condition présente à celle du règne précédent. Ceux donc qui avaient pris la fuite disaient qu'ils étaient devenus sages par l'expérience du passé, et les autres qu'ils recevaient la légitime récompense de leur fidélité. C'est-à-dire que tu comblas de tant, de bienfaits et d'honneurs les hommes revenus à toi, qu'ils ne purent envier le bonheur de leurs plus grands ennemis, ni voir d'un oeil jaloux des dignités dont, ils avaient un égal partage. [20] Les affaires ainsi rétablies, et tes négociations ayant tourné contre tes ennemis les brigands arabes, tu t'occupes des préparatifs de la guerre. Mais il n'est pas mal de reprendre sommairement les choses de plus haut. La paix antérieure avait diminué les travaux militaires et allégé le fardeau des administrations publiques : avec la guerre, il fallait de l'argent, des vivres, de larges fournitures, et plus encore de vigueur, de force et d'expérience dans le maniement des armes. Or, presque tout cela manquait ; tu sais le trouver et y pourvoir. Tu formes les jeunes recrues par l'habitude des manoeuvres ; tu crées une cavalerie semblable à celle de l'ennemi ; tu accoutumes l'infanterie à supporter la fatigue ; tout cela, non seulement par tes paroles et par ton commandement, mais en prenant part aux mouvements, aux exercices, en montrant au besoin comment il faut agir, et tu as en peu de temps des soldats aguerris. Tu règles ensuite les finances, non point en augmentant les contributions, en en doublant, et au delà, les surtaxes, ainsi que l'avaient jadis pratiqué les Athéniens, mais en te bornant, je le sais, aux anciennes, sauf les moments passagers où les circonstances exigeaient des dépenses extraordinaires. Par là tu mets ton armée dans une situation favorable, qui ne la laisse ni devenir insolente par la satiété, ni se porter un mal par la détresse. Quant aux préparatifs d'armes, de chevaux, de barques pour le transport des machines et de tout le matériel, je me dispense d'en parler. [21] Lorsque enfin tout est prêt et disposé pour le moment où l'on devra s'en servir, on établit plusieurs ponts de bateaux sur le Tigre et, l'on élève des forteresses sur les bords; pas un des ennemis n'ose défendre les terres dévastées, et nous emportons tous leurs biens, les uns craignant d'en venir aux mains, les autres, qui s'y hasardent, se voyant punis de leur audace. Telle fut, en deux mots, ta première campagne contré les ennemis. Car qui pourrait dignement et dans un bref discours raconter leurs désastres et énumérer les traits de valeur de tes soldats? Il est cependant facile de rappeler que, après avoir traversé plusieurs fois le fleuve avec ton armée et séjourné longtemps dans le pays ennemi, tu revins chargé de brillants trophées, parcourant les villes qu'avait rendues libres ta valeur, répandant partout la paix, la richesse et tous les antres biens, et faisant jouir les peuples de deux avantages depuis longtemps désirés, de la victoire sur les barbares et des trophées remportés sur la perfidie, la timidité et la lâcheté dont les Parthes avaient fait preuve en rompant les traités et en violant la paix, et en n'osant point combattre ensuite pour leur pays et pour ce qu'ils avaient de plus cher. [22] Mais afin qu'on ne me soupçonne pas d'insister de préférence sur tes actions d'éclat et de reculer devant celles où la fortune se montra favorable à nos ennemis, ou plutôt le terrain joint à d'heureuses circonstances, comme si ces faits tournaient à notre honte et non pas à notre gloire et à notre honneur, j'essayerai de les aborder nettement et en peu de mots, sans rien surfaire en vue de notre intérêt, mais en m'attachant à la seule vérité. S'en écarter de parti pris, c'est s'exposer au reproche d'une adulation basse et faire courir le risque à un éloge de n'être plus cru sur les points mêmes où il est le mieux mérité. Nous nous garderons bien de cet écueil, et notre discours prouvera si nous avons en rien sacrifié la vérité au mensonge. Je sais donc que tous les barbares s'attribueront le grand succès de la bataille livrée près de Singara; mais je n'en persiste pas moins à dire que cette journée fut également fatale aux deux armées, et que ta valeur y parut d'autant supérieure à la fortune des ennemis, que tes troupes, emportées par une fougue audacieuse, n'étaient point encore habituées, comme eux, à la saison et à la chaleur étouffante du climat. Je vais raconter le détail de chaque circonstance. On était au fort de l'été; les armées étaient rangées en bataille dès avant le milieu du jour. L'ennemi semble frappé de la contenance, du calme et du bon ordre de nos soldats, et nos soldats paraissent étonnés du grand nombre des ennemis. Cependant personne n'engage l'action, ceux-ci craignant d'en venir aux mains avec des troupes si bien exercées, les nôtres se tenant sur la défensive, pour n'avoir pas l'air d'attaquer les premiers depuis la conclusion de la paix. Enfin le chef de cette milice barbare se fait élever sur des boucliers : il voit notre ordre de bataille, et quel il devient, grands dieux! quels cris il fait entendre! Il s'écrie qu'on l'a trahi, accuse ceux qui l'ont jeté dans cette guerre, et juge qu'il ne lui reste plus de salut qu'une fuite précipitée et le passage rapide du fleuve qui sert d'antique limite à son pays et à nos États. Cette décision prise, il donne le premier le signal de la retraite, s'arrête un moment pour remettre le commandement de l'armée à son fils et à l'un de ses plus fidèles amis, et reprend enfin sa course en toute hâte, suivi de quelques cavaliers. A cette vue, nos troupes, indignées de ne tirer aucune vengeance de tant de forfaits, demandent à grands cris qu'on les mène au combat; on veut les retenir à leur poste, la colère les emporte à courir en armes de toutes leurs forces et de toute leur vitesse. Ne connaissant point encore ton talent militaire et ne considérant que ton jeune âge, ils croient savoir mieux que toi le parti le meilleur, et, pour avoir vaincu dans maints combats avec ton père, ils se figurent qu'ils seront toujours invincibles. Cet espoir, confirmé par la fuite actuelle des Parthes, leur fait oublier qu'ils n'ont pas seulement à lutter contre des hommes, mais aussi contre le terrain, et que, s'il survenait quelque incident inopiné, il faudrait aussi en sortir triomphants. Après une course de cent stades, ils atteignent enfin les Parthes, retranchés dans une enceinte murée, où ils avaient établi leur camp. C'était le soir; il s'y fait une mêlée terrible. Nos soldats franchissent le mur, tuent ceux qui le défendent, se cantonnent dans l'enceinte et s'y maintiennent bravement; mais comme ils meurent de soif et qu'ils trouvent là de l'eau dans une citerne, ils compromettent leur éclatante victoire et fournissent aux ennemis l'occasion de réparer leur échec. Le résultat de ce combat fut la perte de trois ou quatre des nôtres, et du côté des Parthes, celle de l'unique héritier de la couronne, fait prisonnier avec un grand nombre des siens. A toutes ces actions le chef des barbares n'assiste pas même en songe : il n'avait contremandé la retraite qu'après avoir laissé le fleuve derrière lui. Toi, au contraire, tu passas le jour entier et toute la nuit sous les armes, partageant le succès de tes troupes victorieuses et portant de prompts secours à ceux que tu voyais plier. Telles furent ainsi ta bravoure et ton énergie dans ce combat, que le lendemain nos soldats purent se retirer sains et saufs et quitter le champ de bataille, couverts par toi dans leur retraite, même les blessés, tant tu avais su rendre tranquille leur départ. Y eut-il, en effet, un seul fort de pris? Quelle ville fut assiégée? De quels bagages les ennemis peuvent-ils se vanter de s'être emparés après l'expédition? [23] Si l'on me dit qu'on doit regarder comme un succès, comme un bonheur, de sortir d'un combat sans avoir éprouvé d'échec, je réponds que résister à la fortune est plus courageux encore : c'est la marque d'une plus rare vertu. Est-on bon pilote pour gouverner un navire sous un ciel serein et quand la mer est dans un repos parfait? Est-on conducteur habile quand on conduit sur un terrain plat et uni des chevaux obéissants, doux et rapides? Peut-on vanter à cela son adresse? Mais quelle supériorité dans le nocher qui pressent et prévoit la tempête, qui prend toutes ses mesures pour l'éviter, et qui n'ayant pu malgré tout s'y soustraire, ramène cependant son navire intact avec la cargaison! Et dans le conducteur de chars, qui, luttant coutre l'âpreté du sol, sait enlever ses chevaux et les ramener de force s'ils se dérobent! En un mot, on ne doit point juger du talent par le hasard, mais considérer ce qu'il vaut par lui-même. Cléon n'est pas un meilleur général que Nicias parce qu'il fut heureux à Pylos, et il en est de même de tous ceux qui triomphent plutôt grâce à la fortune qu'à la raison. Cependant j'aurais tort de ne pas faire entendre ici que la fortune se montra plus favorable et surtout plus juste envers toi qu'envers tes ennemis, et que même jamais homme n'en fut mieux servi que toi, puisqu'elle leur déroba la connaissance de leur avantage. Il faut, en effet, selon moi, pour juger sainement les faits dont il s'agit, attribuer notre revers à la violence insurmontable de la chaleur; mais si les pertes de l'ennemi égalèrent les nôtres, c'est l'oeuvre de ton bras courageux; et si l'ennemi, s'apercevant de ses désastres, ne connut point son succès, on doit penser que c'est l'oeuvre d'une heureuse fortune. [24] Cependant, pour ne pas perdre en détails minutieux le temps que je dois à des objets d'importance, je vais désormais essayer le récit de faits remarquables par leur nombre et par la grandeur des périls, et je vais dire comment, faisant face au nombre des tyrans, tu mis en fuite les troupes des barbares. L'hiver allait finir; il y avait six ans qu'avait eu lieu la guerre dont je viens de parler tout à l'heure; un envoyé arrive qui annonce que la Gaule, insurgée par un tyran, a dressé des embûches à ton frère et l'a massacré; que l'Italie et la Sicile sont envahies, et que les légions de l'Illyrie, en proie à la sédition, ont proclamé empereur leur propre chef, qui veut d'abord résister à l'entraînement des autres tyrans, réputés invincibles. Il le prie, en effet, de lui envoyer de l'argent et des troupes auxiliaires, craignant et tremblant pour lui-même d'être vaincu par les tyrans. En même temps, il te promet de rester dans le devoir, de renoncer à l'empire et de n'en être que le dépositaire, ce semble, et le fidèle gardien. Il devait, avant peu, être convaincu de perfidie et subir un châtiment adouci par ta clémence. A ces nouvelles. tu crois qu'il ne faut point perdre le temps en amusements stériles. Tu pourvois les villes de la Syrie de machines, de garnisons, de vivres, de munitions de tout genre, et, estimant que cela suffira pendant ton absence, tu décides de marcher en personne contre les tyrans. [25] Cependant les Perses, jugeant l'occasion favorable pour reprendre d'emblée la Syrie, mettent sur pied tout ce qui est en état de porter les armes, sans distinction de sexe ni de rang, et se jettent sur nous, hommes, enfants, vieillards, femmes, esclaves, et non seulement ceux qui peuvent servir à la guerre, mais une foule immense de surcroît. Ils avaient l'intention, les villes prises et le pays conquis, d'y fonder des colonies. L'immensité de tes préparatifs rendit vaines leurs espérances. Ils commencent le siège et entourent la ville d'un mur de circonvallation. Le Mygdonius, qui la baigne, inondait alors la plaine adjacente aux murailles, comme on dit que le Nil inonde l'Égypte. Les assiégeants font avancer vers les remparts des vaisseaux armés de machines; d'autres, montés sur des barques, s'approchent des murs; d'autres enfin, du haut des talus, lancent des flèches sur les défenseurs de la ville. Ceux-ci, de dessus les murs, font une vigoureuse résistance : tout est plein de cadavres, de débris de vaisseaux, d'armes, de traits; nombre d'hommes sont déjà engloutis; d'autres, submergés d'abord par l'énergie de la défense, voguent à la merci des flots. De toutes parts surnagent une foule de boucliers des barbares, des planches de barques, des machines qu'elles portaient. Une masse de traits flottants remplit l'espace compris entre les murailles et le blocus de l'ennemi. Le lac s'est changé en une mer de sang. Autour des murs retentissent les cris douloureux des barbares, réduits à l'impuissance, mourant de mille morts, criblés de mille blessures. Qui pourrait décrire une pareille scène? Le feu pleut sur les boucliers; une foule d'hoplites tombent à demi brûlés ceux-ci, échappant à la flamme, ne peuvent éviter le péril des flèches; pendant qu'ils nagent, leur dos est percé d'un trait, et ils disparaissent dans l'abîme; ceux-là, bondissant hors des machines, sont frappés avant d'atteindre l'eau, et trouvent ainsi, non le salut, mais une mort moins cruelle. Et ceux qui, ne sachant rien de ce qui se passe, périssent d'une mort plus obscure, comment et dire le nombre, comment en rappeler le souvenir? Le temps me manquerait si je voulais mentionner chaque fait en particulier : il suffira d'en avoir entendu l'ensemble. Le soleil vit alors un combat sans exemple dans les annales des hommes, et ce désastre montra comment l'antique arrogance des Mèdes n'était que folie et vanité. Par là, l'incroyable grandeur de l'expédition de Xerxès, couronnée d'une fin si honteuse et si déplorable, nous paraît plus réelle qu'aucun autre fait connu. Xerxès essaya, en dépit de la nature, de frayer à ses troupes un chemin à la fois terrestre et naval; mais son espoir de triompher sur la terre ferme et sur la mer fut anéanti par la sagesse d'un Grec et par la valeur de guerriers non façonnés au luxe et à la servitude, mais instruits à obéir librement et à braver la peine. Notre nouvel ennemi, bien qu'inférieur à Xerxès dans ses préparatifs, n'était pas moins insensé; sa folie, plus grande que celle des enfants d'Aloüs, menaçait d'écraser la ville sous la montagne voisine, de l'inonder sous le fleuve, dont il avait lâché les eaux et rompu les digues; mais il ne put pas même se vanter d'avoir pris notre ville démantelée, comme Xerxès, qui du moins avait brûlé Athènes. Après quatre mois perdus, il remmène ses troupes, diminuées de plusieurs myriades, et cet agresseur, réputé irrésistible, prend le parti de demeurer en repos, abrité, comme d'un rempart, de l'embarras de tes affaires et des troubles de l'État. Laissant donc en Asie ces trophées et ces victoires, tu fais repasser en Europe tes troupes intactes, même pour remplir l'univers de tes trophées. [26] Ce que je viens de raconter suffirait, n'eussé-je rien à dire de plus splendide, pour prouver que tu as surpassé en génie et en force tous ceux qui t'ont précédé dans cette haute fortune. Car d'avoir repoussé l'armée persane sans éprouver aucune perte, sans qu'il t'en coûte une ville, une garnison, pas même un soldat de tes légions, et terminer le siège par un fait d'armes aussi brillant que nul de ceux dont nous avons mémoire, à quel exploit des temps anciens peut-on le comparer? On vante l'audace des Carthaginois dans les revers, mais elle tourna pour eux en malheur. C'est un siège brillant que celui de Platées; mais il n'a servi qu'à éclairer davantage son infortune. Rappellerai-je le souvenir de Messine et de Pylos, où l'on ne combattit point avec courage, ou l'on ne fut point pris de vive force? Et les Syracusains, en opposant leur homme de génie aux machines de nos légion; et à l'habileté d'un grand général, qu'y gagnèrent-ils? Ne furent-ils pas pris avec plus de honte que les autres, et leur salut n'est-il pas un beau monument de la clémence des vainqueurs? Si je voulais énumérer les villes qui ne purent résister à des forces inférieures, combien de volumes, dis-moi, pourraient y suffire? C'est ici, selon moi, l'occasion de rappeler le souvenir de Rome, livrée jadis à une semblable fortune, quand les Gaulois, n'est-ce pas, et les Celtes, conspirant sa perte, se sont jetés sur elle comme un torrent inattendu. Réduits à la colline où s'élève le temple de Jupiter, retranchés derrière une sorte de rempart fait de boucliers d'osier et autres objets de même espèce, assiégés par un ennemi insouciant et osant à peine les attaquer, les Romains en furent vainqueurs. A ce siège est comparable celui qui vient d'avoir lieu, si l'on en considère l'heureuse issue; mais pour la conduite, pas un seul des temps anciens ne lui peut être comparé. Car qui donc a connaissance d'une ville entourée par les eaux, enveloppée de collines comme de filets, battue en brèche, comme d'une machine, par un fleuve au cours incessant et se brisant contre les murailles? Et ces combats sur les eaux? Et ceux qui se livrèrent sous les murs abattus? [27] A moi donc, comme je l'ai dit, ces faits pourraient suffire; mais ceux qui les suivent sont encore plus éclatants. Or, il siérait mal à qui s'est une fois mis à raconter de son mieux tous tes hauts faits, d'interrompre son récit au plus fort de tes exploits. Cependant, au milieu même des occupations que j'ai retracées tout à l'heure, on te voit administrer l'Europe, envoyer des ambassades, pourvoir aux dépenses, faire passer des troupes vers les légions campées auprès des Scythes, dans la Péonie, pour empêcher le vieux général d'être vaincu par le tyran. Le moyen de le raconter en peu de mots, malgré le plus vif désir de le faire? Et puis, quand tu t'es porté toi-même sur le théâtre de la guerre, je ne sais quel démon égarant l'esprit et le coeur de celui qui, jusque-là, t'avait promis d'être le fidèle gardien de ta couronne, celui que tu avais assisté d'argent, de troupes, de tout le reste enfin, fait alliance avec le plus infâme des hommes, l'ennemi commun de tous les amis de la paix, de ceux qui chérissent cordialement la concorde, mais avant tout ton ennemi personnel. Loin de redouter la grandeur de leurs préparatifs et l'alliance de ces traîtres, tu sens bien qu'elle ne prévaudra point contre la sagesse de tes desseins. Reprochant donc à l'un sa désertion; à l'autre, outre sa perfidie, l'énormité de ses actes illégaux et sacrilèges, tu cites le premier à comparaître devant l'armée pour y plaider sa cause, et tu confies à la guerre le soin de juger l'autre. Mais le brave et avisé vieillard arrive à ta rencontre : il a changé d'avis plus promptement qu'un enfant, oubliant, après le besoin, les bienfaits qu'il avait implorés. Il s'avance, amenant des phalanges d'hoplites et des escadrons de cavaliers, espérant, s'il ne peut te fléchir, te contraindre à une retraite impuissante. Tu n'as point peur en voyant l'homme, qui s'était donné pour ton allié et pour ton lieutenant, se déclarer ton ennemi et le concurrent de ta puissance. Cependant l'infériorité numérique de tes soldats, qui ne t'avaient pas tous suivi, te fait juger téméraire, dangereux même pour le vainqueur, d'en venir aux mains avec un ennemi supérieur en nombre, à cause de ce tyran farouche qui est là, épiant l'occasion et les circonstances. Tu prends une noble résolution, voulant avoir seul les honneurs du succès. Tu montes t'asseoir au tribunal auprès de celui qui se dit jusqu'ici ton collègue; à l'entour se place une foule de soldats aux armes brillantes, tenant en main leurs épées nues et leurs lances : spectacle terrible, effrayant pour un cœur timide, mais avantage précieux pour un coeur brave et généreux tel que toi. A peine as-tu commencé de parler que le silence se fait, et que l'armée tout entière ne songe plus qu'à t'écouter : plusieurs versent des larmes et lèvent leurs mains vers le ciel, silencieux encore et comme ayant peur d'être vus. Mais leur disposition favorable éclate sur leur visage ; tous se rapprochent afin de t'entendre mieux. A mesure que ton éloquence s'épanouit, l'enthousiasme les gagne, ils applaudissent, et voulant t'entendre de nouveau, ils demeurent en repos. À la fin, convaincus par ta parole, ils te saluent seul empereur, te reconnaissent seul digne du pouvoir souverain, te prient de les conduire au combat, jurent de te suivre et te pressent de te revêtir des insignes impériaux. Tu ne veux ni porter la main sur ton rival, si les lui arracher par force. Mais lui, bien qu'à regret et à grand-peine, cédant, comme on dit, le plus tard possible à la déesse de Thessalie, vient déposer la pourpre à tes pieds. [28] Quelle fin alors ta conduite, lorsque, devenu en un seul jour maître de tant de nations, de troupes et de richesses, tu vis dépouillé de son pouvoir et livré à ta merci l'homme qui s'était montré ton ennemi sinon de fait, au moins de pensée? Certes, tu fus plus généreux et plus juste envers lui que Cyrus envers son aïeul : tu conservas leurs honneurs à ceux qui s'étaient rangés du côté du rebelle, n'enlevant rien à personne, ajoutant même, je crois, des présents à plusieurs. Et qui te vit plus soucieux avant la victoire ou plus arrogant après avoir triomphé? Du reste, comment louer dignement le prince qui se montre à la fois orateur, chef d'armée, empereur éminent et généreux soldat; qui, rompant la ligne tracée de tout temps entre le prétoire et la tribune, leur donne en sa personne un pareil éclat; rival, à mon gré, d'un Ulysse, d'un Nestor et des généraux romains vainqueurs de Carthage, lesquels du haut de la tribune se montraient plus redoutables à ceux dont ils avaient éprouvé l'injustice qu'aux ennemis en bataille rangée ? Quant à Démosthène ou à tout autre orateur, émule de son éloquente énergie, je lui rends cet hommage, en songeant à ta puissance oratoire, de ne point comparer le théâtre de son talent avec celui où se déploya le tien. Et de fait, ils ne parlaient point à des soldats en armes, ni dans des circonstances aussi critiques; il ne s'agissait que d'argent, de dignités, d'honneurs, d'amis à défendre, et cependant je crois les voir descendre plus d'une fois de la tribune, pâles, au milieu du tumulte populaire, tremblants comme des chefs timides en présence de l'ennemi. Aussi personne ne pourrait citer un autre fait du même genre, tant de nations conquises du haut d'un tribunal et dans un débat engagé avec un homme qui, suivant de nombreux témoignages, bien loin d'être à dédaigner, s'était signalé dans maints combats, déjà vieux, doué, ce semble, de l'expérience que donnent les années, et placé depuis longtemps à la tête de ses légions. Quelle fut donc la puissance de tes discours, quelle persuasion assise sur tes lèvres eut assez de force pour enfoncer l'aiguillon dans les âmes de ces hommes rassemblés de toutes parts, et pour te donner une victoire comparable en grandeur à celles que l'on remporte à l'aide des armes, mais pure et sans tache, œuvre de quelque pontife envoyé de Dieu plutôt que d'un prince au milieu des combats. Les Perses retracent avec complaisance une image bien faible de ton action, lorsqu'ils disent que les enfants de Darius, se disputant le trône, après la mort de leur père, jugèrent leur différend par arbitrage entre eux et non par la voie des armes. Mais entre toi et tes frères il n'exista jamais, ni de paroles, ni de fait, aucun démêlé sur ce point ; et tu aimas mieux, je le sais, partager avec eux les soins de l'empire que d'en être le seul maître. Quant à celui auquel on ne put rien reprocher d'impie ni de criminel, tu te contentas d'éclairer sa perfidie de preuves qui la mirent an grand jour. [29] A ce triomphe oratoire succède ta brillante expédition, ta guerre dite sacrée, non point à cause d'un champ sacré comme nous savons qu'eut lieu jadis la guerre de Phocide, mais parce que tu combattis pour les lois, l'ordre public et la vengeance de plusieurs milliers de citoyens tués ou menacés de mort et de captivité par le tyran, qui craignait, je crois, de passer seulement pour un mauvais citoyen, et non pour un homme naturellement barbare. Car ses attentats contre ta famille, aussi énormes que ses entreprises audacieuses contre l'État, te parurent cependant moins dignes de ta sollicitude. Tant l'intérêt commun te fut toujours plus cher que celui des particuliers! Faut-il donc que je rappelle tous ses crimes contre la chose publique et contre les personnes privées? Meurtrier de son propre maître, car il était l'esclave des aïeux de celui-ci et le misérable reste d'un sang germain réduit en servitude, il veut nous commander, lui qui ne peut pas même être jugé libre, s'il ne l'obtient de nous, et, jetant en prison les officiers ou les faisant mettre à mort, tout en flattant la populace par de serviles adulations, il corrompt la discipline. Quelles belles lois il établit, exigeant des citoyens la moitié de leur revenu, sous peine de mort pour les réfractaires; enjoignant aux esclaves de se faire délateurs; forçant des gens qui n'en ont pas besoin à acheter les domaines impériaux! Le temps me manquerait à énumérer toutes les injustices et les abus excessifs de sa tyrannie. Et puis, comment retracer le tableau fidèle des préparatifs immenses qu'il avait simulés contre les barbares et dont il usa contre nous? [30] Les Celtes et les Gaulois, nations réputées jadis indomptables, et qui, après s'être souvent répandues, comme un torrent impétueux, sur l'Italie et sur l'Illyrie, avaient aussi fait main basse sur l'Asie, forcée de plier sous leurs armes victorieuses, avaient fini par nous céder, entrer dans les rôles de notre milice et payer de larges tributs imposés par tes aïeux et par ton père. Mais alors, après avoir joui d'une longue paix, qui avait accru la population et les richesses de leur pays et fourni à tes frères de nombreux soldats, ils se laissent à la fin, de force et malgré eux, entraîner en masse par le tyran. A leur suite, et à titre de commune origine, marchent spontanément comme alliés les Francs et les Saxons, les plus belliqueux de toutes les peuplades qui habitent au delà du Rhin et jusqu'à la mer occidentale. Toute ville, toute forteresse voisine du Rhin, dépourvue de garnison, est ouverte sans défense aux barbares, et l'on dirige, en outre, contre nous, un formidable appareil de soldats. Chaque cité gauloise ressemble à un camp préparé pour la guerre : tout est plein d'armes, d'équipements, de cavaliers, de fantassins, d'archers, de lanciers. De toutes parts les alliés du tyran affluent en Italie, pour se joindre aux soldats qu'il a levés depuis longtemps. Il n'est personne de si hardi, qui ne craigne et ne redoute l'orage près d'éclater. La foudre semble devoir partir du haut des Alpes, foudre irrésistible dans ses effets, inexprimable à la parole. Elle fait trembler les Illyriens, les Pannoniens, les Thraces, les Scythes. Les peuples de l'Asie s'attendent à la voir fondre sur eux, et les Perses eux-mêmes se préparent à combattre pour leurs frontières. Et lui, comptant pour rien le moment présent et ne croyant pas difficile de triompher de ta prudence et de ta force, n'aspire qu'aux richesses de l'Inde et aux trésors précieux de la Perse. Son extravagance et son audace s'accroissent encore d'un fort léger succès remporté sur des éclaireurs qu'il attaque sans défense avec toute son armée, et qu'il tue par surprise. Mais le succès immérité est d'ordinaire pour les insensés le prélude des plus grands malheurs. Fier d'un avantage qui le gonfle d'orgueil, l'imprudent abandonne les places qui couvrent l'Italie, et s'avance sans précaution dans le Norique et dans la Pannonie, croyant qu'il lui faut plus de rapidité que d'armes et de courage. [31] A cette nouvelle, tu fais retirer ton armée des défilés : il te suit dans ta fuite présumée, et ne se doutant point que c'est une feinte, jusqu'à ce que vous soyez arrivés tous deux en rase campagne. On voit se dérouler la plaine qui entoure Myrsa. De chaque côté se déploient les ailes de la cavalerie ; l'infanterie est au milieu. Tu as, grand prince, la rivière à ta droite. Ta gauche enfonçant l'ennemi, tu mets aussitôt en fuite et en déroute son corps d'armée, formé tout d'abord et au hasard par un chef sans expérience de la guerre et de la conduite des soldats. Aussi cet homme, qui croyait n'avoir qu'à poursuivre, non seulement n'en vient pas aux mains, mais s'enfuit en toute hâte, effrayé par le bruit des armes et ne pouvant entendre sans frémir le péan belliqueux de tes soldats vainqueurs. Leur ordonnance rompue, ses troupes se reforment par groupes et recommencent le combat, rougissant d'être vues en fuite et de montrer le spectacle, jusqu'alors incroyable à tout l'univers, d'un soldat celte, d'un soldat gaulois tournant le dos à l'ennemi. Ces barbares désespérant du retour, s'ils sont battus, prennent le parti de vaincre ou de mourir en faisant le plus de mal possible à leurs adversaires. Telle est l'audace extrême des alliés du tyran et leur obstination à marcher de pied ferme contre les dangers. Cependant les vainqueurs, excités par leur propre honneur, le respect de leur prince et le souvenir de leurs anciens succès, de ces exploits grossiers qui passent toute croyance, brûlent de les couronner par une fin brillante, et bravent avec joie les fatigues et les périls. Voilà donc l'action qui se renouvelle pour ainsi dire; les armées se reforment, et l'on voit se produire des actes admirables d'audace et de courage. Les uns se jettent sur les épées ; les autres se saisissent des boucliers ; d'autres sautent de leurs chevaux blessés pour se mêler aux rangs des hoplites. Grâce à ces manoeuvres, les soldats du tyran serrent de près nos fantassins : la bataille est incertaine, quand tout à coup nos porte-cuirasses et notre corps de cavalerie, les uns avec leurs flèches, les autres avec leurs chevaux au galop, étendent morts un grand nombre d'ennemis et poursuivent le reste à toute bride. Quelques-uns se dérobent en fuyant à travers la campagne, et la nuit en sauve plusieurs à grand-peine : la plupart sont jetés dans le fleuve, pourchassés comme un troupeau de boeufs ou de bétail. Tel fut le sort que la lâcheté du tyran imposa à son armée, sans que la valeur de celle-ci servit en rien à sa cause. [32] En souvenir de cette victoire, tu érigeas un trophée plus glorieux que celui de ton père. Celui-ci, en effet, à la tête de légions réputées jusqu'alors invincibles, triompha d'un malheureux vieillard ; et toi, tu employas pour lutter contre une tyrannie florissante, et fière non seulement des maux qu'elle causait, mais de sa pleine jeunesse, des troupes formées par tes soins et rangées sous tes ordres. Car quel empereur pourrait-on citer parmi tes prédécesseurs, dont le génie inventif ou imitateur ait créé une cavalerie organisée comme la tienne? Tu es le premier qui, par l'exercice personnel, ait appris aux autres à user d'une armure inattaquable. Bon nombre, s'étant risqués à en discourir, sont restés au-dessous du vrai, de sorte que tous ceux qui, après en avoir entendu parler, ont eu le bonheur de la voir, ont pu se convaincre que le témoignage des oreilles n'est pas aussi fidèle que celui des yeux. Tu avais une masse d'innombrables cavaliers, immobiles sur leurs chevaux comme autant de statues, aux membres ajustés suivant les proportions de la nature humaine. Partant de l'extrémité du bras jusqu'aux coudes et s'étendant de là sur les épaules, une cuirasse de mailles s'adapte à leur dos et à leur poitrine; la tête et le visage sont garantis par un masque de fer, qui leur donne l'air d'une statue brillante et polie : les cuisses, les jambes et le bout des pieds même ont aussi leur armure rattachée à la cuirasse au moyen d'une sorte de tissu fait de minces anneaux qui ne laissent à nu aucune partie du corps, de telle sorte pourtant que ce tissu, en garnissant les mains, n'ôte pas aux doigts leur flexibilité. Telle est la description que mes paroles essayent de rendre claire, mais je sens que je suis à distance : aussi quiconque voudra en savoir davantage, fera bien, pour prendre connaissance de cette armure, de la regarder plutôt que d'en écouter le récit. [33] Et maintenant que nous avons fait l'exposé de cette première campagne, qui eut lieu vers la fin de l'automne, devons-nous terminer ici notre narration, ou bien ne désire-t-on pas plus vivement la fin de ces exploits? L'hiver arrive et permet au tyran d'échapper au supplice. Viennent alors des proclamations magnifiques et dignes de ta clémence impériale. Un pardon est accordé à tous ceux qui se sont rangés sous les drapeaux du tyran, à l'exception de ceux qui ont pris part à ses meurtres sacrilèges. Tous les autres recouvrent leurs maisons, leurs richesses, leur patrie, eux qui n'espéraient plus revoir ce qu'ils avaient de plus cher. En même temps tu accueilles une flotte venant d'Italie et transportant une foule de citoyens qui fuyaient, je le sais, la cruauté des tyrans. Mais la saison t'appelle aux combats : tu reprends avec vigueur la poursuite du tyran, qui s'est retranché, comme une bête fauve, derrière les défilés et les montagnes d'Italie, où il cache ses forces sans oser combattre au grand jour. Maître d'une ville voluptueuse et opulente, il y passe son temps dans les réunions et dans les plaisirs, croyant son salut assuré par les défilés et par les monts. Débauché de sa nature, il regarde comme gagnées les heures qu'il donne à ses passions au milieu de si grands dangers. On voit que sa confiance était sans bornes et qu'il croyait avoir pourvu tout à fait à sa sûreté actuelle, grâce au mur de montagnes dont l'environnait l'Italie, à l'exception du milieu, où une mer limoneuse, semblable aux marais d'Égypte, fermait tout accès aux vaisseaux de guerre des ennemis. Mais la nature elle-même n'offre aucun rempart aux débauchés et aux lâches contre la vertu et la tempérance : elle fait que tout cède à la prudence unie à la valeur : elle a trouvé depuis longtemps les moyens de rendre faciles des choses réputées impraticables; et des actes qui, pris à part, semblaient impossibles aux hommes, elle les a fait accomplir par un prince doué de sagesse. Comme c'est cette vertu, ô souverain empereur, que tu as manifestée dans ces exploits, il est juste que tu en reçoives ici l'éloge. [34] Tu te mets en campagne, de ta personne, à ciel ouvert, bien que tu aies dans le voisinage une ville qui t'offrait un commode abri. Ce n'est point seulement par tes ordres que tu excites les soldats au travail et au danger, tu leur donnes l'exemple de tes propres actions, et tu trouves ainsi une voie détournée et inconnue à tous. Là, tu envoies une troupe valeureuse choisie parmi les hoplites de ton armée, et, quand tu t'es assuré qu'elle est aux prises avec l'ennemi, tu arrives avec le reste de tes soldats, tu l'enveloppes et tu remportes une victoire complète. Ce combat avait eu lieu dès le matin : la nouvelle n'en arrive que vers le milieu du jour au tyran, assis à regarder des combats hippiques dans une réunion et ne s'attendant point à ce désastre. Quel il devint alors, ce qu'il pensa de sa situation, comment il abandonna, pour fuir, et la ville et toute l'Italie, purifiée dès lors des meurtres et des injustices qu'il y avait commises, ce n'est point le moment de le raconter. Il aurait dû profiter de ce court relâche, mais il n'en continua pas moins de faire ce qu'il avait toujours fait. Mais si l'homme ne sut point laver les souillures de son âme, la Divinité sut se venger sur son corps. Retiré chez les Gaulois, ce prince, aussi bon que loyal, se montre d'une férocité qu'on ne lui connaissait pas encore, au point que, si quelque genre de supplice a échappé jusqu'alors à sa cruauté, il s'en ingénie et se repaît du doux spectacle des malheurs que subissent les infortunés citoyens : il lie des hommes vivants à un char, le fait lancer et traîner par les conducteurs, présidant lui-même à l'exécution et regardant ce qui se passe. Tout son temps s'écoule en distractions du même genre, jusqu'à ce que, le terrassant dans une troisième lutte, comme un vainqueur aux jeux olympiques, tu le forces à expier tous ses crimes en se perçant la poitrine de la même épée qu'il avait rougie du sang de tant de citoyens. Jamais, je le proclame, victoire ne fut plus belle ni plus juste que la tienne; jamais aucune ne causa de joie plus vive au genre humain, libre et affranchi d'une cruauté si affreuse, et rendu, sous le règne des lois, à ce bonheur dont nous jouissons maintenant et dont puissions-nous jouir longtemps encore, ô divine Providence qui gouvernes l'univers! [35] Mais puisque mon désir de raconter toutes tes actions est trahi par mon insuffisance, pardonne-moi, je te prie, ô grand empereur, si je ne fais mention ni des flottes que tu envoyas à Carthage ni de celles que tu avais préparées en Égypte ou dirigées de l'Italie vers la ville africaine. Je ne dirai pas non plus comment tu te rendis maître des Pyrénées à l'aide de troupes envoyées sur des vaisseaux, ni quels avantages redoublés tu viens de remporter sur les barbares, ni d'autres faits plus anciens que beaucoup de personnes ignorent encore. Car j'entends répéter souvent que la ville d'Antiochus s'honore de ton nom. Elle tient le sien du prince qui l'a fondée; mais c'est par toi qu'elle est riche aujourd'hui, qu'elle voit fleurir largement sou commerce et qu'elle ouvre des ports assurés à ceux qui viennent à son mouillage, tandis qu'autrefois il n'était ni sûr ni commode d'y aborder, tant cette mer était semée sur toute la côte d'écueils et de rochers sous-marins. Quant aux portiques, aux fontaines et à tous les édifices que les préfets y ont construits par tes ordres, il n'est point nécessaire d'en parler. Et les embellissements ajoutés à la ville de ton père, et l'achèvement du mur circulaire commencé par lui, et l'immortalité assurée à des monuments dont la sûreté n'était point garantie, qui pourrait en faire l'énumération? Le temps me manquerait si je voulais entrer dans tous ces détails. [36] Examinons maintenant si, comme je l'ai dit au commencement de ce discours, la cause de tes hauts faits a été ta vertu et ton excellente nature : tel est, en effet, le but principal où visait ma pensée, quand j'ai pris la parole. Ton respect filial, ta tendresse pour ton père, ta concorde incessante avec tes frères, ta soumission empressée envers l'un, ton accord dans le pouvoir avec l'autre, ont été déjà mentionnés ici, mais il convient d'en rappeler le souvenir. Quiconque se figure que c'est là l'effet d'une médiocre vertu n'a qu'à considérer Alexandre, fils de Philippe, et Cyrus, fils de Cambyse, pour faire ton éloge. Le premier, tout jeune encore, fit assez voir qu'il avait peine à supporter le pouvoir de son père; le second enleva le trône à son aïeul. Mais il n'est personne d'assez insensé qui ne voie que toi, qui ne leur fus inférieur ni en grandeur d'âme ni en amour du bien, tu te montras cependant plein de modération et de sagesse envers ton père et tes frères. Plus tard, quand la fortune amena le moment de concentrer le pouvoir aux mains d'un seul chef, tu fus le premier à prendre cette décision, en dépit de ceux qui t'en détournaient et qui s'efforçaient de te persuader le contraire. Puis, après avoir conduit facilement à bonne fin la guerre qui t'était tombée sur les bras, tu résolus d'affranchir les provinces de l'empire encore assujetties, guerre entreprise pour le motif le plus légitime qui fut jamais, c'est-à-dire la haine contre les ennemis. Car on ne saurait appeler guerre civile celle que fomentait un chef barbare qui s'était arrogé le titre d'empereur et s'était proclamé lui-même général. Ses crimes et ses attentats contre ta maison, il me serait pénible de les rappeler davantage. Mais qui pourrait raconter une conduite plus courageuse que la tienne? Voyant à plein le danger, si tu ne réussissais point, tu l'affrontas pourtant sans espoir de profit, sans cette récompense de gloire éternelle pour laquelle les hommes de coeur ne reculent jamais devant la mort, mais donnent leur âme en échange de l'immortalité, comme d'autres en échange de la richesse ce n'était pas non plus l'ambition de rendre ton empire plus grand ou plus florissant : ta jeunesse répugnait à de semblables désirs. L'amour du bien seul fut le mobile de ta conduite; tu crus qu'il te fallait tout souffrir plutôt que de voir un barbare régner sur les Romains, leur dicter des lois, administrer les affaires publiques, former des voeux pour le salut commun, et cela souillé d'impiétés et de meurtres. [37] L'éclat de tes préparatifs et l'immensité des frais ne sont-ils point de nature à ravir l'étonnement? On nous dit que Xerxès, qui souleva l'Asie contre la Grèce, n'employa pas moins de dix ans à préparer cette guerre : il ne tira pourtant que douze cents trirèmes des mêmes contrées, ce semble, d'où, après dix mois à peine de construction, tu fis sortir une flotte beaucoup plus nombreuse que la sienne. Mais ni sa fortune ni ses exploits ne peuvent se comparer aux tiens. Ta magnificence dans les autres dépenses me paraît à son tour bien difficile à raconter, et je ne veux point me rendre fastidieux en faisant l'énumération des villes que tes bienfaits ont retirées d'une longue détresse. Toutes sont devenues riches par tes soins, après avoir éprouvé la privation des choses nécessaires à la vie, et chaque maison particulière fête aujourd'hui l'abondance commune des diverses cités. Cependant il est juste de mentionner tes bienfaits envers les particuliers, en te saluant du nom d'empereur libéral et magnifique. Nombre d'entre eux avaient été privés de leurs propriétés; et leur patrimoine avait été frappé de confiscation soit par autorité de justice, soit au mépris de la justice. Aussitôt que tu fus maître de l'empire, tu te montras pour les uns un arbitre équitable qui redressa les torts passés, et tu les remis en possession de leurs biens; pour les autres, un arbitre clément qui leur restitua ce qui leur avait été enlevé, les croyant assez punis par la longueur du châtiment qu'ils avaient eu à subir. Quant aux largesses faites de ta propre épargne, qui rendirent plus riches ceux qui déjà pouvaient depuis longtemps se vanter de l'étendue de leur fortune, à quoi sert d'y insister pour avoir l'air de me complaire à d'inutiles détails? Tout le monde sait du reste que jamais avant toi aucun prince, sauf Alexandre, fils de Philippe, ne fut si libéral envers ses amis. Mais à d'autres, les richesses de leurs amis inspirèrent plus d'ombrage et de crainte que la force de leurs ennemis; d'autres, redoutant la haute naissance de leurs sujets, couvrirent d'opprobre les gens de naissance ou exterminèrent des familles entières, crimes qui, en causant le malheur commun des cités, les souillèrent eux-mêmes des actes les plus sacrilèges. Quelques-uns se sont laissés aller à jalouser les avantages du corps, je veux dire la santé, la beauté, la force, ou bien ils n'ont pu supporter qu'on vantât la vertu de quelque citoyen; mais c'était à leurs yeux un crime équivalent à un meurtre, à un vol, à une trahison, que de paraître aimer la vertu. Toutefois, on peut dire avec justesse que ce ne sont point là des faits ni des actes imputables à un roi, mais à des tyrans vils et pervers. Seulement, la faiblesse que n'ont pas exclusivement des insensés, mais souvent aussi certains hommes bons et doux, de voir d'un mauvais oeil la prospérité de leurs amis, d'essayer parfois de les rabaisser et de les priver de la récompense qui leur est due, qui donc oserait te l'attribuer? [38] On raconte que le Persan Ochus, gendre du roi, eut à souffrir de la dureté de son beau-père, jaloux des honneurs que lui rendait le peuple; et c'est un fait notoire qu'Agésilas fit payer cher à Lysandre la faveur des Ioniens. Mais toi, surpassant tous les princes en vertu, tu assures aux riches leur richesse plus solidement qu'un père à ses propres enfants ; tu pourvois à l'existence des familles nobles comme un fondateur ou un législateur de cité ; et, ajoutant à leur première fortune de nouveaux biens et de nouvelles largesses, tu dépasses par la grandeur de tes dons la munificence des rois, et tu éclipses par la stabilité de tes bienfaits la faveur des peuples. Or, c'est, à mon avis, agir avec prudence. Car ceux qui se sentent dépourvus de biens jalousent ceux qui en possèdent beaucoup, tandis que celui qui joint à l'éclat d'une fortune, à laquelle nul autre ne saurait prétendre, les dons de l'âme, bien supérieurs à ceux de la fortune, n'a plus rien à envier de ce que l'on peut posséder. Comme tu sens que c'est là le fond de ton être, tu te réjouis du bien des autres; tu te plais aux succès de tes sujets ; tu as dispensé des honneurs aux uns, tu vas en accorder aux autres, et pour quelques-uns tu l'as arrêté dans ton esprit. Et ce n'est point assez pour toi d'avoir conféré à tes amis la préfecture d'une ville, d'une province ou de plusieurs réunies, avec les honneurs qui s'y rattachent, mais si tu ne les appelles à partager avec toi l'empire, qui t'a coûté tant de peines pour étouffer la race des tyrans, tu crois ne point couronner dignement tes grandes actions. Et que ce soit moins le besoin que le plaisir d'étendre tes largesses qui t'ait dicté cette mesure, tout le monde, je crois, en est convaincu. En effet, tu n'as point pris de collègue pour combattre les tyrans; tu voulus, au contraire, associer à ta dignité celui qui n'avait point pris part à tes dangers, quand tu vis qu'il n'y avait plus rien à redouter. Sans rien lui enlever de ses honneurs, tu lui ôtas la moindre communauté de péril, sauf le droit de te suivre dans une courte expédition. Est-il besoin de témoins et de preuves pour confirmer ce que j'avance? N'est-il pas clair que la personne même de l'orateur confirme la véracité de ses discours? Il devient donc inutile d'insister davantage sur tous ces faits. [39] Mais ta modération, ta prudence, la bonté que tu montras pour tes peuples, il n'est point hors de propos d'en rassembler quelques traits. Qui ne sait que, dès ton enfance, tu poussas l'exercice de cette vertu plus loin que personne ne le lit avant toi? Cette modération précoce, ton père lui rendit un éclatant témoignage, en te confiant à toi seul l'administration de l'empire et celle des provinces avec tes frères, quoique tu ne fusses pas le plus âgé de ses enfants. Homme fait, cette même vertu éclate à tous les regards, quand nous te voyons te comporter toujours envers le peuple et les magistrats comme un citoyen qui obéit aux lois, et non point comme un roi qui se croit au-dessus des lois. Car qui t'a jamais vu fier de ta haute fortune, ou tirant vanité du nombre et de la rapidité de tes brillants exploits? On dit qu'Alexandre, fils de Philippe, après avoir renversé l'empire des Perses, non seulement devint insupportable par son luxe fastueux et son excessive insolence, mais qu'il en vint jusqu'à mépriser son père et toute la nature humaine. Il se fit passer pour fils d'Ammon et non point de Philippe ; et ceux de ses compagnons d'armes qui ne voulurent être ni ses flatteurs ni ses esclaves, il leur infligea des supplices plus cruels qu'à des captifs. Mais toi, quels honneurs tu rendis à ton père, est-il besoin ici de les mentionner? Non seulement tu le vénères en particulier, mais encore dans toutes les réunions publiques tu ne cesses de le proclamer comme un divin héros. Pour tes amis, que tu n'honores pas seulement de ce titre, mais dont tu ne manques point de confirmer la dénomination par des faits, est-il un seul qui ait à se plaindre d'une flétrissure, d'une amende, d'un dommage, du plus léger mépris? Jamais on ne pourrait citer rien de pareil. Les uns, dans un âge avancé, et attendant, au milieu de leurs fonctions, la fin que le destin assigne à la vie, ont quitté tout à la fois leurs charges publiques et leur enveloppe corporelle, léguant une fortune assurée à leurs enfants, à leurs amis, à leurs parents ; les autres, après avoir dit adieu aux travaux ou à la milice, ont obtenu une retraite honorable, où ils vivent au sein du bonheur. Quelques-uns enfin ne sont plus qui passent pour heureux dans l'opinion des hommes. En un mot, il n'est pas un seul de ceux que tu avais honorés de ton amitié, fût-il devenu coupable dans la suite, qui ait été frappé de la peine la plus légère : c'était assez de le convaincre de méfait et de ne plus l'importuner davantage. [40] Au milieu de toutes ces qualités, qui brillèrent en toi tout d'abord, tu sus garder ton âme pure de tous les plaisirs qui entraînent la moindre idée de souillure. Seul, je crois, des empereurs qui te précédèrent et de presque tous les mortels, à peu d'exceptions près, tu offris un bel exemple de continence non seulement aux hommes, mais encore aux femmes dans leurs rapports avec notre sexe. Tout ce que la loi leur défend, en vue d'assurer la naissance d'enfants légitimes, la raison chez toi l'interdit à la passion. Mais, bien que je puisse m'étendre longuement sur ce sujet, je n'insiste point davantage. [41] Pour ta prudence, il ne m'est point facile d'en faire l'éloge qu'elle mérite : j'essayerai pourtant d'en dire quelques mots ; et les faits, je l'espère, parleront plus haut que les paroles. Car on aura peine à croire qu'un empire aussi vaste, aussi puissant que le tien, soit arrivé à cette grandeur et à cette prospérité, s'il n'a été dirigé et gouverné avec une prudence égale à son étendue. On doit regarder comme un bonheur quand la fortune, sans la prudence, se maintient pendant longtemps. Et il n'est pas sans exemple qu'un homme favorisé de la fortune ait eu des heures de prospérité passagère. Mais conserver sans prudence des biens une fois acquis, ce n'est point chose si facile, peut-être même est-ce impossible. Et s'il faut en donner un témoignage évident, nous ne manquerons point de preuves nombreuses et palpables. Nous croyons que la sagesse du conseil consiste à trouver ce qu'il y a de plus avantageux dans les affaires et dans les intérêts de la vie. Il s'agit donc d'examiner simplement si ce ne fut point là le caractère de toutes tes actions. Eh bien, quand il fut besoin de concorde, tu ne rougis point de t'effacer ; quand il fallut pourvoir à l'intérêt commun, tu n'hésitas point à déclarer la guerre. Ton habileté militaire a si bien su rendre inutiles les forces des Perses, que tu les as détruites sans perdre un seul de tes soldats. Divisant en deux parts la guerre contre les tyrans, tu as triomphé de l'un par ton éloquence, et, prenant avec toi des troupes intactes et franches de toute défaite, tu as vaincu par ta prudence plutôt que par la force l'auteur de tant de maux amassés contre l'empire. [42] Mais je veux, à ce propos, montrer plus clairement encore aux yeux de tous quelle fut ta principale force, en t'engageant dans de telles entreprises, et ce qui t'en garantit le succès. Tu crus que l'affection des sujets est le plus sûr rempart d'un souverain, mais que vouloir l'imposer et l'exiger, comme un tribut ou comme une taxe, serait une prétention absurde. Il te restait donc à suivre la voie dans laquelle tu es entré : faire du bien à tous, imiter la bonté divine envers les hommes, être modéré dans la colère, ôter aux châtiments ce qu'ils ont de cruel, et traiter avec douceur, avec clémence, un ennemi terrassé. En agissant ainsi, l'oeil fixé sur ces maximes, et en les faisant pratiquer aux autres, tu transportas Rome elle-même en Pannonie, dont tu fis un asile pour le Sénat durant l'occupation de l'Italie par le tyran, et tu vis les cités empressées à payer leurs tributs. [43] Quant au dévouement de tes armées, comment le raconter dignement? La cavalerie était passée sous tes drapeaux avant même la bataille de Myrsa; et, quand tu fus maître de l'Italie, l'infanterie de toute arme et les corps les plus brillants s'unirent à toi. Mais ce qui eut lieu en Gaule peu de temps après la fin malheureuse du tyran, prouva bien mieux encore l'attachement général des troupes à ta personne, lorsque, fondant sur le chef audacieux, que la solitude rendait encore plus effrayant et qui s'était revêtu de la robe de pourpre d'une femme, elles le traitèrent comme un loup et le mirent en pièces. Quel tu fus après cet événement, avec quelle bonté, avec quelle douceur tu traitas ses amis, qui ne purent être convaincus de complicité, malgré les délateurs soulevés pour les accuser et pour te rendre leur amitié suspecte, je le considère comme l'héroïsme de la vertu. Du reste, cette douceur et cette justice étaient aussi, selon moi, la conduite la plus sensée. Quiconque pense autrement est bien loin de la véritable appréciation des faits et de tes idées. Tu pensas avec raison qu'il était juste d'épargner des hommes dont le crime n'était pas prouvé, de ne point tenir leur amitié pour suspecte, et, par suite, de ne point la repousser, toi que l'affection de tes sujets avait élevé au faite de la grandeur et de la gloire. Tu fis plus encore : tu ne souffris point que le fils du coupable, jeune enfant, eût à souffrir en rien du supplice de son père. Ainsi, toute cette aventure, couronnée par ta clémence, ne servit qu'a faire briller l'éclat parfait de ta vertu.