[1] CONTRE LE CYNIQUE HÉRACLIUS. "Il arrive bien des choses dans un long espace de temps". Cet adage de la comédie, que je connaissais déjà, je fus tenté de le proclamer naguère, à la séance où nous avons entendu un chien aboyer d'une voix qui n'était ni claire, ni noble, et nous chanter des contes de nourrice, cousus ensemble sans jugement. Tout d'abord il me vint à l'esprit de me lever et de dissoudre l'assemblée. Cependant, comme on est obligé au théâtre d'écouter les comédiens qui se moquent d'Hercule et de Bacchus je demeurai, moins pour l'orateur que pour l'auditoire, et, s'il faut parler franchement, pour moi-même, afin de ne pas avoir l'air, par superstition plutôt que par une pensée pieuse et raisonnable, d'être effrayé de ce verbiage et de m'être envolé comme une troupe de colombes. J'aurais pu me dire à moi-même : "Courage! tu souffris des malheurs plus funestes" ; supporte un chien qui déraisonne une partie du jour : ce n'est pas la première fois que tu entends blasphémer contre les dieux. Les affaires de l'Etat ne vont pas assez bien, nos affaires privées ne nous trouvent pas assez sages, et nous ne sommes point assez heureux, pour avoir les oreilles pures et pour que nos yeux ne soient point souillés par les impiétés de toute sorte de ce siècle de fer. Et, comme si nous manquions de maux de ce genre, il fallait qu'un chien nous remplît de ses blasphèmes et profanât le nom du plus puissant des dieux. Plût au ciel qu'il n'eût point parlé ainsi et que vous n'eussiez rien entendu de semblable ! Mais voyons ; essayons de lui donner une leçon. Commençons par lui apprendre qu'il convient mieux à un chien d'écrire des discours que des fables; puis, disons-lui quels sujets de fables il faut choisir, s'il est vrai que le philosophe ait besoin de se faire mythographe; après quoi, je dirai quelques mots sur la piété envers les dieux. Tel est le motif qui me fait paraître devant vous, quoique je ne sois point écrivain de profession et que jusqu'ici j'aie toujours considéré le discours public comme un exercice désagréable et sophistique. Je débuterai par un léger aperçu sur ce que l'on pourrait appeler la généalogie de la fable, et peut-être aurai-je aussi bonne grâce à en parler que vous à m'entendre. [2] Quel est l'inventeur de la fable, qui essaya le premier de rendre la fiction vraisemblable pour l'utilité ou pour le charme des auditeurs, il est aussi impossible de le savoir que de découvrir qui a éternué ou craché le premier. De même que les premiers cavaliers se virent en Thrace et en Thessalie, et les premiers archers clans l'Inde, dans la Crète et dans la Carie, vu que la nature du pays favorisa, ce semble, ces genres d'inventions, ainsi doit-on présumer que les autres arts, en honneur dans les autres pays, eurent une origine tout à fait semblable, et que les gens du peuple furent, dans l'origine, les inventeurs de la fable, qui est encore chez eux en usage aujourd'hui : absolument comme les instruments de musique, la flûte et la cithare, inventés pour plaire et pour charmer. Il est si naturel aux oiseaux de voler, aux poissons de nager et aux cerfs de courir, qu'ils n'ont pas besoin de l'apprendre : on aurait beau gêner et comprimer ces animaux, ils n'en essayeraient pas moins d'accomplir les fonctions pour lesquelles ils se sentent nés : il en est de même, je pense, de l'espèce humaine, dont l'âme n'est autre chose qu'une sorte de raison ou de science captive que les savants appellent une force, laquelle tend à s'instruire, à faire des recherches, et à se donner de la peine pour accomplir l'oeuvre qui lui est dévolue. Ainsi, du moment qu'une divinité bienfaisante se hâte de rompre ces liens, et de donner l'essor à cette force, aussitôt la science se produit. Quant à ceux qui sont encore enchaînés, semblables, selon moi, à celui qui n'embrassa qu'une statue à la place de la divinité même leur âme s'épuise en vain. Ils se croient parvenus à la science du réel, et ils ne trouvent que des images et des ombres; ils croient tenir le vrai, et ce ne sont que mensonges, qu'ils s'empressent d'apprendre et de transmettre comme quelque chose d'utile et d'admirable. [3] S'il faut, d'après cela, faire l'apologie des premiers inventeurs de fables, ils ne paraissent avoir fait pour l'âme des hommes encore enfants que ce que font les nourrices qui, voulant aider le travail de la dentition chez leurs nourrissons, leur attachent aux mains des morceaux de cuir, dont ils calment leurs douleurs. Ainsi les mythologues, voyant l'âme toute jeune, aux ailes naissantes, désireuse d'apprendre, mais ne pouvant pas encore élever son vol vers la vérité, lui ont donné un véhicule; et, comme ces cultivateurs qui arrosent une terre altérée, ils ont cherché à calmer son ardeur et sa souffrance. Quand la fable eut fait des progrès et qu'elle fut devenue florissante chez les Grecs, les poètes en tirèrent l'apologue, qui diffère de la fable, en ce que celle-ci s'adresse à des enfants, et l'apologue aux hommes, non seulement pour leur plaire, mais aussi pour leur donner des conseils. Son but secret est de conseiller et d'instruire, mais l'auteur évite de parler trop ouvertement, afin de ne point irriter ceux qui l'écoutent. Ainsi paraît avoir fait Hésiode. Archiloque, après lui, comme pour assaisonner ses poésies, se servit souvent de fables, voyant que le sujet qu'il traitait avait besoin de pareils charmes, et sachant mieux encore que la poésie, sans la fiction, n'est qu'une prose versifiée, et qu'elle est privée, pour ainsi dire, d'elle-même, si bien qu'il ne reste plus de poésie. Il emprunta donc ces assaisonnements à la muse poétique, et il en rehaussa ses oeuvres afin de ne point passer pour un sillographe, mais pour un ponte. Mais l'Homère, le Thucydide, le Platon de la fable, ou de quelque nom que vous vouliez le nommer, c'est Esope de Samos, esclave par choix plutôt que par le hasard de la naissance, homme qui ne manqua ni de raison, ni de finesse, mais qui à défaut du franc parler que la loi lui refusait, répandit sur ses conseils la variété du charme et de la grâce. Ainsi je vois que les médecins de condition libre prescrivent ce qu'ils jugent nécessaire, mais l'homme, qui est à la fois esclave de naissance et médecin de profession, a fort à faire, contraint qu'il est de flatter et de guérir son maître. [4] Si notre cynique se trouve dans une semblable servitude, qu'il parle, qu'il écrive : chacun lui accordera le rôle de mythologue; mais s'il se prétend seul libre, je ne vois pas quel usage il fera des fables. Serait-ce pour adoucir, par un mélange de plaisir et de grâce, l'amertume et le mordant de ses conseils et pour éviter, tout en rendant service, le mal qu'il pourrait craindre de son acheteur? Ce serait être par trop servile. A ce compte on s'instruirait mieux, en ne considérant pas les objets mêmes, en n'appelant pas les choses par leur nom, comme le comique appelle barque une barque. Mais en place de dire un tel, il faut l'appeler Phaéthon. C'est, selon moi, profaner le nom du Roi Soleil. Quel est celui des hommes rampant ici-bas que l'on s'aviserait d'appeler Pan ou Jupiter, par un abus inconsidéré de la pensée? Et, le mériteraient-ils, mieux vaudrait encore les appeler tout simplement des hommes. Tout au moins faudrait-il leur donner des noms humains ou même ne leur en point donner du tout, car il suffit de ceux que nous tenons de nos parents. Somme toute, puisque la fiction ne rend pas la science plus facile et que de pareilles inventions ne conviennent pas à un cynique, pourquoi ne renoncerions-nous pas à cette dépense superflue, pourquoi perdrions-nous le temps à forger, à arranger, à écrire et à apprendre des récits fabuleux? Mais peut-être, si la raison s'oppose à ce qu'un cynique, qui se dit seul libre, vienne étaler, dans une grande assemblée, le mensonge au lieu de la vérité, la fiction au lieu du réel, il a pour lui la coutume établie par Diogène, par Cratès et ainsi de suite. Eh bien, tu n'en trouveras pas un seul exemple. Je n'ai donc pas besoin de dire qu'un cynique, chargé de battre monnaie, dut être peu soucieux de la coutume, qu'il ne prit conseil que de sa raison, et qu'il trouva chez lui ce qu'il devait faire sans l'apprendre au dehors. Il est vrai qu'Antisthène, disciple de Socrate, et que Xénophon ont énoncé quelques vérités sous des formes allégoriques; mais il ne faut pas t'y tromper, et j'en reparlerai avec toi un peu plus loin. [5] Maintenant, au nom des Muses, dis-moi si ce n'est pas pousser le cynisme jusqu'à la démence que de prendre les amours et le caractère, non pas d'un homme, mais d'une bête sauvage, qui ne songe à rien de beau, d'honnête et de bon! Or, voilà ce qu'OEnomaüs nous donne occasion à tous de supposer sur sa personne, et, pour peu que tu prennes soin de l'examiner, tu jugeras comme moi de ce chien, d'après son langage égoïste, son "Traité des oracles", en un mot, d'après tous ses écrits. Admettre cette doctrine, anéantir tout respect envers les dieux, c'est déshonorer toute sagesse romaine, c'est fouler aux pieds non seulement toutes les lois de l'honneur et de la justice, mais celles que les dieux ont comme gravées dans nos âmes, et par lesquelles nous savons, sans l'avoir appris, qu'il existe un être divin, sur qui se portent nos regards et nos aspirations, et vers lequel nos âmes se dirigent comme nos yeux vers la lumière. En second lieu, c'est détruire cette seconde loi, naturelle et divine, qui nous défend d'attenter aux droits d'autrui ou de leur porter la moindre atteinte par nos discours, par nos actions, par les mouvements secrets de notre âme, et qui nous sert de guide vers la justice la plus parfaite. Un pareil homme ne mérite-t-il pas d'être jeté dans un gouffre? Et ceux qui approuvent ses doctrines ne devraient-ils pas, comme des empoisonneurs, être je ne dis pas chassés à coups de thyrse, peine trop légère pour de pareils forfaits, mais périr écrasés sous des pierres? Car, au nom des dieux, en quoi diffèrent-ils, je te le demande, des brigands, qui infestent les déserts, ou des pirates qui longent la côte pour dépouiller les navigateurs? On dit qu'ils méprisent la mort, comme si ces derniers n'étaient pas pris de la même folie. C'est ce que dit votre poëte et mythologue. Comme Apollon pythien répondant à des pirates qui l'interrogeaient, ce héros, ce demi-dieu de la poésie dit de ceux qui infestent les mers : "Tels on voit sur les flots des pirates errants Braver la mort ..." Quelle autre preuve cherches-tu de la démence de ces brigands? A moins qu'on ne trouve ces pirates plus courageux que les cyniques et les cyniques plus téméraires que ces pirates. Car ces derniers, ayant conscience de leur conduite indigne, hantent les lieux déserts, moins par crainte de la mort que par un sentiment de honte. Ceux-là, au contraire, se promènent en public, renversent tous les usages communs, non pas pour rendre la société meilleure et plus pure, mais pour la faire pire encore et plus corrompue. De nos jours, plusieurs d'entre eux sont devenus plus réservés, mais la plupart ont commencé par l'effronterie. [6] Les tragédies qui portent le nom de Diogène, et qui sont, de l'aveu général, l'oeuvre de quelque cynique, bien qu'il y ait doute sur un seul point, à savoir si elles sont du maître lui-même ou de Philistus, son disciple, comment, si on les a lues, ne pas les détester et ne pas croire qu'elles dépassent les bornes les plus hyperboliques de l'abomination? Mais on a les tragédies d'OEnomaüs, écrites d'un style analogue à ses traités : or, c'est l'infamie des infamies, le comble des fléaux, à ne pas savoir à quoi les comparer : ce sont les maux des Magnésiens, le mal termérien, auxquels on peut ajouter toutes les tragédies, avec les drames satiriques, les comédies et les mimes : tant l'art de l'écrivain se plaît à y accumuler un tas incroyable de turpitudes et de folies. Si donc on prétend, sous prétexte de montrer ce que c'est que le cynisme, blasphémer contre les dieux et aboyer contre tout le monde, ce que je disais en commençant, qu'on parte, qu'on s'en aille vivre en quelque coin de la terre que l'on voudra. Mais si, battant monnaie, comme le dieu l'ordonne à Diogène, on met en pratique ce conseil du dieu équivalant à ce "Connais-toi toi-même", que Diogène et Cratès se sont proposé de réaliser dans toutes leurs actions, je n'hésiterai point à dire que c'est une entreprise digne d'un homme qui veut être chef d'école et philosopher. Car que dit le dieu, selon nous? Il enjoignit à Diogène de mépriser l'opinion du vulgaire, et d'altérer non la vérité, mais la monnaie. Et le "Connais-toi toi-même", à quoi devons-nous le rapporter? A la monnaie? Ou bien devons-nous y voir une allusion à la vérité, en ce sens que l'altération de la monnaie ne s'opère que par la connaissance de soi-même. Car celui qui, sans égard pour l'opinion courante, va droit à la vérité, jugera moins de ce qui le concerne par ce que les autres en pensent que par ce qui existe réellement. Par conséquent, celui qui se connaît lui-même saura parfaitement cc qu'il est et non ce qu'on se le figure. Dirons-nous que le dieu pythien n'est pas véridique, et que Diogène a eut tort de lui obéir? Mais, en lui obéissant, au lieu d'être un exilé, il est devenu plus grand que le roi des Perses. La renommée, en effet, nous apprend qu'il fut admiré du vainqueur même de la puissance persane, d'un héros dont les exploits rivalisent avec ceux d'Hercule et d'Achille. Ne jugeons donc pas de la conduite de Diogène envers les dieux et envers les hommes d'après les discours d'OEunomaüs ou les tragédies de Philistus, odieux menteur, qui fit insulte à une tête divine, en les donnant sous le nom de Diogène, mais connaissons ce qu'il a été d'après ce qu'il a fait. [7] Diogène vint à Olympie. Pourquoi, par Jupiter! Pour voir les combattants? Comment! n'était-il pas à portée de les voir, sans se donner de peine, aux jeux Isthmiques ou aux Panathénées? Voulait-il se rencontrer avec les plus illustres des Grecs? Est-ce qu'ils ne venaient pas en foule à l'Isthme? Tu ne peux lui supposer d'autre motif que celui de rendre hommage à la Divinité. On dit qu'il n'avait pas peur de la foudre ; ni moi non plus : j'ai vu mainte et mainte fois des phénomènes célestes, et je n'ai pas eu peur. Et cependant je crains les dieux, je les aime, je les respecte, je les adore, et, pour tout dire en un mot, j'ai pour eux les mêmes sentiments qu'on a pour de bons princes, des maîtres, des parents, des tuteurs, et tous ceux qui ont des titres semblables. Or, voilà pourquoi j'eus grande peine l'autre jour à ne pas lever le siége en entendant tes paroles. Aussi je ne sais pas comment j'ai pu traiter cette matière; peut-être eussé-je mieux fait de garder le silence. Diogène, disions-nous, pauvre et léger d'argent, vint à Olympie. Il donna l'ordre à Alexandre de venir le trouver, s'il faut en croire Dion Ainsi croyait-il de son devoir d'aller aux temples des dieux, tandis qu'il assignait un rendez-vous au plus grand monarque de son temps. Et quand il écrit à Alexandre, ne sont-ce pas des conseils sur la royauté? Diogène n'était pas seulement pieux en paroles, mais en actions. Il avait élu domicile à Athènes; mais le dieu lui avant ordonné de se transporter à Corinthe, Diogène, affranchi par son acheteur ne voulut plus quitter cette ville. II était convaincu que les dieux veillaient sur lui, et que ce n'était pas en vain ni par hasard qu'ils l'avaient envoyé à Corinthe, où il vit que le luxe était plus grand que dans Athènes et que cette ville avait besoin d'un censeur plus rigide et plus courageux. [8] Te faut-il d'autres exemples? N'avons-nous pas de Cratès de nombreux échantillons poétiques, élégamment tournés, qui témoignent de sa piété, de sa vénération envers les dieux? Ecoute-les de notre bouche, si tu n'as pas eu le loisir de les apprendre déjà : "Filles de Mnémosyne et du maître des dieux, Muses de Piérie, écoutez ma prière! Que mon ventre ait toujours l'aliment nécessaire, Qui peut, sans m'asservir, satisfaire à ses voeux. Utile à mes amis, mais non point débonnaire, Loin de moi des palais les trésors fastueux! Le sort de la fourmi, les biens du scarabée, Sont la seule richesse où mon âme prétend. Mais aspirer vers toi, Justice vénérée, Te posséder enfin, est-il bonheur plus grand? Si j'y parviens, Mercure et les Muses propices Recevront, de mes mains, non le sang des génisses, Mais les dons vertueux de mon coeur innocent." Vois-tu comme ce grand homme, loin de blasphémer contre les dieux, ainsi que tu le fais, leur adresse ses prières? Or, toutes les hécatombes du monde ne sont pas comparables à la sainteté, que le divin Euripide a justement célébrée dans ce vers : "Sainteté, sainteté, vénérable déesse". Ignores-tu que les offrandes, petites ou grandes, faites aux dieux, avec la sainteté, ont une égale valeur, et que, sans la sainteté, non seulement une hécatombe, mais, j'en atteste le ciel, une chiliombe {sacrifice de mille boeufs} offerte à Olympie est une dépense superflue, et rien de plus? Voilà, je crois, comment Cratès nous apprend que la sainteté de ses moeurs lui suffisait pour chanter les louanges des dieux, et c'est de la sorte qu'il enseigne aux autres à préférer, dans les choses saintes, non le luxe à la sainteté, mais la sainteté au luxe. Ainsi ces deux grands hommes religieux envers la Divinité, n'attiraient point à eux de nombreux auditoires, et ils n'entretenaient pas leurs amis, comme les sages du jour, au moyen d'allégories et de fables. Euripide dit avec beaucoup de sens : "Le vrai, pour s'exprimer, n'a qu'un simple langage", et il n'y a, selon lui, que le menteur et l'injuste qui aient besoin de s'envelopper d'ombre. Or, quelle fut la conduite de nos philosophes? Leurs actions précèdent leurs paroles. Quand ils louent la pauvreté, on voit qu'ils ont commencé par sacrifier leurs biens héréditaires. S'ils font profession de modestie, ils ont d'abord fait preuve en tout de simplicité. Quand ils proscrivent de la vie des autres l'appareil théâtral et pompeux, ils ont commencé par se loger sur les places publiques et dans les temples des dieux. Avant de faire une guerre de paroles à la volupté, ils l'ont combattue par leurs actions, prouvant par des faits et non par de vaines criailleries, qu'il est possible de régner avec Jupiter, lorsqu'on n'a presque aucun besoin et qu'on n'est point importuné par le corps. Enfin ils reprenaient les fautes lorsque vivaient encore ceux qui les avaient commises, et ils n'invectivaient pas contre les morts, auxquels pardonnent volontiers des ennemis modérés. Du reste, le vrai chien n'a point d'ennemis, pas même celui qui maltraiterait son pauvre corps, déchirerait sa renommée, le calomnierait ou l'accablerait d'invectives. En effet, l'inimitié ne peut s'exercer que contre un rival. Or, un homme placé au-dessus de toute rivalité, est honoré, d'ordinaire, de la bienveillance publique. Et si quelqu'un éprouve à son égard un sentiment contraire, comme on voit tant de gens, par exemple, en éprouver à l'égard des dieux, il n'est point vraiment l'ennemi d'un sage auquel il ne peut nuire, mais il se punit lui-même en se privant de connaître meilleur que lui et en demeurant privé de son secours. [9] Si je me proposais ici de traiter spécialement du cynisme, j'aurais à en dire tout autant que ce que j'en ai déjà dit. Mais, pour ne point m'écarter de mon sujet, examinons immédiatement quels doivent être les écrivains qui composent des fables. Peut-être cette recherche doit-elle être précédée de la question de savoir à quelle branche de la philosophie se rattache la mythographie. Car je la vois employée et par des théologiens et par des philosophes. Tel fut Orphée, le plus ancien des philosophes inspirés, et quelques autres après lui. Xénophon cependant, Antisthène et Platon font un assez fréquent usage de fables. Nous voyons donc que, si la mythographie ne convient point au cynique, elle peut convenir à un autre philosophe. Disons un mot, à ce propos, des parties et des organes de la philosophie. Il n'y a pas grand inconvénient à encadrer la logique avec la physique et la morale, car elle entre nécessairement dans l'une et dans l'autre. Mais chacune de ces divisions peut se subdiviser, à son tour, en trois parties. La physique comprend la théologie, les mathématiques et une troisième étude qui a pour objet les êtres qui naissent et qui périssent, les êtres éternels et la théorie des corps, relativement à l'essence et à la nature de chacun d'eux. La philosophie pratique, bornée à l'individu, prend le nom de morale; étendue à une famille, c'est l'économie; à une cité, c'est la politique. La logique est démonstrative, quand elle se fonde sur l'évidence; contentieuse, quand elle use de raisons probables; paralogistique, quand elle recourt à des raisons qui n'ont que l'apparence de la probabilité. Telles sont, si je ne me trompe, les parties intégrantes de la philosophie : et il ne serait pas étonnant qu'un soldat, comme moi, ne les sût pas exactement, et qu'il ne connût pas sur le bout du doigt des matières dont je parle moins par la pratique des livres que d'après ce que m'en a montré l'usage. Vous pouvez être là-dessus mes témoins, si vous voulez calculer d'une part les jours qui se sont écoulés depuis la dernière séance à laquelle j'ai assisté, et d'autre part le nombre des occupations qui ont rempli cet intervalle. Par conséquent, s'il se trouve une lacune dans ce que j'ai dit, et je crois qu'il n'y en a point, on sera mon ami et non pas mon ennemi en me la signalant. Ces divisions établies, la mythographie n'est du ressort ni de la logique, ni de la physique, ni des mathématiques, mais plutôt de la morale bornée à l'individu ou de la partie de la théologie qui traite des initiations et des mystères. Car la nature aime les secrets ; et elle ne souffre pas qu'on transmette, en termes nus, aux oreilles profanes, l'essence cachée des dieux. Or, si la nature mystérieuse et inconnue des symboles peut-être utile non seulement aux âmes, mais aux corps et nous faire jouir de la présence des dieux, il me semble que souvent aussi le même effet peut être produit par les fables, attendu que les choses divines, que ne pourraient recevoir purement et simplement les oreilles du vulgaire, s'y coulent au moyen d'une mise en scène mythique. On voit nettement par là quelle est la branche philosophique à laquelle se rattache la mythographie, et mon dire s'appuie du choix qu'en ont fait les hommes qui l'ont employée. Ainsi Platon a mêlé un grand nombre de mythes à sa théologie sur les enfers : avant lui le fils de Calliope en avait fait autant. A leur tour, Antisthène, Xénophon et Platon lui-même, chaque fois qu'ils ont eu à traiter des sujets de morale, y ont introduit des mythes, non pas comme accessoires, mais avec un soin très réel. Si tu voulais les imiter, il fallait au nom d'Hercule substituer celui de Persée ou de Thésée, et reproduire la manière d'Antisthène ; au lieu de la mise en scène de Prodicus, il fallait faire paraître sur ton théâtre une troisième divinité semblable aux deux autres. [10] Comme j'ai fait aussi mention des fables. mystiques, essayons maintenant de déterminer par nous-même celles qui s'approprient à chacun des deux genres. Nous n'aurons pas autant besoin du témoignage des anciens. Suivons les traces récentes d'un homme, que, après les dieux, je révère et j'admire à l'égal d' Aristote et de Platon. Il ne parle pas de toutes les fables en général, mais des fables mystiques que nous a transmises Orphée, l'instituteur des plus sacrés mystères. Ce qu'il y a d'invraisemblable dans les fables est à ses yeux une voie qui conduit à la vérité. Ainsi, plus une allégorie tient du paradoxe et du prodige, plus il semble qu'elle nous avertisse de ne pas nous en tenir aux faits, mais de chercher attentivement ce qu'ils déguisent, et de n'avoir point de cesse que la vérité , mise sous nos yeux par les dieux qui nous guident, n'ait initié, ou pour mieux dire, n'ait rendu parfait notre esprit ou ce qu'il y a en nous de supérieur à l'esprit, j'entends cette partie de l'être unique et bon, que nous possédons d'une manière indivisible, ce complément de l'âme, confondue tout entière avec l'être unique et bon, grâce à la présence supérieure, communicative et souveraine de ce même être. Mais à propos du grand Bacchus, je me sens pris de je ne sais quel transport et j'entre en délire. Je mets donc un boeuf à ma langue. Il ne faut pas révéler les mystères sacrés. Puissent seulement les dieux rendre ces mystères profitables à moi et à tous ceux d'entre vous qui n'y sont pas initiés ! Bornons-nous donc à ce qu'il est à la fois permis de dire et d'entendre ; à ce qui n'entraîne de mal ni pour l'un ni pour l'autre. Tout discours se compose de la parole et de la pensée. La fable étant une sorte de discours, elle se compose de ces deux éléments. Faisons-en l'analyse. Dans tout discours la pensée est simple ou bien figurée : on citerait mille exemples des deux espèces. La pensée une et simple n'admet point de variété; la pensée figurée est susceptible de plusieurs formes différentes, que tu dois connaître, si tu t'es un peu occupé de rhétorique. Or, la plupart de ces formes conviennent à la fable. Je ne parlerai pas de toutes, ni même du plus grand nombre, mais de deux seulement, la forme grave et la forme allégorique de la pensée, qui se rencontrent également dans la diction. Car on emploie des images et des figures dans tout ce qu'on n'exprime pas au hasard, dans toutes les phrases qui n'entraînent pas, comme un torrent, un ramas de trivialités. Il faut donc se servir de ces deux formes quand on invente quelque fable où la Divinité joue un rôle : les paroles doivent être graves, la diction mesurée, belle, digne de la majesté divine : rien de bas, de blasphématoire, d'impie, de peur de porter la multitude à cette impudence sacrilége, ou de peur d'être soupçonnés nous-mêmes d'impiété envers les dieux. Il faut encore que la diction n'ait rien d'allégorique : tout y doit être décent, beau, majestueux, divin, pur et assorti, autant que possible, à la nature des dieux. [11] Cependant il est des cas où la forme allégorique de la pensée peut être de mise en vue d'un but d'utilité, afin que les hommes n'aient pas besoin de faire appel à une explication étrangère, mais que, instruits par la fable même, ils en pénètrent le sens mystérieux et qu'ils désirent, guidés par les dieux, poursuivre plus vivement leurs recherches. Ainsi, j'ai entendu dire à plusieurs, que Bacchus fut un homme, puisqu'il naquit de Sémélé, mais que, devenu dieu par l'initiation théurgique, comme le grand Hercule par sa vertu royale, il fut transporté dans l'Olympe par son père Jupiter. Eh ! mon ami, dis-je alors, vous ne comprenez donc pas le sens allégorique de ce mythe; comment la génération d'Hercule, ainsi que celle de Bacchus, a quelque chose de grand, de supérieur, de sublime, bien qu'elle demeure en apparence dans la mesure de la nature humaine et qu'elle soit jusqu'à un certain point assimilée à la nôtre? On dit qu'Hercule fut enfant, et que son corps divin prit un accroissement successif : on raconte qu'il eut des maîtres, qu'il fit des campagnes, qu'il fut partout victorieux, mais que son corps finit par se fatiguer. Tout cela est possible, mais cependant au-dessus de la nature humaine; par exemple, lorsque, dans ses langes, il étouffe les dragons, lorsqu'il lutte contre les éléments de la nature, la chaleur et le froid, et surtout contre ce qu'il y a de plus irrésistible, de plus insurmontable, je veux dire la faim et la solitude. Joignez-y la mer traversée par lui, dit-on, dans une coupe d'or, que je ne crois pas, les dieux m'en sont témoins, une coupe véritable, mais je pense qu'il traversa la mer à pied sec. Car qu'y a-t-il d'impraticable à Hercule? Oui n'eût cédé à ce corps si divin et si pur, puisque tout ce qu'on nomme élément obéissait à la puissance organisatrice et perfective de cet esprit pur et sans mélange que le grand Jupiter place sous la tutelle de Minerve Pronoée, déesse émanée tout entière de son être tout entier, après l'avoir engendré pour être le sauveur du monde, et qu'il rappelle ensuite vers lui par le feu de la foudre, signe divin de lumière éthérée qui intime au fils l'ordre de remonter au ciel. Puisse, à ce propos, Hercule nous être propice, à vous et à moi-même! [12] Ce qu'on raconte de la naissance de Bacchus, qui n'est point une vraie naissance, mais une manifestation divine, semble avoir également quelque rapport avec les choses humaines. Sa mère, dit-on, étant enceinte de lui, trompée par la jalouse Junon, supplia son amant de venir auprès d'elle comme il le faisait auprès de son épouse. La chambre qu'elle habitait, ne pouvant supporter l'éclat de Jupiter, est brûlée par la foudre. Pendant que tout est en flammes, Jupiter ordonne à Mercure d'enlever Bacchus, et il le renferme dans sa cuisse ouverte et recousue. Lorsque l'embryon est arrivé à terme, Jupiter, pris des douleurs de l'enfantement, est délivré par les Nymphes, qui tirent l'enfant de la cuisse, en chantant des dithyrambes, et le mettent au jour. Bacchus, dit-on, fut rendu fou par Junon, mais la Mère des dieux le guérit de sa maladie. Alors il devint dieu tout de suite. A sa suite il n'avait pas, comme Hercule, un vaisseau, ou bien Hylas, Télamon, Ajax, Abdère, mais un Satyre, des Bacchantes, des Pans, une armée de génies. Tu vois ce qu'il y a d'humain dans cette génération par la foudre, mais l'enfantement est plus humain encore : il n'y a donc rien que d'humain dans ces deux opérations. Laissant ainsi de côté la partie légendaire, que ne remarquons-nous d'abord que Sémélé était savante dans les choses divines? Elle avait pour père le Phénicien Cadmus. Or, la Divinité a rendu témoignage à la sagesse de ce peuple, en disant : "En Phénicie on sait tous les trajets des dieux". Il me semble donc que Sémélé sut la première, en Grèce, qu'un dieu allait paraître, et que, ayant prédit sa venue prochaine, elle donna, plus tôt qu'il ne convenait, le signal des orgies en son honneur, sans attendre le terme fixé, et qu'ainsi elle fut consumée par le feu tombé sur elle. Puis, lorsqu'il plut à Jupiter de procurer aux hommes un nouvel ordre de choses, et de les faire passer de la vie nomade à une vie plus civilisée, Bacchus, génie visible, part des Indes, parcourt les villes, conduisant avec lui une armée de démons, et donne à tous les hommes en commun, pour symbole de sa manifestation, le cep de la vigne douce, dont le nom grec me semble choisi pour exprimer l'adoucissement introduit dans les moeurs. Sa mère est appelée Sémélé, en raison de la prédiction qu'elle avait faite et parce que le dieu lui-même l'honorait comme la première hiérophante de sa future apparition. [13] D'après cet exposé historique, qu'il faut étudier avec beaucoup d'attention, ceux qui recherchent quel était le dieu Bacchus ont donné un tour mythique, comme je l'ai dit, à un fond de vérité. Ils ont figuré par une allégorie la substance de ce dieu comme conçue par son père parmi les êtres intelligents, et comme production éternelle dans le monde et dans tout l'univers. Il ne m'est pas facile d'indiquer ici en détail toutes les recherches qu'il y aurait à faire sur ce sujet, d'abord parce que j'ignore à cet égard l'exacte vérité, ensuite parce que je ne veux pas exposer, comme sur un théâtre, ce dieu, tout ensemble caché et manifeste, à des esprits peu clairvoyants et tournés vers de tout autres pensées que la philosophie. Laissons à Bacchus la science de lui-même ; mais je le prie de pénétrer mon âme et la vôtre de ce saint délire qui nous porte à la véritable connaissance des dieux, de peur que, privés trop longtemps de la présence bachique du dieu, nous ne subissions le sort de Penthée, sinon de notre vivant, du moins après notre mort. Car l'homme en qui la surabondance de la vie n'aura pas été perfectionnée par le principe un et indivisible dans le divisible, par la substance entière sans mélange et proexistante de Bacchus, gràce à l'enthousiasme divin inspiré par le dieu, celui-là court grand risque que sa vie ne s'échappe en coulant, que, en s'échappant, elle ne se divise, et que, en se divisant, elle ne se perde. Cependant ces mots s'échapper, se répandre, se perdre, il ne faut pas, en les écoutant, les entendre d'un ruisseau ou d'un fil de lin. Il faut les comprendre dans un autre sens, celui de Platon, de Plotin, de Porphyre et du divin Jamblique. Si on le fait autrement, on rira, d'accord; mais, en dépit de ce rire sardonique, on sera privé de la connaissance des dieux, avantage contre lequel j'échangerais, pour ma part, l'empire des Romains et celui des barbares, je le jure par mon maître, le Soleil. Mais je ne sais quel dieu m'emporte encore vers des écarts bachiques, sans que j'aie fait attention pourquoi j'ai dit cela. [14] Ceux qui donnent une forme allégorique à leurs fables composées sur des sujets divins, semblent nous crier et nous adjurer de ne pas les prendre à la lettre, mais d'en examiner et d'en rechercher le sens caché. Et de fait, la forme allégorique y est d'autant supérieure à la forme grave, que, en usant de celle-ci, on court le risque de faire passer pour des dieux des hommes illustres, grands, vertueux, qui, cependant, ne sont que des hommes, tandis que, avec l'emploi de l'allégorie, on a l'espoir que l'auditeur, sans s'arrêter au sens apparent des mots, remontera jusqu'à l'essence sublime des idées, jusqu'à la pensée pure qui règne sur tous les êtres. Telles sont les raisons pour lesquelles dans la philosophie initiatrice et mystagogique, il faut préférer à toute autre la forme grave et sérieuse, ce qui n'empêche pas que la pensée ne soit différente de la lettre du récit. Mais quiconque prétend corriger les moeurs au moyen de fictions et de récits fabuleux, celui-là sans doute éprouve le besoin de s'adresser non pas à des hommes faits, mais à des enfants sous le rapport de l'âge et de la raison. Or, si tu nous as pris pour des enfants, moi, Anatolius, Memmorius, Salluste, et tous les autres avec eux, tu as besoin d'aller à Anticyre. Car à quoi bon dissimuler? Je te le demande au nom des dieux, de la fable elle-même, et plus encore du Soleil, roi de tous les êtres, qu'as-tu fait de grand ou de petit? Qui as-tu assisté luttant pour la justice? De qui as-tu séché les larmes, en lui enseignant que la mort n'est un mal ni pour celui qui la subit, ni pour ses parents? Cite-nous un jeune homme qui te doive la tempérance, qui de débauché soit devenu sobre par tes leçons, et qui se soit montré beau je ne dis pas seulement de corps, mais surtout d'âme? Quelle profession exerces-tu? Qui te vaut le bâton de Diogène, ou, par Jupiter! son franc parler? Tu crois que c'est un grand exploit de prendre le bâton, de laisser pousser tes cheveux, de parcourir les villes et les camps, d'injurier les bons, de flatter les méchants? Dis-moi enfin, au nom de Jupiter et de tous ces auditeurs que vous dégoûtez de la philosophie, pourquoi, lorsque tu t'es rendu en Italie auprès du bienheureux Constance, n'es-tu pas venu jusque dans les Gaules? Tu te serais rendu auprès de nous, si tu n'avais préféré te lier avec un homme mieux fait pour comprendre ton langage. A quoi te sert de mener une vie errante et de donner de l'occupation aux mules, j'entends même dire aux muletiers qui les conduisent, et qui ont plus peur de vous que des soldats ? Car on m'a dit que vous les traitiez plus durement que les gens qui portent l'épée. Vous leur êtes devenus des objets de terreur. Il y a longtemps que je vous ai donné un nom. Aujourd'hui je vais l'écrire : c'est le non d'apotactistes {renonçants} que donnent à quelques-uns des leurs les impies Galiléens. Ce sont des gens qui, pour la plupart, ne sacrifient pas grand'chose, ramassent beaucoup, ou plutôt tout, de tous les côtés, afin d'être honorés, escortés, choyés. Tel est aussi votre métier, excepté que vous ne récoltez pas d'argent. Cela ne se voit point chez vous, mais chez nous, qui sommes plus avisés que ces imbéciles. Peut-être aussi n'avez-vous pas de prétexte honnête pour faire sans honte comme eux la collecte, à laquelle ils ont donné, je ne sais pourquoi, le nom d'aumône. Pour le reste, vous leur ressemblez de tout point. Vous avez, comme eux, quitté votre patrie ; vous errez de tous les côtés ; vous allez plus qu'eux et avec plus d'impudence porter le trouble dans les camps. Car eux on les appelle, et vous l'on vous chasse. Et quel avantage en résulte-t-il soit pour vous, soit pour nous autres hommes? il est venu au camp un certain Asclépiade, puis un Sérénianus, puis un Chytron, puis je ne sais quel garçon blond et de longue taille, puis toi enfin, et avec vous deux fois autant d'autres. Quel bien a produit votre venue, mes braves gens? Quelle ville, quel particulier s'est bien trouvé de votre franchise? D'abord n'était-ce pas folie de vous décider à venir trouver l'empereur, qui n'avait pas la moindre envie de vous voir? Arrivés, n'avez-vous pas agi avec encore plus de folie, de grossièreté et de démence, flattant, aboyant, offrant vos écrits et pressant de les accepter? Pas un de vous, je crois, ne s'est rendu aussi souvent à la maison d'un philosophe qu'à celle d'un copiste, en sorte que pour vous l'Académie, le Lycée, le Poecile, c'était le vestibule du palais. N'en finirez-vous point avec tout ceci? N'y renoncerez-vous pas aujourd'hui, si vous ne l'avez fait auparavant, puisque bâton et chevelure vous sont inutiles? Oui, vous avilissez la philosophie, vous les plus ignorants des rhéteurs, vous dont la langue ne saurait être purifiée par le divin roi Mercure, ni rendue plus claire par Minerve elle-même venant en aide à ce dieu! Voilà ce qu'a ramassé leur assiduité à courir les carrefours. Ils ne connaissent pas le proverbe qui dit que "le raisin mûrit près du raisin". Ils se jettent dans le cynisme : c'est un bâton, un manteau, de longs cheveux, et puis tout simplement de l'ignorance et de l'audace, voilà tout. C'est, selon eux, le chemin le plus court et le plus direct pour arriver à la vertu. Plût au ciel que vous en eussiez pris un plus long ! Il vous y aurait conduits plus facilement. Ne savez-vous pas que les chemins courts présentent de grandes difficultés? De même que, sur la voie publique, celui qui peut prendre le chemin le plus court évite facilement les circuits, tandis que celui qui fait des circuits est bien loin d'abréger sa route ; ainsi, dans la philosophie, il n'y a qu'un seul commencement et une seule fin, se connaître soi-même et devenir semblable aux dieux. Le commencement, c'est la connaissance de soi-même ; la fin, c'est la ressemblance avec les êtres parfaits. [15] Par conséquent, quiconque veut être cynique, doit, en dépit des usages et des opinions humaines, tourner d'abord ses regards vers lui-même et vers la Divinité. Pour lui, l'or n'est point de l'or, ni le sable du sable. Qu'on lui en propose l'échange et qu'on le laisse arbitre de leur valeur, il sait que tous les deux ne sont que de la terre. Si l'un est plus rare et l'autre plus facile à se procurer, c'est, à ses yeux, l'effet de la vanité et de l'ignorance des hommes. Le honteux ou l'honnête consiste selon lui, non pas dans la louange ou dans le blâme, mais dans la nature. Il évite la superfluité des aliments : il s'interdit les plaisirs de l'amour. Pour les nécessités du corps, il n'est point esclave de l'opinion : il n'attend ni le cuisinier, ni le hachis, ni le rôti, ni Phryné, ni Laïs. Il ne convoite ni la femme, ni la fille, ni la servante de personne. Il satisfait de son mieux et comme cela se trouve aux exigences du corps, et, une fois débarrassé de cette importunité, il contemple, des hauteurs de l'Olympe, les autres hommes, "Qui sur les prés d'Até roulent dans les ténèbres", expiant quelques courtes jouissances par tous les tourments du Cocyte et de l'Achéron, que l'imagination des poètes a rendus si fameux. Tel est le chemin le plus court. Il faut sortir continuellement de soi-même, se reconnaître pour un être divin, et tenir sans relâche son esprit fixe et immobile aux pensées divines, pures et sans mélange : il faut mépriser son corps et le considérer, suivant le précepte d'Héraclite, comme un être inférieur, dont on doit satisfaire aisément les exigences et ne se servir que comme d'un instrument [16] Mais revenons au point dont je me suis écarté. La fable étant destinée à l'instruction des hommes faits ou à celle des enfants d'un âge tendre, on doit veiller à ce qu'elle ne contienne rien qui puisse blesser les dieux ou les hommes, rien qui soit impie comme celle que tu nous as débitée récemment. On doit encore, avant tout, examiner scrupuleusement si elle est croyable, appropriée aux choses et vraie dans sa fiction. Mais la fable que tu as composée n'est point une vraie fable comme tu l'as dit, quoique tu lui aies donné un air de jeunesse. Ta fable est une vieille fable que tu as ajustée à d'autres circonstances : c'est ce que pratiquent, ce me semble, les auteurs qui habillent leurs pensées d'un style figuré. Il y en a de nombreux exemples dans le poète de Paros {Archiloque}. Tu m'as donc l'air, homme avisé, en faisant ta fable, d'en être pour tes frais de jeunesse : tu n'as écrit qu'un conte de nourrice bien élevée. Si les récits mythiques de Plutarque te fussent tombés entre les mains, tu n'ignorerais pas la différence entre inventer une fable originale et en ajuster une toute faite aux circonstances du moment. Mais je ne veux point te lancer dans des volumes longs et difficiles à dérouler, toi qui aimes le chemin le plus court ; je ne veux pas te faire perdre un instant ni entraver ta marche. N'as-tu pas entendu parler de la fable de Démosthène, de celle que l'orateur de Péania raconta aux Athéniens, lorsque le roi de Macédoine demanda qu'on lui livrât les orateurs attiques '? Tu aurais dû nous donner quelque fiction du même genre, ou bien, j'en atteste les dieux, à quoi bon nous débiter ce fabliau? Tu veux donc me forcer à me faire fabuliste? [17] Un homme riche possédait beaucoup de brebis, des troupeaux de boeufs et une grande quantité de chèvres : des milliers de cavales paissaient dans ses prairies. Il avait des bergers esclaves ou libres mercenaires ; des bouviers pour les boeufs, des chevriers pour les chèvres, des palefreniers pour les chevaux. Avec cela d'immenses propriétés. Son père lui en avait laissé la plus grande partie : il en avait acquis lui-même autant, voulant être riche justement ou injustement, car il se souciait fort peu des dieux. Il eut de plusieurs femmes des fils et des filles auxquels, avant de mourir, il distribua ses biens, sans avoir jamais donné à ses héritiers aucune leçon d'économie, sans leur avoir appris comment on peut acquérir ce qu'on n'a pas et garder ce qu'on a. Il croyait, dans son ignorance, que la quantité tient lieu de tout. Lui-même avait été fort peu versé dans cette science, ne l'ayant point apprise par principes, mais par une certaine habitude routinière, à peu près comme les mauvais médecins guérissent les hommes au moyen de l'empirisme, vu qu'ils ne connaissent rien à la plupart des maladies. Cet homme s'étant donc figuré que la multitude de ses enfants suffirait pour garder ses richesses, ne s'était point inquiété qu'ils fussent bons. Ce fut la cause de leurs injustices mutuelles. Chacun d'eux désirant, à l'exemple du père, avoir beaucoup et posséder tout à lui seul, empiète sur autrui. Ainsi vont les affaires. Le mal gagne jusqu'aux parents, qui n'ont pas été assez bien élevés pour arrêter la folie et la malhabileté des fils. Tout est rempli de carnage. Une abominable tragédie est mise en œuvre par le démon. Les biens du père sont partagés par le tranchant du fer. Tout est en proie au désordre. Les enfants renversent les temples nationaux que le père avait déjà méprisés et dépouillés des offrandes déposées par un grand nombre de mains pieuses, et notamment par celles de leurs aïeux. Sur les débris des temples, ils bâtissent d'anciens et de nouveaux sépulcres, comme si un mouvement spontané ou le hasard les eût avertis qu'ils auraient besoin avant peu de nombreux tombeaux pour avoir méprisé les dieux. A la vue de ce désordre général, de ces mariages scandaleux de cette confusion des lois divines et humaines, la pitié vient au coeur de Jupiter. Il tourne ses regards vers le Soleil : "Mon fils, dit-il, ô divin rejeton, plus ancien que le ciel et la terre, conserves-tu encore du ressentiment contre ce mortel audacieux et téméraire, qui, en abandonnant ton culte, attira tant de malheurs sur lui-même, sur sa famille et sur ses enfants? Crois-tu que, pour n'avoir point sévi contre lui, ni lancé sur sa race tes flèches aigués, on ne t'en imputera pas moins tous ces désastres, toi qui laisses ainsi sa maison abandonnée? Appelons donc les Parques et voyons si ce mortel peut être secouru." Les Parques s'empressent d'obéir à Jupiter, et le Soleil, pensif et paraissant méditer en lui-même quelque dessein, tient ses yeux fixés sur le maître des dieux. Alors la plus âgée des Parques : "Nous sommes empêchées, mon père, dit-elle, par la Sainteté unie à la Justice. C'est à toi, puisque tu nous as ordonné de leur obéir, de les amener à ton vouloir. — Ce sont mes filles, dit Jupiter; il faut que je les interroge. Que dites-vous, déités vénérables?— Mon père, répondent-elles toutes deux, tu es le maître. Mais veille à ce que ce zèle funeste d'impiété ne règne pas ainsi sur tous les hommes. —J'y veillerai," répond Jupiter. Aussitôt les Parques s'approchant, filent tous les événements que veut le Père des dieux. Alors Jupiter dit au Soleil : "Vois-tu cet enfant? (C'était un jeune parent délaissé et négligé, neveu de cet homme et cousin des héritiers.) Il est issu de ta race. Jure-moi, par mon sceptre et par le tien, de prendre un soin particulier de lui, de le gouverner et de le guérir de son mal. Tu le vois couvert comme de fumée, de souillures et de suie. Le feu dont tu lui donnas l'étincelle court grand risque de s'éteindre, "Si tu ne revêts point ta force accoutumée". Tu as mon aveu et celui des Parques : prends cet enfant et nourris-le!" A ces mots, le Roi Soleil reprend sa sérénité, tout ravi de l'enfant, chez lequel il remarque encore une faible lueur de ses propres feux. Dès lors il l'élève "Loin des dards meurtriers, du carnage et du sang", et le Père des dieux ordonne à Minerve, la vierge née sans mère, de présider avec le Soleil à l'éducation du jeune enfant. Il grandit : il devient jeune homme; "A son menton fleurit un gracieux duvet". Jetant alors les yeux sur l'étendue des malheurs qui frappent ses proches et ses cousins, peu s'en faut qu'il ne se précipite dans le Tartare, de l'effroi que lui cause cette multitude de maux. Mais le Soleil bienveillant, de concert avec Minerve Pronoée, le plonge dans un sommeil, dans une léthargie qui l'enlève à cette idée. A son réveil, il rentre dans la solitude. Là, trouvant une pierre, il s'y repose quelque temps, et réfléchit en lui-même aux moyens d'éviter les maux nombreux dont il est menacé. Tout lui est contraire : pas une seule chance favorable. Mercure, qui lui veut du bien, s'offre à lui sous les traits d'un jeune homme, et, le saluant affectueusement : «Viens, dit-il, je te guiderai par un chemin uni et facile, dès que tu auras franchi ce lieu rude et tortueux, où tu vois les uns trébucher, les autres revenir sur leurs pas.» Le jeune homme se met en marche avec circonspection, portant avec lui son épée, son bouclier et sa lance : il était resté la tête nue. Sur la foi de son guide, il s'avance par une route unie, non frayée et conrplétemeut pure, chargée de fruits, ornée de mille fleurs délicieuses, de celles qui sont chères aux dieux; bosquets de lierre, de lauriers et de myrtes. Mercure le conduisant alors vers une montagne grande et élevée : « Sur le sommet de cette montagne, dit-il, est assis le Père de tous les dieux. Attention, il y a ici un grand danger! Adore-le avec le plus de piété possible et demande-lui tout ce que tu désires. Sans doute, enfant, tu choisiras le meilleur. » A ces mots, Mercure disparaît de nouveau. Le jeune homme voulait s'informer auprès de Mercure de ce qu'il devait demander au Père des dieux. Quand il ne le voit plus à ses côtés, il ne sait que résoudre. Il prend pourtant un sage parti : « Demandons, à la bonne fortune, ce qu'il y a de meilleur, quoique nous ne voyions pas bien le Père des dieux. O Jupiter, ou quel que soit le nom qui t'agrée et que l'on te donne, car c'est tout un pour moi, montre-moi la route qui conduit là-haut vers toi. La région que tu habites me semble parfaite, si je juge de sa beauté par le charme des lieux que nous avons parcourus pour arriver ici. [18] Cette prière achevée, il tombe dans le sommeil ou dans l'extase. Jupiter lui fait voir le Soleil. Le jeune homme, étonné de cette vue : «Ah! Père des dieux, s'écrie-t-il, pour toutes les faveurs passées et présentes que je te dois, je te consacrerai tout mon être. » Cela dit, il embrasse de ses mains les genoux du Soleil et le conjure de le sauver. Le Soleil, appelant Minerve, ordonne au jeune homme de lui détailler l'armure qu'il a prise avec lui. Quand il voit le bouclier, l'épée et la lance : « Mais, mon enfant, dit-il, où sont donc la Gorgone et le casque? » Le jeune homme répond : "J'ai déjà eu grand'peine à me procurer cette armure. Il n'y avait pas une seule âme sympathique à l'enfant proscrit de la maison de ses parents.— Et cependant, dit le Grand Soleil, il te faut y retourner. » A cet ordre, le jeune homme supplie qu'on ne l'y renvoie point, et qu'on le retienne où il se trouve, car il n'en reviendra point et il sera tué par les méchants qui sont là-bas. A ses prières se joignent des larmes. "Va, dit le Soleil, tu es jeune et point encore initié. Retourne donc chez toi, où l'initiation t'assurera une vie tranquille. Il te faut partir et te laver de toutes ces atteintes impies. Songe à m'invoquer, ainsi que Minerve et les autres dieux." Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme restait debout en silence. Alors le Grand Soleil le conduit sur une cime élevée : le haut resplendissait de lumière, le bas plongeait dans d'épaisses ténèbres, à travers lesquelles, comme à travers de l'eau, passait la lueur affaiblie de la splendeur du Roi Soleil. « Vois-tu, dit le dieu, ton cousin, l'héritier de ta famille? — Je le vois, répond le néophyte. — Et ces bouviers, et ces bergers?—Je les vois aussi, répond le jeune homme.— Que te semble-t-il donc de cet héritier? Que dis-tu de ces bergers et de ces bouviers? » Alors le jeune homme : "L'héritier, dit-il, me fait l'effet de sommeiller et de se cacher dans l'ombre pour prendre du bon temps. Quant aux bergers, il y en a quelques-uns de civilisés, mais la masse est cruelle et féroce. Ils mangent et vendent les brebis, et font ainsi double tort à leur maître. Ils dilapident le bétail, et, tout en rapportant peu d'argent pour beaucoup de têtes, ils disent qu'ils sont mal payés et ils se plaignent. Certes, ils eussent mieux fait d'exiger de plus forts salaires que de gâter le troupeau.—Eh bien, dit le Soleil, moi et Minerve, que voici, nous te mettons, par ordre de Jupiter, à la place de l'héritier, et tu régiras tous ces biens. » Ici le jeune homme proteste de nouveau et fait de vives instances pour demeurer. « Non, c'est trop longtemps résister, dit le Soleil; je t'en voudrais autant que je t'aime aujourd'hui.» Alors le jeune homme : « Ah! Grand Soleil, et toi, Minerve, je vous prends à témoin, ainsi que Jupiter; faites de moi ce qu'il vous plaira!" Aussitôt Mercure reparaît, et redonne du coeur au jeune homme, qui dès lors se flatte d'avoir trouvé un guide pour son retour et pour sa conduite lorsqu'il sera là-bas. Dans le même moment, Minerve : «Apprends, dit-elle, noble fils d'un noble père, enfant des dieux et le mien, que cet héritier n'aime point les bons pasteurs. Les flatteurs et les méchants en ont fait un esclave, qu'ils tiennent dans leur main. Aussi lui arrive-t-il d'être détesté des hommes vertueux et traité on ne peut plus mal par ceux qu'il croit ses amis. Garde-toi donc, une fois revenu, de préférer à l'ami le flatteur. Ecoute un second avis, mon enfant. Cet endormi se laisse duper sans cesse. Toi, sois sage, et veille. Ne te laisse pas prendre au flatteur qui affecte la franchise de l'ami. C'est comme un forgeron, tout noir de fumée et de suie, qui mettrait une robe blanche, se couvrirait le visage de vermillon, et à qui tu donnerais en mariage une de tes filles. Ecoute encore un troisième avis : Observe-toi rigoureusement toi-même; respecte-nous tout seuls et ceux des hommes qui nous ressemblent, mais personne au delà. Tu vois quel tort a fait à cet insensé sa fausse honte et son état de stupeur!" Ici le Grand Soleil, reprenant la parole : « Quand tu auras fait choix d'amis, dit-il, traite-les en amis. Ne les regarde point comme des esclaves ou des domestiques. Agis avec eux en homme franc, loyal, généreux. Ne dis pas d'eux une chose quand tu en penses une autre. Tu vois comment cet héritier a couronné sa ruine par sa défiance envers ses amis. Aime tes sujets autant que nous t'aimons. Place ce qui nous regarde avant tous les autres biens. Car nous sommes tes bienfaiteurs, tes amis et tes sauveurs." En entendant ces mots, le jeune homme sent son coeur dilaté, et proteste de son dévouement à la volonté des dieux. «Va, lui dit le Soleil, marche guidé par une douce espérance. Nous serons partout avec toi, moi et Minerve, et avec nous tous les dieux qui peuplent l'Olympe, l'air, la terre, en un mot toute la race divine, pourvu que tu sois religieux envers nous, fidèle à tes amis, humain avec tes sujets, les gouvernant en prince qui les conduit au bien, et ne servant ni leurs passions, ni les tiennes. Revêts cette armure que tu as apportée ici, et prends de ma main ce flambeau, afin qu'il répande devant toi une vive clarté sur la terre et que tu ne désires rien de ce qu'elle peut t'offrir. Reçois de la belle Minerve, ici présente, cette Gorgone et ce casque. Elle en a plusieurs, comme tu vois, et elle les donne à qui elle veut. Mercure te donnera une baguette d'or. Va-t'en, revêtu de cette panoplie, par toute la terre et par toute la mer, irrévocablement soumis à nos lois; et que jamais personne, homme, femme, domestique, étranger, ne t'engage à oublier nos commandements. Tant que tu les observeras, tu seras pour nous un ami, un objet précieux, respecté de tous nos bons serviteurs, redouté des méchants et des pervers. Sache que cette chair t'a été donnée pour accomplir cette fonction. Nous voulons, par égard pour tes aïeux, purifier ta famille. Souviens-toi que tu as une âme immortelle, qui est de notre parenté, et que, en nous suivant, tu seras dieu, voyant face à face notre Père avec nous. » [19] Est-ce un mythe, est-ce une histoire vraie, je ne sais. Mais dans le conte que tu as fait, qui prends-tu pour le dieu Pan? Qui est-ce que Jupiter? Des hommes comme toi et moi. Toi, tu es Jupiter, et moi Pan. O l'être ridicule que ce pseudo-Pan ! Mais quel être plus ridicule, j'en jure par Esculape ! que cet homme qui est tout plutôt qu'un Jupiter! N'est-ce pas là le discours d'une bouche délirante, dont l'enthousiasme n'est que stupeur et démence? Tu ne te rappelles donc pas le châtiment de Salmonée, mortel qui avait essayé d'être Jupiter? Car ce que dit Hésiode de ces hommes qui avaient pris des noms de dieux, ceux de Junon et de Jupiter, si tu n'en as jamais entendu parler, je te le pardonne. Car tu n'as pas reçu une forte éducation, et tu n'as pas eu, comme moi, le bonheur d'être guidé dans l'étude des poètes par un illustre philosophe. J'arrivai ensuite sur ses pas aux portes de la philosophie, et j'y fus initié par cet homme que je considère comme le plus éminent de notre époque {Maxime d'Éphèse}. Il m'apprit sur toute chose à pratiquer la vertu et à croire que les dieux sont les promoteurs de tous les biens. A-t-il perdu son temps, c'est à lui de le voir, et, avant lui, aux souverains dieux. Il me fit perdre toutefois mon emportement et ma brusquerie, et il essaya de me rendre plus modéré que je n'étais. Et moi, quoique un peu exalté, tu le sais, par les avantages de la fortune, je me soumis pourtant à mon gouverneur, à ses amis, à ceux de mon âge et à mes condisciples. Ceux que je l'avais entendu louer, je me hâtais de me faire leur auditeur, et je lisais les ouvrages qu'il avait approuvés. Formé par de tels maîtres, un philosophe m'initia aux éléments de la science, et un philosophe plus grand encore m'ayant introduit sous le vestibule de la sagesse, je recueillis le fruit, sinon complet, à cause de mes occupations nombreuses, au moins partiel, d'une bonne éducation. Je ne suivis pas le chemin le plus court, comme tu dis, mais une route circulaire. Et cependant, j'en prends les dieux à témoin, je me suis acheminé plus vite que toi, je pense, vers la vertu. Car, ne t'en déplaise, j'ai été introduit sous le vestibule, et toi, tu en es demeuré bien loin. Car qu'est-ce que la vertu avec toi et avec tes confrères.... je ne veux rien dire de malsonnant : tu suppléeras le reste ; cependant, si tu le préfères, écoute tranquillement ce que je dis.... peut avoir de commun? Tu blâmes tout le monde, toi qui ne fais rien de louable, et tu loues grossièrement, comme pas un des rhéteurs ignorants, qui, par disette de langage et faute de savoir tirer parti d'un sujet, font intervenir Délos, Latone et ses enfants, des cygnes aux chants mélodieux, des arbres qui répètent leurs accents, des prairies humides de rosée et tapissées d'un gazon tendre et touffu, le parfum des fleurs, le Printemps en personne et mille autres images de ce genre. Isocrate a-t-il jamais fait cela dans ses panégyriques, ou tout autre des orateurs anciens qui cultivaient les Muses noblement et non pas comme les gens d'aujourd'hui? Mais laissons cela, de peur de soulever à la fois contre moi la haine des cyniques et des rhéteurs du plus bas étage. Car pour ce qui est des cyniques vertueux, s'il en existe encore, et des rhéteurs de talent, je serai toujours leur ami. Quant à notre discours, quoique la matière abonde et qu'il soit possible, si l'on voulait, d'y puiser réellement à plein tonneau, je vais le borner là, vu que je n'ai pas de temps à perdre. Je n'y ajouterai donc que quelques mots, comme une fin de compte, et je me tournerai d'un autre côté , après avoir rempli mon engagement. [20] Quelle fut la vénération des pythagoriciens pour les noms des dieux, et celle de Platon, et celle d'Aristote, n'est-il pas juste de le faire observer? Pour le philosophe de Samos, cela ne fait doute aux yeux de personne, lui qui défendit de porter le nom des dieux sur un anneau, ni de jurer témérairement par les noms des dieux. Maintenant, si je te dis qu'il voyagea en Egypte, qu'il vit les Perses, et que partout il s'efforça d'arriver à être épopte dans les mystères des dieux et d'être initié partout à toutes les initiations, je te dirai des choses que tu ignores peut-être, mais qui sont connues et sues de tout le monde. Ecoute à présent ce que dit Platon : « La crainte que me font éprouver, ô Protarque ! les noms des dieux n'a rien de l'homme : elle est au-dessus de toute autre terreur. En ce moment, j'appelle Aphrodite du nom qui lui agrée, mais je sais bien que la volupté n'est pas unique dans son genre". Ainsi parle Platon dans le Philèbe, et il répète à peu près les mêmes choses dans le Timée Il veut même qu'on croie aveuglément et sans examen tout ce que les poètes ont raconté sur les dieux. Je te cite ces passages, afin que l'autorité de Socrate, homme ironique de sa nature, ne te serve pas de prétexte pour rejeter avec d'autres platoniciens cette opinion de Platon. Car, à cet endroit, ce n'est point Socrate qui parle, mais Timée, un homme qui n'a rien d'ironique. Du reste, il n'est pas raisonnable de ne pas juger un langage en lui-même, mais seulement par ceux qui le tiennent ou auxquels il s'adresse. Veux-tu que, après cela, j'en appelle à notre sage Sirène, à ce type de Mercure, dieu de l'éloquence, à l'ami d'Apollon et des Muses? Eh bien, il est d'avis qu'à tous ceux qui demandent ou mettent en question s'il est des dieux, il ne faut pas répondre comme à des hommes, mais les poursuivre comme des bêtes fauves. Et si tu avais lu la défense, gravée, comme chez Platon au front de son école, tu aurais vu qu'il recommandait aux disciples admis à la promenade d'être religieux envers la Divinité, de se faire initier à tous les mystères, d'observer les cérémonies saintes et de s'instruire dans toutes les sciences. [21] Tu m'opposerais ici le nom de Diogène comme un épouvantail, que tu ne me ferais pas peur. En effet, il ne se fit pas initier, et il répondit à quelqu'un qui lui en donnait le conseil : « N'est-il pas ridicule, jeune homme, de croire que les fermiers des impôts, grâce à l'initiation, partageront avec les dieux tous les biens d'outre-tombe, tandis qu'Agésilas et Épaminondas seront dans la boue? C'est un dogme par trop profond, et qui exige, selon moi, des explications trop étendues, pour que les déesses elles-mêmes nous en donnent l'intelligence : je crois donc que cette intelligence nous a été antérieurement donnée. Ainsi, Diogène ne nous paraît pas aussi impie que vous le dites : il ressemble aux philosophes que j'ai cités tout à l'heure. Envisageant les circonstances où il se trouvait, puis considérant les ordres du dieu pythien, et sachant fort bien que, pour être initié, il fallait d'abord se faire inscrire au rôle des citoyens et être Athénien, sinon de naissance, au moins d'après la loi, il évita moins l'initiation que le titre d'Athénien, se regardant comme citoyen du monde. Il jugeait, dans sa grande âme, qu'il devait plutôt s'agréger à la masse entière des dieux qui régissent l'univers, que de s'incorporer à quelqu'une des faibles portions qui le divisent. Ainsi son respect s'inclinait devant les lois établies par les dieux, mais il foulait aux pieds tout le reste et le marquait d'un nouveau cachet. Il ne voulut point se soumettre au joug dont il s'était si volontiers affranchi, c'est-à-dire qu'il refusa de s'asservir aux lois d'une seule ville, et de contracter le devoir que lui aurait imposé la qualité de citoyen d'Athènes. Et de fait, pourquoi cet homme, qui, à cause des dieux, était venu à Olympie, et qui, afin d'obéir au dieu de Pytho et de philosopher, comme Socrate et plus tard Aristote (car on dit qu'il eut aussi auprès de lui un génie pythien qui l'entraîna vers la philosophie), pourquoi, dis-je, cet homme ne serait-il pas entré avec joie dans le sanctuaire des temples, s'il n'eût pas répugné à s'enchaîner par des lois et à devenir l'esclave d'une république? Mais alors que ne fit-il valoir cette raison, plutôt que toute autre, qui pouvait abaisser beaucoup la majesté des mystères? On ferait le même reproche à Pythagore, et avec aussi peu de fondement. En effet, il n'est pas bon de tout dire; et parfois il convient de laisser ignorer au vulgaire une partie des choses qu'aucune loi ne défend d'ailleurs de révéler. On en voit clairement les motifs. Diogène voyant un homme, qui, peu soigneux de régler ses propres mœurs, se targuait de son initiation et l'engageait à l'imiter, il voulut lui donner une leçon de réserve et lui apprendre que les dieux gardent à ceux dont la vie a le mérite de l'initiation, sans qu'ils soient initiés, de grandes et belles récompenses, tandis que les méchants ne peuvent rien espérer de semblable, fussent-ils admis dans le sanctuaire. Voilà pourquoi l'hiérophante , en interdisant l'entrée à quiconque n'a point les mains pures et n'a pas le droit d'y pénétrer, en écarte sévèrement les profanes. Mais quelles seront les bornes de mon discours, si je ne t'ai pas encore convaincu?