[0] LE BANQUET ou LES CÉSARS. (JULIEN, UN AMI) [1] JULIEN. Puisqu'un dieu nous accorde le droit de plaisanter, vu que ce sont les Saturnales, et que je ne sais rien de risible et de plaisant, je vais m'étudier sérieusement, mon doux ami, à te dire des choses qui ne soient point ridicules. L'AMI. Eh quoi ! César, peut-on être assez épais, assez suranné, pour faire des plaisanteries sérieuses? Moi, je me figurais que le badinage est un délassement de l'esprit, un repos de la gravité. JULIEN. Et tu as raison; mais pour moi la chose ne va point ainsi. La nature ne m'a fait ni moqueur, ni parodiste, ni railleur. Cependant, puisqu'il faut obéir à la loi du dieu, veux-tu que je te raconte, en manière de plaisanterie, une fable où il y aura, je l'espere, beaucoup de choses dignes de ton attention? LAMI. Je t'écouterai de tout mon coeur. Je ne suis point de ceux qui dédaignent les fables, surtout celles qui sont instructives : j'ai là-dessus les mêmes sentiments que toi et que ton ou plutôt notre Platon, qui a mêlé des fables à de graves sujets. JULIEN. Par Jupiter, tu dis vrai. L'AMI. De quel genre est ta fable? JULIEN. Pas du genre antique, comme celles d'Ésope; mais est-ce une fiction inventée par Mercure, car c'est de lui que je la tiens comme je vais te la dire; est-ce la vérité même, est-ce un mélange des deux, fiction et vérité, le fait te le prouvera. L'AMI. Voilà un préambule qui tient tout ensemble du fabuliste et du rhéteur. Assez comme cela : voyons la chose telle qu'elle est : commence. [2] JULIEN. Ecoute : Romulus, offrant un sacrifice pour les Saturnales, invita tous les dieux, et aussi les Césars. Des lits furent préparés pour les immortels tout en haut, au sommet du ciel, dans l'Olympe, "Où l'on dit qu'est des dieux l'immuable séjour". Car on prétend que c'est là qu'auprès d'Hercule est monté Quirinus, s'il faut l'appeler par son nom, suivant la tradition divine. Là fut donc préparé le banquet des dieux. Les Césars s'établirent pour dîner sous la Lune dans la région supérieure de l'air, où ils étaient soutenus par la légèreté des corps dont ils étaient revêtus, et par la révolution de cet astre. Quatre lits furent dressés pour recevoir les plus grands dieux. Celui de Saturne était d'une ébène luisante, d'où rayonnait, malgré sa noirceur, une lumière vive et divine, que personne ne pouvait regarder en face. Les yeux fixés sur cette ébène éprouvaient, devant son merveilleux éclat, l'éblouissement que cause le Soleil quand on en regarde trop fixement le disque. Le lit de Jupiter était plus brillant que de l'argent, mais plus blanc que de l'or. Était-ce de l'électre ou tout autre métal, Mercure ne put me le dire au juste, quoiqu'il eût consulté les experts. Sur un trône d'or, auprès de chacun de ces dieux, étaient assises la mère et la fille, Junon à côté de Jupiter, Rhéa près de Saturne. Pour leur beauté, Mercure n'en savait que dire : au-dessus de toute parole, l'esprit seul peut la contempler : ni l'oreille ni la bouche ne peuvent la percevoir ou la décrire. II n'est donc pas d'orateur, pas de louangeur à la grande voix, qui puisse exprimer la grandeur de la beauté répandue sur la face des déesses. Les autres dieux avaient chacun leur trône ou leur lit préparé, suivant leur qualité. Il n'y eut aucune dispute; mais comme le dit fort bien Homère, à qui les Muses l'ont sans doute appris, chacun des dieux a son trône, où il garde sa place fixe et inamovible, de sorte que, quand ils se lèvent à l'arrivée du Père, il n'y a ni usurpation ni place enlevée à l'un ou à l'autre : chacun reconnaît la sienne. Tous les dieux assis en cercle, Silène, épris sans doute du jeune et beau Bacchus, véritable portrait de Jupiter, son père, va s'asseoir auprès de lui, en sa qualité de nourricier et de pédagogue, amusant de ses propos le dieu, porté de sa nature à plaisanter et à rire, puisqu'il est le père des Grâces, et ne cessant de lui faire entendre ses brocards et ses joyeux propos. [3] Dès que le banquet des Césars est servi, le premier entrant est Jules César, dont l'humeur ambitieuse veut disputer la monarchie à Jupiter. Silène le regardant : "Prends garde, Jupiter, dit-il, que cet homme-là ne songe, par amour de la domination, à t'enlever ta royauté. Tu vois, il est grand, il est beau; s'il ne me ressemble pas en tout, sa tête au moins est semblable à la mienne". [4] Pendant que Silène plaisante ainsi, sans que les dieux y fassent grande attention, Octavien se présente, changeant de couleur comme les caméléons, tour à tour pâle, rouge, noir, brun, sombre, et puis après charmant comme Vénus et les Grâces. Il veut avoir des yeux aussi perçants que les rayons du Grand Soleil, afin que personne n'en puisse supporter les regards. « Peste! s'écrie Silène, le changeant animal! Quel mauvais tour va-t-il nous jouer? — Trêve de plaisanterie, lui dit Apollon; je vais le mettre aux mains de Zénon, que voici , et vous le faire voir pur comme de l'or. Viens ici, Zénon, poursuit-il, et prends soin de mon nourrisson. » Zénon l'entend, murmure à Octavien certains petits préceptes, comme font ceux qui marmottent les enchantements de Zamolxis, et rend notre homme sage et prudent. [5] En troisième lieu accourt Tibère, là mine grave et fière, l'oeil avisé et belliqueux. Mais quand il se tourne vers son siége, on lui voit au dos mille cicatrices, cautérisations, raclures, coups affreux, meurtrissures, et, comme suites de débauche et de brutalité, de la gale et des dartres en manière de brûlures. Alors Silène : « Cher hôte, je te vois tout autre que d'abord, dit-il d'un ton plus sérieux que d'ordinaire. Et Bacchus : « D'où te vient donc, petit père, cet air solennel?—Ce vieux satyre, reprend Silène, m'a troublé et m'a fait citer, à mon insu, de la poésie homérique.— Oui, mais il va te tirer les oreilles : on dit qu'il a fait cela jadis à je ne sais quel grammairien. — Qu'il aille donc gémir, dit Silène, dans la retraite de son îlot (il voulait dire Caprée) et déchirer la face d'un pauvre pêcheur. » Au milieu de ces plaisanteries, entre un monstre farouche {Caligula}. Tous les dieux détournent les regards. La Justice le livre aux Furies vengeresses, qui le précipitent dans le Tartare. Silène ne trouve rien à en dire. [6] A l'entrée de Claude, Silène se met à lui chanter le rôle de Démosthène dans les Chevaliers d'Aristophane : c'était pour lui faire sa cour. Puis, regardant Quirinus : « C'est mal à toi, Quirinus, lui dit-il, que d'inviter ton descendant à ce banquet sans ses affranchis Narcisse et Pallas Allons, envoie-les chercher, s'il te plaît, et sa femme Messaline. Sans eux, il n'est qu'un comparse de tragédie, et, pour mieux dire, un corps sans âme.» Silène parlait encore, quand arrive Néron cithare en main et laurier sur la tête. Silène regardant Apollon : « En voilà un, dit-il, qui t'a pris ton costume! » Alors le seigneur Apollon : « Attends, je vais te le découronner tout de suite, parce qu'il ne m'imite pas en tout, et que dans les choses où il m'imite, c'est un mauvais imitateur. » Il le découronne donc, et le Cocyte l'engloutit. [7] Sur ce point, accourent en foule des gens de toute espèce, les Vindex, les Galba, les Othon, les Vitellius ». Alors Silène : « Bons dieux, dit-il, où avez-vous trouvé ce peuple de mo- nardues? Nous sommes étouffés par la fumée. Ces animaux-là n'épargnent point les temples. » Jupiter, regardant son frère Sarapis a et lui montrant Vespasien: « Renvoie-moi vite d'Egvpte, dit-il, ce ladre-là pour éteindre le feu. Quant à ses fils, ordonne à l'aîné de folâtrer avec la Vénus Pandème, et mets le jeune au carcan comme le monstre de Sicile ». [8] Arrive alors un beau vieillard {Nerva}, car la beauté brille parfois jusque dans la vieillesse, plein d'affabilité dans son abord et d'équité dans sa conduite. Silène en est ravi et garde le silence. « Eh bien, lui dit Mercure, tu ne nous dis rien sur celui-là?—Si vraiment, par Jupiter, j'ai à vous reprocher votre injustice. Vous donnez quinze années de règne à un monstre sanguinaire, et vous en accordez une à peine à cet empereur. —Trêve à tes reproches, dit Jupiter, je vais faire entrer après celui-ci plusieurs bons princes. » Aussitôt l'on voit entrer Trajan , portant sur ses épaules les trophées des Gètes et ceux des Parthes. Silène, en le voyant, dit de manière à être entendu et à ne l'être pas : « Voici le moment pour le seigneur Jupiter de bien garder son Ganymède! [9] Après Trajan, il vient un homme à la longue barbe et à la mine fière {Adrien}, au demeurant ami des Muses, les yeux fréquemment levés vers le ciel, et fort occupé de choses interdites au vulgaire. Quand Silène le voit : « Que vous semble, dit-il, de ce sophiste? Cherche-t-il ici son Antinoüs «? Qu'on lui dise que le mignon n'est pas là, et qu'on le guérisse de ses folles extravagances. Arrive alors un homme modéré {Antonin}, sinon à l'endroit de Vénus, du moins en matière politique. A sa vue, Silène s'écrie : « Fi le vétilleux! C'est un homme à faucher le cumin que ce vieillard-là ! [10] Lorsque arrive le couple fraternel de Vérus et de Lucius, Silène fronce le sourcil. Il ne trouve rien à redire, rien à railler, surtout dans Vérus. Cependant il ne laisse point passer sa coupable faiblesse pour son fils et pour sa femme. Vérus avait regretté celle-ci beaucoup plus que ne le méritait une personne si peu vertueuse ; et quant à son fils, il avait mis l'empire à deux doigts de sa perte, en le préférant à son gendre, homme de mérite , qui eût bien dirigé l'État et gouverné ce fils beaucoup mieux qu'il ne se gouverna lui-même. Malgré cet examen minutieux, Silène s'incline devant la grandeur de la vertu du père {Marc-Aurèle}, et laisse le fils tranquille, ne le jugeant pas digne d'un bon mot. Celui-ci d tombe par terre, incapable de soutenir le vol et de suivre la trace des héros. Pertinax entre dans la salle du banquet et se plaint de sa fin tragique. La Justice le prenant en pitié : « La joie des coupables ne sera pas longue, lui. dit-elle. Mais toi, Pertinax, n'as-tu pas eu tort de te faire complice, au moins par la pensée, des embûches où périt le fils de Marcus {Commode} ? Après lui vient Sévère, prince chagrin et punisseur. [11] « De celui-ci, s'écrie Silène, je ne dirai rien : j'ai peur de son humeur farouche et inexorable. Mais quand ses deux fils {Caracalla, Géta} veulent se placer auprès de lui, Minos de loin les en empêche. Cependant, après plus ample informé, il laisse entrer le jeune et envoie l'aîné subir son supplice. Alors Macrin, meurtrier fugitif, et le beau garçon d'Emèse, sont chassés bien loin de l'enceinte sacrée. Le Syrien Alexandre assis aux derniers rangs, déplorait son infortune. Silène, se moquant de lui : « Pauvre sot, grand niais, qui, à ton âge, ne sus pas disposer de ton avoir, mais qui le confias à ta mère, oubliant qu'il vaut mieux donner son bien à ses amis que de thésauriser ! » — «N'importe, dit la Justice, tous les complices de ce meurtre, je les ferai châtier d'importance. » Et on laissa là ce garçon. [12] Gallien entre alors avec son père {Valérien}, celui-ci chargé des fers de sa prison, l'autre avec la parure et la molle démarche des femmes. Silène dit au premier : "Quel est donc ce guerrier, dont le panache blanc Guide ses compagnons aux champs de la victoire?" Et à Gallien : "Couvert d'or et pimpant comme un jeune tendron". Jupiter les fait sortir tous deux de la salle du festin. Après eux entre Claude : tous les dieux, en le voyant, admirent sa grandeur d'âme et accordent l'empire à sa postérité, estimant juste que les descendants d'un prince si patriote soient assis longtemps sur le trône. Ensuite accourt Aurélien, comme échappant à ceux qui le retenaient devant Minos. En effet, on l'avait cité en justice pour des meurtres injustes et il avait eu peine à se soustraire à l'accusation, après une mauvaise défense. Mais le Soleil, mon maître, qui lui était venu en aide dans plusieurs rencontres, ne lui fut pas moins favorable cette fois. «L'accusé, dit-il aux dieux, est quitte envers la Justice, ou vous avez oublié l'oracle rendu à Delphes : "On doit souffrir les maux que l'on a fait souffrir." [13] A Aurélien succède Probus, qui avait relevé soixante-dix villes en moins de sept années et fait plusieurs règlements remplis de sagesse. Victime d'un traitement injuste, il avait été vengé par les honneurs des dieux et surtout par la punition de ses meurtriers. Cependant Silène essaye de le railler, quoique la plupart des dieux lui imposent silence. « Mais n'empêchez donc pas, dit-il, qu'il serve d'exemple à ceux qui viendront après lui. Ignorais-tu, Probus, que les médecins mêlent du miel aux remèdes amers qu'ils présentent à boire? Tu étais trop sévère, toujours dur, ne cédant jamais. Tu as subi un traitement injuste, et cependant mérité. On ne peut pas gouverner des chevaux, des bœufs, des mulets, et encore moins des hommes, sans rien donner à leurs inclinations. C'est ainsi que parfois les médecins font de petites concessions aux malades, pour les trouver obéissants dans les grandes circonstances. — Qu'est cela, dit Bacchus, petit père? Es-tu devenu philosophe?— Pourquoi pas, mon garçon? repart Silène. Tu es bien devenu philosophe à mon école. Ne sais-tu pas que Socrate, qui me ressemblait, a remporté le prix de philosophie sur tous ceux de son temps, s'il faut en croire l'oracle de Delphes, qui ne ment jamais? Laisse-nous donc à nos joyeux propos mêler quelques paroles sérieuses. » [14] Pendant qu'ils dialoguent ainsi, Carus, qui veut entrer au banquet avec ses enfants, en est exclu par la Justice, et Dioclétien, amenant avec lui les deux Maximien et mon aïeul Constance, se présente en bon ordre. Tous quatre se tiennent par la main, mais ils ne marchent pas de front : ils forment une sorte de choeur autour de Dioclétien, ceux-ci voulant marcher devant lui en guise de doryphores, et lui les en empêchant, pour n'avoir sur eux aucune prérogative. Cependant, se sentant fatigué, il leur donne tout ce qu'il porte sur ses épaules et s'avance d'un pas dégagé Les dieux, charmés de leur bon accord, les font asseoir à des places d'honneur, sauf Maximien, un débauché s'il en fut, que Silène ne croit pas digne de ses railleries et qu'il n'admet pas au banquet des empereurs. Car, non content de pousser jusqu'à la lubricité le culte de Vénus, c'était un brouillon sans foi, une fausse note dans le tétrachorde. La justice se hâte de le mettre à la porte. Il s'en va je ne sais où : j'ai oublié de m'en informer auprès de Mercure. [15] Après cet harmonieux tétrachorde, arrive un choeur étrange, aigre et discordant. Aussi la Justice empêche-t-elle deux d'entre eux d'arriver même au vestibule de la salle des héros. Licinius s'était avancé jusqu'à ce vestibule; mais comme il faisait une foule de fausses notes, Minos s'empresse de le chasser. Constantin entre et demeure longtemps assis; puis, après lui, ses enfants. Magnence se voit refuser l'entrée, pour n'avoir jamais fait acte d'homme sage, bien que bon nombre de ses actions ne soient point sans éclat; mais les dieux voyant qu'elles ne partaient point d'une bonne nature, le laissent crier à la porte. [16] Le banquet ainsi disposé, les dieux n'y manquent de rien; car ils ont tout à foison. Mercure était d'avis qu'on fit jouter les héros; Jupiter goûtait cette idée, et Quirinus demandait à plusieurs reprises qu'on fit monter quelqu'un des siens dans le ciel, lorsque Hercule : "Je ne le souffrirai pas, Quirinus", dit-il : "car pourquoi n'as-tu pas invité mon Alexandre à ce banquet? Je t'en prie donc, Jupiter, si tu as l'intention de faire venir ici quelqu'un des héros, ordonne qu'on appelle Alexandre. Puisque nous voulons faire jouter les grands hommes, comment nous passer du plus excellent d'entre eux?" Jupiter trouve que le fils d'Alcmène a raison. A l'entrée d'Alexandre dans la salle des héros, ni César, ni aucun autre ne se lève. Mais Alexandre, trouvant vide le siége du fils de Sévère {Caracalla}, mis à la porte pour son fratricide, y prend séance. Alors Silène raillant Quirinus « Prends garde que tous ces gens-là ne puissent tenir contre ce Grec seul. — Par Jupiter, répond Quirinus, je crois qu'il y en a plusieurs qui le valent bien. Mes descendants, il est vrai, ont toujours eu pour lui tant d'admiration, que, de tous les capitaines étrangers, c'est le seul qu'ils appellent et qu'ils estiment grand. Mais cela ne veut pas dire qu'ils le croient plus grand que beaucoup d'entre eux, soit amour-propre, soit sentiment équitable de ce qui est. Du reste, nous allons le savoir, en faisant jouter ces héros. En disant ces mots, Quirinus rougit, et l'on voit bien qu'il craint que ses descendants ne se retirent qu'avec le second prix. [17] Ensuite Jupiter demande aux dieux s'il vaut mieux appeler tous les héros au combat, ou bien suivre l'usage des combats gymniques, où le vainqueur de celui qui a remporté le plus de victoires n'en est pas moins réputé supérieur à ceux avec lesquels il n'a point combattu, mais qui ont été vaincus par le dernier dont il triomphe. Tout le monde trouve que cette épreuve est de beaucoup la plus décisive. Mercure appelle à haute voix Jules César, puis Octavien après lui, et Trajan en troisième lieu, comme les plus grands guerriers. On fait silence, et le roi Saturne, regardant Jupiter, dit qu'il est surpris de ne voir appelés au défi que des empereurs guerriers et pas un philosophe. « Et cependant, ajoute-t-il, ceux-ci ne me sont pas moins chers. Appelez donc Marc-Aurèle. » On appelle Marc-Aurèle; il arrive d'un air grave, les yeux creusés par le travail, la mine tirée, et cependant son incomparable beauté se rehaussait encore de sa négligence et de son abandon. Il portait une barbe épaisse, des habits simples et modestes : son corps, par suite de l'abstinence, était brillant et diaphane, à mon avis, comme la lumière la plus vive et la plus pure. [18] Quand il est entré dans l'enceinte sacrée, Bacchus dit : « Roi Saturne, et toi, Jupiter, peut-il y avoir chez les dieux quelque chose d'imparfait? » Les dieux répondent que non. « Faisons donc venir aussi, dit-il, quelque ami de la jouissance. » Alors Jupiter: « Mais il n'est pas permis, dit. il, de mettre le pied ici quand ou ne nous prend pas pour modèles. — Hé bien donc, repart Bacchus, qu'il vienne jusqu'à la porte; on en décidera ensuite. Appelons, si bon vous semble, un prince ami de la guerre, mais amolli par le plaisir et par la jouissance. Que Constantin vienne jusqu'à la porte! » La chose acceptée, l'on propose la question de régler la forme du combat. Mercure est d'avis que chacun plaide pour soi tour à tour et que les dieux donnent ensuite leur suffrage. Mais Apollon croit que ce moyen ne vaut rien : c'est la vérité seule, et non point l'éloquence, ni la séduction du langage, qui doit fixer le sentiment et la conviction des dieux. Jupiter, qui veut leur être agréable à tous les deux et prolonger la séance : « Rien n'empêche, dit-il, de leur permettre de parler, en leur mesurant une petite clepsydre, et puis nous les interrogerons et nous pénétrerons le fond de leur pensée.» Alors Silène d'un ton narquois : « Veille bien, Neptune, à ce qlue Trajan et Alexandre ne prennent pas l'eau pore du nectar, qu'ils ne l'avalent toute, et ne laissent plus de temps aux autres. » Alors Neptune : « Ce n'est pas mon eau, (lit-il, niais c'est ta boisson que ces deux hommes ont aimée. A toi donc de craindre pour tes vignes plutôt qu'à moi pour mes fontaines. » Silène, piqué au vif, ne souffle plus mot, et donne toute son attention aux jouteurs. Mercure fait la proclamation suivante : La joute commence; Le juge est tout prêt, Et la récompense Suivra son arrêt. La troupe immortelle, Parlant par ma voix, Ici vous appelle, Empereurs et rois. Vous, dont les conquêtes Ont mis dans les fers Les plus nobles têtes De tout l'univers, Mais dont la prudence Dirigeait le bras, La joute commence : Venez â grands pas! Accourez ensuite, Princes généreux, Dont le vrai mérite Fut l'art d'être heureux; Qui d'un bras terrible Frappiez l'ennemi, plais d'un coeur sensible Traitiez un ami! Accourez encore, Arasants des plaisirs, Dont l'oeil se colore Du feu des désirs; Qui n'avez de joie Qu'aux brillants festins, Aux habits de soie, Aux vapeurs des vins ! Jupiter l'ordonne Venez, fiers jouteurs, Ravir la couronne Promise aux vainqueurs. [19] Quand Mercure a fini cette proclamation, l'on tire au sort, et le hasard veut que le nom de César sorte le premier. Cette faveur le rend encore plus fier et plus insolent. Aussi Alexandre est-il sur le point de quitter la partie. Mais le grand Hercule lui rend le courage et le retient. Le second tour de parole échoit à Alexandre, et les autres noms suivent dans l'ordre de la chronologie. César commence donc ainsi : "J'ai eu le bonheur, Jupiter et vous dieux, de naître, après tant de grands hommes, dans une cité aussi souveraine que jamais ville a pu l'être, et à la suite de laquelle toutes les autres s'estimaient heureuses de tenir le second rang. Quelle ville, en effet, commençant par trois mille âmes, a porté ses armes, en moins de six cents années, jusqu'aux extrémités de l'univers? Quelle nation a fourni des hommes aussi éminents dans la guerre ou dans la politique, et qui aient montré tant de respect pour les dieux? Né dans une ville si auguste, si florissante, j'ai surpassé par mes hauts faits non seulement mes contemporains, mais les grands hommes de tous les âges. Quant à mes concitoyens, je suis sûr que pas un ne me disputera le prix. Si Alexandre, que voici, ose le faire, quels sont donc ceux de ses exploits qu'il prétend opposer aux miens? La conquête de la Perse ? Il n'a donc pas vu les beaux trophées que m'a permis de dresser la défaite de Pompée ? Et quel était le plus habile capitaine, de Pompée ou de Darius? Qui des deux était suivi de la plus vaillante armée? Les nations les plus belliqueuses au service de Darius, Pompée les traînait à sa suite comme des Cariens. Les peuples d'Europe, que Pompée menait avec lui, avaient maintes fois repoussé l'Asie, qui leur portait la guerre : c'est-à-dire les plus braves de tous, des Italiens, des Illyriens et des Celtes. Et puisque je parle des Celtes, comparerons-nous aux exploits qu'Alexandre a faits en Gétie la destruction de la nation celtique? Alexandre a passé l'Ester une fois, moi j'ai passé deux fois le Rhin : et de là mes exploits en Germanie. Alexandre ne trouva point de résistance, et moi j'ai combattu contre Arioviste. Le premier des Romains, j'ai osé voguer sur la mer extérieure. Entreprise déjà sans doute admirable en elle-même et admirable encore par l'audace de l'exécution; mais le grand fait pour moi, c'est d'avoir le premier sauté de mon vaisseau sur le rivage. Je ne parle point des Helvètes ni de la nation des Ibères, et je ne fais pas mention des Gaules, où j'ai forcé plus de trois cents villes et défait plus de deux cents myriades de combattants. Voilà de grandes actions, mais voici qui est plus grand encore et qui marque plus d'audace. Réduit à faire la guerre à mes concitoyens, j'ai vaincu ces Romains indomptables et invincibles. Si donc on en juge par le nombre des batailles, j'ai donné trois fois autant de batailles rangées qu'en attribuent à Alexandre les flatteurs qui ont grossi ses exploits ; si c'est par le nombre des villes prises, j'ai forcé la plupart non seulement de celles de l'Asie, mais encore de l'Europe. Alexandre a traversé l'Egypte en visiteur ; moi, je l'ai conquise à table et parmi les plaisirs. Voulez-vous examiner la modération de chacun de nous après la victoire? J'ai pardonné à mes ennemis, et le traitement que j'en ai reçu, la Justice divine elle-même s'est chargée de le venger. Alexandre, loin de faire grâce à ses ennemis, n'a pas épargné ses amis mêmes. Et tu pourrais encore me disputer le prix? Tu ne me le cèdes pas aussi bien que les autres ? Tu me forces donc de dire que tu as traité les Thébains avec cruauté, et moi avec bonté les Helvètes. Les villes » des Thébains, tu les as réduites en cendres ; et moi, j'ai relevé les villes des Helvètes brûlées par leurs propres citoyens. Et puis est-ce la même chose de battre dix mille Grecs ou de soutenir l'effort de quinze myriades de Romains? J'en aurais encore long à dire et sur mon compte et sur le sien, mais le temps me manque et je n'ai point préparé mon discours. Je réclame donc votre indulgence : d'après ce que j'ai dit et ce que j'ai passé sous silence, faites-vous une opinion impartiale et juste, et accordez-moi le prix. [20] Après avoir dit ces mots, César voulait continuer; mais Alexandre, qui avait eu jusque-là grand'peine à se contenir, perd patience, et le trouble de son âme emportée s'exhale ainsi : « Jusques à quand, Jupiter et vous dieux, souffrirai-je en silence l'audace de ce Romain? Il n'y a pas de fin, vous le voyez, aux éloges qu'il se donne et aux outrages qu'il me fait. Il aurait dû, ce me semble, être plus réservé des deux parts. Car ce sont là deux griefs également insupportables, et ce qui l'est surtout, c'est d'entendre décrier mes exploits par celui qui les a imités. Oui, telle est son impudence, qu'il a osé tourner en ridicule le modèle même de ses hauts faits. Il fallait, César, te souvenir des larmes que tu répandis en entendant parler des monuments consacrés à ma gloire. Mais Pompée t'a depuis enflé le courage, lui, qui, gâté par les flatteries de ses concitoyens, n'était qu'une nullité. Son triomphe sur la Libye n'est pas grand'chose ; tout le bruit qu'on en fit vint de la mollesse des conseils. La guerre servile, où l'on ne combattit pas contre des hommes, mais contre de vils esclaves, ce sont les Crassus et les Lucius qui l'ont terminée : Pompée n'a fait qu'y mettre son nom. Lucullus conquit l'Arménie et les provinces voisines, et Pompée en triompha. Ensuite la flatterie des Romains lui donna le nom de Grand, sans qu'il ait été plus grand qu'aucun de ceux qui le précédèrent. Qu'a-t-il fait de comparable aux exploits de Marius, des deux Scipion, de Furius, le second fondateur de Rome après Quirinus ici présent? Ceux-ci n'ont pas traité les actions d'autrui, comme ces constructions élevées aux frais du public, que des ouvriers fondent et achèvent, pour qu'un magistrat, qui n'a fait que blanchir le mur, y inscrive son nom. Architectes et artisans de leur renommée, ils l'ont signée de leurs noms glorieux. Il n'est donc pas étonnant que tu aies vaincu Pompée, qui se grattait la tête du doigt et qui tenait plus du renard que du lion. Aussi, quand il fut trahi de la Fortune, qui l'avait jusque-là servi, tu triomphas bien vite de son abandon. Tu ne mis en cela aucune habileté, c'est tout clair. Réduit à une extrême disette, ce qui est, tu le sais, la plus grosse faute d'un général, tu livras bataille et tu fus vaincu. Si donc Pompée, soit folie, soit imprudence, soit pour n'avoir pas su commander à ses concitoyens, n'a pas eu l'esprit, quand il fallait tirer la guerre en longueur, de différer le combat et de pousser sa victoire, il a été vaincu par ses propres fautes et non par la sagesse de tes plans. Les Perses, au contraire, avec leurs grands préparatifs et leurs prudentes mesures, n'ont pu résister à ma valeur. Et comme il ne s'agit pas seulement pour un homme d'élite, fût-ce un roi, de réussir mais de réussir par des moyens légitimes, je suis allé, moi, venger les Grecs des invasions des Perses, et, quand j'ai fait la guerre aux Grecs, je n'ai pas voulu ravager la Grèce, mais renverser ceux qui s'opposaient à mon passage et qui m'empêchaient d'infliger aux Perses un juste châtiment. Toi, en faisant la guerre aux Germains et aux Gaulois, tu te préparais à la faire contre ta patrie. Est-il rien de plus méchant, de plus détestable? Et puisque, en manière d'insulte, tu as rappelé les dix mille Grecs, je ne mettrai pas en avant, quoique je le sache, que vous autres Romains êtes issus de la Grèce et que les Grecs ont habité jadis la plus grande partie de l'Italie. Une de leurs petites peuplades, je veux dire les Étoliens, qui habitaient près de vous et que vous regardiez comme un précieux avantage d'avoir pour amis et pour alliés, vous leur avez fait ensuite la guerre, sous je ne sais quels prétextes, et les avez forcés, non sans péril pour vous, de plier sous vos lois. Si à l'époque de sa vieillesse, pour ainsi parler, la Grèce, non pas entière, mais représentée par une petite peuplade, presque inconnue à l'époque où le peuple grec florissait, vous a donné tant de mal à la réduire, que seriez-vous devenus, si vous aviez eu à combattre contre les Grecs florissants et unis? Lors de la descente de Pyrrhus, vous savez quelle peur vous avez eue. Tu traites de bagatelle la conquête de la Perse et tu te moques de cet exploit, et voilà qu'un petit coin de pays, situé au delà du Tigre et occupé par la monarchie des Parthes, vous tient en guerre depuis plus de trois cents ans ! Réponds-moi, pour quel motif ne l'avez-vous pas soumise? Veux-tu que je te le dise? Les flèches des Perses vous en ont empèchés. Demandes-en des nouvelles à Antoine, rompu sous toi au métier des armes. Pour moi, en moins de dix ans, j'ai subjugué les Perses et, après eux, les Indiens. Et tu oses me le disputer, à moi, qui, chef d'armée dès mon enfance, ai fait de telles actions, que leur souvenir, quoique mal célébré par de faibles historiens, vivra parmi les hommes comme celui de Callinicus mon souverain, qui fut l'objet de mon culte et qui m'a servi de modèle. Rival d'Achille, dont je descends, j'ai admiré et j'ai suivi Hercule, autant du moins qu'un homme peut marcher sur les traces d'un dieu. Voilà, dieux, tout ce que j'avais à dire pour ma défense contre cet homme que j'aurais peut-être mieux fait de mépriser. Si j'ai commis quelque acte de rigueur, ce n'a jamais été contre des innocents, mais contre des hommes dont j'avais reçu mainte offense, ou qui ne savaient ni prendre leur temps ni agir d'une manière convenable. D'ailleurs le Repentir, divinité sage et salutaire aux coupables, a suivi les fautes que ces gens-là m'ont fait commettre. Quant aux autres, que l'ambition excitait à me haïr ou à m'offenser, je n'ai pas cru commettre d'injustice en les châtiant. [21] Lorsque Alexandre a fini de parler ainsi, en vrai soldat, le valet de Neptune mesure l'eau à Octavien, mais il en verse fort peu, à cause du peu de temps qui reste, et puis parce qu'il lui en veut de son manque de respect pour son maître. Octavien est trop fin pour ne pas s'en apercevoir; aussi, sans s'arrêter à parler des autres : « Pour moi, Jupiter, et vous dieux, je ne m'amuserai point à railler et à rabaisser les actions d'autrui. Mon discours ne roulera que sur les miennes. Jeune, j'ai été à la tête de ma cité natale, comme ce brave Alexandre. J'ai mené à bonne fin les guerres de Germanie, comme César, mon père, ici présent. Engagé ensuite dans les guerres civiles, j'ai triomphé de l'Egypte à la bataille navale d'Actium. J'ai battu Brutus et Cassius à Philippes, et la défaite de Sextus Pompée a couronné mes victoires. Je me suis montré si docile à la philosophie, que j'ai toléré la franchise d'Athénodore, sans me fâcher, mais avec complaisance, et en respectant cet homme illustre comme un maître ou plutôt comme un père. Arius eut mon amitié, mon intime confidence : en un mot la philosophie n'a rien à nous reprocher. Quand j'ai vu Rome souvent mise à deux doigts de sa perte par nos dissensions civiles, je l'ai si bien gouvernée, grâce à votre faveur, grands dieux, qu'elle est devenue à l'avenir solide comme le diamant. Loin de céder à d'ambitieux désirs, je n'ai plus rêvé pour elle la conquête de l'univers; mais j'ai donné à l'empire ses deux limites naturelles, l'Ister et l'Euphrate. Vainqueur des Scythes et des Thraces, je n'ai point usé du temps que vous mesuriez à mon règne pour faire sortir une guerre d'une autre guerre. Je l'ai employé à reviser les lois, à réparer les désastres que la guerre avait causés : conduite aussi sage, à mon sens, que celle de pas un de mes devanciers, et même, pour le dire en pleine franchise, supérieure à celle de tous les princes qui ont jamais gouverné de grands empires. En effet, les uns sont morts au milieu de leurs expéditions, lorsqu'ils auraient pu vivre en paix le reste de leurs jours, au lieu de faire guerre sur guerre, comme ces chicaneurs qui ne rêvent que procès. Les autres, bien qu'en guerre, se sont livrés à la débauche et ont sacrifié non seulement leur gloire, mais leur vie même à de honteux plaisirs. Quand je repasse tout cela dans ma pensée, je ne me crois pas digne du plus mauvais rang. Quoi que, d'ailleurs, il vous plaise d'ordonner, justes dieux, je suis prêt à l'accepter sans murmure. [22] On donne, aussitôt après, à Trajan la liberté de parler. Il avait du talent pour la parole, mais sa paresse l'avait habitué à confier à Sura le soin d'écrire pour lui. Aussi, criant plutôt que parlant, il se met à étaler devant les dieux ses trophées des Gètes et des Parthes, et se plaint que la vieillesse ne lui ait pas laissé le temps d'achever la conquête de la Parthiène. Alors Silène : «Mais dis donc, mauvais plaisant, s'écrie-t-il, tu as régné vingt ans, et Alexandre, que voici, n'en a régné que douze. Pourquoi donc, au lieu d'accuser ta mollesse, t'en prendre à la brièveté du temps?" Piqué au vif par ce brocard, Trajan, qui n'était pas étranger à la rhétorique, mais à qui l'habitude de boire avait émoussé l'esprit, se met à parler de la sorte : « Jupiter et vous dieux, après avoir reçu l'empire, languissant et presque dissous par la tyrannie qui l'avait longtemps enchaîné et par les incursions des Gètes, seul j'ai attaqué les nations situées au delà du Danube. J'ai détruit les Gètes, la plus belliqueuse des nations non seulement par la force du corps, mais par le courage que lui inspire son vénéré Zamolxis. Convaincus qu'ils ne meurent point, mais qu'ils changent de demeure, ils affrontent la mort plus volontiers qu'ils n'entreprennent un voyage. Cependant je n'ai mis que cinq ans à cette expédition. De tous les empereurs qui m'ont précédé, j'ai été estimé le plus clément par mes sujets, et c'est un fait dont César ici présent, ni aucun autre ne peut me contester l'évidence. Quant aux Parthes, je n'ai pas cru devoir prendre les armes contre eux, avant qu'ils m'eussent attaqué; mais, leur attaque faite, ni la vieillesse ne m'a plus arrêté, ni les lois qui m'exemptaient de la guerre. S'il en est ainsi, ne dois-je pas, en bonne justice, être honoré par-dessus les autres? Clément envers mes sujets, redoutable entre tous à mes ennemis, on m'a toujours vu respecter votre fille, la philosophie. » Ainsi parle Trajan, et les dieux sont d'avis qu'il mérite le prix de la clémence, montrant par là l'estime toute particulière qu'ils font de cette vertu. [23] Au moment où Marc-Aurèle ouvre la bouche, Silène dit tout bas à Bacchus : "Écoutons ce stoïcien; voyons quels paradoxes, quels dogmes étranges il va nous débiter." Mais lui, regardant Jupiter et les dieux : «Il me semble, Jupiter et vous dieux, dit-il, que je n'ai besoin ni de discours, ni de dispute. Si vous ignoriez mes actions, naturellement je devrais vous en instruire, mais puisque vous les savez, et que rien n'échappe à votre connaissance, accordez-moi le rang qui m'est dû." Ainsi Marc-Aurèle, si admirable du reste, fit preuve d'une extrême sagesse, pour avoir su, à mon avis, "parler quand il fallait et se taire à propos". [24] Constantin a la parole après lui. Il avait tout d'abord un air décidé à la lutte; mais, réfléchissant aux actions des autres, il trouva que les siennes n'étaient rien du tout. Des deux tyrans qu'il avait tués, à le dire avec franchise, l'un était lâche et mou l'autre accablé par l'àge et par la misère, tous les deux objet de la haine des dieux et des hommes. Ses exploits contre les Barbares n'étaient qu'une vraie risée. Il leur avait pour ainsi dire payé tribut, pour songer tranquillement à ses plaisirs. Il se tenait donc loin des dieux, à l'entrée du séjour de la Lune, car il l'aime éperdûment, et il ne cessait d'avoir les yeux sur elle, sans se soucier de la victoire. Cependant, comme il fallait dire quelque chose : « Je vaux mieux que tous ces gens-là, dit-il : que le Macédonien, parce que j'ai eu à combattre des Romains, des nations germaines ou scythiques , et non pas des Barbares d'Asie; que César et Octavien, parce que je n'ai pas, comme eux, fait la guerre à de bons et honnêtes citoyens, mais lutté contre de méchants et infâmes tyrans; quant à Trajan, ces mêmes exploits contre ces tyrans me placent déjà au-dessus de lui, mais je suis encore sans conteste son égal, pour avoir recouvré les pays qu'il avait conquis, si même reconquérir n'est pas plus fort que conquérir. Ce Marc-Aurèle, en ne disant rien, nous cède à tous le premier rang. » « Eh bien mais, dit Silène, ce sont donc jardins d'Adonis que tous les exploits dont tu nous parles, cher Constantin? — Que veux-tu dire, lui répond Constantin, avec tes jardins d'Adonis? — Ceux que les femmes, repart Silène, plantent pour l'amant de Vénus, en mettant certaines herbes dans des pots de terre : ils verdoient un peu de temps, mais ils se fanent tout de suite. » Constantin rougit, en saisissant l'allusion faite à ses exploits. [25] On fait silence, et les parties ont l'air d'attendre à qui le suffrage des dieux va donner le premier rang; mais les dieux croient qu'il faut d'abord mettre en lumière les intentions des héros et ne pas se décider seulement par des actions où la Fortune a une si grande part. Elle était là, criant après tous, à l'exception d'Octavien, le seul qu'elle dit être reconnaissant pour elle. Les dieux décident que Mercure aura encore cette commission. Ils le chargent de commencer avec Alexandre et de lui demander ce qu'il a estimé le plus beau et quel a été son but en faisant et en souffrant tout ce qu'il a fait et souffert. « De tout vaincre, répond Alexandre. — Eh bien, dit Mercure, crois-tu l'avoir atteint? — Oui, répond Alexandre. Alors Silène, avec un rire malin : « Cependant nos filles t'ont souvent vaincu. » Il voulait dire les vignes, et se moquer d'Alexandre comme ami du vin et porté à l'ivresse. Mais Alexandre, tout plein encore de sophismes péripatéticiens : «Quand je dis tout vaincre, je n'entends pas les êtres inanimés, on ne se bat pas contre eux, mais l'engeance entière des hommes et des bêtes. » Alors Silène, jouant l'étonné, et d'un ton d'ironie : «Ho ! ho! dit-il, les beaux trébuchets dialectiques! Et toi, dans quelle catégorie te places-tu? Parmi les êtres inanimés, ou bien parmi les êtres animés et vivants? — Pas de gros mots, répond Alexandre en colère : la hauteur de mon âme me faisait croire que je serais dieu, si je ne l'étais déjà. — Mais, dit Silène, n'as-tu pas été vaincu souvent par toi-même, en laissant la colère, le chagrin ou toute autre passion triompher de ton esprit et de ton cœur? — Oui, reprend Alexandre; mais se vaincre soi-même ou en être vaincu, c'est une seule et même chose; or, il ne s'agit ici que de victoires remportées sur les autres. — Peste! la belle dialectique, répond Silène, et comme tu réfutes nos sophismes! Mais quand tu fus blessé dans les Indes, que Peucestas te couvrait de son corps et qu'on t'emporta tout râlant hors de la ville, fus-tu vaincu par celui qui t'avait blessé ou bien son vainqueur? — Non-seulement je l'ai vaincu, dit Alexandre, mais j'ai ruiné sa ville de fond en comble. — Pas toi, mon bon, répond Silène, puisque tu étais gisant comme l'Hector d'Homère, n'ayant plus qu'un souffle et rendant l'âme. Ce sont les autres qui ont combattu et remporté la victoire. — Mais c'est moi qui les commandais, dit Alexandre.—Et le moyen, dit Silène, de suivre un chef à moitié mort? Après quoi, il se met à chanter les vers d'Euripide : "Grands dieux ! quelle injustice a pris cours dans la Grèce, Quand on dresse un trophée en l'honneur du vainqueur! Alors Bacchus : « Cesse, petit père, de parler sur ce ton, de peur qu'il ne te fasse ce qu'il a fait à Clitus. » Alexandre rougit, ses yeux sont inondés de larmes, il se tait, et le dialogue finit. [26] Mercure ensuite questionne César : « Et toi, César, dit-il, quel a été le but de ta vie? — D'être le premier de mes concitoyens et de ne vouloir être regardé comme le second de personne. — Voilà qui n'est pas clair, dit Mercure. Est-ce en sagesse, en éloquence, en science militaire, en politique? — Il m'eût été fort agréable de primer en tout, mais n'y pouvant pas atteindre, j'ai mis tout en oeuvre pour être le plus puissant des Romains. — Mais, dit Silène, as-tu été très puissant chez eux? — Oui, dit César, puisque j'ai été leur maître. — Soit! dit Silène, mais tu n'as pas su t'en faire aimer et cela, malgré tes grands airs de clémence, empruntés au drame et à la scène, et tes basses adulations. — Tu crois donc, dit César, que je n'ai pas été aimé du peuple, qui a poursuivi Brutus et Cassius? — Ce n'est pas parce qu'ils t'avaient tué, reprend Silène, puisqu'il les a faits consuls, mais pour l'amour de l'argent, lorsque, après la lecture de ton testament, il s'aperçut qu'il y avait une assez jolie récompense attachée à son indignation. [27] Ce dialogue terminé, Mercure apostrophe à son tour Octavien : « Et toi, ne nous diras-tu point ce que tu as estimé le plus beau? — De bien régner, répond Octavien. — Et qu'est-ce que bien régner? continue Mercure ; dis-le-nous, Auguste, puisque les plus scélérats peuvent en dire autant. Ainsi Denys s'imaginait bien régner, et même Agathocle, encore pire que lui. — Mais vous savez, dieux, répond Auguste, que, en congédiant mon petit-fils, je vous priai de lui accorder l'audace de César, l'adresse de Pompée et ma fortune. » Alors Silène intervenant: «Ce faiseur de poupées, dit-il, nous a donné un tas de dieux vraiment salutaires. — Et pourquoi donc, dit Auguste, me donnes-tu ce nom ridicule? — Est-ce que tu ne nous as pas fabriqué des dieux, dit Silène, comme les faiseurs de poupées fabriquent des nymphes, et, parmi ces dieux, César que voici tout le premier? » Octavien alors baisse les yeux et garde le silence. [28] Ensuite Mercure, regardant Trajan : « Et toi, dit-il, quel était le dessein de ce que tu as fait?—Le même qu'Alexandre, répond-il, mais avec plus de modération. — Aussi, dit Silène, tu as été vaincu par des vices plus bas. En général, il n'a cédé qu'à la colère; toi, à des plaisirs honteux et infâmes. — Va-t'en au séjour des bienheureux, dit Bacchus à Silène, tu les brocardes tous, et tu les empêches d'ouvrir la bouche pour s'expliquer. Fais trêve à tes sarcasmes, et songe maintenant comment tu pourras empaumer Marc-Aurèle. Il m'a tout l'air, pour parler comme Simonide, d'un homme carré par la base et sans reproche. » Alors Mercure regardant Marc-Aurèle : « Et toi, Vérus, dit-il, quel a été pour toi le plus beau but de la vie? » Marc-Aurèle répond doucement et d'un air modeste : D'imiter les dieux. » Cette réponse parut tout d'abord pleine de noblesse et vraiment excellente. Si bien que Mercure ne voulait pas pousser plus avant, convaincu que Marc-Aurèle continuerait du même ton. Les autres dieux étaient aussi de ce sentiment. Silène seul : « Par Bacchus, dit-il, je ne lâcherai pas comme cela ce sophiste. Pourquoi donc, Vérus, mangeais-tu et buvais-tu, non pas, comme nous, de l'ambroisie et du nectar, mais du pain et du vin? — Ce n'est pas, répond Marc-Aurèle, dans le manger et dans le boire que je pensais imiter les dieux : mais je nourrissais mon corps, dans l'idée, vraie ou fausse, que les vôtres ont besoin d'être nourris de la fumée des sacrifices. D'ailleurs, ce n'est point par ce côté que j'ai eu l'intention de vous imiter, mais dans les fonctions de l'esprit. » Silène, arrêté un moment par cette réponse, comme frappé d'un coup de poing en pleine poitrine : « Peut-être, dit-il, ce que tu dis là ne manque-t-il point de raison; mais dis-moi, qu'était-ce enfin pour toi que d'imiter les dieux?» Alors Marc-Aurèle : « D'avoir besoin de très peu de chose, dit-il, et de faire du bien au plus grand nombre de gens. — Et toi, dit Silène, n'avais-tu donc besoin de rien? — Moi, non, dit Marc-Aurèle, mais ce corps chétif avait peut-être besoin de quelques petites choses. » Cette réponse suivie, comme les autres, de l'approbation générale, finit par embarrasser Silène, qui s'attaque à la conduite faible et peu sensée de Marc-Aurèle envers son fils et sa femme : il lui reproche d'avoir fait de celle-ci une héroïne, de son fils un empereur. « En cela même encore, dit Marc-Aurèle, j'imitais les dieux. Je croyais à Homère, qui dit à propos de la femme : "Tout homme bon et sage Aime et soigne l'épouse échue en son partage". Quant à mon fils, j'ai le propre aveu de Jupiter, qui, fàché contre Mars, lui dit : "Il y a longtemps que je t'aurais foudroyé, si je ne t'aimais, parce que tu es mon fils." Et puis je ne pouvais prévoir que mon fils devînt si méchant. Si en lui la jeunesse, qui a de grands entraînements vers le bien ou vers le mal, s'est laissé emporter au mal, on ne peut pas dire que j'ai confié l'empire à un mauvais prince; mais celui qui l'a reçu est devenu mauvais. Ainsi, pour ma femme, j'ai suivi l'exemple du divin Achille, et pour mon fils celui du très grand Jupiter, sans me permettre aucune innovation. En effet, la loi assure aux fils l'héritage des pères, et la volonté de tous les y appelle. Quant aux honneurs rendus à ma femme, je ne suis pas le premier; bien d'autres l'avaient fait avant moi. Peut-être n'a-t-on pas eu raison de commencer, mais priver les siens de ce qu'on fait pour tout le monde, c'est bien près d'une injustice. Mais voilà que, à mon insu, j'ai fait une apologie trop longue pour vous qui savez tout, Jupiter et vous dieux. Pardonnez-moi donc mon indiscrétion. » [29] Ce discours achevé, Mercure interroge Constantin : « Et toi, que te proposais-tu de beau?—D'amasser beaucoup et de beaucoup dépenser pour satisfaire mes désirs et ceux de mes amis. » Silène éclatant de rire : « Très-bien, dit-il, mais en voulant être banquier, tu ne t'es pas aperçu que tu faisais le métier de cuisinier et de coiffeuse? On le voyait bien jadis à ton visage et à ta chevelure; aujourd'hui t'en voilà convaincu par ton langage. » C'est ainsi que Silène le maltraita peut-être avec un peu trop de rudesse. [30] Le silence rétabli, les dieux procèdent au scrutin secret. La pluralité est pour Marc-Aurèle. Cependant Jupiter, après avoir dit quelques mots en particulier à son père, ordonne à Mercure de faire une proclamation. La voici : « Hommes, qui êtes venus à ce combat, nos lois et nos sentences sont telles, que le vainqueur s'en réjouisse et que le vaincu ne s'en plaigne pas. Allez donc, chacun selon votre goût, vivre sous la conduite et sous la tutelle d'un dieu : que chacun de vous choisisse son protecteur et son guide. » Après cette proclamation, Alexandre court auprès d'Hercule, Octavien auprès d'Apollon, et Marc-Aurèle s'attache étroitement à Jupiter et à Saturne. Après avoir longtemps erré et couru de côté et d'autre, César est pris en pitié par le grand Mars et par Vénus, qui l'appellent auprès d'eux. Trajan court vers Alexandre s'asseoir à ses côtés. Constantin, qui ne trouve point chez les dieux de modèle de sa conduite, voit la Mollesse près de lui et va se ranger auprès d'elle. Celle-ci le reçoit tendrement, le serre entre ses bras, le revêt d'étoffes aux brillantes couleurs, l'ajuste au mieux et l'emmène auprès de la Débauche. Il y trouve son fils installé et criant à tout venant : « Corrupteurs, meurtriers, sacrilèges, êtres infâmes, venez ici hardiment : je vous rendrai purs à la minute en vous lavant dans cette eau; et quiconque retombera dans les mêmes crimes, je ferai que, en se frappant la poitrine et en se cognant la tête, il. redevienne pur comme devant. » Constantin ravi se place donc auprès de la Débauche, et emmène ses fils hors de l'assemblée des dieux. Mais les démons vengeurs de l'athéisme le tourmentent, lui et les siens, pour expier le sang de ses proches, jusqu'à ce que Jupiter leur donne un peu de relâche en faveur de Claude et de Constance. "Quant à toi, dit Mercure en s'adressant à moi, je t'ai fait connaître Mithra, ton père. A toi d'observer ses commandements, afin d'avoir en lui, durant ta vie, un port et un refuge assurés, et que, lorsqu'il faudra quitter le monde, tu puisses, avec un doux espoir, prendre ce dieu comme un guide favorable".