[60,0] Lettre LX. A HÉLIODORE, SUR LA MORT DE NÉPOTIEN. SON ÉLOGE FUNÈBRE. [60,1] Un grand sujet est un fardeau trop lourd pour un petit esprit; quand il s'engage dans une entreprise qui surpasse ses forces, il y succombe malgré tous les efforts qu'il fait pour en soutenir le poids; et plus le sujet qu'il entreprend de traiter a de grandeur, plus il est accablé des choses qu'il a à dire et qu'il ne saurait exprimer. Népotien, mon fils, votre fils, le nôtre, ou plutôt celui de Jésus-Christ, et qui, par cette raison-là même, était plus véritablement à nous. Népotien a laissé des vieillards accablés de sa perte et d'une douleur insupportable. Celui que nous regardions comme notre successeur, il est mort. A qui consacrerai-je désormais le fruit de mes travaux et de mes veilles? A qui prendrai-je le plaisir d'écrire des lettres ? Où est-il celui qui ne me donnait ; jamais de relâche, et qui, avec une voix plus douce que celle du cygne, fit encore l'éloge de mes ouvrages un peu avant de mourir? Mon esprit est stupéfait, ma main tremble, mes yeux se troublent, ma langue bégaie. En vain voudrais-je parler; puisque Népotien ne m'entend plus, il me semble que personne ne m'entend ; mon stylet même, sensible en quelque sorte à ma douleur, est couvert de rouille, et la cire de mes tablettes a je ne sais quoi de plus sombre qu'à l'ordinaire. Dès que je m'efforce de parler, et que j'entreprends de jeter pour ainsi dire quelques fleurs sur la tombe de cet illustre mort, aussitôt les larmes coulent de mes yeux, ma douleur se réveille, et je me trouve comme enseveli dans un abîme de deuil et d'amertume. Les enfants avaient coutume autrefois de faire l'éloge funèbre de leurs parents, en présence du cadavre, afin d'exciter par un chant lugubre les larmes et les gémissements de leurs auditeurs. Mais aujourd'hui les choses ont changé à notre égard; et la nature, pour notre malheur, a perdu ses droits, puisque l'on voit deux vieillards rendre à un jeune homme les devoirs de la sépulture qu'ils devaient attendre de lui. [60,2] 2 Que ferai-je donc? Mêlerai-je mes larmes aux vôtres? Mais l'apôtre saint Paul semble nous le défendre, lorsqu'il appelle la mort des Chrétiens un sommeil. Jésus-Christ dit aussi dans l'Evangile : « Cette fille n'est pas morte, elle n'est qu'endormie;» et il ressuscita Lazare, parce que sa mort n'était qu'un sommeil. Me réjouirai-je avec vous de ce que Dieu a enlevé Népotien du monde, de peur que la corruption et la malignité qui y règnent ne corrompissent cette âme innocente qui était si agréable à ses yeux ? Mais en vain m'efforcé je de retenir mes larmes; je les sens couler malgré moi, et l'espérance de la résurrection future, jointe aux maximes de vertu que la religion nous enseigne, n'est point capable de me soutenir dans l'accablement où me jette la perte d'une personne qui m'était si chère. Cruelle et impitoyable mort, qui sépares les frères les uns d'avec les autres, et qui romps tous les liens que forme l'amitié la plus vive! « Le Seigneur a fait venir un vent brûlant qui s'est élevé du désert, qui a mis tous les ruisseaux à sec, et qui en a fait tarir la source. Il est vrai que tu as englouti notre Jonas, mais il a toujours été vivant dans ton sein; il y est entré comme un homme mort, afin de calmer la tempête dont le monde était agité et de sauver notre Ninive par sa prédication; il t'a vaincue, il t'a égorgée. Ce prophète fugitif, après avoir abandonné son héritage et sa maison, s'est livré lui-même entre les mains de ceux qui cherchaient à le perdre; c'est lui qui autrefois te disait par la bouche d'Osée, avec un air menaçant : « O mort, un jour je serai ta mort ! ô enfer, je serai ta ruine ! » Sa mort a été pour toi un principe de mort, et pour nous une source de vie ; tu as cru le dévorer, mais c'est lui-même qui t'a dévorée; car, dans le temps qu'attirée par l'appât du corps mortel dont il s'était revêtu, tu t'apprêtais déjà à le dévorer comme ta proie, tu t'es trouvée prise toi-même à un hameçon qui t'a cruellement déchiré les entrailles. [60,3] 3 Divin Sauveur, nous vous rendons grâces, nous qui sommes vos créatures, de nous avoir délivrés par votre mort de ce redoutable ennemi. Avant sa défaite qu'y avait-il de plus misérable que l'homme, qui, toujours frappé de l'image affreuse d'une mort éternelle, semblait n'avoir revu la vie que pour la perdre sans ressource ? Car « depuis Adam jusqu'à Moïse, la mort a exercé son empire sur ceux même qui n'ont point péché par une transgression de la loi de Dieu, comme a fait Adam. » Si Abraham, Isaac et Jacob sont descendus aux enfers, quel est l'homme qui sera monté au ciel ? Si ces hommes justes, qui n'étaient coupables d'aucun crime, et que vous regardiez comme vos amis, ont été compris dans le péché d'Adam et dans le résultat de sa désobéissance, quelle aura été la destinée de ces impies qui ont dit dans leur coeur : « Il n'y a point de Dieu ; » qui se sont corrompus et qui sont devenus abominables dans leurs désirs; qui se sont écartés du droit chemin, et qui, depuis le premier jusqu'au dernier, n'ont fait aucun bien ! Quoique l'on nous représente Lazare dans le sein d'Abraham et dans un lieu de rafraîchissement, n'y a-t-il pas toujours une différence infinie entre l'enfer et le royaume des cieux? Avant Jésus-Christ, Abraham est détenu dans les enfers, mais après sa mort le larron est revu dans le paradis. C'est pourquoi, lorsque ce divin Sauveur sortit du tombeau, plusieurs saints, qui étaient dans le sommeil de la mort, en sortirent avec lui et parurent dans la Jérusalem céleste. Et l'on vit alors la réalisation de cette parole de l'apôtre saint Paul : « Levez-vous, vous qui dormez, sortez d'entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera. » Jean-Baptiste crie dans le désert: « Faites pénitence, parce que le royaume du ciel est proche. » Car depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu'à présent, on ne prend le royaume du ciel que par force et on ne l'emporte que par violence. Jésus Christ nous a ouvert le paradis par sa mort, et il a éteint dans son sang ce glaive de feu que tenait un chérubin pour nous en défendre l'entrée. Il ne faut point s'étonner que l'on nous promette tous ces avantages au jour de la résurrection, puisque ceux même qui dans une chair mortelle ne vivent point selon la chair sont déjà censés citoyens du ciel, et que le Fils de Dieu dit dans l'Evangile à des hommes qui vivaient encore sur la terre : « Le royaume de Dieu est au dedans de vous. » [60,4] 4 Ajoutez à cela que quoique, avant la résurrection de Jésus-Christ, Dieu ne fût connu que dans la Judée, et que son nom ne fût grand qu'en Israël, néanmoins cette connaissance que les Juifs avaient du vrai Dieu, ne les empêchait pas de descendre aux enfers. Dans ces temps malheureux, tous les hommes qui habitaient la terre, depuis les Indes jusqu'à la Bretagne, depuis le septentrion jusqu'au midi ; toute cette foule prodigieuse de peuples, toutes ces nations aussi innombrables dans leur multitude que différentes dans leur langage, dans leurs coutumes, dans leurs habits et leurs armes, tous ces gens-là vivaient alors et mouraient comme des bêtes (car sans la connaissance de son Créateur, tout homme est une brute). Maintenant chez toutes les nations, la renommée et les écrits ont fait connaître la Passion et la Résurrection du Christ. Je ne compte point ici les Hébreux, les Grecs et les Latins, ces peuples dont Jésus-Christ consacra la foi par l'inscription mise au haut de sa croix. Les Indiens, les Perses, les Egyptiens et les Goths raisonnent aujourd'hui en véritables philosophes sur l'immortalité de l'âme, qui a paru incroyable à Démocrite, un songe à Pythagore, et dont Socrate ne s'entretint dans sa prison que pour se consoler de sa condamnation. Les Besses et tant d’autres peuples barbares, couverts de peaux de bêtes, et qui autrefois immolaient des hommes aux mânes des morts, oubliaient leur férocité naturelle au doux nom de la croix ; et aujourd'hui le Christ est la voix du monde entier. [60,5] 5 Mais que fais-je? quel est mon dessein? Que dois-je dire d'abord ? que dois-je taire ? Ai-je donc oublié les règles de la rhétorique ? Occupé du sentiment de ma douleur, abîmé dans mes larmes, étouffé par mes sanglots, me serais-je écarté de mon sujet ? Qu'est devenue cette étude des belles-lettres dont j'ai fait mon occupation et mon plaisir dès mes plus tendres années ? Quel usage fais-je, aujourd'hui de ces belles paroles de Télamon et d'Anaxagore, qui sont dans la bouche de tout le monde : « Je savais bien que j'étais père d'un homme mortel. » J'ai lu tous les ouvrages de Crantor, où Cicéron même a été chercher des adoucissements à sa douleur. J'ai parcouru tout ce que Platon, Diogène, Clitomaque, Carnéade et Possidonius ont écrit de plus propre à dissiper les plus grands chagrins; de manière que si je voulais puiser dans les ouvrages que ces philosophes ont composés en divers temps pour adoucir les peines de plusieurs personnes affligées, j'y trouverais des sources abondantes qui me rendraient fécond, quelque stérile que je fusse d'ailleurs sur ces sortes de sujets. Ils nous proposent la fermeté admirable de plusieurs grands hommes, et particulièrement de Périclès et de Xénophon, disciples de Socrate : le premier eût le courage de parler en public avec la couronne sur la tête, dans le temps même qu'il venait de perdre deux de ses enfants; et le second, apprenant la mort de son fils, au moment où il offrait des sacrifices aux dieux, ôta la couronne qu'il portait, puis la remit aussitôt sur sa tête, ayant su que son fils avait été tué en combattant courageusement pour la patrie. Que dirai-je de ces capitaines romains, dont les grandes actions sont comme autant d'étoiles qui brillent dans nos histoires? Pulvillus faisait la consécration du Capitole, lorsqu'on lui annonça la mort de son fils qu'un accident imprévu venait de lui ravir; il n'en parut pas ému et commanda froidement que l'on fit ses obsèques en son absence. L'on a vu un Lucius Paulus recevoir dans Rome durant sept jours les honneurs du triomphe, au milieu même des funérailles de deux de ses enfants. Je ne dis rien ici d'un Maxime, d'un Caton, d'un Gallus, d'un Pison, d'un Erutus, d'un Scévola, d'un Metellus, d'un Scaurus, d'un Martius,d'un Crassus, d'un Marcellus et d'un Aufidius, qui n'ont pas fait paraître moins de fermeté dans les disgrâces que de courage dans les combats; et dont Cicéron nous a décrit les malheurs dans le livre qu'il a intitulé de la Consolation. Car je ne veux pas que l'on puisse me reprocher d'avoir emprunté des autres tout ce que je dis, au lieu de le tirer de mon propre fonds. Au reste, ce que je viens de dire ici en passant doit nous couvrir de confusion, si notre foi ne nous rend pas capables de cette constance héroïque dont la vertu païenne nous a laissé de si grands exemples; [60,6] 6 je reviens donc à mon sujet. Je ne pleurerai point ici, comme Jacob et David, des enfants que la Loi a vus mourir, mais je recevrai avec Jésus-Christ des morts que l'Evangile voit ressusciter. Car le deuil des Juifs est la joie des chrétiens. «Le soir, » dit le prophète-roi, « nous serons dans les larmes, et le matin dans la joie. La nuit est déjà fort avancée et le jour s'approche. » Aussi voyons-nous dans l'Ecriture sainte que les enfants d'Israël pleurèrent la mort de Moïse, et qu'au contraire ils ensevelirent Josué sur la montagne, sans donner aucune marque de douleur. Lorsque j'étais à Rome, j'écrivis à Paula une lettre pour la consoler de la mort de sa fille Blesilla, et j'employai dans cet ouvrage tout ce que les saintes Ecritures peuvent fournir de plus propre à calmer les chagrins d'une personne affligée. Je suis donc obligé aujourd'hui d'aller au même but par une route différente, de peur que l'on ne m'accuse de prendre le même chemin que j'ai fait autrefois, et dont les traces sont déjà effacées. [60,7] 7 Nous savons, vous et moi, que notre cher Népotien est avec le Christ et en la compagnie des saints, et que, voyant de près ces biens immortels qu'il n'avait qu'aperçus de loin et qu'il recherchait ici-bas avec nous comme les seuls capables de le rendre heureux, il s'écrie maintenant: « Nous avons vu de nos yeux dans la cité du Dieu des armées, dans la cité de notre Dieu tout ce que nous avions entendu dire. » Néanmoins nous gémissons toujours sous le poids de la douleur que nous cause son absence. Ce n'est pas son sort, c'est le nôtre que nous plaignons; et plus son bonheur est grand, plus aussi est grand notre regret d'en être privé. Marthe et Marie, quoique assurées de voir ressusciter leur frère Lazare, pleurèrent sa mort; et Jésus-Christ. même, qui devait lui rendre la vie, le pleura pour faire voir, par ces marques de douleur, qu'il était sensible comme le reste des hommes. Saint Paul, qui souhaitait avec tant d'ardeur de se voir dégagé des liens du corps, et qui disait : « Jésus-Christ est ma vie, et la mort m'est un gain ; » cet apôtre donc, par un sentiment de charité plutôt que par un manque de foi, remercie Dieu de lui avoir rendu Epaphras, qui était atteint d'une maladie mortelle, et dont la perte aurait été pour lui un surcroît d'affliction. Combien plus vive donc doit être votre douleur, vous dont le coeur a été cruellement déchiré par la mort de Népotien, dont vous étiez tout à la fois et l'oncle et l'évêque, c'est-à-dire le père et selon l'esprit et selon la chair ? Mais je vous supplie de ne vous pas abandonner à une tristesse exagérée, et de vous souvenir de cette maxime : « rien de trop. » Modérez donc un peu votre douleur, pour entendre l'éloge d'un neveu dont vous avez toujours aimé la vertu; et ne regrettez pas sa perte, mais réjouissez-vous de l'avoir eu vertueux. Je vais retracer, non pas un portrait achevé, mais une légère esquisse de ses vertus ; imitant les géographes qui ont l'art de faire sur une petite carte le plan de toute la terre. Ne regardez point mes forces, mais ma volonté. [60,8] 8 Pour louer quelqu'un les rhéteurs ont coutume de remonter jusqu'à ses aïeux, de rappeler la mémoire de leurs belles actions, et de descendre ensuite, comme par degrés, jusqu'à celui dont ils entreprennent l'éloge, afin de relever sa gloire par les vertus de ses ancêtres, en faisant voir, ou qu'il s'est toujours montré digne des plus célèbres, ou qu'il a lui-même rendu illustres ceux qui ne l'étaient pas. Mais pour moi je ne prétends point mêler ici, avec les qualités du coeur que je veux louer en Népotien, les avantages de la chair et du sang qu'il a toujours méprisés. Je ne vanterai point sa naissance, c'est-à-dire un bien qui ne lui appartient pas, puisque je sais qu'Abraham et Isaac, ces hommes si saints, ont été les pères d'lsmaël et d'Esaü, qui n'étaient que des pécheurs ; et qu'au contraire l'apôtre saint Paul met au rang des justes Jephté, dont la naissance n'était pas légitime. « Celui qui aura commis un péché, » dit Dieu dans Ezéchiel, « sera lui-même condamné à mort en punition de son crime; » par conséquent, celui qui n'aura point péché ne sera point puni de mort; car Dieu ne rejette sur les enfants ni les vertus ni les vices de leurs pères, et ils ne répondent pour eux-mêmes que depuis leur régénération en Jésus-Christ. Saint Paul commença d'abord par persécuter l'Église; mais ensuite ce loup ravissant de la tribu de Benjamin partagea sa proie et se soumit à Ananias, une des brebis du troupeau. Remontons donc jusqu'au temps où notre cher Népotien commença de renaître en Jésus-Christ, et envisageons-le comme s'il ne faisait que de sortir des eaux du Jourdain. [60,9] 9 Si quelque autre que moi faisait ici son éloge, peut-être rappellerait-il que, sacrifiant tout aux intérêts de son salut, vous avez quitté autrefois l'Orient et la solitude où vous vous étiez retiré; que, malgré notre amitié, vous m'avez abandonné cruellement, en me faisant néanmoins toujours espérer votre retour ; qu'enfin vous avez voulu donner vos premiers soins à une soeur demeurée veuve et chargée d'un petit enfant, pour, en cas qu'elle ne voulût pas suivre vos conseils , songer du moins à conserver un neveu qui vous était si cher. (Car c'est de Népotien même que je vous disais autrefois : « Quelques caresses que votre petit neveu vous fasse pour vous retenir. ») L'on ajouterait encore qu'étant au service des empereurs, il portait un dur cilice sous la cuirasse et sous le lin; qu'il ne paraissait jamais en présence de ces maîtres du monde qu'avec un visage défait et abattu par une continuelle abstinence; que sous les habits du siècle, il combattait pour Dieu : de sorte qu'il semblait n'avoir embrassé cette profession que pour être plus en état de secourir les malheureux, de protéger les veuves et les pupilles, et de défendre ceux qui étaient injustement opprimés. Quoique tous ces retards qui nous empêchent de nous donner entièrement à Dieu ne me plaisent pas, et que l'Écriture sainte, après nous avoir fait le détail des bonnes couvres du centurion Corneille, nous parle aussitôt de son baptême; [60,10] 10 néanmoins, je compte beaucoup sur ces heureux commencements d'une foi naissante, persuadé qu'un homme qui a servi avec tant de zèle un prince étranger gagnera des couronnes dès qu'il viendra à combattre sous les enseignes de son propre roi. Népotien après avoir changé d'habit et quitté le baudrier, distribua aux pauvres tout ce qu'il avait gagné au service de l'empereur, pratiquant à la lettre ce que Jésus-Christ dit dans l'Évangile : « Si quelqu'un veut être parfait, qu'il vende tout ce qu'il possède, qu'il en donne le prix aux pauvres, et qu'il me suive. » Et ailleurs : « On ne saurait servir deux maîtres; on ne saurait aimer tout à la fois Dieu et l'argent. » De tout ce qu'il possédait, il ne se réserva qu'une méchante tunique et un pauvre manteau pour se garantir du froid ; s'habillant d'ailleurs à la mode du pays, sans affecter de paraître ou plus propre ou plus négligé que les autres. Il souhaitait ardemment de se retirer dans les monastères de l'Égypte, ou de visiter les solitaires de la Mésopotamie, ou de mener une vie cachée dans ces îles de la Dalmatie qui ne sont séparées de la terre ferme que par le détroit d'Altino: cependant, il ne put jamais se résoudre à quitter un oncle et un évêque dont la vie était un modèle accompli de vertu, qu'il avait sans cesse devant les yeux, et sur lequel il pouvait aisément se former sans sortir de chez lui. Dans une même personne il imitait la sainteté d'un solitaire et respectait la dignité d'un évêque. Quoiqu'il fût toujours en la compagnie de son oncle, néanmoins l'assiduité, comme il arrive ordinairement, ne le rendit jamais plus familier ni la familiarité moins respectueux; il l'honorait comme son propre père, et il l'admirait comme si chaque jour il l'eût vu pour la première fois. Quoi de plus? il s'engage dans l'état ecclésiastique, et, après avoir passé par tous les degrés de la cléricature, il est ordonné prêtre. O Dieu! combien ce rang où il se vit élevé lui arracha-t-il de gémissements et de soupirs ! Combien de fois refusa-t-il de prendre un peu de nourriture ! Combien de temps fut-il sans oser se montrer en public! C'est la première et la seule fois qu'il ait montré du chagrin contre son oncle, se plaignant qu'on le faisait prêtre trop jeune, et qu'on lui imposait un fardeau dont il ne pouvait soutenir le poids. Mais toute sa résistance ne servait qu'à redoubler l'empressement que l'on avait de le voir élevé à ces hautes fonctions; il s'en rendait plus digne par ses refus, et le sentiment qu'il avait de son indignité ne faisait qu'augmenter l'idée que l'on avait conçue de son mérite. Nous avons vu de nos jours un second Timothée; nous avons vu dans une grande jeunesse cette prudence consommée qui tient lieu de cheveux blancs; nous avons vu Moïse élever au rang des prêtres un jeune homme en qui il trouvait la maturité des vieillards. Népotien donc, ne voyant dans la cléricature qu'un fardeau et non un honneur, songea d'abord à vaincre l'envie par son humilité. Il prit soin ensuite de ne donner par sa conduite aucune occasion aux mauvais bruits, et de s'attirer par sa réserve l'estime de ceux qui ne pouvaient sans jalousie voir un jeune homme au-dessus d'eux. Il soulagea les pauvres, visita les malades, les retira chez lui, adoucit leurs maux par des manières honnêtes, se réjouit avec ceux qui étaient dans la joie, pleura avec ceux qui pleuraient, servit de guide aux aveugles, nourrit ceux qui avaient faim, releva l'espérance des malheureux, consola les affligés. A voir dans quel degré de perfection il pratiquait chaque vertu en particulier, l'on eût dit que toutes les autres vertus lui manquaient. Se trouvait-il avec ses égaux ou avec des prêtres, il était toujours le dernier en rang et le premier au travail. Faisait-il une bonne oeuvre, il en renvoyait aussitôt le mérite et la gloire à son oncle. S'il échouait dans quelque entreprise, il donnait à entendre qu'il s'y était engagé sans sa participation, et se chargeait lui seul du mauvais succès. En public, il le respectait comme son évêque; en particulier, il le regardait comme son père. Il savait l'art de tempérer, par la sérénité de son visage, cet air grave que donne la vertu; son ris était toujours modéré, mais jamais bruyant. Se trouvait-il avec les veuves et les vierges consacrées à Dieu , il les respectait comme ses mères et les exhortait comme ses sœurs, sans jamais passer les bornes que prescrivent la modestie et la pudeur. Mais à peine était-il de retour chez lui, il se dépouillait en quelque façon de sa qualité d'ecclésiastique, et se livrait tout entier aux pénibles exercices de la vie solitaire; s'appliquant souvent à l'oraison, passant toujours une partie de la nuit en prières, offrant à Dieu et non pas aux hommes le sacrifice de ses larmes; jeûnant autant que ses forces, épuisées par un travail continuel, le lui pouvaient permettre; imitant en cela la prudence d'un cocher, qui ne pousse jamais trop ses chevaux. Était-il à table avec son oncle, il mangeait un peu de tout ce que l'on y servait, de manière que sans être superstitieux il était toujours sobre. Il ne parlait durant le repas que pour y proposer quelque question sur la sainte Ecriture, écoutant les autres avec plaisir, leur répondant avec modestie, s'attachant toujours à l'opinion qu'il croyait la véritable, réfutant sans emportement celle qui lui paraissait fausse, et songeant toujours plus à instruire qu'à vaincre ceux contre qui il disputait. Par une probité qui convenait parfaitement bien à son âge, il avouait de bonne foi de quel auteur il avait tiré ce qu'il disait, montrant ainsi une érudition profonde, alors même qu'il tâchait de s'en dérober la gloire. « Cette pensée, » disait-il, « est de Tertullien; celle-ci de saint Cyprien; c'est l'opinion de Lactance; c'est le sentiment de saint Hilaire; voici ce qu'en dit Minutius Félix; Victorin parle de la sorte; c'est ainsi qu'Arnobe s'explique. » Il me regardait et m'aimait comme l'intime ami de son oncle: aussi voulait-il bien me citer quelquefois. Appliqué sans cesse à la lecture des livres saints, il avait fait de son coeur comme une bibliothèque sacrée. [60,11] 11 Combien de fois m'a-t-il écrit au-delà des mers, pour me prier de lui envoyer quelqu'un de mes ouvrages! Combien de fois ma-t-il fait violence sur ce point; semblable à cet homme dont parle l’Evangile, qui, par sa persévérance, contraignit son ami de se lever au milieu de la nuit pour lui prêter trois pains semblable encore à cette pauvre veuve qui, par ses importunités, força un mauvais juge à lui rendre justice. Mais il vit bien par mon silence plutôt que par mes lettres que je n'étais pas disposé à répondre à ses désirs. C'est pourquoi il me fit prier par son oncle, qui pouvait plus librement demander cette grâce pour un autre, et qui, par le respect que réclame sa dignité, pouvait aussi l'obtenir plus aisément. Je cédai enfin à ses instantes prières, et lui dédiai un petit ouvrage qui sera un monument éternel de notre amitié. Après l'avoir reçu, il se vantait de posséder un trésor que n'avaient jamais égalé toutes les richesses de Darius et de Crésus. Il ne pouvait s'empêcher de le lire à tout moment, de l'avoir toujours entre les mains, de le porter dans son sein, d'en parler à toute heure; et comme il le lisait fort souvent dans le lit, il s'endormait sur cette lecture et laissait tomber doucement le livre sur son cœur. Si quelque étranger ou quelqu'un de ses amis venait le voir, il témoignait en leur présence combien il était sensible à cette marque que je lui avais donnée de mon amitié et de mon estime. Quand il rencontrait dans mon ouvrage quelque endroit un peu faible, il prononçait tous les mots avec tant de mesure, et les faisait si bien valoir par les différentes inflexions de sa voix, que l'approbation ou la censure des auditeurs ne tombait jamais que sur celui qui le lisait. D'où pouvait naître un si grand empressement, sinon d'un grand amour de Dieu? D'où pouvait venir cette application continuelle à méditer la mort du Seigneur, sinon d'un ardent désir de se voir uni à l'auteur de la loi ? Que les autres mettent tous leurs soins à amasser de l'argent, à en remplir leurs coffres, à gagner par leurs services les femmes dévotes, et à s'enrichir à leurs dépens; qu'ils deviennent plus riches dans le désert qu’ils ne l'étaient dans le siècle; qu'ils possèdent, au service d'un Dieu pauvre, des biens qui leur manquaient au service du démon qui les donne; et que l'Église ait la douleur de voir dans l'abondance des gens que le monde a vus auparavant dans la mendicité : le caractère de Népotien au contraire fut de regarder toujours les richesses avec dédain, et de n'avoir de l'empressement que pour les livres. Mais comme il se négligea toujours lui-même, et qu'il ne chercha point d'autre ornement que celui que donne la pauvreté, aussi n'épargna-t-il aucuns soins pour bien orner l'église. [60,12] 12 Si l'on regarde ce que je vais dire, par rapport à ce que j'ai déjà dit, peut-être n'y remarquera-t-on rien que de fort commun; mais du moins y découvrira-t-on le même esprit jusque dans les plus petites choses. Car comme Dieu ne se fait pas seulement admirer dans la création du ciel, de la terre, du soleil, de l'océan, des éléphants, des chameaux, des boeufs, des chevaux, des léopards, des lions, mais encore dans la production des plus petits insectes, tels que sont les fourmis, les mouches, les moucherons, les vermisseaux de terre et autres semblables dont les corps nous sont plus connus que les noms et où nous découvrons les mêmes traits de la sagesse du Créateur, qui parait en toutes choses également adorable ; de même une âme qui s'est entièrement consacrée à Jésus-Christ fait les plus petites actions avec autant de soin et de zèle que les plus grandes, persuadée qu'un jour Dieu lui demandera compte de tout, même d'une parole inutile. Népotien donc fut toujours fort soigneux de bien orner l'autel, de nettoyer les murailles, de frotter le pavé de l'église, de tenir le sanctuaire propre, de rendre les vases sacrés clairs et reluisants, de faire garder exactement la porte et de la couvrir toujours d'un voile ; enfin il se montra zélé pour les moindres cérémonies, et ne négligea rien de tout ce qui concernait son ministère. Si l'on voulait le trouver , c'était dans l'église qu'il fallait le chercher. L'antiquité a vu avec admiration Quintus Fabius qui, outre l'Histoire romaine qu'il composa, excella encore dans la peinture, et se rendit même plus recommandable par son pinceau que par sa plume. L'Écriture sainte nous montre aussi un Beseleel et un Hiram, né d'une femme tyrienne, qui furent remplis l'un et l'autre de la sagesse et de l'esprit de Dieu : le premier faisait tous les ornements du tabernacle, et le second tous les meubles du temple. Car il est des hommes d'un esprit si étendu et si heureux qu'il n'est point d'art où ils ne se distinguent par leur habileté; semblables en quelque sorte à ces terres grasses et à ces moissons abondantes, qui souvent ne sont que trop fertiles en tiges et en épis. C'est sous ce rapport que la Grèce autrefois estima tant un certain philosophie qui se vantait d'avoir fait lui-même tout ce qui servait à ses usages : tout, jusqu'à son anneau et son manteau, était de sa façon. C'est aussi la louange que l'on peut donner à Népotien ; car il avait soin d'orner les chapelles de l’Eglise et les autels des martyrs de toutes sortes de fleurs, de feuillages, et de branches de vigne; et l'on ne pouvait s'empêcher d'admirer le travail et le zèle d'un prêtre dans ces divers ornements, qui plaisaient à la vue autant par leur arrangement que par leur beauté naturelle. Fasse le ciel que cette vertu naissante se soutienne toujours! Que ne doit-on point attendre d'un jeune homme qui commence ainsi? [60,13] 13 Mais hélas! qui pourrait comprendre l'étendue de notre misère ? qui pourrait dire quelle est la fragilité de la vie, et sans le Christ tout n'est-il pas vanité ? Pourquoi reculer ? pourquoi balancer si longtemps à parler de la mort de Népotien? Je ne saurais y penser sans frémir; et comme si je pouvais ou prolonger sa vie ou différer sa mort, j'appréhende toujours d'aborder ce moment fatal. «Toute chair n'est que de l'herbe, et toute sa gloire passe comme la fleur des champs. » Que sont devenus les traits de ce beau visage et l'air majestueux de ce corps si bien fait, dont cette belle âme semblait être revêtue ? Hélas ! nous l'avons vu dans l'abattement et dans la langueur, semblable à un lis que le vent du midi dessèche; ou à une violette qui pâlit peu à peu et qui perd insensiblement tout son éclat. Consumé par les ardeurs d'une violente fièvre et pouvant à peine respirer, il consolait son oncle, accablé de tristesse. La joie était répandue sur son visage, et tandis que tout le monde fondait en larmes autour de son lit, il était le seul que l'on voyait sourire. Vous l'eussiez vu rejeter lui-même le pallium, donner la main à ceux qui étaient auprès de lui, s'apercevoir de mille choses qui échappaient aux autres, se lever à demi pour saluer ceux qui entraient et comme pour aller au-devant d'eux. A le voir, vous eussiez dit qu'il se préparait, non pas à mourir, mais à partir, et qu'il ne quittait pas ses amis, mais qu'il en changeait. Ici je sens couler mes larmes; et malgré tous mes efforts pour vaincre ma douleur, il m'est impossible de la cacher plus longtemps. Qui croirait que dans ces derniers moments il se souvint encore de notre amitié, et que dans son agonie il parut sensible au plaisir qu'il avait goûté dans nos études ? Ayant pris la main de son oncle : « Je vous prie, lui dit-il, d'envoyer cette tunique, que j'avais coutume de porter lorsque je servais à l'autel, à mon cher ami Jérôme, mon père par l'âge, mon frère par la cléricature. Quoiqu'il ne vous soit pas moins cher qu'à moi, je vous conjure néanmoins de lui donner dans votre coeur la place que j'y devais occuper moi-même. » Sa vie finit avec ces paroles, et il expira en tenant la main de son oncle et en lui marquant qu'il se souvenait de moi. [60,14] 14 Vous auriez bien désiré, j'en suis sûr, qu'un coup si funeste ne vous eût pas fait connaître combien vous étiez aimé de vos compatriotes, et je ne doute point que les marques d'affection qu'ils vous donnèrent alors ne vous eussent fait plus de plaisir dans une circonstance moins triste. Mais si ces témoignages d'estime ont quelque chose de plus agréable dans la prospérité, ils ont aussi dans l'adversité quelque chose de plus consolant. Toute la ville d'Altino, toute l'Italie même pleura la mort de Népotien. L'on mit son corps en terre, et son âme fût rendue au Christ. Alors vous cherchiez un neveu, et l’Eglise un prêtre. Votre successeur vous a précédé. Car tout le monde le jugeait digne de remplir votre place; en sorte que de deux évêques sortis d'une même famille, l'on a eu la joie d'en voir l'un élevé à cette haute dignité, et la douleur d'en voir l'autre privé par une mort prématurée. C'est une maxime de Platon, estimée et applaudie de tous les autres philosophes, « que la vie du sage doit être une méditation continuelle de la mort. » Mais l'apôtre saint Paul ajoute encore à cette pensée, lorsqu'il dit : « Il n'y a point de jour que je me meure pour votre gloire. » Car autre chose est de tenter, autre chose d'agir; autre chose de vivre pour mourir, autre chose de mourir pour vivre. Celui-là doit en mourant se voir dépouillé de toute sa gloire, au lieu que, celui-ci meurt tous les jours pour acquérir une gloire toujours nouvelle. Nous devons donc avoir sans cesse devant les yeux le moment fatal qui doit décider de notre destinée, et auquel, malgré nous, nous touchons toujours de près. En effet, quand même nous irions au-delà de neuf cents ans, comme ceux qui existaient avant le déluge, et que nous vivrions autant que Mathusalem; néanmoins, dès que cette longue suite d'années se serait écoulée, il faudrait toujours la compter pour rien. Lorsqu'une fois l'on a fourni sa carrière, et qu'une mort présente et inévitable nous ôte l'espérance d'une plus longue vie, toute la différence qu'il y a entre un homme qui n'a vécu que dix ans et un autre qui en a vécu mille est que celui-ci part chargé d'un plus grand nombre de péchés. La jeunesse passe rapidement ; les infirmités et les soucis de la vieillesse arrivent derrière elle, puis la mort impitoyable. Les anciens ont feint que Niobé, à force de pleurer, avait été changée en pierre et en bête. Hésiode disait qu'il fallait pleurer à la naissance des hommes, et se réjouir à leur mort. C'est aussi une belle pensée d'Ennius, qu'un des avantages des masses sur les rois, c'est qu'il est permis à un homme du peuple de pleurer ; mais qu'il sied mal à un roi de répandre des larmes. Un évêque doit en cela imiter les rois. Que dis-je? il est encore moins permis à un évêque de pleurer qu'à un roi. Un roi commande à des hommes qui sont contraints malgré eux de ployer sous son autorité; tandis qu'un évêque conduit des personnes qui se soumettent volontairement à sa direction. Celui-là gouverne ses peuples par la crainte et en fait des esclaves celui-ci au contraire se rend esclave de ceux qu'il gouverne. L'un a soin des corps qui doivent mourir un jour; l'autre veille à la conservation des âmes qui doivent vivre éternellement. Comptez que tout le monde a maintenant les yeux ouverts sur vous; que chacun observe ce qui se passe dans votre maison; que votre conduite, exposée à la vue de votre peuple, va devenir la règle de la sienne, et qu'il se croira obligé de vous imiter en tout ce qu'il vous verra faire. Soyez donc toujours sur vos gardes, et faites en sorte qu'il ne vous échappe rien qui puisse ou autoriser les calomnies de ceux qui ne cherchent qu'à censurer vos actions, ou engager dans le mal ceux qui prennent votre conduite pour le modèle de la leur. Faites tout ce que vous pourrez, et au-delà même de ce que vous pouvez, pour vaincre la tendresse de votre coeur et pour arrêter le cours de vos larmes, de peur que l'excès de votre affection pour votre neveu ne passe, dans l'esprit des infidèles, pour un véritable désespoir. Vous devez témoigner de l'empressement de le revoir, comme s'il était absent, et non pas le regretter comme un homme mort. Enfin donnez à connaître que vous ne pleurez pas sa perte, mais que vous attendez son retour. [60,15] 15 Mais que fais-je? et pourquoi m'amuser à panser une plaie que le temps et la raison ont déjà fermée? N'est-il pas plus à propos d'exposer ici à vos yeux les calamités de notre siècle et les disgrâces de nos derniers empereurs, pour vous faire comprendre qu'au lieu de plaindre Népotien de ce qu'il n'est plus au monde, vous devez le féliciter de ce qu'il est affranchi par sa mort de toutes les misères de la vie présente? L'empereur Constance, protecteur de l'hérésie arienne, mourut au petit bourg de Mopsueste, lorsqu'il s'avançait à grandes journées pour livrer bataille aux Perses, et en mourant il eut le chagrin de laisser l'empire à son ennemi. Julien, après avoir vendu son âme au démon et laissé l'armée chrétienne en proie aux ennemis, se sentit frappé dans la Médie de la main de Jésus-Christ même, qu'il avait renié dans les Gaules; et en voulant ajouter à l'Empire romain de nouvelles conquêtes, il perdit celles que ses prédécesseurs avaient faites autrefois. A peine Jovien commençait-il à goûter les douceurs de la royauté, qu'il fut étouffé par la vapeur de charbon ; et sa mort funeste et prématurée fut une nouvelle preuve de la fragilité et de l'inconstance des grandeurs humaines. L'empereur Valentinien, après avoir vu ravager le pays qui lui avait donné naissance, mourut d'un vomissement de sang avant d'avoir eu le temps de venger sa patrie. Son frère, Valens, ayant été défait par les Goth dans la Thrace, trouva en un même lieu et sa mort et son tombeau. Gratien, trahi par son armée et abandonné de toutes les villes qui étaient sur son passage, se vit exposé aux outrages et à la cruauté de ses ennemis; et tes murailles, ville de Lyon, portent encore les marques sanglantes de la main qui l'assassina. Le jeune Valentinien, qui n'était presque qu'un enfant, obligé d'abandonner sa cour et de vivre exilé dans un pays étranger, fut enfin tué assez près de la même ville où son frère avait été assassiné ; et pour ajouter l'infamie à la cruauté, l'on pendit à un arbre son corps inanimé. Que dirai-je de Procope, de Maxime et d'Eugène, qui durant leur règne firent trembler toute la terre? Ils ont paru chargés de fers en présence de leurs vainqueurs, et, par une disgrâce insupportable à des hommes qui se sont vus élevés au faîte des grandeurs, ils ont éprouvé, avant de périr par l'épée de leurs ennemis, tout ce que la servitude a de plus honteux et de plus humiliant. [60,16] 16 L'on me dira peut-être que c'est le sort des princes d'être exposés à toutes ces révolutions, et que la foudre tombe ordinairement sur les plus hautes montagnes. Voyons donc quelle a été la destinée des simples citoyens. Je ne parle que de ceux que nous avons vus tomber depuis deux ans, et, laissant à part une infinité de personnes qui ont fini leurs jours dans la misère, je me borne à vous rapporter ici la chute de trois hommes consulaires qui ont été depuis peu le jouet de la fortune. Abundantius est exilé à Pytionte, où il manque de tout. L'on a porté dans les rues de Constantinople la tête de Rufin au bout d'une lance; et, pour se moquer de son insatiable avarice, l'on a été mendier de porte en porte avec sa main droite, que l'on avait coupée. Timase s'est vu précipiter tout à coup du sommet des grandeurs; et, s'imaginant avoir échappé aux coups de sa mauvaise fortune, il s'estime trop heureux de mener à Asse une vie obscure et cachée. Mon dessein n'est pas de vous faire ici l'histoire des disgrâces de quelques malheureux ; je prétends seulement exposer à vos yeux la fragilité et l'inconstance des choses humaines. Mais je ne puis sans horreur décrire toutes les calamités de notre siècle. Depuis plus de vingt ans, l'on voit tous les jours couler du sang humain entre Constantinople et les Alpes Juliennes. La Scythie, la Thrace, la Macédoine thessalonique, l'Achaïe, l'Epire, la Dalmatie, l'une et l'autre Pannonie, sont en proie aux Goths, aux Sarmates, aux Quades, aux Alains, aux Huns, aux Vandales, aux Marcomans. Combien de femmes illustres, combien de vierges consacrées à Dieu, combien d'autres personnes du sexe, également distinguées et par leur mérite et par leur naissance, ont été exposées aux emportements et aux outrages de ces hommes brutaux ! L'on a vu les évêques chargés de fers, les prêtres et les clercs égorgés, les églises détruites, les autels de Jésus-Christ changés en écuries, les reliques des martyrs enlevées de leurs tombeaux. Partout ce n'était que deuil et que gémissement, et l'on était frappé en tous lieux et à toute heure de l'image affreuse d'une mort présente et inévitable. Hélas ! nous voyons tomber toute la puissance et toute la valeur de l'empire romain, et néanmoins notre orgueil se soutient toujours au milieu de ses ruines! Dans quelle horrible désolation sont plongés aujourd'hui les Corinthiens, les Athéniens. les Lacédémoniens, les Arcadiens, et tous les autres peuples de la Grèce qui gémissent sous la cruelle domination de ces Barbares ! Je ne parle ici que de quelques villes qui formaient autrefois clés royaumes assez considérables. L'Orient semblait être à couvert de tous ces malheurs, et la seule consternation des peuples, alarmés du bruit qui s'en répandait partout, les lui faisait sentir. Mais enfin l'année dernière, des loups non pas de l'Arabie, mais du Septentrion, sortis des extrémités du mont Caucase, ravagèrent en peu de temps toutes ses provinces. Combien de monastères ces Barbares ne prirent-ils pas! combien de fleuves ne firent-ils pas rougir du sang humain! que de monde ils traînèrent en esclavage! Antioche et toutes les villes qu'arrosent l’Halis, le Cidnus , l'Oronte et l'Euphrate furent assiégées; et l'Arabie, la Phénicie, la Palestine et l'Egypte épouvantées, semblaient ne plus attendre que des fers. "Quand même j'aurais les cent voix de la renommée, même une voix de fer, je ne pourrais faire l'énumération de tous les maux qu'on a eu à souffrir". Je ne songe qu'à rapporter nos calamités, et je n'entreprends pas ici d'en retracer l'histoire: Salluste même et Thucydide ne pourraient pas trouver des termes assez énergiques, ni des expressions assez vigoureuses pour les raconter. [60,17] 17 Quel bonheur donc pour Népotien de ne point voir toutes ces misères! quel avantage pour lui de n'en point entendre parler! Nous sommes seuls à plaindre, nous qui les ressentons et qui sommes témoins de tous les maux qu'endurent nos frères. Cependant quelque grands que soient nos malheurs, ils ne sont point capables de nous détacher de la vie présente; et nous nous imaginons toujours que la destinée de ceux que la mort a affranchis de toutes ces misères, est plus digne de compassion que d'envie. Il y a longtemps que Dieu nous fait sentir le poids de sa colère, et néanmoins nous ne songeons point à l'apaiser. Ce sont nos péchés qui font triompher les Barbares et succomber les Romains; et comme si nous n'étions pas assez malheureux d'être exposés à tant de revers, nous avons encore la douleur de voir périr presque plus de monde par les guerres civiles que par l'épée des ennemis. Telle fut autrefois la misère des Juifs, qu'au mépris de cette malheureuse nation, Dieu donna à Nabuchodonosor la qualité de son serviteur; et tel est aujourd'hui notre malheur dont Dieu, irrité de l'excès de nos crimes, et ne daignant pas nous punir lui-même, se sert pour nous châtier d'un peuple cruel et barbare. La pénitence du roi Ezéchias arma pour sa défense un ange qui extermina durant une nuit quatre-vingt-cinq mille Assyriens. Josaphat chanta les louanges du Seigneur, et le Seigneur triompha pour Josaphat. Moïse eut recours à l'oraison, au lieu de se servir de l'épée pour combattre les Amalécites. Humilions-nous donc aussi, si nous voulons sortir de l'état malheureux où nous sommes réduits. Je ne saurais le dire qu'à notre honte ; mais à voir les Romains, ces vainqueurs et ces maîtres du monde, craindre, trembler et succomber à la vue d'un ennemi qui ne peut pas seulement marcher, et qui se croit en danger dès qu'il touche à terre, ne dirait-on pas que nous avons perdu tout à la fois et la raison et la foi? ne voyons-nous pas ici l'accomplissement de ce que les prophètes ont prédit, qu'un seul homme en ferait fuir mille? Si nous voulons nous délivrer de tous ces maux, faisons-en tarir la source ; et nous verrons en même temps les flèches de nos ennemis céder à nos javelots, leurs tiares à nos casques, et leurs méchants chevaux à notre cavalerie. [60,18] 18 J'ai passé ici les bornes d'une lettre de consolation, et en voulant vous empêcher de pleurer la mort d'une seule personne, je n'ai pu me défendre de pleurer moi-même celle de tous les hommes. L'on dit que Xerxès, ce roi si puissant qui aplanit les montagnes et combla les mers, considérant d'un lieu élevé cette multitude prodigieuse d'hommes dont son armée était composée, ne put retenir ses larmes, en pensant que de tous ceux qu'il voyait alors il n'y en aurait pas un seul en vie au bout de cent ans. Ah! plût à Dieu que nous fussions aussi, vous et moi, en un lieu d'où l’on pût découvrir toute la terre! De là je vous ferais voir le monde enseveli sous ses propres ruines ; tous les hommes acharnés à se détruire les uns les autres, nation contre nation, royaume contre royaume; les uns livrés aux tourments, les autres mis à mort; ceux-ci abîmés dans les flots, ceux-là trainés en esclavage. Vous y verriez naître les uns et mourir les autres; ici des gens qui se marient, là des malheureux qui gémissent; ceux-là enivrés de délices, ceux-ci accablés de misère. Vous y verriez enfin non-seulement l'armée d'un Xerxès, mais tous les hommes de la terre, qui sont aujourd'hui pleins de vie et qui dans peu de temps ne seront plus au monde. Mais il faut que je succombe ici sous le poids d'un si grand sujet, et je sens bien qu'il m'est impossible de vous en donner une juste idée. [60,19] 19 Revenons donc à nous-mêmes, et descendant pour ainsi dire de ce ciel où nous nous étions élevés, faisons quelque réflexion sur ce qui nous regarde. Dites-moi, je vous prie, vous êtes-vous jamais aperçu comment vous avez passé par tous les différents degrés de l'enfance, de l'âge de puberté, de la jeunesse, de l'âge viril et de la vieillesse? Nous mourons tous les jours et nous changeons à toute heure, et néanmoins nous nous croyons immortels. Le temps même que j'emploie, ici à dicter, à écrire, à retoucher et à corriger ce que j'ai écrit est un temps qu'il faut retrancher de ma vie. A chaque point que font mes copistes, j'en perds toujours quelque portion. Nous nous écrivons souvent; nos lettres passent les mers ; et à mesure que le vaisseau avance, nos jours s'écoulent, et chaque flot en emporte quelque moment. L'union étroite que l'amour de Jésus-Christ a formée entre nous, est le seul avantage qui nous reste. « La charité est patiente, elle est douce et bienfaisante; la charité n'est point envieuse, elle n'est point téméraire ni précipitée; elle ne s'enfle point d'orgueil, » elle tolère tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout. La charité ne finit jamais: « elle est toujours vivante dans le coeur. C'est par elle que Népotien, quoique absent, est toujours avec nous ; c'est par elle qu'il nous embrasse tendrement, malgré ces espaces infinis qui nous séparent. Nous trouvons en lui un gage assuré de notre amitié. Unissons-nous donc étroitement ensemble et d'esprit et d'affection. Supportons la perte d'un fils qui nous était si cher, avec cette fermeté d'âme que le saint évoque Chromatius a fait paraître à la mort de son frère. Ne parlons que de Népotien dans nos écrits et dans nos lettres : souvenons-nous de lui, puisque nous ne pouvons plus le posséder; et si sa conversation nous manque, faisons du moins en sorte qu'il ne manque jamais à nos conversations.