[0] LETTRE LXXI. A LUCINUS RICHE ESPAGNOL. [1] Votre lettre est arrivée au moment où je n'espérais plus recevoir de vos nouvelles; elle m'a été d'autant plus agréable que je m'y attendais moins, et elle a réveillé toute mon affection endormie par un long silence. Quoique je ne vous aie jamais vu, j'ai souhaité ardemment de me voir uni avec vous par les liens de l'amitié, et j'ai dit en moi-même :«Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, et je m'envolerai et trouverai mon repos, » en trouvant celui que j'aime. Ce que Jésus-Christ a dit autrefois : que « plusieurs viendraient d'Orient et d'Occident, et se reposeraient dans le sein d'Abraham, » est aujourd'hui accompli à votre égard. Je crois voir dans la foi de Corneille, qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'Italique, une image de la foi de mon cher Lucinus. L'apôtre saint Paul, écrivant aux Romains, leur dit : « Lorsque je ferai le voyage d'Espagne, j'espère vous voir en passant, et que vous me conduirez en ce pays-là. » Quand cet apôtre passe tant de mers pour venir en Espagne, il prouve ce qu'il espérait de cette province. Après avoir jeté en peu de temps les fondements de l'Évangile dans le pays qui s'étend depuis Jérusalem jusqu'à l'Illyrie, il entre dans Rome enchaîné pour délivrer ceux qui gémissaient sous les chaînes de l'erreur et des superstitions païennes. Il demeure deux ans entiers dans un logis qu'il avait loué, afin de nous préparer une demeure éternelle dans l'un et l'autre Testament. « Ce pêcheur d'hommes » vous a pris comme une belle dorade dans son filet apostolique, et vous a tiré sur le rivage parmi une infinité d'autres poissons. Vous avez abandonné les eaux amères et les gouffres salés de la mer; vous avez quitté les cavernes des montagnes ; et, méprisant ce monstrueux Leviathan qui règne dans les eaux, vous vous êtes retiré avec Jésus-Christ dans le désert, afin de pouvoir dire, comme le prophète-roi : « Sur une terre déserte , sans route et sans eau , je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire. » Et ailleurs : « Je me suis éloigné par la fuite et j'ai demeuré dans la solitude, où j'attendais celui qui m'a délivré de l'effroi de la tempête. » Maintenant donc que vous êtes sorti de Sodome, et que vous vous hâtez de gagner le haut de la montagne, je vous conjure avec toute l'affection d'un père, de ne point regarder derrière vous. Vous avez mis la main à la charrue ; vous avez touché le bord de la robe du Sauveur, et ses cheveux, encore tout mouillés de la rosée tombée pendant la nuit, je vous prie de ne les quitter jamais. Élevé au faite des vertus, ne descendez point pour prendre les habits dont vous vous êtes dépouillé; ne quittez point le champ où vous êtes pour retourner en votre maison; ne vous laissez point enchanter, à l'exemple de Lot, par ces jardins délicieux, arrosés non comme la Terre-Sainte, des pluies du ciel, mais des eaux du Jourdain, qui, malgré leur pureté, deviennent bourbeuses en se mêlant avec les eaux de la mer Noire. [2] Plusieurs commencent bien, mais peu arrivent à perfection. « Lorsqu'on court dans la carrière, tous courent : mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix. » Quant à nous, l'apôtre saint Paul nous dit : « Courez de manière à remporter le prix. » Celui qui préside à nos combats n'est point susceptible de jalousie ; il ne cherche point à humilier les uns par le triomphe des autres, et il ne souhaite rien tant que de voir tous ses athlètes dignes de la couronne. Mon cœur est plein de joie, et je verse des larmes comme si j'étais pénétré de la douleur la plus vive. Semblable à Ruth, je ne m'exprime que par les pleurs que l'amitié me fait répandre. Zachée, chef des publicains, se convertit en un moment et mérite de recevoir le Christ dans sa maison. Marthe et Marie le reçoivent chez elles et lui préparent à manger. Une femme de mauvaise vie lui lave les pieds avec ses larmes ; et, répandant sur lui le parfum de ses bonnes oeuvres, elle embaume son corps d'avance et prévient le temps de sa sépulture. Simon le lépreux invite ce divin maître et ses disciples à venir manger chez lui, et Jésus-Christ y va. Dieu dit à Abraham : « Quittez votre pays, vos parents et la maison de votre père, et venez en la terre que je vous montrerai. » Abraham, quittant aussitôt la Chaldée et la Mésopotamie, va chercher ce qu'il ne connaît point, de peur de perdre ce qu'il a trouvé ; persuadé qu'il ne pouvait tout à la fois et demeurer dans son pays et posséder le Seigneur. Aussi fut-il appelé « hébreu, » nom mystérieux qui veut dire « passager, » et que les Grecs expriment par le mot «perates,» parce que les vertus qu'il avait pratiquées jusqu'alors, ne satisfaisant pas son zèle, et oubliant ce qu'il avait déjà fait, il ne pensait qu'à ce qu'il lui restait à faire, comme dit le prophète : « Ils iront de vertu en vertu. » Cet illustre patriarche vous apprend par son exemple à ne point chercher vos propres intérêts, mais ceux d'autrui, et à regarder comme vos frères, vos proches et vos parents, ceux qui vous sont unis en Jésus-Christ. « Ceux-là sont ma mère et mes frères, qui font la volonté de mon Père. » [3] Vous avez une femme qui autrefois vous était unie selon la chair, et qui aujourd'hui est votre compagne selon l'esprit. Vous ne la regardez plus comme votre femme, mais comme votre soeur. Elevée au-dessus des faiblesses de son sexe , elle a le courage d'un homme ; inférieure à vous autrefois, elle vous égale aujourd'hui « par la pratique des mêmes vertus. » Attachés l'un et l'autre à un même joug, vous travaillez de concert à vous avancer vers le royaume du ciel. Lorsqu'on est trop économe et que l'on compte souvent ses revenus, on n'est guère disposé à s'en dépouiller. Joseph ne put s'échapper des mains de l'Egyptienne qu'en abandonnant son manteau. Ce jeune homme qui suivait Jésus-Christ couvert seulement d'un linceul, voyant que les soldats l'avaient saisi par là, il le leur laissa entre les mains et s'enfuit tout nu. Elie, se voyant enlevé au ciel dans un chariot de feu, laissa tomber à terre son manteau qui n'était que de peau de brebis. Elisée offrit à Dieu, en sacrifice, les boeufs et les charrues dont il se servait pour labourer la terre. « Celui qui touche la poix, » dit un sage, « en sera souillé. » Quand on est uniquement occupé des choses du monde et du soin d'augmenter ses revenus, on ne conserve jamais assez de liberté d'esprit pour penser aux choses de Dieu. « Car quelle union peut-il v avoir entre la justice et l'iniquité? quel commerce entre la lumière et les ténèbres? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? quelle société entre le fidèle et l'infidèle? » «Vous ne pouvez, » dit le Seigneur, «servir tout à la fois Dieu et l'argent. » Renoncer aux richesses, c'est la vertu des commençants, et non pas des parfaits. Cratès de Thèbes et Antisthène ont porté leur détachement jusque-là. C'est aux chrétiens et aux apôtres à se donner à Dieu sans réserve et à sacrifier au Seigneur tout ce qu'ils possèdent, à l'exemple de cette pauvre veuve qui jeta dans le tronc deux petites pièces malgré sa propre indigence. Aussi méritèrent-ils d'entendre de la bouche de Jésus Christ même : « Vous serez assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël. » [4] Vous pensez bien vous-même que mon dessein est de vous inviter à venir demeurer dans la Terre-Sainte. Vous avez employé vos richesses à soulager les nécessités des malheureux, afin de pouvoir trouver un jour dans leur abondance une ressource à votre misère. Vous vous êtes servi de ces richesses injustes pour vous ménager des amis qui puissent vous recevoir dans les tabernacles éternels. Cet usage que vous avez fait de vos biens est digne de louanges, et égale les vertus de ces siècles apostoliques où les fidèles, après avoir vendu leurs héritages, en apportaient le prix aux pieds des apôtres, pour faire voir que l'avarice n'est digne que d'être foulée aux pieds. Mais le Seigneur ne cherche pas tant les richesses des fidèles que leur coeur. « L'homme riche, » dit le sage, « rachète sa vie par ses propres richesses, » c'est-à-dire par des biens qui ne sont point mal acquis, comme le même auteur dit ailleurs: « Honorez le Seigneur pour les biens que vous avez acquis par des voies justes et par votre propre travail. » On peut encore entendre par ces richesses que le sage appelle « propres » des trésors cachés, que les voleurs ne sauraient découvrir ni enlever par violence. Ce sens me parait le plus naturel. [5] Mes ouvrages ne sont point dignes de votre curiosité; ce n'est que par bonté que vous me témoignez avoir envie de les lire. Quoi qu'il en soit, je les ai donnés à vos envoyés pour les transcrire ; j'ai vu moi-même la copie qu'ils en ont faite, et je les ai avertis souvent d'avoir soin de les collationner et de corriger exactement sur l'original; car pour moi, je suis si occupé à recevoir les passants et les étrangers, qu'il m'a été impossible de relire tant de volumes. Vos envoyés même sont témoins que lors de leur départ d'ici, c'est-à-dire pendant le carême, j'étais à peine rétabli d'une longue maladie que j'ai faite. Si donc vous y trouvez quelque faute qui vous empêche d'en comprendre le sens, ne vous en prenez point à moi, mais à vos envoyés aussi bien qu'à l'ignorance des copistes, qui écrivent les choses comme ils les entendent, et qui, voulant se mêler de corriger les fautes des autres, démontrent eux-mêmes leur ineptie. Au reste, il n'est pas vrai, comme on vous l'a dit, que j'ai traduit les livres de Josèphe et les traités de saint Papias et de saint Polycarpe; je n'ai ni le temps ni la capacité pour traduire des ouvrages si excellents, et pour leur conserver, dans une langue étrangère, leurs beautés naturelles. J'ai traduit quelques traités d'Origène et de Dydime afin de faire connaître aux Latins , du moins en partie, les opinions des Grecs. J'ai fait transcrire par vos copistes le Canon de la Vérité hébraïque, excepté l'Octateuque, auquel je travaille actuellement. Je ne doute point que vous n'ayez la version des Septante ; il y a déjà plusieurs années que je l'ai corrigée avec beaucoup d'exactitude pour ceux qui aiment l'étude de l'Ecriture sainte. J'ai aussi rétabli le Nouveau-Testament sur l'autorité du texte grec; car comme on juge des versions de l'Ancien-Testament par rapport aux exemplaires hébreux, aussi doit-on juger des versions du nouveau par rapport au texte grec. [6] Vous me demandez si l'on doit jeûner le samedi et communier tous les jours, selon la pratique des Eglises de Rome et d'Espagne. Vous pouvez sur cela consulter les ouvrages d'Hippolyte, auteur habile, et de plusieurs autres écrivains qui ont réuni dans leurs écrits les opinions de différents auteurs. Pour moi, je crois que quand les traditions ecclésiastiques ne donnent aucune atteinte aux règles de la foi, nous devons les observer de la même manière que nous les avons reçues de nos prédécesseurs. Les pratiques d'une Eglise particulière ne préjudicient point à celles qui s'observent dans une autre. Plût à Dieu que nous pussions jeûner en tout temps, de même que saint Paul et les fidèles qui étaient avec lui (ainsi que nous le lisons dans les Actes des Apôtres) jeûnaient les jours de la Pentecôte et le dimanche ! On ne doit pas pour cela les accuser d'avoir été manichéens; car ils ne devaient pas préférer la nourriture du corps à celle de l'âme. Pourvu aussi qu'on ne se sente, coupable d'aucun crime et qu'on ne s'expose pas à recevoir sa condamnation, on peut communier tous les jours, comme dit le prophète : « Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux; » afin de pouvoir chanter avec lui: « Mon coeur a émis au dehors une bonne parole. » Ce n'est pas que je croie qu'on doive jeûner le dimanche, et depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte. Chaque province peut avoir sur cela des pratiques particulières, et suivre les traditions des anciens comme des lois apostoliques. [7] J'ai reçu les deux petits manteaux et l'habit de peau que vous avez bien voulu m'envoyer, pour mon usage ou pour en faire présent à quelque serviteur de Dieu. Pour moi, je vous envoie, et à votre soeur aussi, quatre petits cilices, qui marquent la pauvreté et la pénitence; ils conviennent à l'état que vous avez embrassé. J'y ai joint un livre, que j'ai composé depuis peu, et dans lequel j'ai expliqué d'une manière historique les visions prophétiques d'Isaïe, qui sont très obscures. J'espère que, toutes les fois que vous lirez mes ouvrages, vous vous souviendrez d'un ami qui vous aime tendrement; et que vous penserez à vous embarquer pour la Terre-Sainte, voyage que vous avez différé jusqu'à présent. Mais comme « la voie de l'homme ne dépend point de lui, et que c'est le Seigneur qui conduit ses pas ; » si par hasard vous trouviez quelque obstacle à votre dessein, ce qu'à Dieu ne plaise, je vous prie de faire en sorte que la distance des lieux ne sépare point ceux que la charité a unis, et qu'il y ait entre nous un commerce de lettres qui, malgré notre absence, me rende toujours présent mon cher Lucinus.