[118,0] LETTRE CXVIII. A JULIANUS. [118,1] Ausonius, votre frère, mon fils, ne m'étant venu voir qu'au moment de son départ, et m'ayant dit bonjour et adieu en même temps, a cru que ce serait s'en retourner à vide s'il ne vous portait quelque lettre de moi. Quoiqu'il eût déjà son habit de voyage et qu'on lui sellât au même moment un cheval de louage, néanmoins, il m'a forcé de dicter quelque chose. Je l'ai fait, mais avec tant de précipitation que le copiste pouvait à peine me suivre et écrire en abrégé ce que je lui dictais. Je ne vous écris donc aujourd'hui, après un long silence et si précipitamment, que pour vous donner des marques de mon estime et de mon amitié. Cette lettre n'est qu'une « improvisation » où vous ne trouverez ni ordre ni style ; tout y est sans art, et l'amitié seule s'y fait sentir. Je l'ai dictée sur-le-champ, et remise aussitôt à votre frère, qui était pressé de partir. « Un discours hors de saison , » dit l'Ecriture , « est comme une musique dans un temps de deuil. » C'est pour cela que, négligeant ici tous les ornements de la rhétorique qui flattent si fort la vanité des jeunes gens, je me suis attaché à la solidité de l'Ecriture sainte, où nous trouvons d'infaillibles remèdes à nos maux; où nous voyons Jésus-Christ rendre à une mère affligée l'enfant qu'elle avait perdu, ressusciter Lazare mort depuis quatre jours, et dire à ceux qui pleuraient la mort d'une jeune fille: « Elle n'est pas morte, elle n'est qu'endormie. » [118,2] J'ai appris qu'une mort précipitée, après vous avoir ravi presque en même temps deux filles encore toutes jeunes, vous avait aussi enlevé Faustina, cette chaste et fidèle épouse qui était votre soeur par la foi, et qui seule pouvait vous consoler de la perte de vos enfants. C'est là ce qui s'appelle tomber entre les mains des voleurs en sortant du naufrage, ou, pour me servir des termes d'un prophète : « C'est comme si un homme fuyait un ours, et qu'il rencontrât un lion ; ou que, mettant la main sur la muraille, il trouvât un serpent qui le mordit. » On m'a ajouté que ce malheur avait été suivi de la perte de vos biens; que dans le pillage de la province par les Barbares, vos champs avaient été ravagés, vos troupeaux enlevés, vos esclaves tués ou pris, enfin qu'une seule fille qui vous restait, et que tant d'infortunes rendaient plus chère, était mariée à un jeune homme de grande famille, qui, pour ne rien dire de plus, augmentait vos chagrins au lieu de les adoucir. Voilà les épreuves où Dieu vous a mis; voilà les combats que vous avez eu à soutenir contre l'ancien ennemi. Ils sont rudes, à la vérité, si vous les envisagez par rapport à votre propre faiblesse; mais si vous jetez les yeux sur un héros qui les a soutenus avec une constance invincible, ils vous paraîtront comme un jeu et comme des combats en peinture. Vous voyez bien que je veux parler du saint homme Job. Le démon, qui l'avait déjà exercé par toutes sortes de disgrâces, lui laissa une femme méchante pour le porter, par son exemple, à blasphémer contre le ciel; et Dieu, pour vous priver de la seule consolation que vous pouviez avoir dans vos malheurs, vous a enlevé la meilleure femme du monde. Or, il est bien plus difficile de souffrir malgré soi les emportements d'une méchante femme que de supporter patiemment l'absence d'une épouse qu'on aime. Ce saint homme eut la douleur de ne pouvoir donner à ses enfants d'autre sépulture que les ruines mêmes de sa maison, sous lesquelles ils avaient été écrasés; et déchirant ses habits pour faire voir qu'il était père, il se jeta par terre et adora Dieu en disant: « Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et j'y retournerai nu. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté ; il n'est arrivé que ce qu'il lui a plu : que le nom du Seigneur soit béni. » Pour vous, vous avez eu la consolation de rendre les derniers devoirs à votre femme et à vos enfants, parmi une foule de parents et d'amis qui prenaient part à votre douleur. Job se vit en un moment dépouillé de tout ce qu'il possédait ; mais au milieu de tous ces malheurs qui se succédaient tour à tour, il fit toujours paraître une constance inébranlable, semblable en cela à ce sage, dont un auteur profane a dit qu'il resterait impassible sur les ruines de l'univers, quand même il s'écroulerait. Dieu, ménageant votre faiblesse, et proportionnant la tentation à vos forces, vous a laissé la meilleure partie de votre bien, parce qu'il savait que votre vertu n'est pas à l'épreuve des grandes disgrâces. [118,3] Job, cet homme si riche, ce père si heureux, se voit tout à coup sans biens et sans enfants; mais, toujours soumis aux ordres du ciel, « il ne pécha point devant le Seigneur, » et jamais il ne laissa échapper, même au fort de sa misère, « aucune parole indiscrète» contre la divine Providence. Aussi Dieu, se réjouissant de la victoire que son serviteur avait remportée, et regardant sa patience comme son propre triomphe : « As-tu considéré, » disait-il au démon, « mon serviteur Job, qui n'a point de pareil sur la terre? As-tu vu cet homme innocent, ce véritable serviteur de Dieu, qui s’abstient de tout mal, et qui conserve encore toute son innocence ? » Remarquez ces paroles : « Qui conserve encore toute son innocence ; » parce qu'en effet, il est bien difficile qu'un homme innocent qui se voit accablé de malheurs n'éclate en plaintes et en murmures, et que des châtiments qu'il croit n'avoir pas mérités n'ébranlent sa foi. Le démon répondit au Seigneur : « L'homme donnera toujours peau pour peau, et abandonnera tout pour sauver sa vie; mais étendez votre main, et frappez ses os et sa chair, et vous verrez s'il ne vous maudira pas en face. » Cet ennemi artificieux et consommé dans sa malice n'ignorait pas qu'il y a deux sortes de biens, les uns hors de nous, que les philosophes appellent « indifférents, » et qu'un homme d'une vertu médiocre peut perdre et mépriser sans peine; les autres au dedans de nous-mêmes, et qu'on ne perd jamais sans douleur. C'est pour cela qu'il rejette insolemment le glorieux témoignage que Dieu rendait à son serviteur, prétendant que celui-là ne méritait point de louanges, qui n'avait rien donné de son propre fond, mais seulement tout ce qui était hors de lui, c'est-à-dire qui « pour sa propre chair avait donné la chair et la peau de ses enfants, » et sacrifié ses biens à la conservation de sa santé. Apprenez de là que, dans toutes les disgrâces par lesquelles Dieu vous a éprouvé jusqu'à présent, vous n'avez encore donné que « peau pour peau, » et que le plus grand effort de votre vertu a été de sacrifier toutes vos richesses pour vous conserver la vie. Mais le Seigneur n'a pas encore « étendu sa main » sur vous, il ne vous a pas « frappé en votre chair ni en vos os. » Ces derniers coups sont néanmoins les plus rudes et les plus sensibles, et il est bien difficile de les souffrir sans se plaindre et sans «maudire Dieu. » (Le mot "benedicere", dont l'Ecriture se sert ici, signifie en cet endroit «maudire;» elle se sert encore de la même expression dans le livre des Rois, où il est dit que Naboth fut lapidé pour avoir « maudit Dieu et le roi »). Le Seigneur prévoyant que ce dernier combat tournerait encore à la gloire de son serviteur : « Va, » dit-il au démon, « je te l'abandonne, mais ne touche point à son âme. » Dieu livre le corps de ce saint homme à la puissance du démon, et il lui défend de « toucher à son âme; » car s'il l'avait attaqué par cette partie où réside l'esprit, les péchés que Job aurait commis dans cet état ne lui auraient point été imputés, mais à celui qui aurait troublé sa raison. [118,4] Que les autres donc louent les victoires que vous avez remportées sur le démon ; qu'ils publient avec éloge qu'on vous a vu conserver à la mort de vos filles votre tranquillité ordinaire, quitter quarante jours après vos habits de deuil et en prendre de blancs , pour célébrer avec joie le triomphe d'un martyr et la dédicace de ses reliques, sans paraître touché d'un malheur que toute la ville ressentait pour vous; qu'on ajoute que vous avez regardé la mort de votre femme non pas comme une perte irréparable pour vous, mais comme un voyage qu'elle faisait. Pour moi, je ne veux point vous séduire ici par des louanges flatteuses et pleines d'adulation; j'aime mieux vous donner cet avis salutaire, et vous dire avec le Sage : « Mon fils, lorsque vous vous engagerez à servir Dieu, préparez-vous à être éprouvé par les tentations. » Et après vous être acquitté de tous vos devoirs, dites : « Je suis un serviteur inutile, j'ai fait ce que j'étais obligé de faire. » Vous m'avez enlevé mes enfants; vous me les aviez donnés, Seigneur; vous m'avez ôté ma femme, vous ne me l'aviez prêtée que pour un temps, et pour me consoler dans les peines de la vie présente; je ne me plains pas de ce que vous m'en avez privé, je vous remercie de me l'avoir prêtée. [118,5] Jésus-Christ disait autrefois à un jeune homme qui se vantait d'avoir accompli tous les préceptes de la loi : « Il vous manque encore une chose; si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez. » Ce jeune homme qui se flattait d'avoir gardé exactement tous les commandements de Dieu, succombe dès le premier assaut à l'amour des richesses: tant il est vrai que les riches n'entrent qu'avec peine dans le royaume du ciel, et que ceux-là seuls peuvent y entrer qui, se détachant des biens de la terre, s'élèvent au-dessus de tout ce qui est créé. « Allez, dit Jésus-Christ, et vendez », non pas une partie de votre bien, mais « tout ce que vous possédez, et donnez-le, » non pas à vos amis, à vos parents, à votre femme, à vos enfants; et pour dire encore quelque chose de plus, ne vous en réservez rien du tout par une timide prévoyance, de peur que. vous ne soyez puni comme Ananie et Sapphire; mais « donnez tout aux pauvres, et employez ces richesses d'iniquité à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » Ce n'est qu'à ce prix que vous pouvez me suivre; si vous voulez posséder le maître du monde, et dire avec David : « Le Seigneur est mon partage; » il faut que vous soyez un véritable lévite qui ne possède rien sur la terre. [118,6] C'est le parti que vous devez prendre, mon cher Julianus, si vous voulez être parfait. Il faut vous élever à la perfection des apôtres, porter votre croix à la suite de Jésus-Christ, ne point regarder derrière vous après avoir mis la main à la charrue , ne point descendre du haut du toit pour prendre vos anciens habits; il faut enfin abandonner votre manteau pour vous dégager des mains d'une maîtresse égyptienne. Elie ne put s'élever au ciel avec le sien, et il fut obligé de laisser au monde des habits qui appartenaient au monde. Vous me direz peut-être qu'il n'appartient qu'aux apôtres et à ceux qui aspirent à la perfection, de vivre dans un si grand détachement des choses de la terre. Mais pourquoi ne voudriez-vous pas être parfait? Pourquoi refuseriez-vous de tenir le premier rang dans la famille de Jésus-Christ, comme vous le tenez dans le monde? Est-ce parce que vous avez été marié? Saint Pierre l'était aussi, et cependant il quitta sa femme , sa barque et ses filets. Au reste le Seigneur, qui désire le salut de tous les hommes et qui aime mieux la conversion du pécheur que sa mort , vous a ôté ce prétexte spécieux, en vous enlevant votre femme qui, bien loin de vous retenir sur la terre, vous invite maintenant à la suivre dans le ciel. Si vous amassez du bien, que ce soit pour les enfants que vous avez déjà devant Dieu. Ne donnez point à leur soeur la part qui leur appartenait; faites-la servir à la subsistance des pauvres et à votre propre salut; ce sont là les joyaux et les pierreries que vos filles attendent de vous. Elles souhaitent que vous employiez à revêtir les pauvres ce qu'elles auraient consumé inutilement à entretenir leur luxe et leur vanité. Elles vous demandent la portion de l'héritage qui leur appartient, afin de paraître aux yeux de leur époux avec des ornements conformes à leur qualité, et non point comme des filles nées dans la bassesse et dans l'indigence. [118,7] Et ne prétendez pas que votre illustre naissance et vos grands biens soient un obstacle à votre perfection. Jetez les yeux sur le saint homme Pammaque et sur Paulin, ce prêtre d'une foi si vive et si ardente. Ils ne se sont pas contentés d'avoir donné à Dieu tout ce qu'ils possédaient, ils lui ont encore consacré leurs propres personnes : de manière que le démon n'a plus aucun prétexte pour les tourmenter, puisqu'ils n'ont pas donné « peau pour peau» mais qu'ils ont sacrifié au Seigneur « leur chair, leurs os » et leur propre vie. Ces deux grands hommes peuvent vous porter par leurs discours et leurs exemples à un haut degré de perfection. Vous êtes noble, ils le sont aussi; ils sont encore plus nobles dans le Christ; vous êtes riche et considéré, ils le sont aussi, ou plutôt ils ont renoncé aux honneurs et aux biens de la terre pour mener une vie pauvre et obscure; mais c'est cela même qui fait aujourd'hui leur gloire et leur richesse, et jamais ils n'ont été ni plus grands ni plus riches que depuis qu'ils sont devenus pauvres et méprisables aux yeux du monde pour l'amour de Jésus-Christ. C'est faire un bon usage de vos biens que de les employer à soulager les besoins des serviteurs de Dieu, à secourir les solitaires, à orner les églises; mais ce n'est encore là que le commencement de la perfection. Si vous méprisez les richesses, les philosophes du siècle les ont méprisées comme vous. Un de ceux-là, pour ne rien dire des autres, jeta dans la mer le prix de plusieurs terres qu il avait vendues «Allez, dit-il, malheureuses richesses, objet de la cupidité des hommes, je vous perdrai, de peur que vous ne me perdiez. » Quoi! un philosophe, un esclave de la vanité qui ne cherche que l'estime et les applaudissements des hommes, se dépouille sans réserve de toutes ses richesses; et vous vous flatterez d'être arrivé au comble de la perfection en donnant seulement à Dieu une partie de ce que vous possédez? Le Seigneur veut que vous vous immoliez à lui comme une hostie vivante et agréable à ses yeux. Ce n'est point vos biens qu'il cherche , c'est la possession de votre coeur qu'il demande , et c'est dans cette vue qu'il vous éprouve aujourd'hui par tant de disgrâces, de même qu'il éprouva autrefois Israël par toutes sortes de plaies et de châtiments : « Car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. » La pauvre veuve de l'Evangile ne mit dans le tronc que deux petites pièces de monnaie; mais comme elle donnait tout ce qu'elle avait, Dieu qui juge du prix des présents qu'on lui fait, non point par leur valeur, mais par le coeur de ceux qui les lui font, préféra son offrande à celles des riches. Quand même vous distribueriez tous vos biens aux pauvres, vous ne pouvez les répandre que sur un petit nombre de malheureux, et il y en aura toujours une infinité qui ne se ressentiront point de vos bienfaits; car toutes les richesses d'un Darius et d'un Crésus ne suffiraient pas pour subvenir aux nécessités de tous les pauvres qui sont au monde. Mais si vous vous consacrez vous-même au Seigneur , et si, à l'exemple des apôtres, vous renoncez à tout pour suivre Jésus-Christ, vous comprendrez alors ce qui manquait à votre vertu, et combien vous étiez éloigné de la véritable perfection. [118,8] Vous n'avez point pleuré la mort de vos filles, et la crainte du Seigneur a arrêté sur vos joues les larmes que la tendresse paternelle fait verser. Mais combien êtes-vous inférieur en cela à Abraham, qui consentit à immoler lui-même son fils unique, persuadé qu'un enfant à qui Dieu avait promis la possession de toute la terre ne pouvait manquer de vivre après sa mort. Jephthé sacrifia aussi sa propre fille, et c'est par là qu'il s'est rendu digne d'être mis par l’apôtre saint Paul au nombre des justes. Ne vous contentez pas d'offrir à Dieu des biens qu'un voleur, un ennemi, une confiscation peut nous enlever; des biens qui nous échappent souvent dans le temps même que nous les possédons, et qui, semblables aux flots de la mer, passent tour à tour à de nouveaux maîtres ; des biens enfin que vous serez obligé malgré vous d'abandonner en mourant. Mais offrez-lui des biens qui vous accompagneront jusqu'au tombeau, ou plutôt qui vous suivront jusque dans le ciel. Vous employez vos richesses à bâtir des monastères, et à nourrir un grand nombre de solitaires qui demeurent dans les îles de la Dalmatie; vous feriez encore mieux de vivre et de vous sanctifier en la compagnie des saints, selon ce que dit le Seigneur : « Soyez saints, parce que je suis saint. » Quoique les apôtres n'aient abandonné que leur barque et leurs filets, néanmoins ils se font un mérite et une gloire d'avoir tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Ils ont même mérité d'être loués de la bouche de celui qui doit un jour être leur juge, parce qu'en se donnant eux-mêmes ils ont renoncé à tout ce qu'ils possédaient sur la terre. [118,9] Je ne prétends point par là vous dérober la gloire de vos bonnes oeuvres, ni diminuer le mérite de vos charités et de vos aumônes; mais je ne veux point que vous viviez en solitaire parmi les gens du monde, ni en homme du monde parmi les solitaires; et comme j'ai appris que vous aviez dessein de vous consacrer au service de Dieu, je veux que vous vous donniez à lui sans réserve. Si vos amis et vos parents vous donnent d'autres conseils et veulent vous engager à entretenir une table magnifique et délicate, soyez persuadé qu'ils recherchent leurs plaisirs plutôt que votre salut. Faites réflexion que la bonne chère finira avec la vie, et que la mort vous enlèvera tôt ou tard toutes vos richesses. Après avoir vu mourir, en moins de vingt jours, deux de vos filles, l'une âgée seulement de six ans et l'autre de huit, pouvez-vous vous flatter, vous qui êtes déjà âgé, de vivre encore longtemps? Quelque longue que soit la vie de l'homme, « elle ne va ordinairement, » dit le prophète-roi, « qu'à soixante-dix ans ou à quatre-vingts tout au plus; tout ce qui est au-delà n'est que peine et douleur. » Heureux celui qui passe sa vieillesse à servir Jésus-Christ et qui meurt à son service; « il ne craindra point de parler à son ennemi en présence de son juge, » et on lui dira en entrant dans le ciel : Vous avez passé votre vie dans l'affliction, venez goûter ici de solides plaisirs. Dieu ne punit point deux fois une même faute. Ce riche impitoyable, qui vivait dans le luxe et dans la délicatesse, brûle dans les enfers; tandis que le pauvre Lazare, qui était couvert de plaies et d'ulcères que les chiens venaient lécher, et qui vivait à peine des miettes qui tombaient de la table du riche, est dans le sein d'Abraham, où il a la joie d'être reconnu pour l'enfant de ce grand patriarche. Il est bien difficile, ou plutôt il est impossible d'être heureux en ce monde et en l'autre; de goûter dans le ciel les plaisirs de l'esprit après avoir goûté sur la terre les plaisirs des sens ; de voir succéder les délices de la vie future aux douceurs de la vie présente; d'être le premier homme dans ce monde et le premier saint du paradis; de jouir des honneurs du siècle et de la gloire de l'éternité. [118,10] Si vous vous étonnez de ce que quelques-uns tombent au milieu de leur carrière et de ce que moi-même qui vous donne cet avis, je ne suis pas tel que je souhaite que vous soyez, faites réflexion, je vous prie, que c'est Jésus-Christ même et non pas moi qui vous donne ces conseils; que je ne me propose pas ici pour exemple, et que je vous avertis seulement de ce que doivent faire tous ceux qui veulent s'engager au service de Dieu. Un athlète sent redoubler ses forces quand on l'anime au combat, quoique ceux qui l'y excitent soient plus faibles que lui. Ne vous arrêtez point à considérer un Judas qui trahit son divin maître; jetez plutôt les yeux sur Paul, qui reconnaît le Sauveur. Jacob, fils d'un père très riche, se retira en Mésopotamie , seul , dépouillé de tout , et n'ayant qu'un bâton à la main. Quoique élevé par sa mère Rébecca avec beaucoup de délicatesse, il se coucha au milieu du chemin pour se délasser, et prit une pierre pour lui servir d'oreiller. Dans cette situation, il vit une échelle qui allait de la terre jusqu'au ciel, et des anges qui montaient et descendaient le long de l'échelle. Il vit aussi le Seigneur, qui était appuyé sur le haut de cette échelle, pour donner la main à ceux qui étaient tombés et encourager par sa présence ceux qui montaient. C'est pourquoi il appela ce lieu-là « Béthel, » c'est-à-dire « Maison de Dieu, » dans laquelle on monte et descend tous les jours. En effet, les justes même tombent quand ils se négligent, et les pécheurs se rendent dignes, par les larmes de la pénitence, d'être rétablis dans leur premier état. Je ne vous ai parlé ici de cette vision de Jacob que pour animer votre zèle par l'exemple de ceux qui montent à cette échelle mystérieuse, et non pas pour vous alarmer par la chute de ceux qui tombent. Car on ne doit jamais régler sa conduite sur celle des méchants, et nous voyons même que, dans les affaires du monde, on s'attache toujours à suivre l'exemple des plus sages et des plus vertueux. [118,11] J'avais dessein de passer les bornes que demande une lettre et que je m'étais prescrites moi-même , persuadé qu'on ne saurait jamais eu dire assez sur un si beau sujet et pour une personne de votre mérite; mais Ausonius me presse de lui remettre ma lettre, et son cheval, par ses hennissements, semble accuser la lenteur de mon esprit. Je vous prie d'avoir soin de vous bien porter dans le Christ. Vous avez dans votre famille, en la personne de l'illustre Vera, pour ne pas parler des autres, un beau modèle de vertu ; elle suit véritablement Jésus-Christ, et supporte courageusement les peines et les ennuis de la vie présente. Suivez donc les exemples de cette vertueuse femme, qui vous sert de guide dans les voies de la perfection.