[0] LETTRE I. A INNOCENTIUS. HISTOIRE LAMENTABLE D’UNE FEMME ACCUSÉE D’ADULTÈRE PAR SON MARI. (Lettre écrite du désert, en 373). [1] Vous m'avez prié plusieurs fois, mon cher Innocentius, d'écrire l'histoire d'un prodige arrivé de nos jours. J'ai toujours refusé par modestie, et je sens même aujourd'hui que je vous parlais alors très sincèrement, ne me croyant pas capable d'exécuter ce que vous souhaitiez de moi , soit parce que l'esprit de l'homme est trop faible et trop borné pour louer les oeuvres de Dieu; soit parce que je m'étais pour ainsi dire endormi dans une longue oisiveté, et que j'avais perdu le peu de facilité de m'exprimer que j'avais eue autrefois. Vous me représentiez au contraire que dans les choses de Dieu, on ne doit point envisager la grandeur de l'entreprise, qu'on ne doit consulter que son courage et son zèle, et qu'on ne peut jamais manquer de paroles quand on croit à celui qui est la parole de Dieu. [2] Que ferai-je donc? Je n'ose vous refuser une chose qui est au-dessus de mes forces. On veut que je gouverne un gros vaisseau sur une mer agitée de tempêtes, moi qui suis sans expérience et qui n'ai pas encore essayé de conduire une petite barque sur un lac. Déjà la terre disparaît à mes yeux ; de quelque côté que je me retourne, je ne vois plus que le ciel et la mer; une nuit affreuse et d'épaisses ténèbres se répandent sur la surface des eaux, et les flots irrités sont tout blancs d'écume. Cependant vous m'exhortez à déployer les voiles, à étendre les cordages, à prendre le gouvernail; je vais donc vous obéir, et comme la charité ne trouve rien d'impossible, j'espère, avec l'assistance du Saint-Esprit, avoir de quoi me consoler, quelque succès qu'ait mon voyage. Si j'arrive heureusement au port, je passerai pour un philosophe; et si je m'embarrasse dans des détours difficiles d'où je ne puisse me retirer, vous pourrez peut-être me reprocher mon incapacité, mais vous ne pourrez pas vous plaindre de mon obéissance, ni de mon zèle à vous servir. [3] Verceil est une ville de la Ligurie, située au pied des Alpes; elle était autrefois fort considérable, mais aujourd'hui elle est à demi ruinée et presque déserte. Le consulaire y étant allé faire la visite selon sa coutume, fit mettre en prison un jeune homme et une femme que son mari avait accusée d'adultère. Quelque temps après on fit appliquer le jeune homme à la question; on lui déchira tout le corps avec des ongles de fer, afin de lui arracher la vérité par la violence des tourments. Une courte mort lui paraissant préférable à de longs supplices, il accusa la femme en se trahissant lui-même. Ce malheureux , qui était seul à plaindre, fut donc condamné à perdre la tête; cette punition lui était due avec justice, puisque, par son mensonge, il ôtait à la femme, faussement accusée, la seule ressource qui restât à son innocence. On étendit celle-ci sur le chevalet, et on lui lia derrière le dos des mains que l'infection d'un horrible cachot avait déjà flétries. Elle s'éleva par son courage au-dessus des faiblesses de son sexe, et levant au ciel des yeux baignés de larmes, et qui de tous les membres de son corps étaient les seuls que le bourreau n'avait pu charger de chaînes. : « Vous savez, disait-elle, mon Seigneur Jésus, vous à qui rien n'est caché et qui sondez les reins et les coeurs, vous savez que ce n'est point l'appréhension de la mort qui m'oblige à nier le crime dont je suis accusée, mais que c'est la seule crainte du péché qui m'empêche de mentir. Et toi, malheureux, disait-elle au jeune homme, si la mort a tant d'attraits pour toi, pourquoi veux-tu faire mourir à la fois deux personnes innocentes? Pour moi, je souhaite aussi de mourir, et je ne crains point de perdre ma vie, qui m'est devenue à charge; mais je ne veux point en sortir souillée d'un crime infâme que je n'ai point commis. Je présenterai la tête au bourreau et je recevrai le coup de la mort sans crainte, mais je mourrai avec innocence; et ce n'est point mourir que de mourir pour vivre. » [4] Le consulaire, semblable à une bête toujours altérée du sang dont elle a une fois goûté, se repaît de ce cruel spectacle; il commande qu'on redouble les tourments, et, grinçant les dents de rage, il menace le bourreau des mêmes supplices, s'il ne fait avouer à une femme ce qu'un homme n'avait pas eu la force de nier. [5] « Secourez-moi, mon Seigneur Jésus, s'écriait cette femme innocente; on a bien inventé d'autres supplices pour vous.» Le bourreau donc l'attache à un poteau par les cheveux, l'étend et la lie plus fortement sur le chevalet, lui brûle les pieds, lui déchire le sein, lui perce les côtés; mais toutes ces tortures ne sont point capables de l'ébranler. Elevée par la grandeur et la fermeté de son âme au-dessus des sentiments du corps, et jouissant des consolations intérieures que donne une conscience pure et innocente, elle paraissait insensible au milieu des plus cruels supplices. Le juge se sentant vaincu s'emporte de colère, et la femme toujours tranquille fait sa prière à Dieu; on lui brise tout le corps, et elle lève les yeux au ciel. Le jeune homme veut la rendre complice d'un crime qu'il n'a point commis; elle le nie pour lui, et s'expose elle-même au péril pour l'en dégager. [6] « Croyez-moi, disait-elle, brûlez-moi, déchirez-moi, je suis innocente du crime dont on m'accuse; si on n'ajoute pas foi à mes paroles, j'ai mon juge, et un jour viendra où la vérité sera connue. » Enfin le bourreau, las de la tourmenter, gémissait lui-même de la voir souffrir; il ne pouvait plus trouver sur elle de place pour y faire de nouvelles plaies, et la cruauté vaincue ne pouvait sans horreur regarder un corps qu'elle venait de mettre en pièces. Alors le consulaire transporté de colère, dit à ceux qui étaient présents à ce spectacle : « Pourquoi vous étonner, messieurs, que cette femme aime mieux souffrir la rigueur des tourments que de se voir condamner à mort? Une personne ne peut pas commettre un adultère sans avoir un complice, et il est bien plus naturel à un coupable de nier un crime qu'à un innocent de le confesser.» [7] Le juge donc prononce contre eux une même sentence, et le bourreau les mène au lieu du supplice. Tout le peuple accourt à ce spectacle ; on dirait que les citoyens abandonnent leur ville pour aller s'établir ailleurs, et la foule est si grande qu'à peine peuvent-ils passer par les portes. D'abord le bourreau fait sauter la tête au jeune homme du premier coup, et le laisse nageant dans son sang; il vient ensuite à la femme, la fait mettre à genoux, et tirant son glaive, il lui en décharge un coup de toutes ses forces; mais à peine l'eut-il touchée que son glaive s'arrêta et ne fit qu'effleurer la peau d'où il sortit un peu de sang. L'exécuteur, étonné de sa faiblesse et honteux , recommença; mais il ne fut pas plus heureux que la première fois, et comme si le glaive n'eût osé toucher la femme , il s'amollit et s'émousse sur son cou sans lui faire de mal. Alors le bourreau , tout hors d'haleine et furieux, jette son paludamentum en arrière, et ramassant toutes ses forces pour décharger encore un coup, il fait sauter sans s'en apercevoir, l'agrafe de sa chlamyde. «Voici une agrafe d'or, lui dit cette femme, que vous avez laissée tomber; ramassez-la, de peur de perdre ce que vous n'avez gagné qu'avec beaucoup de peine. » [8] Quelle intrépidité ! Elle reçoit avec joie des coups qui font pâlir son propre bourreau; elle a des yeux pour voir une agrafe, et elle n'en a point pour voir l'épée qui doit lui donner le coup de la mort ; et comme si c'était peu pour elle de ne pas craindre de perdre la vie, elle rend encore un bon office à celui qui veut la lui ravir. Elle reçut donc un troisième coup sans en être endommagée; preuve sensible qu'elle était sous la protection de la sainte Trinité. L'exécuteur effrayé, et ne se fiant plus au tranchant de son épée, voulut la lui enfoncer dans la gorge; mais, par un prodige étonnant et inouï jusqu'alors, le glaive se replia vers le pommeau, comme s'il eût voulu regarder son maître et lui avouer son impuissance et sa défaite. [9] Souvenons-nous ici que les trois enfants hébreux, au lieu de pleurer chantèrent des hymnes au Seigneur parmi les flammes qui, ayant perdu leur vivacité naturelle, se jouaient pour ainsi dire, autour de leurs habits et de leurs cheveux sans les endommager. Rappelons-nous l'histoire de Daniel que les lions intimidés caressèrent avec leur queue, n'osant pas toucher à ce saint homme qu'on leur avait donné en proie. Remettons-nous devant les yeux la constance et la foi d'une Suzanne, qui, ayant été injustement condamnée à mort, fut sauvée par un jeune homme rempli du Saint-Esprit. Le Seigneur prit également les intérêts de ces deux femmes innocentes; Suzanne fut sauvée par son propre juge, et celle dont nous parlons, ayant été condamnée à mort par le juge, en fut délivrée par le glaive de son propre bourreau. [10] Enfin tout le peuple prend le parti de cette femme innocente et s'arme pour sa défense. Tous ceux qui étaient présents, sans exception ni d'âge ni de sexe, se plaçant autour du bourreau, l'obligent par leurs cris à prendre la fuite. Chacun a peine à croire ce qu'il voit. Cette nouvelle met toute la ville en émotion ; et tous les licteurs étant venus au lieu du supplice, un d'entre eux, qui par sa charge était obligé de faire exécuter les criminels, s'avance, et se couvrant la tête de poussière : « Messieurs, dit-il aux assistants, si vous avez compassion de cette femme, et si vous voulez lui pardonner son crime et l’arracher à son supplice, il faut que je périsse et que je meure à sa place. Mais est-il juste qu'on me fasse périr, moi qui ne suis coupable d'aucun crime? » Tous les assistants, touchés de ses larmes et demeurant immobiles, changèrent tout à coup de sentiment, et crurent qu'ils devaient par charité abandonner celle qu'ils avaient voulu un peu auparavant sauver par charité. [11] On fait donc venir un autre bourreau, avec une nouvelle épée; on lui présente cette innocente victime qui n'avait pour elle que Jésus-Christ; du premier coup il l'ébranle, du second il l'étourdit, du troisième il la blesse et l'abat à ses pieds. Quel prodige! cette femme, qui avait déjà reçu jusqu'à quatre coups sans en être endommagée, tombe comme morte peu de temps après, de peur qu'un innocent ne périsse pour elle. [12] Les clercs chargés du soin d'enterrer les morts ensevelissent ce corps sanglant, font une fosse, et se préparent à le porter en terre selon la coutume. Le soleil ayant pour ainsi dire précipité sa course, et la nuit, par une providence particulière de Dieu, étant survenue plus tôt qu'à l'ordinaire, on s'aperçut que le coeur de cette femme battait encore. En effet elle commence à ouvrir les yeux, elle revient à elle, elle respire, elle voit, elle, parle; elle se lève et a la force de dire : « Le Seigneur est mon aide, je ne craindrai point ce que l'homme pourra me faire. » [13] Dans ce temps-là, une vieille femme qui subsistait des aumônes de l'Eglise, vint à mourir; et comme si Dieu avait marqué exprès le moment de sa mort, on mit son corps dans le tombeau qu'on avait préparé pour l'autre. Dès la pointe du jour un licteur, possédé de l’esprit du démon, vient chercher le corps de cette innocente et demande à voir sa fosse, persuadé qu'elle est encore en vie, parce qu'il ne peut comprendre qu'elle ait pu mourir. Les clercs lui montrent la terre qu'on vient de jeter sur son corps, et qui est encore toute fraîche, en lui disant: « Déterrez des os déjà ensevelis, déclarez une nouvelle guerre à ce tombeau, mettez ce cadavre en pièces, et donnez-le en proie aux oiseaux et aux bêtes; portez votre cruauté au-delà du trépas contre une innocente qui a été frappée jusqu'à sept fois. » [14] Le licteur s'étant retiré confus, on porta cette femme dans une maison où on lui donna secrètement tous les secours dont elle avait besoin; mais de peur que les fréquentes visites du médecin ne fissent naître quelque soupçon, on la rasa et on l'envoya avec quelques vierges dans une métairie fort écartée, où elle demeura en habits d'homme jusqu'à ce qu'elle fût entièrement guérie de sa blessure. On a raison de dire qu'une justice trop exacte est souvent une grande injustice, puisqu'après tant de miracles que le ciel a faits en faveur de cette femme innocente, on veut encore la soumettre à la rigueur des lois. [15] La suite de cette histoire m'engage naturellement à vous parler de notre cher ami Evagre. Je n'ose me flatter de pouvoir dire tout ce que son zèle lui a fait entreprendre pour Jésus-Christ; mais d'ailleurs la joie que je ressens ne me permet pas de garder le silence. En effet, qui pourrait exprimer comment, toujours attentif aux démarches d'Auxence, il a ruiné les pernicieux desseins de ce tyran qui opprimait l'Eglise de Milan? Qui pourrait dire comment l'évêque de Rome, délivré par ses soins des piéges que le parti schismatique lui avait tendus et où il était près de tomber, a triomphé de ses ennemis et pardonné aux vaincus ? Mais le temps ne me permet pas d'écrire cette histoire; j'en laisse le soin à d'autres, et je me contente, pour finir celle que j'ai commencée, de dire qu'Evagre alla trouver exprès l'empereur, et qu'il sut si bien le fléchir par ses prières, le toucher par son zèle, le gagner par son mérite, que ce prince lui accorda la grâce de celle à qui le ciel avait conservé la vie.