[0] DE L'ÉDUCATION DES FILLES - PARTIE II. LETTRE CXXVIII A GAUDENTIUS. [1] Il est assez difficile d'écrire à une petite fille qui n'entend point encore ce qu'on lui dit, dont on ne connaît point le caractère, de laquelle on ne peut rien se promettre d'assuré, et en qui, pour me servir des termes d'un grand orateur, l'espérance est plus à estimer que la chose même. Comment exhorter à la continence une enfant qui demande des jouets, qui bégaie encore sur le sein de sa mère, et qui préfère les friandises aux plus beaux discours ? Celle qui s'endort à des contes de vieilles femmes concevra-t-elle les paroles sublimes de l'Apôtre et le style mystique des prophètes ? celle qui est effrayée de la sévérité du visage d'une gouvernante supportera-t-elle la majesté de l'Evangile, dont tous les plus grands esprits du monde ne peuvent soutenir l'éclat ? en un mot, comment exhorter à l'obéissance celle qui en jouant bat encore sa mère? Que la jeune Pacatula reçoive donc cette lettre pour la lire quelque jour; qu'aujourd'hui elle s'applique à en connaître seulement les caractères, à en assembler les syllabes et les mots; pour exciter son ardeur promettez-lui quelques jouets. Exercez-là aussi à manier le fuseau; qu'elle rompe aujourd'hui le fil afin qu'elle apprenne à ne pas le rompre plus tard. Qu'elle se livre à ses jeux après avoir travaillé; qu'elle saute au cou de sa mère, qu'elle soit comblée de caresses par toute sa famille. Accoutumez-la aux chants des Psaumes, et qu'elle se plaise à ce qu'elle est obligée d'apprendre, afin que l'étude soit plutôt pour elle un divertissement qu'un travail, et qu'elle y soit moins portée par la nécessité que par son inclination naturelle. [2] Les uns prétendent que l'on doit habiller de vêtements bruns une vierge qui est destinée au Seigneur, lui ôter le linge et ne lui laisser porter aucun ornement d'or ni aucune pierrerie, afin qu'elle s'habitue à ne point porter ce qu'elle serait un jour obligée de quitter; d'autres tiennent une conduite contraire à celle-là, car, disent-ils, cette vierge ne verra-t-elle point à ses compagnes ce qu'elle n'a pas ? Les femmes aiment naturellement à être parées, et il y en a de fort vertueuses qui, sans dessein de plaire aux hommes, se parent néanmoins pour leur satisfaction particulière, il faut donc combler une vierge de ces vanités et louer en sa présence celles qui s'en privent, afin que la possession lui en donne du dégoût, et qu'elle ne les souhaite point pour ne les avoir jamais eues. Le Seigneur même en usa de la sorte avec les Israélites, qui désiraient manger des viandes des Egyptiens ; car, ils les rassasia de cailles jusqu'à ce qu'ils en fuissent dégoûtés. Et dans le monde plusieurs de ceux qui ont goûté à la sensualité y renoncent plutôt que d'autres qui ne l'ont jamais connue. On méprise ce que l'on connaît et l'on recherche ce que l'on ne connaît point; les uns évitent les pièges de la volupté qu'ils ont découverts; et les autres, qui en ignorent la douceur, séduits par les attraits des plaisirs, trouvent du poison où ils pensaient trouver du miel. En effet, « Les lèvres de femme débauchée distillent du miel, qui a pendant un temps de la douceur pour ceux qui en approchent, mais qui décèle bientôt son amertume. » De là vient que dans les sacrifices de l'ancienne loi on n'offrait point de miel dans les temples, qu'on défendait même d'y brûler de la cire, d'où découle le miel; de là vient que dans le sanctuaire on n'employait que de l'huile, produite par l'amertume des olives. [3] Faudra-t-il donc s'abandonner à la sensualité pendant sa jeunesse, afin d'y renoncer dans un âge avancé après l'avoir goûtée? Point du tout, répondent-ils : que chacun demeure dans l'état où il irait quand Dieu l'a appelé: si un homme est appelé étant circoncis, c'est-à-dire étant vierge, qu'il ne désire point d'être marié; de même, s'il est appelé sans avoir été circoncis, c'est-à-dire ayant une femme, il ne doit point souhaiter d'être vierge. De là vient que saint Paul, parlant de la virginité et du mariage, appelle les gens mariés « les esclaves de la chair, » et fait consister la liberté dans le service qu'on rend à Dieu sans être marié. Au reste ce discours ne doit pas passer pour une règle générale; comme aussi il ne faut pas croire que je ne parle qu'aux femmes, dont le sexe est si faible. Êtes-vous homme et vierge: pourquoi vous plaisez-vous en la compagnie d'une femme? pourquoi abandonnez-vous une petite barque à la fureur des vagues, et vous confiez-vous à la mer sans être sûr que vous arriverez au port? Quoique vous n'ayez peut-être aucun mauvais dessein, néanmoins l'étroite liaison que vous avez avec cette femme fait assez connaître , ou que vous avez déjà conçu pour elle des sentiments impurs, ou, pour ne rien outrer, qu'une telle société fera naître un jour de mauvais désirs. Mais ce sexe, ajouterez-vous , est plus propre à nous servir. Choisissez donc, une vieille fille qui soit laide et d'une continence éprouvée. Pourquoi, prendre une femme jeune, belle et adonnée à ses plaisirs ? Vous vous baignez fréquemment; vous vivez de mets délicieux, vous êtes opulent; vous portez des habits somptueux; et vous croyez dormir en sûreté auprès d'un serpent dont les morsures sont mortelles! Elle ne reste pas dans ma chambre, direz-vous. Elle n'y demeure pas la nuit, il est vrai, mais vous vous entretenez avec elle pendant tout le jour. Pourquoi être seuls ensemble, et faire par là juger aux autres que vous offensez Dieu quoique cela ne soit pas? Vous servez de modèle à des libertins dont vous autorisez la débauche par votre exemple. Et vous, vierge, et vous, veuve, pourquoi avoir de si longs entretiens avec un homme? Ne tremblez-vous pas d'être seule avec lui ? Pourquoi ne vous servez-vous pas d'un prétexte si spécieux pour quitter celui avec lequel vous vous comportez avec plus de liberté qu'avec un frère et moins de retenue qu'avec un mari? Mais, me direz-vous, nous nous entretenons de l’Ecriture sainte: Si cela est, parlez devant le monde et devant vos domestiques. « Tout ce qui n'est point caché est lumière. » La parole sainte ne veut point de mystères; elle aime à s'entendre expliquer en public et à jouir du témoignage et des louanges de la multitude. O l'excellent maître qui, dédaignant ses frères et refusant de converser avec des hommes, travaille avec beaucoup de peine à instruire en particulier une simple femme! [4] Cependant je me suis écarté insensiblement de mon dessein à l'occasion des autres; et, parlant de l'éducation d'une jeune enfant qui porte le nom de Pacatula, je me suis mis sur les bras d'autres personnes qui ne se montrent pas trop amies de la paix, surtout quand on leur déclare la guerre. Je reviens donc où j'étais resté. Que les filles cherchent la compagnie des filles, et que la jeune Pacatula fuie le société des garçons, quand même ils seraient enfants comme elle. Qu'elle n'entende rien qui choque la pudeur, et s'il échappait dans la famille quelque mot un peu libre, qu'elle n'en comprenne point le sens. Que le moindre signe de sa mère lui tienne lieu de parole et de commandement ; qu'elle l'aime comme on aime une mère, et qu'elle lui soit soumise comme on l'est à une maîtresse. Lorsqu'elle aura atteint l'âge de sept ans, et qu'elle saura ce que c'est que de rougir et de discerner ce qu'il faut dire et ce qu'il faut faire; qu'elle enrichisse sa mémoire des maximes du Psautier, et qu'elle travaille jusqu'à douze ans à faire toute sa richesse des livres des Prophètes, de ceux de Salomon, du saint Evangile et des Actes des apôtres. Qu'elle n'affecte point de paraître en public et de se trouver toujours aux grandes assemblées, même des églises; que toutes ses délices soient de demeurer dans sa chambre. Ne souffrez point auprès d'elle de jeunes hommes qui se livrent aux plaisirs du monde; qu'elle s'éloigne autant qu'elle le pourra des filles coquettes et légères, dont la fréquentation est d'autant plus dangereuse que leurs paroles font à l'âme de mortelles blessures. Plus vous donnerez d'accès chez vous à ces sortes de personnes, plus aussi vous aurez de peine à vous en défaire : elles enseignent en secret ce qu'elles ont appris, et malgré les soins que l'on prend de renfermer sa fille comme une nouvelle Danaé, elles trouvent moyen de la corrompre par leurs discours empoisonnés. Donnez-lui pour gardienne et pour compagne une maîtresse et une gouvernante qui ne soit, comme dit l'apôtre saint Paul, ni trop adonnée au vin, ni paresseuse, ni babillarde, mais sobre, modeste, toujours occupée à quelque ouvrage de laine, et dont tous les discours soient propres à inspirer à un jeune cœur des sentiments de piété et de vertu. Comme l'eau suit sans peine le sillon qu'on lui trace avec le doigt sur le sable, de même un enfant encore tendre et délicat prend tel pli qu'on lui donne et se laisse conduire sans résistance. Lorsqu'un jeune libertin qui fait profession de galanterie et qui n'aime que son plaisir veut avoir quelque accès auprès d'une fille, son premier soin est de gagner sa gouvernante par des présents, des prévenances et des flatteries ; et quand une fois cette première démarche lui a réussi, alors d'une petite étincelle il fait naître un grand embrasement, portant peu à peu ses desseins jusqu'à l'impudence, ne donnant aucune borne à ses désirs, et vérifiant par sa conduite ce que dit un poète : « Quand on tolère le vice et qu'on le laisse croître, il est bien difficile de lui donner un frein. » Je ne saurais le dire sans rougir, mais néanmoins il faut que je le dise, il y a des femmes nobles qui, après avoir méprisé des personnes d'une naissance illustre qui les recherchaient en mariage, s'unissent à des hommes d'une condition basse et servile et, sous un prétexte spécieux de religion et de continence, ces Hélènes abandonnent quelquefois leurs maris, suivent les Alexandre sans craindre les Ménélas. On voit tous ces désordres, on en gémit, mais cependant on les laisse impunis, parce que la multitude des libertins autorise le libertinage. [5] O Dieu! jusqu'où ne portons-nous pas le crime et l'impiété ! Aujourd'hui le monde disparaît et périt à nos yeux, et cependant nos crimes subsistent toujours parmi ses ruines! Rome, cette ville si célèbre, cette capitale de l'empire romain, vient d'être consumée par les flammes; ses citoyens exilés sont dispersés par toute la terre; ses temples si saints et si augustes ne sont plus que cendre et que poussière, et néanmoins les passions humaines nous dominent toujours! Nous vivons comme si nous devions mourir demain, et nous nous établissons sur la terre comme si nous devions y vivre éternellement! On voit briller l'or sur les murailles, dans les lambris et sur les chapiteaux des colonnes, tandis que Jésus-Christ, tout nu et mourant de faim, expire à notre porte en la personne du pauvre! Nous lisons dans l'Ecriture sainte que le grand prêtre Aaron alla au-devant des flammes qui dévoraient Israël, qu'il apaisa la colère du Seigneur par l'odeur de son encens, qu'il se tint debout entre les vivants et les morts, et que le lieu où il était fut comme une barrière impénétrable à la violence du feu. « Laissez-moi faire,» disait Dieu à Moïse, « je veux exterminer cette nation ingrate et rebelle.» En disant : « laissez-moi faire» il donne assez à connaître qu'on pouvait désarmer sa justice, et que les prières de son serviteur lui liaient les mains. Où trouver aujourd'hui un homme sur la terre qui puisse s'opposer à la colère de Dieu, aller au-devant des flammes, et dire avec l'apôtre saint Paul: « Je désirais devenir moi-même anathème et me séparer de Jésus-Christ pour sauver mes frères? » On voit périr les troupeaux avec les pasteurs parce que tel est le peuple, tels sont les pontifes. Moïse, plein de tendresse et de compassion pour les Israélites, disait à Dieu : « Pardonnez à ce peuple, Seigneur, ou si vous refusez de lui pardonner, effacez-moi de votre livre. » Peu satisfait de son propre salut, il veut périr avec les autres, parce que la multitude d'un peuple nombreux fait l'honneur et la gloire d'un monarque. C'est dans ces temps malheureux que notre Pacatula est venue au monde: les calamités du genre humain ont été, pour ainsi dire, les jouets de son enfance; elle a su pleurer avant que de savoir rire; elle a vu couler ses larmes avant que d'être sensible à la joie, et à peine est-elle entrée dans le monde qu'elle l'a vu disparaître à ses yeux. Qu'elle s'imagine donc que ce monde a toujours été ce qu'il est aujourd'hui; qu'elle l'envisage toujours sous ce point de vue, ignorant le passé, fuyant le présent, désirant l'avenir.