[0,0] Jean de Salisbury - POLICRATICUS. Prologue. Avant-propos de Iean de Salesbery en forme de lettre par lequel il dédie son ouvrage à Thomas Becquet, chancelier d'Angleterr et depuis archevêque de Cantorbery et martyr. [0,1] Le fruit que produisent les lettres a des douceurs sans nombre mais il n'en a point de plus grande que d'entretenir la compagnie des amis malgré la distance des lieux et la différence des temps et d'empêcher que la rouille ne consume les choses que la mémoire veut garder. Et de fait, si la bonté divine n'eut secouru la faiblesse humaine par cet admirable remède, les arts auraient péri dès leur naissance, les droits et les sacrées institutions de la religion seraient ensevelis dans l'oubli et même les hommes nauraient pas aujourd'hui un discours intelligible pour exprimer leurs pensées. Les exemples de nos ancêtres, qui servent de vives pointes et de nourriture à la vertu, n'auraient relevé ni encouragé personne à de hautes entreprises, si le travail obligeant des historiens et l'étude victorieuse de la fainéantise n'eussent pris le soin de les envoyer à la postérité. Le court espace de notre vie, la pesanteur de nos sens, l'engourdissement qu'apporte la paresse et tant d'inutiles occupations, qui consument le plus beau de nos jours, ne nous permettent pas d'amasser beaucoup de connaissances et ce peu encore que nous en pouvons acquérir, l'oubliance mortelle ennemie de la science et malheureuse marâtre de la mémoire nous le dérobe et nous l'arrache de l'esprit tant qu'elle peut. Serait-il aujourd'hui mention des Alexandres ni des Césars, saurait-on seulement où fut l'académie ou l'école des Stoïciens, si les écrits ne nous les avaient recommandés. Bien davantage, suiverions-nous maintenant les adorables vestiges des prophètes et des apôtres, si les saintes lettres ne leur eussent fourni de passe-port pour venir jusqu'à chez nous. Les arcs de triomphe et les trophées ne sont glorieux à ces vainqueurs qui les ont érigés qu'en tant que leur inscription rapporte la cause et les personnes qui les ont fait dresser. Ainsi le curieux qui jette les yeux sur ces marbres antiques reconnaît par le titre de quelques-uns que Constantin (natif de notre Bretagne), qui délivra la patrie et donna le repos à la chrétienté, est celui à qui apartient un tel arc de triomphe. Il est bien certain que jamais aucun n'a longtemps retenu la gloire, s'il ne s'est obligée par ses écrits ou par ceux de quelque bon auteur. Le nom d'un empereur et celui d'un cheval sont dans peu de jours en même rang, si le souvenir de l'un ou de l'autre n'est prolongé par l'histoire. [0,2] Combien de puissants rois sont maintenant en moindre considération que Bucéphale. C'est donc le meilleur conseil que l'on saurait donner à ceux, qui font la cour à la gloire, que de gagner les bonnes grâces des écrivains et des hommes de lettres. Les ténèbres couvrent les plus beaux exploits, si la lumière des lettres ne les produit au jour. L'estime et les louanges qui proviennent d'autre côté ne sont quedes échos ou des applaudissements de théâtre qui cessent aussitôt qu'ils commencent. Outre ces commodités, les lettres servent de consolation dans la douleur, d'allègement dans les travaux, de contentement dans la pauvreté, de modération dans les délices et dans les richesses. Dès l'heure que notre esprit porte sa pointe à lire ou à composer quelque chose de profitable, il se délie de la servitude des vices et durant les adversités se recrée par ce merveilleux et agréable divertissement : Si vous en exceptez l'oraison qui s'entretient avec le ciel et la méditation qui, élargissant notre coeur par les flammes de charité, le remplit de la grandeur de dieu et contemple l'immensité de ses merveilles, je ne sache point de plus agréable ni de plus utile entretien que celui des lettres. Croyez-moi, j'ai bien expérimenté que les douceurs du monde en comparaison de celle-là ne sont qu'absynthe et d'autant plus amères à un esprit que la pointe de son jugement est plus neutre et ses sens moins corrompus par la volupté. Ne vous étonnez donc pas si, ayant goûté de ces plaisirs innocents, je ne m'attache pas à la faveur, le seul escalier qui peut aujourd'hui élever les hommes dans la fortune. Si vous me demandez pourquoi je ne m'empresse pas à la porte des grands, j'emprunterai fort volontiers la réponse que Socrate fit à ses amis, qui lui demandaient pourquoi il ne mêlait pas des affaires du barreau. "Ce lieu n'a pas ma science, je n'ai pas la sienne non plus", je fais vanité de mépriser ce que la cour brigue avec vanité et en revanche la cour ne tient compte des honneurs que je brigue avec plus de passion. Vous auriez bien plus de raison de vous étonner pourquoi je tarde tant à couper ce lien qui m'a tenu attaché aux vains entretiens de la cour et m'arrête encore maintenant dans une si malheureuse servitude, si je ne puis trouver les moyens de les dénouer. [0,3] Il m'ennuie à parler franchement d'avoir perdu douze années après ces bagatelles, je me repens après avoir pris une meilleure instruction et sucé le lait de la philosophie de m'en être sevré pour me ranger plutôt parmi une bande de fous que dans le sacré collège des philosophes. Vous serez bien dans la même peine que moi étant dans le même embarras de la cour, si votre prudence sans pareille accompagnée d'une vertu constante ne vous tenait ferme dans un pas si glissant, ne permettant pas à la légereté de vous faire ployer comme un roseau ni aux délices de vous ramollir mais vous conservant le même empire sur la vanité qu'elle a sur tout le monde. Voilà pourquoi, comme j'ai vu que tant de provinces obligées par vos bienfaits érigeaient comme un arc de triomphe à vos mérites par les magnifiques éloges qu'elles vous présentent , j'ai voulu me tirant hors la foule du peuple venir avec une flûte champêtre dire une chanson à votre honneur et mettre cet ouvrage comme une pierre dans le monceau de vos louanges, c'est beaucoup entreprendre pour moi mais je suis assuré qu'il n'a point de beauté qui ait l'honneur de vous plaire, il se rendra du moins agréable par le service que je vous ai voué. [0,4] La première partie vous entretiendra des vains entretiens des courtisans et poursuivra avec plus d'ardeur ce qui me persécute le plus. La seconde marchera sur les traces des philosophes et commettra au jugement du sage à décider ce qu'il faut fuir et ce qu'il faut suivre. Et parce que cette pièce parlant des folies de la cour devait s'adresser à quelqu'un, qui fut exempt de ses taches, de peur qu'elle ne semblât reprocher la vérité je vous ai choisi pour cet effet pour le plus accompli personnage de notre siècle pour décrire avec pleine liberté les défauts qui se trouvent dans mes semblables. De manière que le lecteur reconnaissant ces sottises dépeintes en ce livre se doit remettre incontinent devant les yeux que le conte se fait de lui-même sous un nom emprunté et qu'il ne vous touche aucunement, vu que toute la terre sait que vous ne traitez que des affaires extrèmement sérieuses. J'ai suivi l'exemple de Sénèque, qui enseigne les autres en écrivant à Lucilius, et de saint Jérôme, qui reprend les fautes de ceux qu'il ne nomme pas en parlant à Oceanus et à Pammachius. Si quelqu'un trouve que j'ai traité quelque fois le mal un peu trop doucement, qu'il regrade au temps où nous sommes et qu'il juge, comme un sage le doit, de ce que j'ai dit, par les raisons que j'ai eues de le dire, si au contraire il rencontre quelques réprimandes trop libres qu'il ne s'imagine qu'elles ne s'adressent pas à lui mais à moi seulement et à mes semblables, qui comme moi sont dans la résolution de s'amender ou plutôt à ceux qui couchez dans le cimetière, souffrent sans dire mot qu'on leur marche sur le ventre. Je sais bien "qu'aucun ne se plaindra des blessures d'Achille" {Juvénal, Satires, I, 150}, et que le siècle présent se corrige par le blâme qu'on donne aux siècles passés. Ainsi vous voyez que Horace permet aux esclaves d'employer la liberté qu'ils avaient durant les Saturnales à reprocher à leurs maîtres les fautes qu'ils avaient commises "Horace auprès du coeur doucement s'insinue, Et rend en se jouant la vérité connue" {Perse, Satires, I, 151-152}. [0,5] J'ai entremêlé cet ouvrage de plusieurs passages des bons auteurs, selon que je les ai trouvés à mon propos ou à mon goût, taisant quelquefois les noms des auteurs, tant parce qu'il n'était pas besoin de montrer à un homme savant come vous êtes où je les avais pris que pour exciter davantage le lecteur, qui ne le savait pas, à la lecture des bons livres. Que si aucun de ces passages contient quelque histoire qui ne soit guère vraisemblable, je me promets que l'on ne m'en blâmera pas pour cela, puisque je ne suis pas garant de la vérité de tous les récits que j'ai faits en ce livre mais bien que faux ou véritables ils serviront de quelque chose à celui qi prendra la peine de les lire. Je ne suis pas si bête de vous conter pour véritable que les bêtes ont parlé "Que la tortue un jour harangua les oiseaux {Avianus, Fables, II, 1}. "Qu'une souris des champs voulut un jour traiter une souris de ville" {Horace, Satires, II, 6, 80} et semblables contes à la cigogne mais je vous réponds que de ces fables nous en pouvons tirer de l'instruction. Je vous avoue encore que je me suis librement servi du travail des anciens et que des biens d'autrui j'en ai fait le mien, m'appropriant ce que j'ai trouvé de meilleur en quelque endroit qu'il fût et le rapportant tantôt par les termes propres de l'auteur pour lui donner plus de croyance et tantôt aussi par les miens pour le rendre plus court. Ce n'est pas tout, puisque j'ai commencé à vous ouvrir mon âme, je vous ferai voir ma témérité tout nue : tous ceux dont les paroles ou les actions tiennent de la philosophie je les estime mes redevables et, qui plus est, je les attache à mon service et les oblige de produire leurs écrits et de s'exposer pour moi aux coups de langue des médisants. Je les fait parler et bien que je n'aie vu jamais ni César ni Alexandre ni entendu les leçons de Zénon, de Socrate, de Platon, d'Aristote et d'autres, qui me sont autant inconnus que ceux-là, j'en ai rapporté plusieurs choses pour le profit de ceux qui liront cet ouvrage. Je vous accorde encore, si vous voulez, pour ne pas contester avec vous que je me suis servi de mensonges officieux et, si mon jaloux n'est pas content (car j'ai mon Cornificius et mon Lanuvius), je suis convaincu de mensonge et n'en ai point de honte, moi qui sais bien que la vérité, qui dit que tout homme est mensonger, est si universelle que ni cette large poitrine ni ce ventre gros outre mesure ni ce visage enluminé de scarlate et semé de boutons ni cette langue impudente mais ridicule et plus prête de ronger les bonnes moeurs de son prochain que de corriger ses mauvaises n'en ont pas excepté mon Lanuvius, il m'échappera de le déclarer s'il ne retient sa médisance et je lui ferai connaître que la vieillesse ne lui peut donner ni conserver une autorité telle qu'il s'imagine. [0,6] Qu'il paraisse un peu, qu'il se montre au jour, qu'il me convainque de faux par raison ou par passage, je n'aurai point de honte de me corriger par les avis de mon ennemi, tant s'en faut, je tiendrai pour ami quiconque m'avertira de mes fautes. Si j'ai rapporté quelque chose autrement qu'elle ne se trouve décrite dans quelques auteurs, je n'ai pas cité à faux pour cela, vu que dans les rapports des choses mémorables j'ai suivi les historiens, qui, le plus souvent, ne sont pas d'accord ensemble et, dans les points de philosophie, j'ai disputé selon la portée de mon jugement, suivant la méthode des Académiciens, par laquelle j'ai embrassé l'opinion qui m'a semblé la plus probable. Je ne rougis point de me ranger parmi les Académiciens, car je suis résolu de suivre leur trace dans les points dont un sage peut douter avec raison. Car, bien que cette méthode semble envelopper toutes les choses dans une profonde nuit, néanmoins, si vous en voulez croire Cicéron, qui prit ce parti sur la fin de ses jours, vous n'en trouverez point qui plus fidèlement examine la vérité ni dont vous puissiez tirer des fruits plus avantageux. Vous reconnaîtrez donc, s'il vous plaît, que dans les endroits où j'ai traité en passant du destin, du franc-arbitre et de la providence et de semblables matières, j'ai douté en Académicien sans vouloir assurer témérairement des choses dont je n'ai aucune certitude. Je me suis encore servi des passages de l'écriture pour expliquer les maximes que j'ai proposées mai c'a été sans choquer ni la religion ni les bonnes moeurs, de sorte que vous pourriez dire que la même vérité demeurant toujours immuable a enfanté les maximes modernes aussi bien que les anciennes. [0,7] "Leur visage est semblable et pourtant différent, Tel que l'auraient des soeurs" {Ovide, Métamorphose, II, 13}. Au reste, je soumets tous ces livres à votre censure et c'est la raison que vous ayez une plus grande et plus véritable gloire de les avoir corrigés que moi de les avoir composés. Les volumes en sont à la vérité fort inégaux mais accusez-en les divers tracas, qui m'ont tellement occupé que j'ai le plus souvent eu si peu de loisir qu'il m'a fallu quitter la plume aussitôt que je l'avais prise. Néanmoins, pendant que vous employez vos veilles à assiéger la ville de Toulouse, j'ai employé les miennes à former cet ouvrage et, me tirant des vaines occupations de la cour, suis rentré dans moi-même pour considérer que l'oisiveté sans lettres est la mort et le cercueil d'un homme vivant. Si la calomnie me reproche avec Lanuvius que j'ai cité des auteurs inconnus ou controversés, qu'elle blâme Platon d'avoir introduit un ressuscité, Cicéron, d'avoir écrit le songe d'Africain et Macrobe d'égayer les philosophes dans ses Saturnales et qu'il pardonne à nos fictions puisqu'elles sont profitables au public. Il me reste maintenant de supplier très humblement ceux qui liront cet ouvrage qu'ils me veuillent recommander au père des bontés et lui demander par leurs prières abolition de mes fautes, dont le nombre s'est rendu innombrable. De moi j'espère avoir part avec tous ceux qui craignent mon dieu et j'élève en récompense mon coeur et ma voix pour lui demander les nécessités de mes frères, afin que le père céleste, dont la miséricorde égale ta toute-puissance, purifie nos actions et nos pensées et que l'ange du grand conseil éclaire nos âmes par le feu de son esprit de peur que les vices ne les enveloppent dans leurs erreurs pernicieuses.