[4,5] CHAPITRE V. Qu'il saut que le prince chérisse la charité et se donne garde de l'avarice. La loi ajoute "il n’aura pas plusieurs femmes qui touchent son âme". {Deutéronome, XVII, 17} Il fut autrefois permis aux Israélites plusieurs femmes afin de provigner leur race et de multiplier le peuple, qui pour alors était le seul fidèle. Les Patriarches nous fournissent des exemples de cette permission. Premièrement Sara se servit de son droit, c'est-à-dire du corps d'Abraham pour semer dans un fonds étranger, tirant de son mari par le ministère de sa servante son fils Ismaël. Jacob pareillement ayant épousé les deux soeurs, appela leurs servantes dans son lit les reconnaissant fécondes. Mais une défense perpétuelle a toujours arrêté les rois en ce point-là, les détournant des embrassements de plusieurs femmes. Et bien qu'il ait été permis aux particuliers d'en avoir quantité, néanmoins la loi n'en donne aux rois qu'une seulement. Leur sera-t-il donc permis de commettre des fornications et des adultères autant qu'il leur plaira, puisque même pour multiplier leur race ou pour avoir un héritier il ne leur est pas permis d'en admettre plus d'une dans leur lit. Comment voulez-vous que le prince punisse des crimes dont il est esclave lui-même. Qu'on ne m'objecte point ici la pluralité des femmes qu'eut David, qui peut-être en ce point comme en beaucoup d'autres jouissait d'un privilège spécial. Encore que j'accorderais aisément qu'il faillit en ce point là. Et certes nous savons que l'affection qu'il eut pour les femmes le précipita dans l'adultère par la trahison et par l'homicide. Je ne travaillerai point à l'excuser, puisque lui-même, étant convaincu par la parabole du prophète, répondit qu'il était homme de mort. Vous avez donc en lui un roi qui pèche avec les autres rois et plût au ciel qu'ils se repentissent avec lui, qu'ils confessassent leurs fautes, comme il fit, et qu'à son exemple ils voulussent retourner à la vie par une juste satisfaction. Ce même amour des femmes affola la sagesse de Salomon. En suite "il n'aura pas des monceaux immenses d'or et d'argent". {Deutéronome, XVII, 17} Qu'ils aillent maintenant contre la défense de Dieu entasser de l'or et de l'argent, qu'ils tirent profit des faussetés de la calomnie, que de la pauvreté des autres ils s'acquièrent de l'abondance, que leurs exactions leur amassent des richesses, et qu'ils ne s'estiment bienheureux que lorsqu'ils en auront rendu beaucoup de misérables. Quelqu'un m'objectera les grandes richesses de Salomon. Et bien, je ne défends pas qu'un prince soit riche mais je ne veux pas qu'il soit avare; l'or et l'argent, qui furent de nulle valeur durant le règne de Salomon, n'eussent pas été si peu estimés, si le roi par une convoitise insatiable en eût amoncelé plus qu'il n'en fallait pour son usage et pour sa nécessité, il pouvait les enfouir en terre et les ôter d'entre les mains des hommes pour les rendre plus précieux. Trimalcion rapporte chez Pétrone qu'un ouvrier faisait des vases de verre dont la substance était si liée et si ductile qu'il était aussi malaisé de les rompre que s'ils eussent été d'or ou d'argent. Ayant donc forgé une fiole du plus beau verre, digne à ce qu'il estimait du seul empereur, il s'en alla le trouver et lui fut présenté avec son chef d'œuvre. César loua la beauté de l'ouvrage et l'adresse de l'ouvrier et reçut son affection avec un bon accueil. Mais l'ouvrier pour changer l'estime des assistants en un grand étonnement et s'acquérir plus amplement la faveur de l'empereur reprit la fiole d'entre ses mains et la jeta contre le pavé avec un tel effort que la plus solide et la plus forte pièce de bronze en aurait été endommagée. L'empereur n'en conçut pas moins d’étonnement que de crainte. Mais l'ouvrier l'ayant relevée de terre fit voir qu'elle n'était point rompue mais seulement un peu bossée, comme si elle eût été d'un métal transparent en forme de verre et puis, tirant un petit marteau de son sein raccommoda proprement la bosse et martelant la fiole la remit en sa première forme. Il croyait par cette merveilleuse expérience avoir déjà gagné le ciel de Jupiter, ayant bien mérite d'être admiré de tout le monde et chéri de l'empereur mais il fut bien trompé. César lui demanda si quelque autre que lui savait l'art d'en forger de même et l'ouvrier lui ayant répondu que non, il lui fit couper la tête parce que, disait-il, si cette invention se rendait commune on priserait aussi peu l'or et l'argent qu'on fait la boue. Si ce conte est véritable, je m'en rapporte. Les sentiments des auteurs sont divers sur cette action de l'empereur mais pour moi, sans préjudice du jugement qu'en font les plus sages, j'estime que l'affection et le présent d'un si rare ouvrier furent mal récompensés, et qu'on fit grand tort au genre humain d'avoir étouffé un si bel art pour conserver l'argent et sa matière, qui sert d'entretien à l'avarice, de nourriture à la mort, et de sujet à toutes les querelles et à toutes les guerres, et, qu'a mon avis, il n'était pas besoin de les maintenir dans leur prix par cette injustice, puisqu'ils l'eussent toujours eu sans cette vaine précaution, vu que celui, qui est le prix de toutes choses, ne peut être sans soi-même, c'est-à-dire sans prix. Certes "L'argent fait tout valoir et donne à tout son prix, Les amis, les honneurs, se puisent dans la bourse, Qui n’a point trouvé cette source, Languit partout dans le mépris". {Ovide, Les Fastes, I, 217-218} Combien plus utilement quelques-uns ont-ils travaillé à exterminer de leurs états toute la matière des différents et la cause des haines, afin que la racine étant coupée les branches et les fruits en périssent. Telle est l'ordonnance de Lycurgue chez les Lacédémoniens et la doctrine que Pythagore avait semée dans la grande Grèce, qui fait aujourd'hui une partie de l’Italie, dont les constitutions à ce qu'on dit, furent comme un rampart qui garda toute cette province. Que l'or et l'argent ne sont-ils à plus bas prix que le sable et qu'au contraire la vertu et les choses dont la nature sage maîtresse de bien vivre nous recommande l'usage, ne sont elles autant estimées que ces métaux, le pauvre ne serait pas dans la boue et le riche ne serait pas honoré pour la seule considération de son argent, si chacun était mis à prix selon la valeur de son talent et de sa vertu. Quelques choses tiennent leur prix d'elles-mêmes, et quelques autres de l'opinion seule. Le pain et toutes les victuailles qui consistent en aliments et en habits nécessaires sont par raison naturelle estimées par tous les pays de la terre. Les choses qui réjouissent les sens sont naturellement agréables à tous les hommes. En un mot celles qui servent de quelque chose dans la nature ne plaisent pas seulement mais encore sont en vogue partout. Comme d'autre côté celles qui dépendent de l'opinion sont incertaines et s'abolissent par le caprice qui les a établies. Et par conséquent l'empereur ne devait pas craindre que la matière du commerce vint à défaillir, vu que les peuples qui ne connaissent point l'argent ne laissent pas de trafiquer. Salomon eut bien plus de sagesse, il ne craignit point que l'or et l'argent fussent avilis à l'avenir parmi les hommes, qu'il connaissait naturellement être affamés et tourmentés pour la plus grande part d'un appétit insatiable d'argent. C'est pourquoi la sagesse qu'il avait reçue lui fit mépriser cette rouille pour inviter la postérité par son exemple à n'en faire pas plus de compte. Davantage il est raisonnable qu'un roi soit riche, en telle façon néanmoins qu'il estime que ses trésors appartiennent à son peuple. Il n'aura point de richesses s'il les possède sous le nom d'autrui et les biens de son épargne ne seront pas à lui en particulier, s'il avoue qu'ils sont à tout l'état. Ce qu'il ne doit pas trouver étrange, puisque sa personne propre n'est pas a lui mais à tous ses sujets.