[3,6] CHAPITRE VI. Que le nombre des flatteurs s'est multiplié à l'infini, de sorte qu'ils mettent les honnêtes gens et ceux qui ne veulent pas leur ressembler hors de la maison des Grands. Toutefois cette peste mortelle s'est tellement épandue par punition divine, que s'il en fallait venir au combat je craindrais qu'il ne leur fût plus aisé de chasser les hommes d'honneur que d'être chassés. Cette illusion déshonnête, ce chancre pourrissant gagne tout le monde pied à pied, si bien qu'il n'est point d'hommes ou il en est fort peu que son venin n'ait infecté. Savez-vous comment ? Tous les hommes buttent à gagner la bienveillance de ceux avec lesquels ils conversent et j'avoue que cette affection n'est pas seulement permise mais encore honnête, étant produite par la Nature mère des vertus et sage gouvernante de la vie dont tous les effets sont excellents. Mais dès lors qu'elle perd la retenue, qui lui sort de contrepoids, elle se précipite en bas, et courant aussi bien par ce qui n'est pas permis, que par ce qui l'est, par l'infamie aussitôt que par la bonne renommée elle cajole la faveur et sollicite impudiquement la bonne grâce de son ami, afin que l'ayant corrompu par ses caresses, comme font les courtisanes, elle lui dérobe son bien, lui dissipe ses moyens, se revête de ses dépouilles et puisse tout convertir à son profit particulier. C'est pourquoi le flatteur ne trouve point de complaisance servile ni d'office malséant, il joue toutes sortes de personnages pour ravir le prix de toutes sortes de personnes. Qui sont ceux qui se font regarder par la pompe de leurs habits et qui vont toujours en carrosse? qui sont ceux qu'une longue suite d'estafiers accompagne, que leurs pareils et leurs camarades traitent de grands par leurs services, qui tiennent le premier rang dans les assemblées et dans les festins, qui se font chatouiller par la grandeur de leurs titres, qui tiennent toujours les Rois par les oreilles? qui sont ceux que la faveur de la fortune élève à tire d'ailes aux plus hautes charges, desquels les plus illustres maisons tirent leur ordre et empruntent la façon de se gouverner? ce sont les flatteurs, qui prennent bien la peine de s'accommoder aux volontés d'autrui, pourvu qu'ils trouvent moyen de le plumer. Il est vrai que la vérité étant sauvage et fâcheuse ne veut amadouer personne. Mais son amertume ess plus utile et plus agréable aux sens qui se portent bien, que la douceur sucrée d'une langue qui fait l'office de courtisane. Salomon témoigne-t-il pas que "les coups d'un ami sont préférables aux traîtres baisers d'un complaisant"? Pourquoi non, la foi doit-elle pas être toujours préférée à la perfidie et cette foi est blessée quand on fait une chose, et qu'on en feint une autre, principalement quand c'est avec intention de nuire. Car ce mot latin "fides" foi vient, disent les Stoïciens, "ex eo quod fiat quod dictum est", de ce que on fait ce qu'on a dit. Ma lumière, mon salut, mon refuge, mon coeur, ma vie, invincible Duc, le plus sage des vivants, le plus libéral et le plus obligeant, l'exemplaire de bien vivre, le miroir de vertus et semblables épithètes importunes, sont-elles pas aussi pleines de venin que du vice de la flatterie. Il y en a même qui dans la profession de l'amitié se servent encore du charlatan. Les venins, disait un sage, se donnent dans des confitures, il n'est point d'embûches plus secrètes que celles qui sont couvertes de l'apparence d'un bon office ou de quelque affection. Le plus souvent tel, qui vous fait offre de service, qui vous proteste d'amitié et contrefait le zèle pour vos intérêts, vous dresse par là des embûches. Et jamais, comme on lit dans les fables, dont les mensonges nous apprennent la vérité, Junon n'aurait jeté Sémélé dans le feu dont elle fut consumée si elle n'eût emprunté le visage et l'affection de sa nourrice. Vous croyez que le flatteur vous serve pendant qu'il vous réduit dans une pitoyable servitude : "Car lorsque dans l'oreille il verse son poison, La vérité s'enfuit avec la raison. {Juvénal, Les Satires, III, 122-123} Et je veux bien mourir s'il ne met à la porte Ceux qui sont leurs amis ..." Car on la fait passer à ceux qui dédaignent cette abjecte soumission et l'on a bien raison, puisque l'on ne reçoit pas pour ami celui qui non seulement ne contredit pas, mais encore qui consent aux plus sales plaisirs des grands. Ce n'est pas assez pour gagner leur esprit que de consentir â leurs folies, il faut les approuver et leur donner des applaudissements. Il faut admirer un homme, après qu'il a tout mal fait, comme s'iI avait fait des miracles. Puisque le concours des volontés est un indice d'amitié, si vous ne louez hautement tout ce qu'il veut, vous serez tenu pour son ennemi. Le Satyrique dit de bonne grâce : "Je ne saurais mentir, que ferai-je dans Rome, Je ne puis arracher d'entre les mains d'un homme Un livre impertinent afin de l'admirer, Je ne suis point devin, ni ne sais mesurer Le cours d'une planète, et d'un aspect prospère Promettre aux méchants fils le décès de leur père, Je ne puis éventrer des crapaux pour trouver, Dans ans leur poumon tremblant ce qui doit arriver. Je ne m'applique pas à des larcins infâmes, Je ne saurais servir de messager aux Dames. On trouvera dans Rome assez d'autres valets Qui sauront mieux que moi l'adresse des poulets. Je me retire donc librement d'une Ville, Que j'incommoderais comme un membre inutile". {Juvénal, Les Satires, III, 41-48} Je suis don une ville infectée de tant de vilénies, je la laisse à ses flatteurs qui l'ont empoisonnée. "Que là vive un flatteur avec un maquereau, Et ceux qui font métier de blanchir un corbeau". {Juvénal, Les Satires, III, 29-31} Ne croyez pourtant pas qu'il dépeigne en cet endroit les vices d'une seule ville, il fait le tableau de tout l'univers, croyez qu'en ce point la ville de Rome esr partout. Il me souvient à ce propos d'avoir entendu souvent un pape qui se moquait des Lombards et leur reprochait qu'ils faisaient un bonnet à tous ceux avec qui ils conversaient, parce qu'à l'abord ils tâchent à s'acquérir les bonnes grâces et veulent avec un huiIle de flatterie adoucir le reste de ceux auxquels ils ont affaire. Salomon nous enseigne comme il faut fuir cette peste. "Si les pécheurs t'allaitent, dit-il, ne leur prête pas l'oreille, ils dressent des embûches contre leur sang et entreprennent des fraudes contre leurs âmes, retire ton pied de leurs sentiers: leurs pieds courent au mal et se hâtent pour épandre le sang". {Proverbes, I, 15}