[2,0] LIVRE II. AVANT-PROPOS. Le sage approprie toutes choses à son visage et tout ce qui est matière d'un discours ou d'une action le peut être d'une vertu. Car son loisir même est une occupation, et pendant qu'il pèse toutes choses avec la raison, il prend comme avec les mains de la vertu tout ce qui peut le conduire à la béatitude. Vous nous donnez de belles preuves de cette diuine sagesse par deux moyens, car vous gardez la rectitude dans vos actions, et vous exercez votre sagesse sur les vanités des autres. Donc puisque votre sévérité me commande d'étaler mes bagatelles en public, elles sortiront avec un visage assuré pour faire paraître les fourbes de ces devineurs mathématiciens et de semblables charlatans. Mais, puisque vous leur avez donné l'assurance de se montrer, j'oserai encore vous supplier très humblement de leur donner sauf-conduit et sureté. Je conjoindrai ce discours avec le précédent afin d'en faire un corps où votre prudence me fera la faveur de corriger ce quelle trouvera de défectueux et de difforme. [2,1] CHAPITRE I. Que toutes choses sont vanité, et qu'elles s'ajustent à la créance d'un chacun. C'est un proverbe de villageet peut-être de cuisine que "celui qui veut croire les songes et Ies augures ne vivra jamais en repos" : néanmoins à mon avis il est plein de verité et de raison. Car de quelle conséquence peuvent être dans l'affaire d'un autre un ou plusieurs éternuements, un baillement, et peut-être un son par haut et par bas. Je sais bien par les causes de physique que ces signes touchent en quelque façon celui dont ils procèdent, mais pour cela peuvent-ils avancer ou retarder les desseins d'un autre, non plus que certains brevets et quelques superstitieuses ligatures que toute l'école des médecins condamne, quoique d'aucuns appelent ces amusements physiques par excellence, nommant physique ce qui est tellement caché que la raison humaine ne le peut découvrir. Car il n'y a rien ni ne s'engendre rien au monde dont l'origine ne soit procédée d'une cause et d'une certaine raiton, ou, comme dit un autre, "il ne se produit rien sur terre sans cause". {Job, V, 6} Ii est donc évident que la nature, comme étant l'ouvrière universelle, passe tout par ses mains, et que par conséquent toutes choses appartiennent à la physique. Pour moi de quelque sorte qu'aillent ces choses, j'ai une ferme croyance qu'il ne faut pas rejeter ce qui provient de la vertu de la foi et qui se peut rapporter à la gloire de l'autheur des merveilles, car je n'ignore pas ce que dit le texte sacré : "Tout ce que vous ferez de parole ou d'oeuvre, faites-le au nom du Seigneur, auquel seul le chemin de l'homme prospère". Tous les saints l'ont pratiqué de la sorte. Un certain Gathbertus, qui arbora dans notre nation la loi évangélique, mettait l'évangile sur les malades et les guérissait par ce moyen. La tunique de S. Étienne mise sur un mort le ressuscita. Le symbole des apôtres guérit un démoniaque qui le portait. La Patenostre récitée sur des herbes lorsqu'on les cueillait ou qu'on les donnait à des malades par la vertu de cette foi, leur restitua souvent une parfaite santé. Saint Benoît rompit un vase plein de poison avec le signe de la croix, comme s'il l'eut cassé d'un coup de pierre. Certains chapitres de l'évangile portés ou entendus ont profité à beaucoup de personnes. Telles et semblables choses sont profitables et permises mais les autres inventions sont ridicules et pernicieuses. Car il est très certain que tout coopère en bien à ceux qui aiment Dieu. Mais il permet que les infidèles et les méchants,et même ceux qui hésitent dans leur croyance soient abusés par plusieurs illusions, qui toutefois n'ont de pouvoir qu'autant que celui qui les sert leur ajoute de foi. Jules César ne fut jamais détourné de ses entreprises par la crainte des augures ni de semblables superstitions. Car comme il arriva un jour, que passant en Afrique, il tomba en descendant du vaisseau ; il tourna ce mauvais auspice en un bon disant : "Je t'embrasse mon Afrique". {Suétone, Vie de Jules César, LIX} Sa femme Calpurnia l'ayant vu en songe la dernière nuit qu'il passa avec elle, percé de plusieurs coups mortels et rendant l'esprit entre ses bras, le pria de n'aller point au sénat ce jour-là. Mais elle ne put obtenir que ce grand courage commît quelque lâcheté durant sa vie par la crainte d'un présage. Durant le siège de Marseille, il prit le premier la cognée pour abattre un bois sacré, montrant par là qu'il n'était point taché de telle superstition. Saint Marc l'évangeliste allant prêcher l'évangile en Alexandrie, rompit son soulier à la sortie du navire, dont il assura en rendant grâces à Dieu que son chemin serait heureux et sans empêchement. Si quelqu'un de ces signes vous rappelle d'un voyage, si vous l'avez commencé au nom de Dieu, ne l'interrompez pas, si ce n'est peut-être que vous pensiez que toutes ces révocations soient mystérieuses, persuadé par l'exemple fabuleux du corbeau de la métamorphose, qui perdit sa blancheur de neige pour n'avoir pas cru la corneille qui le rappellait. Ces folies ne peuvent arrêter qu'un esprit imprudent et léger, mais elles ne peuvent rien sur une âme bien chrétienne. [2,2] CHAPITRE II. Que tous les signes ne sont pas à mépriser. Je n'ôte pas néanmoins la croyance ni l'utilité aux signes que la providence divine a instituées pour enseigner ses créatures, encore que je tienne les augures et les présages pour une superstition à laquelle il ne faut point ajouter de foi. Car je sais bien que la sagesse souveraine a beaucoup de moyens pour nous instruire et que tantôt elle fait parler les éléments et que tantôt elle donne des signes aux corps sensibles ou aux insensibles pour avertir de choses de l'avenir, selon qu'il est expédient à ses effets. Ainsi nous avons des signes du beau temps et du mauvais, afin que les gens de travail puissent donner ordre à leurs affaires. Les laboureurs et les matelots conjecturent par quelques expériences ordinaires ce qu'ils doivent faire en tel temps, devinant la disposition du temps à venir par celle du passé. Les oiseaux même ne sont pas destitués de ce bienfait de la nature, notre commune mère. Le Plongeon, l'Alcyon et le Cygne nous découvrent bien souvent ses secrets ; car lorsque vous verrez sur le milieu de l'hiver que les Alcyons font leur nid et couvent leurs oeufs, soyez assuré de quinze jours de calme que les nautonniers attendent et observent soigneusement ; ces jours que la moindre haleine de vent n'oserait troubler s'appellent Alcioniens. Il est probable que la nature les a donnés à cet oiseau pour élever ses petits. Quand les oiseaux aquatiques se plongent plus avidement, il faut se préparer à la pluie. La corneille demande de l'eau quand elle crie dès le matin : "Non parce que remplis d'un esprit plus divin, Ils montrent aux mortels les secrets du destin". {Virgile, Les Géorgiques, I, 416} Mais parce que habitant dans l'air ils en ressentent plus promptement les altérations , d'où provient leur joie ou leur tristesse ; ce qui ne doit pas sembler merveilleux vu que les corps des plus pesants animaux ressentent bien les mouvements des choses extérieures et se conforment avec les éléments, par l'ordre secret que la nature a établi dans l'univers : c'est pourquoi la médecine a des préceptes assez probables pour connaître en quel état seront les corps des animaux, lorsque le temps sera bien ou mal disposé. Elle voit aussi fort bien par les pronostiques la santé, la maladie, et la disposition de neutralité et prédit même l'heure dernière, et, quand elle connaît parfaitement les causes du mal; y apporte de remèdes assurez pour le plus souvent. Mais si le médecin ignore les causes, pour parler dans les termes de l'art, il guérit plutôt par hasard que par science. Or le jugement qu’ils tirent des signes, quoiqu'il soit difficile à donner, est néanmoins le plus souvent très véritable. On juge encore de la beauté du temps, de la diverse dîsposition des saisons et des orages, par plusieurs apparences que le globe de la lune nous montre de loin comme d'une échauguette. Sa couleur rougeâtre annonce des vents. La pâle et bleuâtre des pluies, celle qui tient de l'une et de l'autre, des nues grosses de grêles et de tourbillons. Quand elle est sereine, elle promet aux matelots le calme qu'elle porte sur le visage, principalement si le quatrième jour, qui est le plus certain pour les indices, elle ne se montre ni rouge dans ses cornes émoussées, ni teinte d'aucune humeur livide. Car pour lors "Durant un mois entier ce jour, ni les suivants Ne feront point troubler d'orages ni de vents". {Virgile, Les Géorgiques, I, 434-435} Il importe beaucoup que le Soleil couchant répande des rayons égaux ou qu'il rougisse au travers d'un nuage, qu'il soit riant et d'une beauté lumineuse, ou que les vents qui s'apprêtent, le rendent de couleur de feu; que la neige le fasse pâlir, et que la pluie lui donne des taches. L'air même, la mer, la grandeur ou la figure des nues nous instruisent du temps â venir. Davantage, les oiseaux et les poissons en donnent des indices certains dont Virgile et Lucain ont divinement traité. Comme aussi Varron dans ses livres de la marine, quand il donne des préceptes aux matelots. [2,3] CHAPITRE III. Qu'il y a des signes universels et des signes particuliers et que signifie le double Soleil. Des signes, qui se voient dans le soleil et dans la lune, sont très certains et confirmés par le témoignage de beaucoup d'auteurs : "Qui voudrait accuser le soleil de mensonge?" {Virgile, Les Géorgiques, I, 463-464} Toutes les fois qu'il en paraîtra deux que les pays qui les verra se prépare à une grande inondation; et bien que ce météore pour être fort rare semble être du rang des miracles, c'est pourtant un effet de la nature, qui ne produit pas un nouveau soleil, mais qui en représente un semblable dans un nuage opposé. On le nomme Parélion, qui n'est autre chose qu'une nuée qui ressemble au soleil; ce signe est commun a plusieurs mais non pas général. Des signes, les uns sont généraux et les autres particuliers. Les particuliers sont pour chacun, les universels pour tous, ou pour plusieurs; les uns et les autres proviennent tantôt des éléments par la disposition du créateur, tantôt de la nature et quelquefois de la malice des démons, qui par la permission de dieu se jouent ainsi des hommes. Mais on ne saurait donner qu'avec peine un jugement, et encore bien incertain, pour savoir quels ils sont, comme ils se font et de quelle cause ils procèdent, c'est un secret si caché, que les hommes ne le peuvent trouver, néanmoins les mathématiciens en ont rempli leurs livres par une téméraire vanité. Énée se vante : "Que devers ses destins sa mère le guida" {Virgile, L'Énéide, I, 382] parce que Lucifer qui s'appelle autrement Vénus, lui paraît toujours pour bon auspice durant sa route d'Italie. La curiosité humaine accommode comme il lui plaît avec les événements, "Les travaux du Soleil, l'éclipse de la Lune". {Virgile, Les Géorgiques, II, 478} [2,4] CHAPITRE IV. Des signes qui précédèrent le dernier siège de Jérusalem. L'histoire, appelée vieille parce que l'auteur en est incertain et qu'elle raconte des choses fort vieilles nous rapporte qu'un peu devant le siège de Jérusalem une eclipse de lune dura douze nuits, et fut vue dans des lieux bien éloignés. Elle signifiait peut-être la subversion de l'impiété judaïque et des erreurs de ce peuple superstitieux, qui furent très justement abolis par la lumière que Jésus-Christ communiqua au monde, par la prédication de son évangile. Car comme assure l'écriture: "Le fol est changé comme la lune et le sage demeure immuable comme le Soleil". {L'Ecclésiaste, XXVII, 12} Il arriva encore tant d'autres prodiges sur le point que la justice souveraine les menaçait de leur entière ruine ; que si j'entreprenais de les raconter tout au long, tout mon loisir ni tout mon livre n'y suffirait pas. J'en rapporterai seulement le plus brièvement que je pourrai quelques-uns que j'ai tirés de Josèphe, parce qu'ils serviront à confirmer notre foi et à convaincre l'obstination de ce peuple endurci. La peine du parricide, commis en la personne de Jésus-Christ, ayant été différée quarante ans durant lesquels tous les apôtres, et principalement S. Jacques, qu'on appelait le frère de notre Seigneur, étant évêque de Jérusalem, faisaient sans cesse des remontrances aux juifs sur leur horrible attentat et sur leur perfide impiété, afin de leur faire éteindre les flammes de la vengeance de Dieu par l'abondance de leurs larmes. Le ciel leur montrait assez par sa longue patience qu'il les voulait amener à un juste repentir. Car dieu ne souhaite pas tant la mort du pécheur que sa conversion et sa vie. Il tâchait encore d'amollir la dureté de leur coeur par des prodiges effroyables leur montrant sa main armée de terreurs et de foudre premier que de les frapper. L'auteur que j'allègue m'en servira de garant, comme de tout ce que j'en dirai ci-après. Parcourons donc, s'il vous plaît, ce qu'il nous en a laissé dans le sixième de ses Histoires. {Flavius Josèphe, La guerre des juifs contre les Romains, VI, 5, 3} "Certains méchants hommes et pernicieux irnposteurs persuadaient au peuple par leurs fausses prophéties de ne croire pas aux signes évidents de la colère du ciel, qui leur annonçaient visiblement la ruine de leur ville et de leur nation : ces malheureux ne tenaient compte de tous les avertissements d'en haut. La fureur les ayant transporté et leur ayant ôté les yeux et l'âme tout ensemble, car une étoile ardente de la figure d'une épée nue qui menaçait leurs têtes et une comète, qui jetait des brandons de feu, parurent un an durant dessus leur ville. Mais outre cela, avant que la guerre eut commencé à les affliger, les peuples s'etant assemblés pour sollemniser la Pâque, la nuit du huitième jour du mois Xanticus, qui est avril, à neuf heures du soir une si grande lueur se répandit à l'entour du Temple et de l'autel une demi-heure durant que tous les assistants croyaient que le jour fût revenu. Les ignorants et le peuple prenaient cela pour un signe de prospérité mais les Rabins et les habiles docteurs de la loi le prirent pour un présage fatal de leurs malheurs. La même fête une vache, amenée devant l'autel pour être sacrifiée, se délivra d'une brebis entre les mains des ministres. Le vingt-unième du même mois sur l'heure de minuit la porte de l'édifice intérieur du Temple du côté de l'Orient toute revêtue de bronze et par conséquent d'une pesanteur immense que vingt hommes de toutes leurs forces avaient peine à pousser, qui était barrée avec des leviers de fer et avec des serrures et des verrous qui la tenaient serrée du haut en bas, vint à s'ouvrir d'elle-même. La solennité passée, quelques jours après le vingtième d'Arthemisius, autrement de mai, parut un signe prodigieux , et qui surpasserait la croyance humaine, si les maux qui suivirent n'eussent confirmé la croyance des yeux qui l'avoient vu. Car sur le soleil couchant on vit par toute la Judée des chariots de guerre et des cohortes de soldats qui combattaient dans l'air; il parut encore des escadrons qui venaient tout d'un coup investir les Villes. Le jour de la Pentecôte les prêtres, étant de nuit entrés dans le Temple pour y faire le service à l'ordinaire, sentirent du commencement un remuement et un bruit sourd , puis aussitôt ils entendirent des voix qui criaient : "Sortons, sortons d'ici". On raconte encore une autre aventure plus effroyable. Un nommé Jésus, fils d'Ananias, homme champêtre et de la lie du peuple, quatre ans auparavant que la guerre commençait, comme Jérusalem était encore florissante dans l'abondance de la paix, commença le jour des Tabernacles à s'écrier tout d'un coup : "Voix de l'Orient, voix de l'Occident, voix des quatre vents, voix sur Jérusalem, et sur le Temple, voix sur les époux et sur les épouses, voix sur le peuple". Et courant sans cesse par toutes les rues, criait toujours la même chose jusqu'à tant que quelques-uns des principaux fâchés d'un si mauvais présage, le prirent et le battirent de verges excessivement. Mais ce malheureux, sans vouloir dire aucune chose pour sa défense ni prier les assistants, répétait les mêmes paroles et criait avec pareille obstination. Alors les principaux qui reconnurent en cela quelque chose de surnaturel, le menèrent devant le préfet Romain, qui le fit déchirer à coups de fouet jusqu'aux os et ne lui su faire jeter aucun cri ni la moindre larme. Mais durant le supplice il ne cessait de réitérer la même menace, avec un piteux et lamentable accent à chaque coup de fouet, ajoutant encore: "Malheur sur Jérusalem". Le même Historiographe conte pour un plus grand miracle, une prophétie trouvée dans les sacrés cahiers, qui désignait qu'un homme devait sortir de Judée pour posséder l'empire de tout le monde, ce qu'il rapporte à Vespasien mais cet empereur ne domina que sur les peuples sujets à l'empire Romain. C'est pourquoi cet oracle doit plutôt dénoter Jésus-Christ, à qui le père éternel avait dit : "Demande moi, et je te donnerai pour héritage les nations et pour empire les deux bouts de la terre" {Psaumes, II, 8} et lequel en ce même temps-là eut des apôtres dont la voix se répandit par toute la Terre, et dont les paroles s'entendirent d'un bout de l'univers à l'autre. [2,5] CHAPITRE V. La calamité des assiégés, leur malice endurcie, leur misérable fin et la piété de Titus. Mais parcourons aussi brièvement qu'il se pourra l'effroyable calamité, la ruine irréparable, la servitude inouïe et sans exemple de cette aveugle et détestable nation, de peur qu'on ne pense pas que tant de sigues épouvantables n'aient été que les présages d'une médiocre plaie et d'une légère vengeance de dieu contre l'impénitence de ces parricides. Que si quelqu'un veut savoir par le menu de combien de maux elle fut affligée comme le fer, le feu, le carnage et la faim désolèrent la Judée; combien de milliers de pères et d'enfants, de femmes et de maris furent égorgés pêle-mêle sans nombre et sans distinction de sexe ni d’âge ; combien de villes furent pillées, quel fut le sac de cette superbe Jérusalem, et de combien d'espèces de morts elle vit périr ses enfants entre ses bras ; combien furent grandes et cruelles les guerres ; comment pour accomplir les prophéties "l'abomination de la désolation fut mise" {Daniel, IX, 27} dans le Temple autrefois si célèbre et comment enfin pour achever en un mot la flamme consomma ces malheureuses reliques, qu'il lise l'Histoire de Josèphe. Nous n'en prendrons que ce qui peut nous servir pour achever la preuve que nous avons commencée. Il rapporte donc que trois cents mille hommes de toute la Judée étaient venus à la fête solennelle de Pâques, comme si quelque main vengeresse les eût assemblés : ce temps fut assurément choisi par un jugement divin, afin que ceux qui à la fête de Pâques avaient immolé par leurs mains sanglantes, et par leurs sacrilèges voix leur messie et le sauveur du monde, étant tous amassés en une troupe, payassent les devoirs des funérailles à son tombeau et qu'ils reçussent la peine qu'ils avaient méritée. J'omettrai les dommages qu'ils souffrirent par le tranchant de l'épée et par les machines du siège pour raconter seulement suivant le récit de notre auteur les maux que la faim enragée leur fit endurer, afin que ceux qui liront ces Histoires apprennent quel crime c'est d'attenter sur Jésus-Christ et de quels tourments le ciel punit de semblables parricides. Ouvrons seulement le cinquième des Histoires de Josèphe, qui nous décrira toute cette funeste tragédie. {Flavius Josèphe, La guerre des juifs contre les Romains, V, 10, 2 et 3} "Les riches, dit-il, qui demeuraient dans la ville voyaient leur perte assurée, car on les faisait mourir comme atteints et convaincus de désertion pour avoir leurs richesses. La nécessité de la faim augmentait l'insolence des factieux et la disette croissait avec la tyrannie. On ne vendait point de blé en public mais ces brigands de ville allaient fouiller par force dans les maisons et s'ils trouvaient quelques vivres là dedans punissaient ceux qui les avaient cachés, ou, s'ils n'en trouvaient point, ils les mettaient à la gêne, les accusant d'avoir des magasins trop cachés; ils les convainquaient d'avoir encore des vivres, parce qu'ils vivaient encore et subsistaient avec leur embonpoint, car ils fussent morts autrement, disaient-ils, s'ils n'eussent eu des viandes cachées pour se nourrir. Que s'ils en trouvaient que la faim eût desséchés jusqu'aux os, ils passaient sans leur rien faire, sachant bien qu'il n'était pas besoin de tuer ceux que la faim devait bientôt faire mourir. Plusieurs à la dérobée achetèrent un boisseau de blé, qui leur coûta tout leur bien ; les riches en eurent de froment et les pauvres d'orge et puis s'enfermèrent dans les plus secrets lieux de leurs maisons, où quelques-uns en mangeaient la pâte et d'autres même en dévoraient le grain ; d'autres le faisaient cuire, selon que la nécessité ou la crainte le permettaient. Personne n'attendait que la nappe fût mise mais chacun, tirant du feu les viandes à demi cuites, avalait ces morceaux comme s'il les eût dérobés. C'était un spectacle digne de pitié que ces funestes repas, lors vous eussiez vu les plus forts qui tiraient comme de la bouche aux plus faibles ce qui leur restait de vie et ne laissaient à leur faiblesse que le secours des larmes. Mais quoique cette famine surpassât l'amertume de toutes les calamités, le plus insupportable désordre qu'elle causa fut la perte de la honte; car ce qui semblait peu honnête dans l'abondance, fut effrontément commis dans cette nécessité. Les femmes arrachaient la viande des mains de leurs maris, les enfants de celles de leurs pères et, chose pitoyable, les mères la retiraient de la bouche de leurs enfants ; et, quoiqu'elles vissent leurs chères entrailles languir entre leurs bras dessus leur sein, elles n'avaient point de honte de leur ôter d'entre les dents, ce peu qu'ils avaient pour se conserver la vie. Encore ne pouvait-on si bien se cacher pour prendre un petit morceau qu'aussitôt quelqu'un de ces voleurs trouvant une porte fermée, ne tirât de là un indice qu'on mangeait dans la maison, et qu'il n'enfonçât la porte avec ses camarades pour arracher de la gorge, et même faire rendre à ces malheureux ce qu'ils avaient déjà pris. Ils fouettaient les vieilles gens, s'ils eussent voulu défendre leur nourriture; ils traînaient les femmes par les cheveux, si elles tâchaient de serrer le pain qu'elles avaient commencé de manger. Ils n'avaient ni respect pour la vieillesse, ni compassion pour les enfants, car ils battaient ces pauvres innocents attachés à leur morceau de pain et les soulevant en haut pendus à la viande qu'ils avaient empoignée les écrasaient contre terre. Ils tourmentaient encore plus cruellement ceux qui pour les prévenir s'étaient hâtés de manger et par d'étranges supplices bouchaient à quelques-uns les conduits naturels de la digestion et empalaient les autres. Je frémis d'horreur au récit de ces cruautés ; après cela ils les forçaient d'avaler un grand pain, ou une mesure de farine; Car ces bourreaux n'étaient pas affamés et leurs cruautés seraient en quelque façon plus excusables, s'ils les avaient exercées par nécessité; mais c'était ou seulement pour amasser des vivres â l'avenir ou pour établir leur tyrannie par ces méchantes actions. Que si quelques-uns ayant fait de secrètes sorties ou par la porte, ou par les tranchées pour aller amasser des herbes, s'en revenaient bien joyeux d'avoir échappé des mains des ennemis, ces brigands allaient au devant d'eux pour leur ravir ce qu'ils avaient apporté. Et comme ils les suppliaient et qu'ils invoquaient ce terrible et mystérieux nom de Dieu, afin qu'ils leur laissassent au moins quelque portion de ce qu'ils avaient gaigné au péril de leur vie, ils ne leur en donnaient aucune chose, et leur faisaient grâce, ce leur semblait, de les laisser échapper après les avoir pris". Un peu après le même auteur ajoute : "Toute espérance de salut était fermée aux juifs aussi bien que leur ville et la famine croissant de jour en jour désertait si fort toutes les maisons qu'elles étaient pleines de femmes et de petits enfants morts. L'on voyait les rues pavées de squelettes vivants des vieillards que la rigueur de la faim avait consumés plutôt que la longueur de l'âge. Les jeunes hommes et ceux de qui la vigueur était plus robuste, erraient à l'entour des places et des carrefours comme des pâles images de la mort et des spectres de trépassés et tombaient où la dernière langueur les abattait. Le nombre des morts était si grand et les forces des vivants si débiles qu'on n'avait plus de soin de rendre les devoîrs de la sépulture et que chacun avait plutôt soin de sa vie que des funérailles des autres. Il s'en trouva quelques-uns qui rendirent l'âme sur la fosse de ceux qu'ils venaient d'enterrer; plusieurs même avant que d'arriver au tombeau rendaient le dernier soupir. On ne rendait point aux morts la lamentation, et le deuil accoutumé. Il n'y en avait pas assez pour déplorer les misères de la faim dont la sècheresse avait épuisé même l'humidité des larmes. Un profond et vaste silence occupait toute la ville ; une nuit pleine d'horreurs mortelles en avait couvert la face, et cependant il se trouvait quelque chose de pire que ces maux, c'étaient ces brigands, qui violaient impunément les sépulcres et pillaient les trépassés plutôt par dérision que par envie du butin. Ils éprouvaient le tranchant de leurs épées à hacher ces cadavres et quelquefois poussaient de la pointe contre ceux qui respiraient encore; ce qui faisait que ceux qui languissaient de faim entre la mort et la vie, les priaient à jointes mains d'exercer sur eux un crime qui leur tiendrait lieu de bienfait. Mais ces enragés, qui donnaient la mort de gaieté de coeur, la refusaient par un nouveau genre de cruauté quand on la leur demandait. Cependant ceux qui trépassaient jetaient leurs regards et leurs derniers soupirs devers le Temple avec moins de regret de perdre la lumière que de laisser au monde des bourreaux si barbares. Du commencement, à cause de la puanteur insupportable, ils avaient commandé d'ensevelir les corps mais, voyant que la trop grande quantité excédait la dépense et le soin, ils les jetaient par dessus les murailles. Et comme Titus, qui faisait le tour de la ville pour reconnaître les fortifications, eut aperçu les fossés tous comblés de cadavres et cette malheureuse terre regorgeant du sang de ses enfants, il leva les mains au ciel avec un grand soupir et prit dieu à témoin qu'il n'était point cause d'un si grand désastre mais qu'il le souffrait par contrainte". Un peu après Josèphe poursuit : "Je ne craindrai point de dire franchement mes sentiments là dessus : je pense que, si les armes des Romains eussent cessé de punir ces détestables, que la terre eût englouti cette damnable cité, qu'un autre déluge ou une pluie de feux ensouffrés ou la foudre du ciel lui eussent fait bientôt payer le supplice de ses méchancetés, car de jour en jour elle eut produit une plus malheureuse et plus exécrable engeance que celle pour qui toute la nation mérita d'être éteinte". Dans le sixième livre encore, il écrit : "Le nombre de ceux que la disette faisait périr par toute la ville ne se pouvait conter, non plus que la misère ne s'en peut expliquer. Car s'il se fût trouvé quelque morceau dans une maison aussitôt les pères et les enfants s'entrebattaient à qui le ravirait et se l'arrachaient non seulement des mains mais encore de l'estomac. Les brigands se défiaient même des morts et les souillaient pour voir s'ils n'avaient point quelque viande cachée dans leur sein. Les autres à gueules béantes comme des chiens enragés couraient çà et là, et comme s'ils eussent été transportés de frénésie, se jetaient à moins d'un quart d'heure sept ou huit fois dans un même logis. La nécessité leur faisait avaler jusqu'aux choses mêmes que les plus vils animaux auraient horreur de manger. Ils dévorèrent jusqu'à leurs souliers, à leurs ceintures et aux brides de leurs chevaux ; ils arrachaient même les cuirs dont leurs coffres étaient couverts pour les mettre sous leurs dents ; quelques-uns rongeaient de la paille et de vieux foin et le moindre poids des ordures se vendait quatre drachmes. [2,6] CHAPITRE VI. D'une femme nommée Marie qui mangea son fils. Mais qu'est-il besoin d'employer tant de discours pour dépeindre la g:randeur de cette misère, puisqu'elle a causé un crime horrible à raconter, et incroyable à entendre, dont ni les Grecs, ni les Barbares n'eurent jamais aucun exemple. Et véritablement j'aurais passé sous silence une si monstrueuse aventure, de peur d'être tenu pour un conteur de fables prodigieuses, si je n'en pouvais produire plusieurs témoins de notre temps, mais je ne veux pas taire le récit d'un forfait qui s'est commis dans ma patrie, puisqu'elle a été capable de le commettre. Une certaine femme de celles qui demeuraient au-delà du Jourdain, nommée Marie, fille d'Eleazarus, du Bourg de Bethezob, qui veut dire maison d'Hyssope, noble d'extraction et riche en biens, endurait la misère du siège avec toute cette grande multitude de peuple qui s'était assemblée pour la fête de Pâques. Les tyrans lui ravirent tour ce qu'elle avait pu faire apporter de commodités de sa maison des champs, et depuis encore quelques-uns de ces voleurs se ruaient à toute heure dans son logis pour lui ôter si peu qu'il lui restait de vivres pour soutenir sa vie languissante. Cette courageuse femme réduite au désespoir, et lassée d'en tant souffrir, provoquait par des malédictions et par des injures ces voleurs à la tuer. Mais comme nul d'entre eux ne la voulut achever ni par pitié, ni par colère et que, sitôt qu'elle avait cherché quelque viande, ces brigands lui venaient ravir, voyant qu'il n'y avait plus moyen d'en trouver et que la faim pénétrant jusques dans ses moëlles l'avait poussée dans la rage, par l'instinct de la fureur et de la faim, qui sont deux conseillers déterminés, elle se révolta cruellement contre les sentiments de la Nature. Elle prit donc un petit fils qu'elle avait à la mamelle, et le portant devant ses yeux lui tint ce pitoyable langage. Malheureux enfant d'une plus malheureuse mère, pour qui veux-tu que je te réserve dans cette cruelle guerre, dans cette faim enragée et dans les violences insupportables de ces tigres? quand la mort se pourrait éviter, la servitude des Romains nous pend sur la tête mais je parle de la servitude, la faim la devance et les harpies, qui nous pressent, sont plus cruels que ne sont l'un et l'autre ensemble. Viens donc, mon enfant, sers de viande à ta mère, de rage à ces brigands, et d'histoire prodigieuse à la postérité, pour combler le récit lamentable du malheur de ta patrie. Elle n'eut pas achevé ces paroles qu'elle l'égorge, le rôtit tout entier, en mange la moitié et réserve l'autre cachée. Voici accourir les voleurs, attirés par la fumée du rôti, qui lui demandent le poignard sur la gorge les viandes qu'ils avaient senties. A quoi la mère leur répondit, je vous en ai gardé la meilleure part, et disant ces paroles, leur découvrit l'autre moitié du corps de son fils. A ce spectacle une horreur les saisit, la frayeur engourdit ces esprits altérés du sang humain et leur voix ne trouva point de passage pour répliquer â cette cruauté. Mais elle plus barbare que ces voleurs, roulant ses yeux étincelants de rage, continua de leur parler en cette sorte : Voilà mon enfant, voilà le fruit de mes entrailles, voilà mon crime, mangez-en donc, car j'ai commencé la première, moi qui l'ai engendré, ne soyez pas plus pitoyables qu'une mère, ni plus délicats qu'une femme. Que si la piété vous fait abhorrer cette viande, je m'en rassasierai encore une autre fois, puisque j'en ai déjà fait un bon repas. Un si étrange discours les chassa tous épouvantés et tremblants d'horreur, après n'avoir laissé à cette misérable mère de tous ses biens que ce seul enfant. La ville fut incontinent remplie de la nouvelle de cet exécrable forfait : chacun se mettait devant les yeux ce parricide, chacun en frémissait, comme s'il l'eût commis : ceux que la faim pressait davantage couraient au trépas, et portaient envie au bonheur de ceux que la mort avait emportés avant qu'ils eussent les oreilles polluées d'un si tragique récit. Voila ce qu'en dit Josèphe. [2,7] CHAPITRE VII. Du nombre des captifs et de ceux qui moururent par le tranchant de l'épée et par la faim. Je veux mettre en fuite l'issue d'une si longue calamité tirée du même auteur, lequel supputant le nombre de ceux que l'épée, la soif et la faim exterminèrent en trouve onze cents mille, et dit, que ces voleurs et ces coupe-jarrets, qui demeurèrent après la destruction de la ville s'entretuèrent les uns les autres. Que les jeunes hommes qui restèrent, s'ils étaient de belle taille et de bonne mine, furent réservés pour la pompe du triomphe. Le reste au-dessus de dix-sept ans fut envoyé chargé de fers aux ouvrages d'Egypte et aux mines ou fut dispersé par toutes les provinces, les uns pour les combats des gladiateurs, les autres pour ceux des bêtes farouches. Ceux qui se trouvèrent de l'âge d'entre sept et dix ans furent vendus pour esclaves et emmenés en diverses provinces, le nombre en montait jusqu'â 90 mille. Toutes ces choses se passèrent la deuxième année de l'empire de Vespasien ainsi que l'avait prédit notre Seigneur voyant les choses futures aussi clairement que les présentes, lors qu'au rapport des évangiles regardant Jérusalem, il répandit des larmes et lui dit ces mots comme lui parlant en l'oreille. "Si tu connaissais aujourd’hui ce qui t'est nécessaire pour la paix, mais c'est un secret trop caché à tes yeux car les jours viendront sur toi que tes ennemis t'environneront de tranchées, ils t'assiégeront et te presseront de tous côtés et te mettront par terre, et enseveliront tes enfants dans ton sein". {Saint Luc, XIX, 42-43} De cette sorte les tonnerres de l'avertissement divin éclataient publiquement à ses oreilles endurcies, jusqu'à tant que le juste jugement de Dieu redemandât à ses habitants le sang des justes et principalement celui de l'unique juste qu'ils avaient répandu. Ils ont été froissez de coups, abattus par les guerres et comme déracinés de leur terre natale par le tourbillon de la vengeance divine, si bien qu'il n'est resté pierre sur pierre de cette grande et superbe ville, et la persécution de ce peuple obstiné et plus dur que les pierres fut telle, que depuis le commencement du monde jusqu'à maintenant, aucun peuple n'en a souffert de semblable. [2,8] CHAPITRE VIII. Du voyage des fidèles que notre Seigneur conserva durant le siège près de la ville de Pella. Mais pendant que ce peuple criminel était si rigoureusement châtié, l'église chrétienne qui s'était assemblée en Jérusalem, eut un avertissement du ciel de passer au-delà du Jourdain dans la ville de Pella, afin que les fidèles étant éloignés de cette maudite cité, la vengeance divine exerçât plus librement ces supplices contre ce peuple sacrilège. Comme Eusèbe de Césarée le rapporte plus au long dans son Histoire ecclésiastique. [2,9] CHAPITRE IX. Le témoignage que Josèphe donne de Jésus-Christ. Ceux, qui par un maudit attentat porteront Ies mains sur la personne du fils de Dieu, furent équitablement punis de toutes ces calamités, puisque les témoignages de l'écriture, et les grands miracles qu'il opérait, leur devaient être une assez forte démonstration de ce qu'il était le Messie. C'est pourquoi Josèphe même dit en ces termes : Il y avait de ce temps-là un certain Jésus, homme sage, si pourtant il est permis d'appeler homme, celui qui faisait des oeuvres merveilleuses et qui enseignait ceux qui font bon accueil à la vérité. Il attira après lui beaucoup de Juifs, beaucoup de Gentils, il était le Christ et, quoique Pilate l'eût condamné à être crucifié par l'accusation des principaux de notre peuple, ceux qui l'avaient aimé du commencement, ne l'abandonnèrent point, il ressuscita et leur apparut le troisième jour après sa mort, ainsi que les prophètes divinement inspirés avaient prédit de lui entre beaucoup d'autres de ses miracles. Même la religion des chrétiens et le nom qu'ils ont pris de lui durent encore maintenant. [2,10] CHAPITRE X. De Vespasien qui au récit de quelques historiens guérit un aveugle et un boiteux. La puissance divine, comme le veulent quelques historiens, excita encore par des miracles à cette vengeance l'empereur Vespasien, qui dévasta la Judée et fut père de ce Titus, dont la piété se signale par la destruction de Jérusalem. Car auparavant qu'il fut parvenu à l'empire un aveugle et un boiteux vinrent se jeter à ses pieds lorsqu'il était dans le tribunal pour lui demander guérison, parce qu'il avait été montré en songe à l'aveugle que Vespasien lui rendrait les yeux s'il voulait seulement les regarder et au boiteux qu'il recouvrerait le parfait mouvement de sa jambe s'il voulait y toucher du pied. Vespasien, contraint par la prière de ses amis, essaya l'un et l'autre, ce qui lui réussit heureusement. Un grand nombre de signes célestes et prodigieux annonça son empire et la mort d'Othon et de Vitellius, qui avaient succédé à l'abominable Néron. [2,11] CHAPITRE XI. Que les choses qui se font contre l'ordre de Nature sont des signes. Mais pour revenir à notre propos, celui, qui se souvient des oracles de l'évangile, ne doute*point que les choses dignes d'étonnement, qui arrivent en pareille occasion, ne soient d'ordinaire des signes vu que l'écriture nous apprend qu'il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles. Néanmoins j'estime, sans préjudice d'un meilleur avis, que ce passage se doit entendre des signes, qui sont tout à fait contre nature, tels que furent ceux de la passion, quand le soleil s'obscurcit, que le voile du temple se coupa, que les pierres se fendirent et que les tombeaux s'ouvrirent et qu'il en sortit plusieurs corps des saints trépassés. Car cette éclipse ne pouvait être naturelle, n'arrivant pas à cause de l'interposition de la lune, qui le jour d'auparavant était dans son quatorzième. Mais peut-être que quelqu'un empruntera de l'obstination des Juifs, endurcis ce soulagement pour son incrédulité, de dire avec eux, que Vénus était lors opposée au soleil dedans la ligne écliptique. Il est vrai que cette planète est grande et qu'elle seule entre les cinq autres jette de l'ombre de son corps comme fait la Lune. Mais parce que cette excuse n'a point d'appui dans la foi ni dans la raison, ni dans les bons auteurs, elle doit être rejetée comme une fiction. Car si le corps de Vénus est si lumineux, comment peut-il répandre de si grandes ténèbres? Saint Denis l'Aréopagite écrit dans une épître a S. Polycarpe qu'il vit avec plusieurs autres philosophes de son temps la lune se rencontrer avec le soleil et que cette opposition était contre les règles de Nature, vu que ce n'était pas pour lors le temps de la conjonction de ces deux astres. Et de fait ce miracle lui donna sujet de se convertir à la prédication de S. Paul. Je sais que plusieurs en ont parlé autrement mais saint Denis est plus croyable car il en parle comme témoin oculaire et les autres n'en jugent que par leurs propres imaginations. Les signes bien souvent ne sont pas seulement universels mais encore généraux comme ces ténèbres, qui à la mort de notre seigneur couvrirent toute la terre depuis midi jusques à trois heures et ce qu’elles avaient de particulier et de moins naturel était, qu'encore qu’elles soient ordinaires dans la nature, leur longue durée fit bien voir qu'elles étaient pour lors extraordinaires. Car durant cette obscurité la mort du vrai Moïse ôta le voile à toutes choses, rompit la dureté de nos chaînes et fit entrer dans la joie éternelle les prémices de la résurrection. Les signes encore qui doivent précéder le jugement quinze jours durant (si toutefois il en arrive, car l'écriture canonique ne nous en assure point) ne seront pas des effets de la Nature, si vous entendez ici ce mot de Nature, comme nous le prenons en plusieurs endroits pour le cours ordinaire des choses ou pour des causes occultes, dont la raison ne se peut rendre aisément. [2,12] CHAPITRE XII. Qu'il ne se fait rien contre la Nature, suivant l'opinion de Platon, qui dit que la Nature est la volonté de Dieu. Mais, si nous suivons la doctrine de Platon, qui dit que la Nature est la même chose que la volonté de Dieu, il est certain qu'aucune de ces choses n'arrive contre la Nature, puisque l'écriture nous apprend, "Qu'il a fait tout ce qu'il a voulu". Donc Platon traitant des causes de toutes choses, met la bonté de Dieu pour leur fin dernière : "Il est très bon", dit-il, "mais la souveraine bonté est exempte de tous reproches". C'est pourquoi il a voulu que toutes choses lui fussent semblables, autant que la nature de chacune était capable de la béatitude. Que si quelqu'un met cette volonté de Dieu pour origine certaine des choses, j'y consentirai volontiers. Et pour dire vrai, la sagesse et la bonté de Dieu, de laquelle tout dérive, est à bon droit appelée Nature, contre laquelle il ne se fait rien ; car qui pourrait empêcher l'ordre que Dieu établit et priver de leur effet les causes qui de toute éternité sont dans l'entendement de celui qui a fait les cieux avec intelligence. Il y a donc dans toutes les parties de l'univers des causes qui sont comme la semence des événements et des raisons primitives qui produisent enfin leurs effets en certain temps. Elles sont admirables, non pas en ce qu'elles n'ont point de raisons, mais en ce qu'elles en ont de bien cachées. Par exemple, l'humeur, qui est attirée des entrailles de la terre, par les racines des arbres et des vignes, par le moyen de leur vertu appétitive, est par après départie à tous les rameaux, et lorsque la chaleur naturelle l'a cuite suffisamment, elle en forme Ies bourgeons et puis emploie ce qui reste de la nourriture de la plante à pousser des feuilles et des raisins que l'on foule dans la cuve, quand ils sont mûrs pour en tirer du vin. Par ainsi en certaine saison cette plante nous donne règlement du vin. Mais si la puissance secrète de Dieu trouve des voies dans la Nature, qui nous soient inconnues, pour cuire et pour mûrir cette humeur, et qu'elle la change en vin, sans employer l'espace ordinaire du temps, cela doit s'appeler un miracle. Parce que la profondeur de celui qui dispense de l'ordre naturel est au-dessus de notre portée. Mais comme dit un sage, "si nous pouvons chasser les obscurités de l'ignorance, ces choses cesseront de nous sembler merveilleuses". {Boèce, Consolation de la philosophie, IV, 5c} Je ne veux pas pour cela rien diminuer de la croyance et du respect que l'on doit aux merveilles que Dieu opère. Mais j'admire avec une profonde et respectueuse humilité l'abîme des richesses, de la science et de la sagesse de Dieu. Car je sais fort bien que ce qui est une pure ignorance aux yeux de Dieu, paraît une haute science aux yeux des hommes, et que comme c'est la perfection des anges ou plutôt de Dieu seul que de n'avoir que des connaissances véritables, c'est aussi l'infirmité des hommes de se tromper à chaque moment. [2,13] CHAPITRE XIII. Que Dieu nous avertit quelquefois par des signes. C'est aussi un effet de la divine bonté que de fortifier notre ignorance par des signes. Car on croit que l'apparition d'une comète présage une assemblée d'états pour élire un nouveau prince. Quoi, ne savez-vous pas ? "Que la comète change et détruit les empires". {Lucain, La guerre civile, I, 529} Personne de ceux qui ont tant soit peu feuilleté l'Histoire n'ignore quels prodiges arrivèrent un peu avant la ruine de l'Italie. Les livres des Historiens sont remplis de ces signes, et de ces présages. Vous ne douterez pas enfin qu'il n'en ait paru quantité sous Élie et sous Élisée. Les Ninivites firent pénitence à la prédication de Jonas épouvantés par des signes, car ils convainquent l'infidélité et fortifient une foi encore tendre et faible, d'où vient que les juifs en demandaient à Jésus-Christ, disant : "Quel signe nous montres-tu ?" (Jean, II, 18} Et vous lisez dans S. Paul, "Que les juifs cherchaient des miracles, et les Grecs de la sagesse". {Paul, I Corinthiens 1,22} [2,14] CHAPITRE XIV. Qu'est-ce qu'un signe dont les songes sont une espèce. Nous prenons donc ici les signes pour tout ce qui nous declare la volonté de dieu. Car le signe est ce qui touche le sens pour dénoter quelque autre chose â l'entendement. Il en est pourtant qui ne montrent rien aux sens corporels, mais qui font voir seulement à l'esprit la vérité et la fausseté, ou, par le moyen des espèces de chaque objet, ou même sans aucun moyen car les signes sont quelquefois vrais et quelquefois trompeurs. Qui ne sait assez que les songes ont diverses significations, approuvées par l'usage et par l'autorité des anciens. Car dans les songes les facultés animales qui sont les sens que l'on appelle corporels, quoiqu'ils procèdent de l'âme, se reposent, et alors les facultés naturelles sont davantage tendues à cause du sommeil. Il arrive cependant que l'âme délivrée de l'exercice du corps revient en soi-même plus librement et contemple la vérité avec moins d'empêchements, tantôt dans des énigmes et dans des figures, et tantôt sans voile et toute nue. Virgile l'entendit bien quand il mit deux portes des songes, l'une d'ivoire, et l'autre de corne, car la corne est transparente à la vue, qui ne se trompe pas souvent, et l'ivoire étant d'une nature plus dense, quoiqu'il soit rendu tenue jusqu'à l'extrémité, ne peut être percée par la pointe de la vue la plus subtile. L'un est plus semblable aux dents, l'autre, parce qu'il est diaphane, est plus semblable aux yeux : au travers de la corne il ne passe que des songes véritables mais au travers de l’ivoire "Il ne monte ici haut que des songes trompeurs". {Virgile, L'Énéide, VI, 897} [2,15] CHAPITRE XV. Les espèces de songes. Leurs causes. Leurs figures et leurs significations. Or les espèces des songes sont diverses, leurs causes sont en grand nombre, leurs figures et leurs significations sont différentes. Car ils sont ou rêverie, ou fantôme, ou Songe ou Oracle ou vision. Les rêveries proviennent fort souvent de la fumée du vin pris avec excès, des passions du corps, des mouvements tumultueux de l'âme et de l'impression que font nos pensées. C'est pourquoi l'esprit des malheureux amants n'est jamais sans rêverie. Virgile touche cette vérité fort à propos dans le 4ième de l'Énéide : "Quels songes importuns tiennent ma fantaisie, De crainte et de douleur également saisie: Pour ce prince étranger mon esprit combattu Me fait voir jour et nuit sa grâce et sa vertu: Son discours, son maintien, son port et son visage Si fort dans tous mes sens ont gravé leur image, Qu'ils ne me laissent plus un moment de repos". {Virgile, Énéide, IV, 3-5} En effet, la douleur, la joie, la crainte ou l'ardeur de quelque désir dérèglé tourmentent l'imagination par de pareilles rêveries. fantôme est un songe qui représente des images de choses inconnues, différentes du naturel en qualité, en quantité, en figure ou en nombre de parties : "Comme lorsque la tête au reste ne ressemble, Que la jambe et le bras ne s'accordent ensemble, Et qu'un spectre bâti d'une étrange façon, De femme par en haut se termine en poisson." {Horace, L'art poétique, 3-4} Ces grotesques images témoignent seulement une infirmité de corps et d'esprit, comme disent les médecins, qui n'en regardent que les causes sans en tirer des présages pour l'avenir. Dans cette espèce ils content l'incube, c'est une incommodité dans laquelle le malade croyant être éveillé, bien qu'en effet il dorme d'un sommeil plein d'inquiétudes s'imagine que quelqu'un lui foule sur l'estomac, à cause de l'oppression qui l'étouffe. Ces infirmités doivent être plutôt traitées par un médecin, que dans ce discours, puisque de pareils songes n'ont rien de véritable, sinon qu'ils sont de trop véritables et de trop fâcheuses maladies. Songe, dont le nom est commun à toutes les autres espèces, quoi qu'il ait sa propre définition, porte une signification enveloppée sous quelques couvertures, dans lesquelles consiste principalement la doctrine des conjectureurs. Et maintenant chacun a son propre songe, maintenant il en a pour un autre, tantôt pour plusieurs, et quelquefois pour le public. Mais dans tous les songes il faut exactement observer la qualité des personnes, des choses, et des temps. Car, comme dit Nestor, quand il est question des affaires d'état on doit croire le songe du roi ou de celui qui tient le magistrat présentement ou qui est prochainement destiné pour le tenir. { - - -} J'ai dit que la révélation se faisait à un magistrat présentement établi dans la charge ou destiné prochainement pour y être établi: ainsi la prise de Numance fut déclarée au jeune Africain comme il n'était encore que simple soldat. Lorsque l'automne est sur son déclin les songes ont moins d'efficacité, d'autant qu'on les estime vains durant la chute des feuilles. Virgile semble être de cet avis dans ce livre où il a caché tous les secrets de la Nature, quand il a comparé la multitude des songes, qui étaient dans les enfers, aux feuilles qui tombent des arbres, {Cfr. Virgile, L'Énéide, VI, 283} la diverse situation des lieux produit diverses figures durant le sommeil, les uns étant plus propres que les autres pour former ou des espèces en général ou de certaines espèces. Car un lieu désert ou marécageux ou fort élevé est plus fertile en ces images fantastiques. Remarquez encore que la chose est quelquefois plus, quelquefois moins clairement découverte que maintenant elle se présente à l'esprit elle-même et maintenant qu'elle y ess rapportée par le moyen d'une autre espèce. Mais quand elle s’insinue plus clairement et plus immédiatement, elle s'appelle vision parce que la parfaite et véritable espèce de la chose semble être présente à nos yeux. Ainsi Alexandre le Grand reconnut Cassandre qui le devait empoisonner, quoiqu'il ne l'eût jamais vu qu'en songe. Enfin, des visions les unes sont plus manifestes, comme celles qui portent la claire image de la chose et les autres moins intelligibles, comme celles qui sont voilées de figures. De cette espèce fut le songe de César, lorsqu'ayant passé le Rubicon en dessein de faire la guerre à sa patrie, pour lui montrer l'épouvante de ses concitoyens qu'il allait malheureusement opprimer : "Une image à ses yeux de sa triste patrie, Dont l'auguste beauté par la crainte flétrie" lui dénonçait qu'il n'eût pas à la ruiner par des guerres civiles. {Lucain, La guerre civile, I, 186} Car cette image était un signe que la frayeur était publique et que la ville était abattue de crainte pour les armes de César. Que si quelqu'un doute qu'il y eût pour lors effectivement une image qui représentait la république, les histoires l'en éclairciront parce qu'elles disent que les principaux de Rome, voulant honorer la majesté de leur état, firent fondre une statue en bronze de singulier artifice, qui représentait une femme tenant un monde dans sa main droite et que, comme elle fut achevée, étant d'une excellente beauté, d'une belle grandeur et d'une juste proportion dans toutes ses parties, digne d'être plutôt admirée de tout le peuple que contrôlée ; quelques-uns y trouvèrent ce défaut que les jambes étaient trop menues pour soutenir une si pesante masse, auxquels le statuaire répondit qu'elles dureraient bien jusqu'à tant qu'une vierge enfantât, il voulait dire éternellement, prenant l'enfantement d'une vierge pour une chose du tout impossible. Mais sa prédiction fut bientôt accomplie autrement qu'il ne l'entendait, sa statue tomba et se brisa en pièces à la naissance de Jésus-Christ pour nous montrer que l'étendue de l'empire de Dieu est la diminution de celui des hommes. Le songe est appelé oracle, quand par le rapport de quelque personne honnête et véritable, il nous découvre quelque chose secrète. Car comme dit un certain, "L'Oracle est la volonté divine annoncée par la bouche d'un homme". Sous ce nom d'homme il faut comprendre tout ce qui apparaît en forme d'homme, soit homme, soit ange, soit Dieu, soit quelque autre créature. La personne est honnête et vénérable par nature, comme celle des père et mère par condition, comme celle du Seigneur par profession, comme celle d'un religieux par fortune, comme celle d'un magistrat par religion, comme celle de Dieu, celle d'un ange, ou d'un ecclésiastique : d'où vous pouvez juger que dans l'art de conjecturation on comprend sous ce mot de vénérable, non seulement des personnes honnêtes mais encore des personnes détestables, qui ont quelque apparence de vénération. Car comme les prêtres catholiques rendent à Dieu une pieuse vénération selon les cérémonies de leur charge, de même les hérétiques et ceux qui tiennent une fausse religion exerçant leurs sacrifices exécrables et leur culte superstitieux, rendent non pas tant une révérence qu'un honteux esclavage à leurs faux Dieux ou plutôt à leurs véritables démons. Les livres des Gentils nous en instruisent amplement. Énée trouva l'Italie que la promesse des oracles lui avait fait chercher avec tant de peine, où ensuite il établit sa demeure, plutôt par la volonté des démons que par celle de Dieu, et il sema dans un jardin, qui agréait à ces malins esprits, la graine féconde de cette nation Romaine. C'est à quoi l'incitaient Anchise par tes songes et Apollon et Jupiter par leurs Oracles. Ce n'est donc rien d'étrange que d'une telle semence soit provenue une race infectée d'un poison mortel, impie envers Dieu, cruelle aux hommes, acharnée à la persécution des saints, qui n'a que fort peu de foi et beaucoup de perfidie, qui s'est rendue servile en ses moeurs, tyrannique en son orgueil, sordide en son avarice, insatiable en ses cupidités bouffie d'arrogance et pour dire en un mot insupportable pour tous les vices imaginables, puisque son auteur fut homicide dès le commencement, et déserteur de la venté, ayant percé mortellement tout le genre humain du trait envenimé de son envie. C'est pour cette raison que ceux qui sont descendus d'un tel père tâchent à l'imiter de plus près qu'ils peuvent, bien qu'ils ne puissent pas égaler la mesure de ses méchancetés. Je ne veux néanmoins pas dire qu'il ne se trouve dans ce jardin quelques plantes, qui étant arrosées par la prédication des apôtres, rapportent des fruits vertueux, qui nous prouvent assez qu'elles ont été greffées par la main de notre Seigneur. Mais si quelqu'un veut prendre la peine de feuilleter leur Histoire, depuis la fondation de Rome jusqu'à maintenant , il trouvera que l'ambition et l'avarice les ont possédés plus qu'elles n'ont fait toutes les autres nations et qu'ils ont incessamment affligé le monde de querelles et de calamités. Eux-mêmes ont ressenti si souvent des pertes causées par leur tyrannie et par leurs séditions que fort peu de leurs princes ont eu une fin naturelle, tellement que ces vers du Satyrique leur sont merveilleusement bien appropriés : "Le gendre de Cérès entre les trépassés Compte peu de Tyrans, qui sans être forcés Soient descendus là-bas par leur mort naturelle." {Juvénal, Satires, X, 112-113} On trouve encore plusieurs oracles dans les saintes écritures, comme lorsque Joseph apprend de l'ange en dormant ce qu'il doit faire, lorsqu'il est défendu aux mages de s'en retourner vers Hérode et lorsqu'il est enseigné à S. Pierre par ce linge plein de reptiles immondes d'amasser la multitude des Gentils sous la bannière chrétienne. On lit aussi que les apôtres ayant visité l'empereur Constantin dans si maladie, l'étendard de la croix fut arboré sur la forteresse de l'empire, que la paix fut restituée aux églises, que la grandeur de l'univers entendit résonner partout la voix publique des greffiers, des avocats et des juges, qui proclamaient que toute la victoire, le royaume et le commandement appartenaient à Jésus-Christ. Mais parce que les deux premières espèces de songes n'ont aucune signification, et que les deux dernières présentent la vérité dans une espèce claire et visible, nous traiterons plus exactement de celle du milieu, qui nous couvre la vérité sous un voile brodé de figures. [2,16] CHAPITRE XVI. Quelques remarques générales sur l'explication des songes et des autres figures. Examinez donc attentivement la signification de chaque chose, soit pour l'interprétation des songes, soit pour la révélation des énigmes et des figures. Et certes elle est en plus grand nombre que celle des mots, d'autant que les outrages de la nature surpassent ceux de l'artisan qui s'efforce de l'imiter. Car sitôt qu'un discours a trois ou quatre significations, il est polysémique, c'est à dire diversement significatif. Or toute chose a autant de significations qu'elle a de similitudes et de rapports et d'autres objets. De sorte néanmoins que jamais la plus grande chose n'est signe de la plus petite ; car les signes doivent être moindres que le signifié. C'est pourquoi toute subsistance peut signifier l'homme, comme ayant quelque chose de commun avec lui ; ce qu'on peut recueillir de la figure des reptiles de S. Pierre, et de plusieurs autres passages de la bible et d'autant que la similitude est plus expresse, d'autant la signification est plus proche et plus naturelle. La similitude est ou substantielle comme celle, qui est prise du genre et de l'espèce, ou accidentelle, si elle est prise de la quantité et de la qualité, et des diverses formes des accidents, ou enfin elle est imitation, comme lors qu'un homme tâche de se conformer aux actions d'un autre ; en cette troisième sorte la créature peut être semblable au créateur, bien qu'ils ne participent en rien de substantiel ni d'accidentel. L'effet est semblable à sa cause et la cause à son effet, si elle est moindre que lui. Au reste, comme les choses semblables ont même marque, il en faut aussi tirer même jugement; et parce que bien souvent les mêmes signes apparaissent à un même homme, le conjectureur pour lors se montre habile en son métier, s'il sait distinguer la diversité des choses quand les signes ne semblent point différents. Ces remarques sont générales mais les spéciales et qui appartiennent aux particuliers sont de plus grande étendue. Je n'omettrai pas toutefois que la force du signe est pire ou meilleure, selon la qualité des personnes. Ainsi manier de l'argent annonce à quelques-uns une joyeuse nouvelle mais à d'autres une mauvaise. Les embrassements de Vénus sans causes apparentes menacent de quelque fâcheux accident ; ce qui fait dire à Hypsipile pleurant la mort d'Archemorus : "Jamais sans accident l'agréable mensonge Des plaisirs de Vénus ne m'a flatté en songe". {Stace, La Thébaïde, V, 621-622} J'ai dit quand ils arrivent sans causes apparentes, car si les pensées du jour précédent et la bonne chère et le vin qui échauffent le sang produisent de semblables illusions, il les saut compter entre les rêveries que l'art des conjectureurs néglige comme choses vaines: selon cette maxime d'un sage, qui dit: "Que nulle vérité des songes ne se tire, Qu'on espère en veillant les choses qu'on désire, Et qu'après en dormant la même passion Entretient notre esprit par une fiction". {Denys Caton, Distiques moraux, II, XXXI} Il faut quelquefois prendre le sens contraire de ce que les signes nous montrent en apparence. Ainsi le sommeil fit voir au grand Pompée, un peu avant sa disgrâce, des signes contraires à ce qui lui arriva: la joie de la ville, les applaudissements de son théâtre et les acclamations de tout le peuple sautant d'allégresse, comme s'il eut heureusement mis à fin toutes les affaires de la république se présentèrent devant les yeux de ce grand homme, lorsque la fortune machinait sa ruine. Ce qui paraît sous une image déshonnête et vilaine, figure quelquefois une verité fort honnête. C. César, ayant songé durant son bas âge qu'il commettait inceste avec sa mère, eut horreur d'avoir fait un si vilain songe ; mais les devins qu'il consulta là-dessuss lui répondirent que cette vision lui présageait l'empire de toute la terre; de fait, cette réponse éleva ses espérances et son courage à usurper la puissance souveraine. Enfin si vous ne regardez que la superficie des signes, qu'y a-t- il de plus juste qu'Urie, qu'y a-t-il de plus méchant et de plus cruel que David, qui se laisse persuader à la beauté de Bethsabée de commettre une trahison, un homicide et un adultère tout ensemble ? et néanmoins ces choses couvrent un sens tout contraire car Urie est la figure du diable, David est celle de Jésus-Christ et Bethsabée représente l'église souillée des taches du péché. C'est néanmoins la règle la plus ordinaire et la plus usitée que d'interpréter les semblables par les semblables. Remarquez ici que cette précédente division des songes n'est pas faite par espèces opposées, vu que souvent le même songe est en partie vision et en partie oracle et qu'il peut aussi être mis entre les songes, à cause des figures desquelles il est ombragé et qu'enfin il tient quelquefois de toutes les espèces, ainsi que l'ont remarqué ceux, qui ont bien étudié dans l'écriture sainte l'Apocalypse de S. Jean, les prophéties de Daniel et d'Ézéchiel, les songes de Pharaon et de Joseph en sont des preuves assez amples. Certaines personnes sont plus souvent éclairées de la vérité, comme ayant l'âme plus disposée et plus tranquille, d'autres au contraire sont plus souvent trompées. Nous lisons qu'Auguste, étant malade presque à l'extrémité, le jour de devant qu'il combattit Antoine, eut un avertissement en songe de se trouver le lendemain à la bataille pour gagner la victoire. Il obéit à cette vision et, s'y étant fait porter en litière défit entièrement son ennemi. Socrate songea que de l'autel de Venus, qui était dans l'Académie, on lui présentait un cygne, qui passait sa tête dans le ciel et du bec touchait aux astres, pénétrant la région du firmament, que les Grecs nomment "Aplane", et qui s'élevant bien haut au-dessus de la vue de tous les mortels, chantait avec tant de douceur et de plaisir que tout l'univers en était charmé. Le lendemain Aristide, qui demeurait dans le faubourg de l'Académie, lui amena le petit Platon, son fils, pour le faire instruire aux lettres et aux bonnes moeurs. Il ne l'eut pas sitôt vu que, jugeant de la force de son esprit par la bonne disposition de son corps : "Voilà", dit-il, "le cygne que Venus I'Académique a consacré à notre Apollon". Ce même. Platon, allant en Égypte pour y rechercher quelque science, vit en songe qu'il était pris et vendu par des Pirates, ce qui lui arriva dans son voyage. [2,17] CHAPITRE XVII. Qu'il ne faut pas croire aux interprètes des songes. Mais pendant que nous écrivons des règles des conjectureurs, j'ai peur que nous ne semblions plutôt resuer que donner l'art d'interpréter les songes, qui rien en effet, ou qui n'est qu'une resuerie. Car quiconque s'amuse à cette vanité a les yeux fermés à la lumière de la religion. Et l'on peut dire de lui pendant qu'il déroge à la foi par cette erreur, qu'il dort un sommeil mortel et pernicieux. Car la venté est si éloignée de lui qu'il ne saurait l'embrasser qu'avec plus de difficulté, que n'en aurait celui qui, ayant la vue trop basse tâtonne en plein midi a piquer un ciron, ou a tirer une taie de dessus l'oeil avec la pointe d'une aiguille. Et quoique l'on doive éveiller par les pointes de la foi ceux qui sont assoupis dans cet abus, et qu'il faille combattre cette illusion, qui est une imposture plutôt qu'un art, je n'entends pas néanmoins fermer ces chemins à la grâce divine, s'il lui plaît de les prendre, "Son esprit souffle où il veut" {Jean III,8}, et selon qu'il le trouve à propos verse la connaissance de la vérité dans l'entendement de ses créatures. Mais il ne faut point douter que, quiconque attache sa crédulité aux interprétations des songes, ne soit autant éloigné de la foi que de la raison. Et vraiment n'estimerez-vous pas un homme peu habile, si sans avoir examiné un discours qui a plusieurs sens, il veut en prendre celui qui lui plaît davantage et se le persuader avec plus d'opiniâtreté. Or toutes les choses ont plusieurs et diverses significations, comme nous avons dit, lesquelles doivent être soigneusement distinguées, de peur que cependant que vous en désirez une trop passionnément, vous ne vous laissez emporter à celle qui n'est pas la vraie. D'où l'on peut inférer que ce livre de l'interprétation des songes, qui court sous le nom de Daniel, n'a ni vérité ni crédit parmi les savants, vu qu'il raccourcit chaque chose à chaque signification. Je ne parlerai pas davantage de ce livre plein de contes ridicules, il n'est que trop souvent dans les mains de ceux qui se mêlent d’ïnterpréter les songes. J'avoue bien que Daniel eut une grâce particulière du ciel pour expliquer les visions : mais je ne croirai jamais que ce saint personnage ait formé un art dont l'objet soit si ridicule ; savait-il pas bien que la loi de Moïse défendait de s'arrêter aux songes, parce que les ministres de satan se transforment en anges du lumière pour tromper les hommes et que ces images peuvent être envoyées par les esprits malins. Il est vrai que Joseph obtint le gouvernement de toute l'Égypte en faveur de cette science et qu'ayant été vendu pour esclave aux Ismaélites, par ses frères qui lui portaient envie, à cause des songes qu'il faisait, il fut élevé d'une basse fosse à une haute charge, par la main du tout-puissant, qui par un secret autant agréable que salutaire, lui révéla quel devait être l'état du temps à venir, qui s'était présenté au roi sous la figure d'un songe : si bien que d'esclave qu'il était non seulement il devint libre, mais encore monta plus haut que les grands du royaume, tellement qu'il n'était au dessous du roi que de la hauteur du trône seulement. Que si la science humaine lui eut donné cette grandeur, quelqu'un de ceux qui l'avaient précédé l'eût aussi bien acquise comme lui, ou du moins il est croyable que ce saint patriarche, ayant des sentiments de pieté et d'affection pour les siens, l'eut du moins laissée à ses frères et à ses enfants, s'il n'eut pas voulu la communiquer à tous les hommes, à quoi néanmoins la charité l'obligeait. Ajoutez à cela que Moïse, qui avait été nourri dans la sagesse des Égyptiens ignora ce bel Art, ou le méprisa puisque le détestant comme un abus plein d'impieté, il tâcha de l'arracher des esprits du peuple de Dieu. Daniel pareillement fut instruit dans la science des Chaldéens, ce qu'il n'eut pas fait étant saint comme il était, s'il eut cru qu'il y eut du péché à apprendre les sciences des gentils. Il eut pour compagnons d'école ceux qu'il se réjouissait d'avoir pour camarades dans la loi et dans la justice de Dieu. Car "Ananias, Azarias et Misael apprenaient ensemble tout ce que leur pouvait montrer le Chaldéen" et par un commandement que Dieu leur avait inspiré s'abstenaient tous des viandes qu'on servait sur la table du roi. Ils vivaient ensemble de légumes, se contentaient de même nourriture et tous quatre étaient au service de même roi et cependant vous voyez que le secret d'expliquer les songes est conféré au seul Daniel et vous ne lisez point que le maître qui les enseignait tous ait pu apprendre cette science aux autres. Et pour vous montirer que c'était un pur don du Ciel la grâce divine parut davantage en ce que ce prophète devina ce que le roi avait songé et puis lui donna une claire explication d'un mystère fort caché et de grande importance, qui a été accompli ou se doit accomplir sur la fin des siècles. Est-ce ainsi que nos expliqueurs de songes pénètrent dans les pensées, qu'ils dissipent les ombres, et qu'ils déploient les couvertures dont ces visions sont enveloppées. S'il y en a quelqu'un, qui par grâce spéciale jouisse du même privilège, qu'il se range avec Daniel et avec Joseph pour en remercier Dieu conjointement. Mais quiconque n'est point illuminé de cet esprit de vérité se fie en vain sur les préceptes de cette rêverie, puisque tout art tient son origine de la Nature et son progrès de l'usage et de la raison. Pour la raison, elle est en cet endroit si défectueuse et si courte, qu'elle ne sait d'ordinaire ni que juger, ni de quel côté se tourner, cela n'arrive que trop souvent mais peu d'exemples en feront foi. Quelqu'un travaillé d'une grande peine d'esprit (j'en ai oublié le nom, quoique je sache bien que le grand S. Augustin en rapporte l'histoire) suppliait instamment un autre homme de lui donner l'éclaircissement d'une difficulté qu'il savait bien lui être facile mais il arriva comme l'autre le tirait toujours en longueur et se jouait finement de son inquiétude, qu'ils songèrent tous deux en une même nuit, l'un qu'il expliquait la difficulté à celui qui lui avait demandée, l'autre, que celui qui l'avait consulté la lui exposait soigneusement. De fait il se trouva qu'a son réveil il s'étonnait d'avoir acquis sans l'aide d'aucun maître et sans aucun travail la science qu'il avait tant recherchée, et comme après il alla chez celui dont il avait demandé l'instruction pour le faire acquitter de sa promesse, "Je m'en suis acquitté", lui répondit-il, "car cette nuit je vous suis allé trouver par vous l'apprendre". Qui me pourra donner la raison de cette aventure sinon que les bons ou les mauvais esprits instruisent les hommes selon qu'ils le méritent? L'église sait bien par le propre rapport de S. Jérôme, qu'il fut enlevé devant le tribunal de Dieu, pour ce qu'il s'attachait trop ardemment à la lecture des livres profanes et qu'il fut contraint de promettre non seulement qu'il n'en lira plus mais encore qu'il n'en garderait aucun chez lui. Car ayant répondu à Jésus-Christ, qui l'interrogeait sur sa profession qu'il était chrétien, le juge lui reprocha aigrement qu'il ne le connaissait point pour chrétien, mais pour Cicéronien. Je n'oserais pourtant pas assurer que cela fut un songe, vu que ce même docteur de qui la prudence et la vérité sont irréprochables, proteste même avec serment que ce n'était point un songe mais que l'affaire se passait réellement par la volonté de dieu qui le châtiait de la sorte, et pour preuve de son dire, il montra dès qu'il fut éveillé les battures des verges et les cicatrices des plaies imprimées sur sa peau. Mais ces visions étant causées par le moyen des esprits, une âme fidèle ne méprise point les images des choses qui ne blessent point son innocence, au contraire celles qui nous suggèrent de la matière pour les vices, allumant l'impudicité ou l'avarice ou l'appétit de dominer ou quelque autre passion illicite, nous sont assurément envoyées par l'esprit malin qui veille pour notre perte, et qui par permission de dieu prend quelquefois un si grand pouvoir sur quelques-uns à cause de leurs crimes, qu'il leur imprime cette fausse et malheureuse croyance que tout ce qu'il représente dans leur imagination est effectivement dans leurs ses extérieurs. Il se joue ainsi de ces femmelettes qui assurent qu'une certaine fée ou qu'Hérodias ou la lune tiennent bal et assemblée la nuit où elles font souvent de grands banquets et donnent diverses occupations à ceux qui s'y trouvent ; que là elles en voient les uns qu'on traîne au supplice, les autres qu'on élève à des grands honneurs, que l'on expose des enfants à des Lamies, et que quelquefois ils sont déchirés en pièces pour leur servir de viande et qu'elles les dévorent avec grand appétit et que d'autrefois celle qui préside à l'assemblée en ayant compassion les remet dans le berceau. Quel aveugle ne verrait pas que tout cela se fait par la malicieuse illusion des démons? il est bien aisé de le prouver, puisque cela n'arrive qu'à des femmelettes et à des hommes ignorants et chancelants en la foi et que, dès lors que vous les pouvez convaincre assurément par quelques signes, le diable se cache aussitôt, ou s'enfuit tout à fait, parce que, comme l'on dit, les oeuvres des ténèbres cessent quand elles sont produites à la lumière: le plus efficace remède que l'on puisse appliquer à cette peste est d'embrasser la foi, de boucher les entrées de son âme à toutes ces fourbes, et de ne jeter jamais les yeux sur ces vanités et sur ces sottises ridicules. [2,18] CHAPITRE XVIII. Du fondement de la Mathématique reprouvée ; De l'exercice des sens ; Des forces de l'âme, du progrès de la raison et de l'efficace des Arts libéraux. Fasse le ciel que l'erreur des Mathématiciens se puisse aussitôt éloigner des plus beaux esprits, que les démons qui causent les illusions s'enfuient promptement devant la foi d'une véritable et saine conscience. Mais leur tromperie est d'autant plus dangereuse , que paraissant être appuyée sur les solides effets de la Nature et sur la force des raisons, elle arrête ceux qui la voudraient choquer par cette considération que c'est une témérité de contredire aux lois de la Nature et une sottise d'être sans sujet en désaccord avec la raison. Ils commencent donc par des choses bien avouées, afin que marchant plus longtemps par des vérités ils se précipitent eux et leurs sectateurs dans le piège et dans la chausse-trappe de la fausseté. Ils jettent donc la science que l'on appelle "Mathesis", dont la pénultième est brève pour fondement de leur doctrine, parce que la raison et la nature l'ont rendue probable, afin de mener leurs sectateurs insensiblement et avec quelque raison par ce penchant qui les abîmera dans la Mathèse censurée, dont la pénultième est longue. En effet ils examinent premièrement tous les êtres de la nature, et considèrent tantôt comme ils sont composés de leurs parties et tantôt comme ils ont la matière et la forme. Et pour ce faire, ils pèsent les actions des sens et la force de l'entendement et, voyant que la faiblesse des sens ne peut monter au dessus des choses corporelles, ils s'élèvent plus haut par le moyen de l'entendement, car la vue n'a pour objet que les couleurs, les quantités et les figures du corps, encore faut-il qu'il soit présent, l'oreille n'est frappée que par le son, le goût ne juge que des saveurs, l'odorat que des senteurs, l'attouchement discerne le dur, le mol, le poli, le rude, le pesant, le léger, le chaud, le froid, l'humide et le sec. Il peut quelquefois aussi juger de la figure et de la quantité, et de plus est sensible à la douleur et au plaisir et ce dernier est répandu presque par toutes les parties du corps sensible, et est si fort attaché à l'âme que sa perte semble être celle de la vie du corps. Que si les corps dont vous recherchez les propriétés sont absents, l'imagination pourra vous les représenter par une similitude tirée des choses que le sens a commis et vous servira en cela d'autant plus fidèlement que la similitude en sera plus expresse. D'où vient que Tityre dans Virgile se plaint que son imagination le trompa par faute d'avoir rencontré la similitude de la chose qu'elle lui figurait : "Cette grande Cité que vous appelez Rome, Je me l'imaginais ignorant et pauvre homme, Semblable à notre bourg d'où sortent des troupeaux Que nous menons aux champs au son des chalumeaux". {Virgile, Les Bucoliques, I, 19-20} Mais dit le même berger, "Des autres encore plus la grandeur elle passe, Qu'au prix d'un haut Cyprès la viourne n'est basse". {Virgile, Les Bucoliques, I, 24-25} Et lorsque cette imagination représente une plus expresse similitude de la chose, elle est fidèle et véritable. Telle est celle d'Andromaque chez le même poète : "O de mon fils défunt le seul portrait vivant! Car il avait ainsi le geste et le visage, Et vous seriez tous deux aujourd'hui de même âge". {Virgile, L'Énéide, III, 489-491} Mais quand il faut se tourner du côté des êtres incorporels, la raison et l'entendement y sont nécessaires, car sans intelligence on ne les peut comprendre, ni en porter un vrai jugement sans raison. L'entendement donc déploie ses forces là où les autres facultés sont en défaut et du donjon de l'âme où il est logé, comprend tout ce qui est au-dessous de lui, au contraire des sens inférieurs qui ne peuvent comprendre les supérieurs, il contemple maintenant les choses comme elles sont et maintenant les prend d'un autre biais. Les regarde tantôt simples et tantôt les voit composées, tantôt il conjoint celles qui sont séparées et d'autrefois il sépare celles qui sont conjointes. L'entendement procède simplement quand il conçoit un homme ou un cheval, il procède par composition quand il embrasse plusieurs choses ensemble, par exemple, lorsqu'il appréhende un homme ou un cheval blanc qui courent, il conjoint celles qui sont séparées, à savoir lorsqu'il joint à la tête d'un homme l'encolure d'un cheval qu'iI couvre de plumes de tous côtés; de sorte comme dit Horace : "Qu'un montre composé d'une étrange façon, De femme par en haut se termine en poisson". {Horace, L'Art poétique, 1-3} Les poètes dépeignent ces assemblements quand ils dépeignent un cerf volant, un centaure et une chimère. Il divise celles qui sont conjointes, comme quand il appréhende la forme sans matière, vu qu'elle ne peut être naturellement sans cet appui, si peut-être ce n'est la forme qui est l'idée de être et les formes des formes qui sont avec elle, desquelles ont procédé celles qui sont dans la matière et qui composent le corps. Mais quand il considère les choses en sorte qu'il les assemble autrement qu'elles ne sont, parce qu'il ne voit pas bien clair et qu'il s'écarte de la vérité, il penche vers l'erreur, et s'il assure que ce qu'il considère ainsi, soit ou ne soit pas, il est dans une pure opinion, mais quoiqu'il les divise autrement qu'elles ne sont, pourvu qu'il le fasse simplement, son opération n'est pas inutile, parce qu'elle ouvre un chemin sort aisé pour la recherche de la sagesse, car l'abstraction est l'instrument de toute la philosophie qui aiguise la pointe de l'esprit et qui distingue les choses les unes des autres par la propriété de la nature. Si vous l'ôtiez de I'inteIlect, vous ôteriez le magasin des Arts libéraux, qui sans son aide ne sauraient être bien apprises ni bien enseignées. Cette opération prend la matière sans la forme, comme elle prend la forme sans la matière et ce que l'entendement ne peut comprendre par sa capacité, il le comprend quelquefois par sa faiblesse, comme quand il voit les ténèbres par le non voir, et le silence par le non ouïr. On sait bien qu'il n'est point d'homme qui ne soit blanc ou noir, ou qui ne participe de l'une et de l'autre couleur et qu'il n'en est point encore qui ne soit déterminément un tel homme, car c'est même choie d'être un tel et d'être un en nombre. Néanmoins l'entendement regarde l'homme sans descendre au singulier, faisant une notion universelle de ce qui ne peut être réellement que singulier. Car il y a plus de façon d'entendre les choses aussi bien que de les apprendre et de les signifier, qu'il n'y a réellement dans les choses de façons d'être : par ainsi l'homme qui ne peut exister que singulier est embrassé dans la conception universelle de l'entendement, la raison après que l'entendement l'a conçu le définit ainsi, "animal raisonnable mortel" , laquelle définition ne convient qu'aux seuls intérieurs de cette espèce, comme il est aisé de voir. Donc pendant qu'il amasse les similitudes et les dissimilitudes et qu'il examine profondément les convenances des choses différentes et les différences des choses convenantes, pendant qu'il recherche ce que chacune a de commun avec plusieurs et avec peu, qu'il examine ce qui est nécessairement avec une chose et ce qui ne s'en peut séparer, il trouve ainsi à part soi plusieurs états des choses, les uns universels et les autres singuliers qu'il définit à sa volonté, et qu'il divise en plusieurs membres et par ce moyen sa vue perce jusqu'aux secrets de la nature qui n'a rien de caché à ses lumières. Et premièrement il contemple de plus près la substance qui est la base de toutes choses, dans laquelle se reconnaît l'excellente main de nature, qui est la grande ouvrière, qui l'a revêtue de diverses propriétés et de formes successives comme de divers habillements et qui l'a couverte d'accidents sensibles, afin qu'elle soit plus aisément comprise par l'esprit humain. Donc ce que les sens aperçoivent et ce que les formes perfectionnent, est la première et singulière substance, mais ce sans quoi elle ne peut être ni s'entendre est substantiel et s'appelle ordinairement la seconde substance, et cc qui se trouve avec la substance et qui peut en être séparé sans qu'elle périsse, s'appelle accident, singulier s'il n'appartient qu'a une substance et s'appelle accident universel s'il est commun a plusieurs par une conformité qui se rencontre entre les singuliers. Ce qu'on pourrait peut-être plus aisément rencontrer dans l'entendement que dans la nature, dans lequel les genres, les espèces, les différents, les propres et les accidents, qui sont des notions universelles se trouvent sans difficulté, vu que c'est un travail plein de chicane et de peu de profit de chercher la réalité des substances universelles, qui se trouvent facilement et utilement dans l'esprit. Car si la convenance des choses différentes seulement en nombre se présente a l'entendement, elle fait l'espèce; si la convenance des différentes en espèce s'y rencontre, elle fait le genre. Enfin lorsqu'il aperçoit la conformité des choses que la nature a fait conformes, soit en substance, soit en accidents, cela s'appelle une notion universelle. Mais tant plus qu'il agite expressément les différences des choses semblables, tant plus il approche des oeuvres singulières de la nature. S'il considère la substance revêtue de ses propriétés, il ne s'égare point de l'ordinaire procédé de la nature ; que s'il la dépouille de ses formes, lui ôtant son espèce, il exerce sa pointe, contemplant l'essence des choses, ce qu'elles sont en soi, ce qu'elles sont en autrui : examinant et distinguant séparément leur substance, leur quantité, leur relation, leur qualité, leur situation, leur avoir, les accidents qu'elles tiennent du lieu et du temps, leur action et leur passion. Et quoique toutes ces choses ne puissent pas exister séparément, on peut pourtant les considérer séparément. Cette spéculation encore dans laquelle on résout la nature de la grandeur et de la multitude, lesquelles embrassent et environnent tout l'univers, est de grand usage pour abréger le travail de la philosophie. L'abstraction vous semble-t-elle inutile durant toutes ces opérations, lesquelles élèvent l'esprit par les degrés des arts libéraux au trône de la parfaite philosophie. L'entendement fait deux membres de la multitude, qui par sa puissance d'elle croît jusqu'à l'infini ; comme au contraire, la grandeur décroît de même, la considérant tantôt absolument et par elle-même et tantôt au regard d'autrui: desquelles parties il en donne une a l'Arithmétique et l'autre à la Musique. Il coupe aussi la grandeur en deux espèces, dont il assigne l'immobile aux géomètres et la mobile aux astrologues. Toute la Mathèse, c'est-à-dire la doctrinale, (s'il est permis d'user de ce mot) consiste en ces quatre espèces et comprend dans ses quatre limites toute l'étendue de la science qu'on peut avoir touchant le monde. Le premier degré emprunte de l'Arithmétique la propriété des nombres. Le second tire de la Musique la grâce des proportions. Le troisième obtient de la Géométrie la science des mesures. Le quatrième et le dernier nous montre par l'Astrologie la vraie position des astres, et la vertu des corps célestes. Or de ceux qui professent la science des astres, les uns comme Hygin se sont amusés à en conter des fables. Les autres se sont contentés de faire agir là-dessus leur imagination, réservant au jugement des plus doctes de connaître la vérité, et n'ont buté qu'a se satisfaire par quelque vraisemblance. Il y en a d'autres encore qui dans la spéculation des astres cherchent bien la vérité mais qui s'arrêtent à la seule connaissance de la situation et du mouvement des étoiles et à regarder de quelle façon les signes célestes sont composés. [2,19] CHAPITRE XIX. La différence de la Mathématique scientieuse et de la Mathématique reprouvée: de la doctrine des mathématiciens et de leurs erreurs. Mais puisqu'il y a bien de l'apparence que les corps célestes ont quelque vertu, et qu'il ne s'engendre rien sur terre qui ne reçoive de la main du souverain ouvrier quelque effet utile à cet univers. Les plus curieux recherchent la puissance des causes supérieures et tâchent de rendre raison des effets qui se passent dans ce monde sublunaire. L'astrologie sera toujours une science excellente et noble, pourvu que ses professeurs se tiennent dans les bornes de la modération, au-delà desquelles ils rencontreront plutôt des pièges tendus par l'impiété que des vérités de philosophie. Et certes la vraie mathématique, et la mathématique judiciaire ont beaucoup de choses communes mais la judiciaire qui s'emporte par sa propre suffisance au-delà de ses limites, au lieu d'instruire celui qui la professe, le précipite dans l'ignorance. L'un et l'autre divisent le monde en cinq zones et en parallèles, découvrent le zodiaque oblique avec tous ses signes, posent des colures autour du monde, mesurent le cours des planètes et ne mettent aucun mouvement errant dans le firmament, établissent un essieu du pôle arctique à l'antarctique, coupent les signes en degrés et en points et savent le temps du lever et du coucher des astres et la distance des uns d'avec les autres. Toutes deux s'accordent avec les physiciens, en ce qu'elles ne pensent pas que les corps célestes soient réellement coupés d'aucuns cercles ni divisés par des lignes. Elles posent aussi toutes deux le Soleil pour auteur de la chaleur et veulent que le mouvement de la lune soit cause de l'accroissement et de la diminution des humeurs, comme l'expérience nous le prouve. Au reste, la mathèse, qui promet un jugement de l'avenir, tire bien son origine de la philosophie, mais elle passe au-delà et suivant les mouvements de sa témérité empiète sur la prérogative de celui qui conte les étoiles. "Et qui plein de lumière a dans sa connaissance Leurs chemins et leurs noms, leurs lieux et leur puissance". {Sedulius Scotus, Carmen paschale, I, 66-67} L'astrologue qui s'ose promettre cet avantage de sa science, s'éloigne d'autant plus du chemin de la vérité qu'il veut y arriver avec plus de suffisance. Expliquant donc la nature des signes célestes comme ils l'entendent et, se trouvant bien empêchés à donner divers noms à des choses semblables, ils en font de mâles et de femelles, qui peut-être auraient multiplié leur lignée, si ce n'est qu'en étant séparés par de si grandes distances, ils ne se peuvent assembler pour jouir de leur amour. Ils remarquent aussi soigneusement les conseils des planètes qu'ils estiment être les gouverneurs du monde et les pensent trouver dans leur position, dans leur mouvement, dans leur conjonction et par leurs maisons. Saturne parce qu'il est froid et vieillard est incommode et nuisible, ayant contracté de sa nature une malignité et de son âge un fâcheux chagrin qui le rend si cruel ennemi de tout le monde qu'il épargne à peine ses écoliers. Jupiter qui est au-dessous veut paraître salutaire et propice et se montre si bénigne envers tous que ni la malice de son père, ni la farouche humeur de Mars, son prochain voisin, ne lui font offenser personne, si peut-être au grand dommage de l'orbe d'au-dessous il ne devient stationnaire, ou rétrograde et qu'il endure un pitoyable incendie. Mais le sanglant et indomptable persécute tous les hommes hormis ses favoris, il est quelquefois adouci par les approches de Jupiter et de sa belle Venus, dont les influences sont plus bénignes et plus propices. Mercure esr tel que le veulent ses voisins, car il est d'une nature changeante et s'accommode avec les plus puissants. D'où vient que plusieurs l'établissent pour présider à l'éloquence, qui apporte d'aussi grands biens quand elle se joint avec la sagesse, qu'elle cause de furieux désordres quand elle se met du parti de la méchanceté. Lucain a touché en passant les abus de cette secte, bien qu'il ne les ait pas enseignés, lorsqu'il décrit la crainte de Rome et qu'il annonce la guerre civile par les arguments infaillibles de l'astrologie. Car ce très savant poète (s'il faut néanmoins appeler poète celui qui s'est plutôt rangé avec les Historiens en faisant une véritable narration) remarque en passant que la maligne influence de Mars devait infailliblement causer de grands désordres, puisqu'il dominait seul dans le trône de son domicile. Et quoi que le judiciaire Ficulus épluche les conseils des Parques et les desseins des étoiles, il n'a encore su nous donner la parfaite connaissance des corps qui se voient. Car toute la bande des mathématiciens n'a su jusques ici déterminer si les étoiles sont composées des éléments ou d'une cinquième essence, comme le veut Aristote. Je ne mets point en avant les questions que leur font les enfants s'ils sont mous ou durs, et d'autres semblables qu'ils dédaignent d'écouter; quoique j'en aie vu des plus fameux du métier et des plus suffisants qui soient de travail à les résoudre. Ils nous prononcent néanmoins les arrêts des destins, les veulent prouver par leurs raisons, et nous apprendre quel effet doit avoir la volonté des astres sur ce bas monde. Que sait-on si les arrêts de Dieu sont valides, si 1'astrologue ne les confirme ? Je rapporterai donc les vers de Lucain à ce propos : {Lucain, La guerre civile, I, 649 sqq.} "Quel étrange accident, quelle triste aventure Préparéz-vous, ô Dieux, pour troubler la nature? Tout ce grand Univers sera donc confondu? Rome, hélas! ton repos sera bientôt perdu: De combien de mortels qui sont dans la carrière, Dedans un même temps tombe l'heure derniere? Si l'Astre infortuné de Saturne ennuyeux Allumait ses brandons dans le plus haut des Cieux, Le Verse-eau sur la terre épandait le déluge, Personne dans les eaux n'eût trouvé de refuge: Et si Phoebus était au signe du Lion La flamme mettrait fin à notre affliction; Mais roi Mars furieux de qui la violence Avec le Scorpion sur nos têtes s'élance, De quel si grand malheur menaces-tu les tiens, Jupiter et Venus qui président les biens N'ont aucune puissance et l'Astre de la guerre Est le seul dont les feux épouvantent la terre: De leurs propres maisons les astres délogés Montrent bien aux mortels qu'ils vont être affligés. Orion je prévois que ta funeste épée Va du sang des Romains être bientôt trempée, Que le Droit désormais avec la Vertu Languira sous le fer dont il sera battu." Voyez comme de la qualité des planètes, de l'apposition des signes et du concours des causes, il s'ensuit manifestement une guerre inévitable. Car il importe beaucoup pour les préceptes de cet art de savoir la naturelle ou l'accidentelle maison des planètes. Car tous, sauf le Soleil et la Lune, qui n'en ont qu'une, ont leur maison naturelle et accidentelle. La maison naturelle de la planète est celle dans laquelle elle fut créée, si pourtant les faiseurs d'Horoscope veulent avouer leur création. La Lune a le Cancer, le Soleil a le Lion, Mercure a la Vierge, Venus a la Balance, Mars a le Scorpion, Jupiter a le Sagittaire, Saturne a le Capricorne, voilà leurs maisons naturelles ; leurs maisons accidentelles sont l'Aquarius pour Saturne, les Poissons pour Jupiter, le bélier pour Mars, le Taureau pour Venus et les Jumeaux pour Mercure. La Lune est véritablement nécessaire, Dieu l'a faite avec les autres étoiles pour présider à la nuit, quoiqu'en puissent dire les astrologues. Car en quels termes parlerai- je du Soleil qui est le capitaine, le prince et le modérateur de toutes les autres lumières? Je n'ai point de crainte d'avouer qu'il est bon et nécessaire malgré tous ces planétaires. Il éclaire tous les mortels, régit le monde, divise les saisons, cause les changements et jouit de mille autres propriétés qu'il serait trop long de raconter. Mais combien que lui et les autres planètes contiennent les causes de plusieurs bons effets, néanmoins la principale et l'unique cause de toutes les bonnes choses, c'est la puissance de la majesté qui les a créées, qui par l'immcnse vertu de sa sagesse a formé et arrangé le monde et qui n'a été induite que par sa seule bonté à lui donner sa substance et sa forme. Mais les astrologues s'abîment dans un précipice d'erreurs et d'impiété lorsqu'ils ont la vanité d'étendre le pouvoir de leur science au-delà du pouvoir de Dieu. Les règles d'aucun art ne s'auraient être bonnes, si elles ne s'arrêtent dans les limites de son espèce, selon la maxime du sage, qui nous apprend qu'il est malaisé de trouver rien d'assuré au-delà de la règle. Toute règle est accommodée à quelque genre de choses, duquel si l'on la transporte à un autre, elle choque la vérité et devient fausse. Si les mathématiciens se contenaient dans les bornes de la bonne mathématique, ils pourraient atteindre la vraie position des astres et de leurs signes, ils pourraient par une modeste doctrine prévoir la disposition du temps à venir, suivant l'ordre de la nature, et tirer par ce moyen un agréable profit de leur spéculation. Mais lors, comme dit Jésus-Christ des Pharisiens, "Qu'ils élargissent leurs phylactères et qu'ils font parade de leurs robes", {Matthieu, XXIII, 5} qu'ils attribuent trop de vertu à leurs planètes, en leur donnant de l'autorité sur les actions humaines, ils font injure â leur créateur. Ils deviennent fous, comme dit l'apôtre, pendant qu'ils n'ont pas de bons sentiments du ciel, que leur curiosité veut fonder de trop près, voyez en quel abîme ils trébuchent du plus haut du ciel, jugez s'ils ne font pas tort à celui qui a fait le ciel et la terre avec tout ce qu'ils contiennent, quand ils reconnaissent leurs astres pour les moteurs de l'univers. Je vous laisse encore à penser s'ils ont raison de dire que la constellation éteint la liberté de l'arbitre par la nécessité qu'elle attache aux hommes. Enfin quelques-uns d'eux se font transportez jusqu'a une telle fureur, qu'ils ont cru qu'on pouvait former une image selon la diverse position des astres, qui, étant faite dans l'observation de certains intervalles et avec quelque rapport à la constellation, recevra l'esprit de vie par l'efficace des étoiles et découvrira les secrets les plus cachés à ceux qui la consulteront. Mais quoique cet esprit commande quelquefois de choses honnêtes et justes, par exemple que l'on le garde dans un lieu bien net et qu'on invoque Dieu seul par prières et par offrandes, quand on le consulte sur quelque doute ; il est néanmoins très certain que c'est une finesse du démon, qui le couvre de ces commandements de justice et d'innocence, afin qu'on ne l'aperçoive pas si facilement mais c'est en vain, puisqu'il n'y a point de bon chrétien qui ne voie bien que c'est une espèce d'idolâtrie. Les astronomes qui défendent par leurs raisons ce qui leur semble probable a la façon des académiciens, ne montent pas au ciel si témérairement. C'est pourquoi quelques-uns s'efforcent de prouver que les planètes ont leur mouvement propre et particulier, indépendant de celui du firmament. Les autres assurent, après Aristote, qu'elles sont emportées avec le même ciel et ni l'une, ni l'autre de ces deux opinions ne fait point de tort aux apparences de l'astrologie comme le témoigne Manilius. Mais les tireurs d'Horoscope, pour s'arrêter trop obstinément à leur science de divination, ont perdu les connaissances des choses célestes et de Dieu même. De tous ces devineurs, ceux qui tâchent de pallier leur erreur, du nombre desquels est Plotin, n'ôtent pas la disposition des choses d'ici bas à la prévoyance divine, mais disent que suivant cette loi qu'elle a une fois établie et qu'aucun effort ne saurait outrepasser, toutes choses doivent arriver comme elle les a disposées et prévues. Stace l'entendait peut-être aussi : "Lors Jupiter de son trône commence, Et tous ces mots si justement balance, Que le Destin emporté par leur poids Suit aussitôt la force de ses lois". {Stace, La Thébaïde, I, 212-213} Plotin auteur de cette opinion attribue des vertus particulières à chaque créature et dit qu'il n'eut pas été juste que les corps célestes eussent été les plus mal partagés, et, qu'ayant plus de noblesse que les autres, ils eussent eu moins de puissance. Que celui, poursuit-il, qui s'est réservé toujours la souveraine autorité, leur en ait donné ce qu'il aura voulu du moins leur a-il attribué l'office de signes. C'est pourquoi, bien qu'ils ne fassent pas souvent les oeuvres des signes, ils rendent quelquefois des services aux hommes selon le témoignage de Dieu même et peut-être c'est pour cela que David a chanté : "Les Cieux racontent la gloire de Dieu et le Firmament annonce les oeuvres de ses mains". {Psaumes XVIII, 2} Cette propriété ne leur est pas extraordinaire, vu que les oiseaux et beaucoup d'autres créatures par institution de dieu et par le bienfait de la nature préviennent le futur par de certains signes. Donc si les corps célestes sont les signes des choses qui doivent nécessairement arriver, puisque la disposition immuable de Dieu les a ainsi préordonnées, qui empêche que l'homme ne puisse savoir ce que les astres annoncent ? qui empêche qu'il ne le communique à un autre? Car les signes ont été donnés à l'homme pour son instruction, et non pas à ceux qui sachant bien tous les secrets du ciel, n'ont que faire de ces avertissements. [2,20] CHAPITRE XX. Que la providence ne détruit point la nature des choses ; que l'ordre des choses ne change point la providence et que le libre arbitre demeure avec la providence. Il y a quelque probabilité en ces discours mais ici le poison est caché sous du miel. Prenez garde que sous prétexte d'humilité et de respect envers Dieu, ils n'imposent aux choses une nécessité fatale, comme s'ils craignaient que son ordre ne fût interrompu, si la nécessité n'accompagnait les événements. Outre cela, ils partagent avec la majesté divine le privilège qu'elle a elle seule de prévoir l'avenir et de savoir les moments, qui par le témoignage du fils éternel sont tellement réservés à la puissance du père, qu'ils sont même cachés aux yeux de ceux à qui le fils de Dieu a révélé les secrets que son père lui avait communiqués. Ils élèvent encore les esprits des hommes par l'orgueil ou les abattent par le désespoir, lorsqu'ils promettent le cours d'une longue vie, et de beaucoup de prosperités à ceux qui sans cette assurance se tiendraient dans la crainte et dans l'humilité, et lorsqu'ils menacent d'une mort prochaine ou des disgrâces du monde ceux qui sans doute s'élèveraient à quelque chose de bon. L'écriture leur défend de lever la meule de dessus, qui est celle de l'espérance et la meule de dessous qui est celle de la crainte, entre lesquelles l'âme fidèle est broyée en cc monde. Ils la lèvent néanmoins autant à leur dommage et à la perte de leurs sectateurs, comme à l'injure de celui qui le défend. Mais comme la suite des choses ne change point la providence, réciproquement l'éternelle disposition n'ôte point la suite des choses. Car ni l'homme ne pouvait pas ne pas pécher, parce que Dieu avait prévu qu'il pécherait, ni Dieu n'ignorait pas qu'il pécherait, parce qu'il pouvait ne pas pécher. Semblablement Dieu n'ignorait pas que l'homme pouvait ne pas mourir, parce qu'il devait mourir par la coulpe du péché, ni il n'était pas nécessaire qu'il mourût à cause que Dieu l'avait ainsi prévu. Il fut donc créé en quelque façon immortel, quoique sans doute il dut mourir et son crime lui apporta la mort, qui n'était pas naturelle à sa condition car il eut été transporté de cette immortalité dans laquelle il pouvait ne pas mourir dans celle dans laquelle il ne pouvait mourir, si la désobéissance lui coupant le chemin de justice ne lui eut fermé l'entrée de la gloire pour un temps. Donc il a pu pécher et a pu ne pas pécher par la liberté de son arbitre, que ni la violence de la disposition, ni celle des destins, ni aucun mouvement de sa condition, ni aucun défaut de sa nature ne poussaient encore à commettre la coulpe, qui étant la véritable mère de la peine précipita l'homme dans le tombeau, un peu après qu'il se fut laissé tomber de sa propre volonté. Or parce qu'il lâcha trop la bride à son libre arbitre en commettant cette injustice, il languit tellement accablé sous la pesanteur du péché, que par un juste jugement de Dieu il ne saurait à peine s'en abstenir quand il veut, parce qu'il ne voulut pas s'en abstenir quand il le pouvait. Son libre arbitre est toutefois encore puissant en ce qu'il est suffisant pour faire le mal, quoiqu'il ne puisse se relever pour suivre le bien s'il n'est aidé et prévenu de la grâce. Ainsi laissant la justice de son bon gré, il a été transporté dans le royaume du péché et de la mort, où le triste joug de la servitude qui l'oppresse l'assujettit à la nécessité de mourir et de la fragilité de faillir, bien que l'ordre des destinée n'en soit pas cause mais le seul crime de sa prévarication. Si cela n'était de la sorte, et qu'il fallut rejeter la faute de l'homme sur l'auteur du destin, plutôt que sur lui, quelle justice le pourrait équitablement condamner? Il y a donc des choses possibles qui n'arriveront jamais, lesquelles ne s'appelleraient pas possibles, si elles ne pouvaient arriver, parce qu'elles n'arriveront pas. Car il est possible par exemple qu'un combat naval se donne ou qu'il ne se donne pas, l'un des deux est pourtant précisément ou déterminément vrai et connu de la prescience divine. [2,21] CHAPITRE XXI. Si Dieu peut savoir ce qu'il ne sait pas, qu'il ne faut point lui attribuer de mutabilité ; que la science, la préscience, la prédestination, la disposition et la providence sont la même chose; que les vérités sont tellement infinies que leur nombre ne peut être ni augmenté ni diminué; que la providence n'attache point de nécessité aux choses. De cette difficulté j'en vois naître une autre, si bien que de quelque côté que je me tourne l'erreur ne manquera pas de m'envelopper. Car si les choses qui ne sont ni ne seront jamais peuvent être, assurément Dieu peut savoir ce qu'il ne sait pas, ou quelque chose peut arriver sans qu'il le sache, car le combat naval, qui ne se donnera pas peut être su des combattants, comme il peut être donné par eux. Donc si Dieu peut savoir ce qu'il ne sait pas, il peut aussi ne savoir pas ce qu'il sait, d'autant qu'il ne peut y avoir de science des choses contradictoires tout ensemble, vu que l'un des deux n'ayant point de vérité devient faux infailliblement. Or il n'y a point de science touchant les faussetés. Comment donc est immuable cette science à laquelle il se peut ajouter et soustraire? cette science qui peut ignorer ce qu'elle sait et savoir ce qu'elle ignore ? Que si nous admettons qu'elle soit variable, contre l'affirmation de S. Jacques, elle reçoit donc changement et vicissitude et Dieu cesse d'être le père de l'univers. S'il oublie ce qu'il a connu une fois, les Gentils mêmes n'eussent pas voulu faire ce tort â leurs divinités qui n'étaient que des démons ; car ils disaient que le marais du Styx était inaccessible aux Dieux, assurant qu'il était défendu aux puissances célestes de le passer, voulant dire par là que l'oubliance n'obscurcit point les esprits bienheureux. Quoi! la foi pourrait-elle recevoir ce que l'infidélité aurait abhorré? Or tout le monde est d'accord que Dieu sait bien que cela ne sera pas, quoique plusieurs n'admettent pas qu'il peut savoir ou ne pas savoir que cela sera de peur de lui attribuer une marque d'impuissance ou de mutabilité qui diminue sa grandeur. Mais je veux, puisque plusieurs le veulent ainsi, que Dieu puisse savoir ce qu'il ne sait pas, pourvu toutefois que vous vous gardiez de faillir par la position ou par la conjonction qui le convaincra pour cela de mutabilité, puisqu'il ne s'ajoute ni ne s'ôte rien à sa science, vu qu'il n'y a rien de véritable dans la nature que ce qu'il a du commencement ordonné par le point de sa stabilité. Néanmoins en admettant cela il faut diligemment prendre garde que l'affinité des mots du verbe qu'Apollonios introduit n'y mêle de l'impiété ou de la fausseté. Cette possibilité d'advenir ne doit pas être attribuée à la légèreté de celui qui n'est point mû, mais à la facilité des choses qui le peuvent être, la nature ne répugnant point à ce changement. La science de Dieu demeure donc tout à fait immobile et entière, et s'il y a de la variété dans les choses, elle procède plutôt de la mutabilité de ce qui est su que non pas de celui qui le sait. Car quoique d'aucuns objets de la science de Dieu soient sujets à mutabiIité, elle n'en reçoit pour cela aucun changement mais d'un seul et indivisible regard elle aperçoit et comprend tout cc que le sens ou la pensée peuvent avoir pour objet et demeure tellement au-dessus du mouvement qu'elle voit d'un même temps les choses locales sans lieu, les naissantes sans commencement, les périssantes sans fin, celles qui sont mues sans altération et les temporelles sans mutabilité et sans longueur; car Dieu se tient en tel état que les passées n'ont point passé devant lui, non plus que les futures ne succèderont point. Cette fermeté n'est rien de merveilleux dans l'état de l'éternité, sinon parce que tout y es admirable, vu qu'ici-bas même notre aspect se reposant, se porte néanmoins sur la course de ceux qui vont vite et sur le mouvement des choses changeantes. Nous savons aussi que l'entendement contemple une grande chose sans s'étendre et une petite sans se rétrécir, n'ayant pas besoin de lieu pour enfermer les choses locales ni d'intervalles d'espaces pour comprendre les distantes: en quoi il suit le père des lumières d'un pas à la vérité bien inégal, vu que ce souverain moteur n'est sujet a aucun mouvement et que celui-ci en souffre beaucoup, mais bien que la simplicité de l'aspect divin s'étende sur des objets innombrables, la substance du préscient est pourtant indivisible et essentiellement une avec lui, puisque ce lui est même chose d'être et d'être sage. Autrement, s'imagine qui pourra, qui aurait conjoint des choses si diverses, et Dieu ne serait plus la première cause de la création, s'il avait eu besoin de conjonction. La science de la créature est bien d'une dissemblable condition, car ce n'est pas le même à l'ange ni à la créature mortelle d'être et d'être savant, vu que l'âme se dispose à la connaissance, laquelle si elle s'enracine par le mouvement que l'esprit fait à la chercher, de sorte qu'elle n'en puisse être arrachée sans une grande altération, elle informe l'âme de son habitude et la rend savante, cette habitude se nomme à bon droit science, quoique les objets dont elle traite aient quelquefois le même nom, d'où vient que par un emprunt mutuel le nom de l'un passe quelquefois â l'autre. Ainsi l'on appelle une science grande et fort ample, bien que la multitude et l'étendue appartiennent plutôt aux choses qu'à la science. Si l'on regarde donc la simplicité et l'immensité de la science de Dieu, elle est une, simple et indivisible. Si l'on regarde la multitude des objets, elle est plurielle et de plusieurs espèces. Si encore vous considérez la substance de Dieu voulant et pouvant, par laquelle il veut et peut, ce n'est qu'une volonté et qu'une puissance mais si vous regardez les choses qu'il veut et qu'il peut, le nombre en sera infini, comme dit le prophète: "Le Seigneur est grand et sa vertu est grande: il n'y a point de nombre de sa sagesse" {Psaumes CXLVI,5}. Et en un autre endroit: "Les oeuvres du seigneur sont grandes et choisies sur toutes ses volontés" {Psaumes CX,2} . Et dans cet autre verset : "Qui racontera les puissances du Seigneur?" {Psaumes CV,2} Or cette chose uniforme et diverse, quoiqu'elle ne connaisse point de variété, a pourtant divers noms pour diverses causes car elle est appelée science, préscience, disposition, providence, prédestination. La science est des choses existantes, la préscience des futures, la disposition de celles qu'il faut faire, la providence de celles qui doivent être gouvernées, la prédestination des hommes qui seront sauvés ; et celle-ci n'est autre chose qu'une préparation de grâce de toute éternité, par laquelle l'homme est appellè à la vie. Selon l'apôtre, "Ceux qu'il a prédestinés il les a appelés, il les a justifiés, il les a glorifiés" {Augustin, De la Trinité, XVI, 20}. C'est le même qui dit: "Chez vous est la fontaine de la vie et nous verrons la lumière dans votre lumière". Mais pour définir par une respectueuse hardiesse la science de Dieu, qui n'a point de fin, je dirai que c'est une parfaite compréhension et une pleine connaissance de toutes les choses qui ont été, qui sont et qui seront jamais, car il connaît toutes les choses véritables et n'en connais point d'autres, ne tenant compte de connaître celles qui sont fausses : il les discerne néanmoins et les condamne. Elle est donc nécessairement infinie, puisqu'elle embrasse toutes les vérités, dont le nombre est tellement infini qu'il ne trouve point de fin, que dans la sagesse de Dieu, laquelle seule sait les mesures de sa grandeur. Nulle des choses qu'elle connaît, parce qu'elles sont vraies, ne lui échappe, la vérité étant le commencement et la cause de tout ce qui est disposé, tant du futur, que du présent que du passé. Le Psalmiste chante â ce propos: "La vérité est le principe de vos paroles {Psaumes CXVIII,160}, qui ne passeront point pour avoir quelque défectuosité", bien que le ciel et la terre, suivant les oracles de la vérité éternelle doivent passer un jour, s'entend lorsque le feu du dernier jugement ayant purgé le monde les refondra pour leur rendre leur première beauté. Il est permis à un chacun d'avoir l'opinion que la raison ou la foi lui persuaderont, pour moi sans préjudice d'un meilleur avis, je pense que les vérités sont en toutes façons infinies, vu que dés le commencement l'être ou le non être est nécessaire dans toutes les choses qui sont ou qui ne sont pas et que de deux contradictoires l'un est de nécessité toujours vrai : donc le nombre des choses vraies s'est tellement accrue, ou plutôt a toujours été si grand qu'on ne le saurait en aucune façon augmenter ni diminuer, si bien qu'il demeurera éternellement infini, horsmis chez la sagesse infinie de Dieu. Cette science à qui rien de tout cela n'échappe, est sans fond, et par ainsi ne peut être augmentée, puis qu'elle comprend tout ensemble. Or l'ordre des choses que Dieu de toute éternité dispose dans sa sagesse, c’est-à-dire dans son fils, unique, créant dans icelle toutes choses, qu'il produit peu à peu et met en oeuvre les unes après les autres selon l'ordre qu'il a prévu, les faisant passer de la génération, par laquelle elles commencent d'être, dans cet état dans lequel elles flottent et chancellent pour aller à la corruption, laquelle coupant le fil de l'existence les repousse dans le non être. Cet ordre, dis-je, les anciens l'ont nommé destins ou Parques, d'autant que les ordres de la providence divine devant être effectués n'épargnent personne et reçoivent la fermeté de leur exécution de la parole de Dieu, par la vertu de laquelle dès l'éternité il dit, toutes choses furent faites. Le Stoïcien, craignant que cette science immuable ne pût être éludée, a cru que tout était nécessaire. Epicure au contraire, de peur de nécessiter les choses qui sont muables, a voulu que rien de ce qui advient ne fût disposé par la Providence. L'un et l'autre se trompent également, puisque l'un soumet tout au hasard et que l'autre oblige tout à la nécessité. La disposition donc des choses muables est immuable et l'état immuable de la providence divine contient le cours de toutes les choses muables. Or comme elle ne peut être ébranlée de l'état de son éternité, elle ne contraint point la suite des contingents sous aucune loi de nécessité et quoique la lumière inaccessible de la sagesse de Dieu surpasse incomparablement les ténèbres de la science humaine, on peut pourtant comparer la faiblesse de notre oeil à cette clarté. Car comme ce que je vois prêt à arriver n'arrivera pas par aucune nécessité que ma vue lui apporte, ainsi il n'est pas nécessaire que ce que son oeil contemple arrive pour cela. Je sais bien que la pierre ou la flèche que j'ai poussée en l'air par sa pesanteur retombera en terre, là où se portent naturellement tous les poids et je ne sais pourtant pas simplement qu'elle doit retomber en terre, et il n'est pas aussi nécessaire qu'elle y retombe, parce que je le sais, car elle peut y retomber et n'y pas retomber, l'un des deux néanmoins est véritable, bien qu'il ne le soit pas nécessairement. Car s'il ne doit pas être, quoique peut-être on croie qu'il sera, on ne le sait toutefois pas, d'autant qu'il n'y a point de science mais seulement opinion touchant ce qui n'est point. Au reste quoiqu'il puisse ne pas être, rien n'empêche qu'il n'y ait science, laquelle n'est pas seulement des choses nécessaires, mais aussi des existantes, si d’aventure vous ne comparez les choses existantes avec les nécessaires comme font les Stoïques. Ainsi les choses que Dieu a préconnues s'accompliront sans doute. Il est toutefois possible que toutes les contingentes n'arrivent point. De telle sorte que sa vue non plus que la nôtre ne forcent point d'advenir celles que nous avons prévues aussi bien que lui. Combien que toutes choses en tant que bonnes tiennent la forme de subsister de sa souveraine disposition, autrement elles ne portent pas l'image de la forme d'exister mais en témoignant le défaut par leur énormité. La préscience donc n'est point cause de faire advenir les choses, ni l'événement des choses n'est point cause que Dieu les pressait, de peur que le mouvement des êtres temporels ne soit la cause de la providencc divine, ou que les ruisseaux du mal ne découlent de Dieu qui est la pure fontaine de la bonté. Pour la difficulté que la populace objecte parmi les unes, que si quelque chose est présue elle arrivera nécessairement, elle n'est appuyée d'aucune vérité : si l'on n'embarasse les choses libres par une composition sophistique, de sorte que plutôt la nécessité de suivre que celle de la conséquence fasse subsister la vérité de la précédente énonciation, et vous ne me sauriez presser si fort que j'avoue que la science du souverain disposant soit muable, quoique je confesse que la nature des choses disposées est muable. Vu que, nonobstant la facilité que les sujets ont de s'écouler, la foi tient pour assuré, suivant le secrétaire de la vérité, j'entends S. Jean, le fils du tonnerre, "que ce qui a été fait en celui par lequel toutes choses ont été faites était vie" (Saint Jean I,3). Et par conséquent sa disposition est si stable et si ferme qu'elle ne peut être ébranlée par aucun mouvement des créatures ni déracinée par le changement du temps et des accidents. [2,22] CHAPITRE XXII. Que du possible ne suit point l'impossible, et que le souverain qui voit toutes choses connaît ce qui suit nécessairement et de quoi il suit. Vous me presserez peut-être ainsi, si quelque chose qu'il a prévue n'advient pas, l'ayant déclarée par quelque signification certaine, comme que la pierre retombera en terre, sa disposition est trompée donc, puisque la pierre peut ne pas retomber. Vous me donnez à choisir l'un des deux, dont pas un communément n'est approuvé. Ou que j'avoue que la providence se trompe, ce que la foi ne souffrira point, ou que l'impossible adviendra du possible par une vraie conséquence, ce qui est ridicule. Voilà de l'embarras de tous les côtés : d'une part il ne faut pas rabaisser la grandeur divine, de l'autre les crieries et l'opinion de tant de monde si communément reçue me font bien de la peine mais puis qu'il vaut mieux tomber dans la censure des hommes que dans l'impiété, si je ne puis éviter l'un et l'autre, j'aime beaucoup mieux être estimé ridicule qu'infidèle ; car tous encore ne croient pas que l'impossible ne suit point du possible: parce que quelques-uns l'admettent, je leur laisse à examiner s'ils le font avec raison. Mais personne bien sensée ne recevra que le faux suive du vrai; car le vrai suit du vrai et du faux, mais du vrai il ne suit que le vrai. Semblablement le possible suit du possible et de l'impossible, non pas toutefois de tout impossible tous impossibles, si vous n'êtes autrement persuadé par ceux desquels, si toutes les propositions sont vraies, d'un impossible s'ensuivent tous les impossibles et d'un faux tous les faux. Que si vous aviez tiré d'un vrai un faux je me plaindrais à bon droit, et selon le sentiment de tous les philosophes qu'on m'aurait éloigné du chemin de la vérité. Je ne suis pourtant pas si fort empêtré de toutes ces objections, que je veuille défendre par ma seule témérité ce qui n'a point de probabilité, quoique peut-êre je ne manquerais pas de compagnons dans mon erreur. J'aime mieux avec les Académiciens, si je n'ai point d'autre chemin de m'évader, douter de tout que de prononcer par une pernicieuse simulation de science ce qui est caché et inconnu principalement en une chose où j'aurais tout le monde bandé contre moi. Je me range d'autant plus volontiers du côté des Académiciens, qu'ils ne m'ôtent rien te ce que je sais, et me rendent plus avisé en beaucoup de points : leur parti est appuyé de l'autorité de plusieurs grands hommes, vu que celui dans lequel seul la langue latine a trouvé de quoi combattre et vaincre même la vanité des Grecs, passa dans leur secte étant déjà vieil, je veux dire Cicéron le père de l'éloquence Romaine, qui sur la fin de sa carrière se rangea de leur côté, ainsi que sou livre de la Nature des Dieux nous l'enseigne. Que les Stoïciens fassent étalage de leurs paradoxes, qui sont des opinions peu probables, qu'ils veulent rendre néanmoins admirables et spécieuses, nous autres, suivant comme on dit le grand chemin, n'approuvons aucune de ces propositions qui semblent être fausses à tous les sages, ou à plusieurs des plus fameux dans leur profession. Quand Cicéron et Aristote même déduiraient l'impossible du possible, je ne les croirais pas, j'aurais plutôt une vraisemblable opinion que l'on m'aurait embrouillée par quelque sophisme. C'est donc par là que je me dépêtre de vos filets, disant que la providence ne peut être trompée, et que la chose qui a été prévue peut ne pas advenir, je vois bien ce que vous avez de coutume d'inférer de là. Donc il est possible qu'elle n'ait pas été prévue, je le concède, où me voulez-vous mener? Donc, poursuivez-vous, il est possible contre toute bonne philosophie que ce qui est ne soit pas et que ce qui a été n'ait pas été, et que ce qui est passé soit révoqué, de sorte qu'il ne soit point passé. Mais je vous réponds premièrement que je ne resserre point dans de si étroites limites que ceux de ma petite science et de ma faible raison l'infinie puissance de Dieu, je ne lui assigne point de fin puisqu'elle n'en a point, je sais bien qu'elIe peut tout mais je vois bien que vous inférez défectueusement. Premièrement parce que vous enfermez l'immensité de la grandeur divine dans l'étroit espace de la petitesse humaine et que vous distinguez par la variété des temps qui se succèdent et par l'image des objets qui s'écoulent l'immuable état de l'éternité à qui les mouvements ne touchent point, mais il va tout autrement des choses de l'éternité que de celles d'ici bas, vu que l'état de l'éternité n'en sujet à aucun mouvement, et que la créature ess mue par les accidents qui vont et viennent. L'homme par exemple, s'il prévoit quelque chose de l'avenir, son esprit se remue aussitôt, afin que l'âme s'appliquant à quelque chose hors d'elle se fasse une peinture du futur événement qu'elle donne en garde tantôt aux archives de la mémoire, tantôt la tourne et la repasse dans le miroir de sa pureté naturelle par le moyen de l'imagination: car il est plus aisé que ce mouvement cesse dans l'âme que d'y être continuellement attaché par une contemplation assidue. Et certainement si ce mouvement n'est providence, il engendre la providence ou lui est conjointe par quelque sorte d'alliance. Mais quand ce mouvement et I'espèce du futur par lui conçue est frustrée de l'issue, c'est une vaine agitation de l'esprit qui s'évanouit comme l'ombre d'un songe qui n'a point de corps de la vérité. Le mouvement toutefois qui réellement a été dans l'âme, ne peut pas n'y avoir point été. La condition de la divine simplicité est bien différente; car elle contemple d'un seul, simple et indivisible regard (comme j'ai déjà dit) le présent, le passé et le futur, et ne se remue point par l'écoulement des choses muables, mais demeurant invariable elle regarde tout d'un coup en soi-même toutes choses, et fait tout remuer demeurant immobile. Et combien qu'on lui accommode quelquefois les verbes du temps passé et du futur, il ne faut pas inférer delà que le temps lui ait soustrait ou lui doive amener quelque chose, si on en peut colliger seulement la mutabilité des objets. Donc quand nous entendons qu'il a préconnu quelque chose, nous n'entendons pas que.sa science ait passé avec le temps. Mais si nous suivons la nature des verbes que le temps a précédé, dans lequel on doit véritablement croire qu'il a eu la connaissance de ce qui devait arriver. Ainsi il est certain que dès l'éternité il a prévu toutes choses, non pas que le temps dérobe par son mouvement quelque objet à sa vue, mais parce que son aspect qui est premier par nature que tous les temps comprend toujours toute chose. Sa providence donc ne se trompe jamais en sa disposition, qui est toujours accompagnée de la suite de l'effet, mais encore elle ne peut être trompée, parce que ni la mutabilité des choses, ny la suite du temps, ni la variabilité ne peuvent rien cacher à sa vue. Au contraire la disposition de l'homme se peut tromper et se trompe souvent, parce que la chose dont il s'était portrait l'idée par suite de temps, ou n'advient point du tout, ou se produit sous une autre forme et néanmoins ne mettez au rang du passé tout ce qu'on exprime par des prétérits. Car quoique je confesse que j'ai vécu du temps du Péripatéticien Palatin, je ne confesse pas pour cela que ma vie s`est écoulée et passée. Ou lorsque je dis qu'Eugène, présidant au Concile, je ne suivis pas le parti des Arriens, je n'ai pas à cause du temps passé quitté mon ancienne et véritable confession de foi. Au reste parce que d'autrefois il a été véritable de dire, je vis maintenant et je sens: je confesse justement et véritablement par les paroles suivantes que j'ai vécu et senti. Non pas toutefois que ma vie et mon sentiment s'en soient allés. Je sais pourtant bien qu'un grand personnage a dit : "Nous nous trompons, en ce que nous regardons la mort comme une chose future, bien qu'en effet la plus grande partie en soit passée et qu'elle se soit déjà saisie de tout ce que nous avons laissé d'âge derrière nous". {Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 1} Mais si sa vie se fuit une fois écoulée, ou il ne dirait point ces paroles, ou il les dirait après avoir été ressuscité. Il n'est donc pas nécessaire que tout ce qui est exprimé par le prétérit, soit passé. Et quoique plusieurs sont prédestinés, parce qu'ils ont été préélus, la prédestination pour cela n'est pas passée? Et bien qu'ils puissent n'être pas prédestinés, quelque chose passée se pourra révoquer, de sorte qu'elle ne soit pas passée, car la marque de la prédestination, de quelque temps du verbe que vous vous serviez, signifie toujours, en tant qu'il est en lui, le futur plutôt que le passé, puis qu'il signifie que celui dont il est question sera sauvé. Car c'est, comme l'on dit, un verbe fécond, qui enferme toujours en soi la signification d'un autre verbe, il ne donne donc aucun mouvement au prédestinant, mais affirme seulement que par la primitive grâce de Dieu, qui le dispose ainsi, le chemin du salut est ouvert à celui qui doit être sauvé, par lequel avec le temps il se peut sauver, et en effet sera sauvé quoiqu'il puisse ne le pas être. Ne m'objectez pas là-dessus ce que dit Aristote : "Il est nécessaire que ce qui a été ait été, et que ce qui est soit quand il est"; pour colliger de là que les énonciations qui ont la copule du temps passé, sont précisément véritables ou précisément et de nécessité fausses. Cette objection ne vous servira de rien, vu que ce sont ces paroles d'Aristote qui font la question, et n'apportent pas un grand éclaircissement pour le doute de cet article. Car les énonciations qui adjoignent aux prétérits la force d'un futur contingent ruinent la règle. Par exemple, il fut hier vrai que vous liriez demain, ou Platon a su que vous dormiriez quelquefois, dans lesquelles propositions la foi du temps passé chancelle par l'adjonction du futur, car pendant que vous pourrez ne pas dormir, Platon pourra ne le pas savoir ; non pas parce que le mouvement qui a été dans son âme puisse n'y avoir point été, mais parce que ce qui a été science peut devenir opinion par la mutabilité des choses et par la suite du temps. Si toutefois il peut y avoir aucune science des futurs contingents, quoique ce soit une opinion assurée qui probablement imite la science. De même, ce que nous prédîmes hier avoir été véritable, pourra n'avoir pas été vrai, non pas qu'une chose passée se puisse révoquer, laquelle en cela n'a point passé, mais parce que l'on attend la future qui dépend de la fortune pour être. Encore vous pouvez avoir prévu quelque chosc bonne, qui peut-être sera bonne et peut-être ne le sera pas et vous-même pouvez ne l'avoir pas prévue bonne, non pas que vous puissiez n'avoir pas prévu ce que vous avez prévu mais parce que vous avez prévu peut-être non bon. Encore vous pouvez avoir promis et stipulé quelque chose utilement, et vous pouvez n'avoir pas promis ou stipulé utilement ; ce que vous avez pourtant promis, vous ne pouvez pas ne l'avoir pas promis ou stipulé. Davantage, vous avez précédé dans le champ de Sempronius celui qui vous a suivi et si vous en avez précédé un autre, un autre vous a suivi, vous suit, ou vous suivra. Donc puisque l'événement du conséquent peut être frustré et que la vérité de l'antécédent peut être infirmée de telle sorte que vous, qui avez précédé, pouvez n'avoir pas précédé: Vous ne pouvez pourtant pas n'être point entré où vous êtes entré et ce qui a été fait n'est point du nombre des choses non faites ; et ce qui s'est passé ne peut être révoqué qu'il n'ait été. Car toutes ces choses, qui étant conçues par l'esprit ou exprimées par les paroles ou accomplies par l'effet, sont passées, ne peuvent ni ne pourront désormais n'avoir point été, bien qu'elles pussent n'avoir pas été comme elles devaient être auparavant qu'un événement certain les eût déterminées. Telles sont toutes les choses que l'on met dans le genre des imminentes et qui seraient mieux rangées sous la quantité, sous l'action, ou sous quelque autre accident. Que trouvez-vous de merveilleux si celui qui peut tout, peut aussi n'avoir pas prévu ce qu'il a prévu, vu que c'est un article de foi que les choses prévues peuuent ne pas advenir, et que celles qui ne sont pas prévues peuvent advenir, et toutefois elles ne peuvent arriver sans être aperçues de la divine providence. Car Isaïe dit : "Si vous voulez marcher dans mes commandements, si vous m'écoutez vous mangerez les biens de la terre, que si vous ne le voulez pas et me mettez en colère le glaive vous dévorera, parce que la bouche du Seigneur a parlé". {Isaïe I, 19-20} Vous voyez qu'il conserve le franc arbitre, par ces paroles. "Si vous voulez, si vous ne voulez pas". De l'un et de l'autre côté il met la peine et la récompense d'un chacun, non pas par un jugement irrétractable, ni par une destinée, mais par le mérite et le démérite d'un chacun. La condition qu'il laisse de mériter serait inutile à la volonté si elle était empêtrée par la nécessité de faire ou de ne pas faire. Que si cela ne suffit pas aux sophistes, le Fils de Dieu dans sa passion ne pouvait-il pas demander au Père douze légions d'anges? Bien que néanmoins on voie par ce qui fut fait après que cela n'avait pas été prévu, mais plutôt l'opposé de cela. Qu'un esprit plus fort ne soit pas touché si nous manquons d'exemple et de raisons pour expliquer une si grande majesté. Vu que la raison ôterait l'admiration et l'induction des exemples détruirait la singularité. Mais cette majesté admirable dans sa singularité et singulière dans son admirable immensité surpasse le sens des hommes et des anges. J'ai bien appris des saintes écritures que celui qui la mesurera sera accablé de sa gloire et je sais encore que Dieu commanda expressément, quand la loi écrite fut publiée, qu'on eût à lapider les bêtes qui toucheraient la montagne de Sinaï. C'est pourquoi je vous supplie de croire que les doutes qu'on propose en telle matière procèdent plutôt d'une volonté de bien faire, qui ne prétend point fermer la bouche à ceux qui trouveront quelque chose de meilleur, que d'une intention d'établir par une subtilité téméraire des maximes contraires à la vérité. J'avoue encore que je ne sais pas pourquoi Dieu rebute celui-ci et pourquoi il choisit cet autre, sinon qu'avec les saints pères je reconnais qu'en ce rebut il faut adorer la justice de Dieu qui nous est cachée et dans cette élection embrasser sa miséricorde et sa grâce qui paraît à découvert. Celui même, qui dans le troisième ciel entendit des secrets, qu'il n'est pas permis à l'homme de révéler, n'épluchant pas tant cette difficulté que l'admirant, s'abaisse dans une profonde vénération des richesses de la sagesse et de la science de Dieu et prononce que ses jugements ne peuvent être compris, non plus que les voies par lesquelles il les exécute ne sauraient être découvertes. Celui qui se réjouit d'avoir vu clairement toutes les difficultés qui se lisent dans la science de Dieu, nous assure que ses oeuvres sont plus hautes que notre portée et reconnaît avec sa sonde quel les pensées du très haut sont trop profondes pour être mesurées. Salomon prêchant la même chose dans son Ecclésiaste, s'accorde bien avec ce passage : "Il y a un homme qui ne ferme ses paupières ni jour ni nuit, et j'ai reconnu qu'il ne saurait trouver aucune raison de toutes les oeuvres de Dieu qui sont sous le soleil, et qu'il les trouve moins, plus il travaille à les rechercher : quoique le sage se vante de les connaître, il ne les pourra trouver" {Ecclésiaste, VIII, 16-17}. Que si l'on ne peut rencontrer la raison des choses qui sont au-dessous du soleil, qui me pourra pleinement satisfaire sur celles qui sont au-dessus? Qui d'entre nous connaît les desseins de notre souverain seigneur, ou qui a été de son conseil. Il faut donc rechercher la raison pour l'amour de la vérité seulement: en telle sorte que notre pieuse intention reconnaisse son infirmité et profite de cette recherche, pourvu qu'elle soit persuadée qu'il faut toujiours honorer la divine majesté par la foi, et chérir l'abîme infini de sa miséricorde inépuisable. Enfin en bonne philosophie il est ordonné que les prédicats demeurent tels que les sujets le permettent et que toute la force et la propriété des prédicamentaux, étant bornée des limites des choses naturelles, est altérée et changée comme qui l'aurait destituée de sa couleur naturelle et de sa force, lorsqu'elle veut monter jusqu'à la théologie: les paroles manquent et l'entendement mortel succombe, quand il faut fonder l'immensité de cette grandeur. Il est bien vrai dans les choses naturelles, savoir dans celles qui augmentent ou diminuent le nombre des êtres, que ce qui a été ne puisse n'avoir pas été, ou n'avoir pas passé ce qui est passé, pourvu toutefois que ce qui a été véritable que peut-être un aveugle lirait, puisse n'avoir pas été véritable. Ce qui est donc passé ne peut être révoqué qu'il n'ait été, et par ainsi nulle nécessité d'advenir ne soumet à ses lois ce qui dépend des embûches de la fortune, cependant que par la possibilité de sa nature il attend l'un ou l'autre événement. Ainsi peut-être pendant que l'effet de la providence n'est pas accompli, ce qui est à advenir et qui peut ne pas advenir, peut aussi n'avoir pas été prévu. Je ne prétends pas néanmoins par une trop curieuse recherche mesurer l'entendement: tout puissant ni donner des bornes à son immensité, mais je suis l'opinion de plusieurs qui disent que si Dieu a prévu quelque chose qu'il arriverait et s'il n'arrivait pas qu'il ne l'aurait pas prévu. D'où vous pouvez au moins probablement colliger que s'il peut ne pas advenir, il peut aussi n'avoir pas été prévu. Car cette primitive vérité connaît ce qui suit et de quoi il suit; et l'entendement divin sait parfaitement la conjoncture de toutes les raisons. Et de peur que vous ne pensiez que je m'abandonne tout seul à ma propre opinion, je me mets à couvert d'un grand auteur, c'est S. Augustin, qui dit sur le texte de l'évangile qui fait mention des diverses demeures du ciel: "S'il n'eût pas été ainsi, je vous eusse dit que je m'en vais vous préparer un lieu, c'est-à-dire, s'il n'y avait point de prédestinés, j'eusse dit, j'irai et je prédestinerai, car il ajuste la diversité des demeures qui sont préparées pour les élus, dans la maison de son père à la prédestination divine, qui confère diverses onctions de grâces et de bienfaits selon son bon plaisir à ceux qui doivent être sauvés". Puisque donc un si grand docteur a interprété ce passage de cette sorte s'il n'y avait point de prédestinés, je vous eusse dit j'irai et je prédestinerai. Il est croyable que cependant que l'événement même des choses est encore pendant, s'il plaît au tout puissant ceux qui ne sont pas encore prédestinés ... être pour la vie. C'est peut-être en ce sens qu'il faut comprendre ... "Qu'ils soient effacés du livre des vivants, et qu'ils ne soient point écrits avec les justes". Et cet autre: "ou remettez leur cette offense, ou m'effacez du livre que vous avez écrit. Celui qui est né de Dieu", dit l'évangéliste, "ne pèche point, car la génération céleste l'on empêche. Cette génération céleste est sans doute la prédestination, dont tous les enfants sont admis dans la vie, bien qu'iI soit possible qu'ils s'égarent de la justice qui est le vrai chemin de la vie. Si je n'en suis pas croyable, écoutez celui qu'un ange du ciel n'oserait dédire sans être frappé d'anathème. "Mon père je n'en ai perdu pas un de ceux que vous m'avez donnés, mais gardez les" N'avait-il pas je vous prie déjà perdu ceux qui s'étaient reculés en arrière? N'avait-il pas en quelque façon déjà perdu Judas, mais assurément le fils ne l'avait pas admis dans ion cabinet, et le père ne l'avait pas donné à garder à son fils parmi ceux qu'il avait enrôlés, si les autres étaient préordonnés, s'ils ne pouvaient tomber, pourquoi est-ce que le fils intercède pour eux avec tant d'ardeur? Il est vrai qu'ils se devaient sauver, mais durant leur pélerinage de ce monde ils pouvaient mériter la mort, n'étant point attachés â la vie par aucune nécessité de la prédestination. Saint Paul se glorifie que rien ne le séparera de ... son corps et le réduit en esclavage, de peur qu'ayant prêché aux autres, il ne devienne lui-même reprouvé. On lit encore dans l'apocalypse que les anges des églises sont avertis maintenant de faire pénitence et de faire les premières oeuvres, de peur que leurs chandeliers ne soient remués et maintenant de tenir leur place de peur qu'ils ne la cèdent à un autre. A quoi servent ces avertissements, si les choses qui devaient être ne pouvaient être changées. Les philosophes gentils n'ont pas ignoré cette vérité, puisqu'ils appellent l'ordre des destins immuable, non pas parce qu'il ne se peut remuer, mais parce qu'il ne se remue pas actuellement : "Pharsale eut pu sortir du milieu des destins". {Lucain, La Pharsale, VI, 313} Un vieillard de Chartres dans ses disgrâces se consolait souvent par cette sentence de Virgile : "Les Destins à la fin trouveront une issue". {Virgile, L'Énéide, III, 395} Pour les choses passées et accomplies, selon la disposition féconde de Dieu, elles ne peuvent naturellement n'avoir point été, quoique dans l'un ni l'autre ne n'oserais rien affirmer au préjudice du souverain dispositeur. Saint Jérôme très grand docteur dit néanmoins, je parlerai hardiment, quoique Dieu soit tout puissant, il ne saurait relever une vierge de sa chute, il peut toutefois couronner une déflorée. Et véritablement selon son interprétation. L'apôtre définit une vierge celle qui est sainte de corps et d'esprit ; mais sans doute Dieu peut sanctifier une âme par ses vertus, et réintégrer une chair corrompue, si bien qu'elle semblera entièrement réparée, même après sa chute. Que si ce docteur se servant d'une figure d'orateur a voulu dire que les choses qui ont été ne peuvent pas n'avoir point été, il n'était pas besoin de recourir à une vierge corrompue, vu qu'il pouvoit facilement rencontrer un semblable exemple dans toutes les actions passées. Mais peut-être que la virginité a quelque degré qui ne peut en aucune façon appartenir à une personne qui a été corrompue. Or une chose est appelée possible, quelquefois par la facilité qui se trouve dans toutes choses, soit par le hasard, ou par sa disposition qui l'a rend telle, quelquefois par la nature et d'autrefois par regard à la majesté divine, source de toutes choies, de laquelle procèdent non seulement Ies potentats des princes, mais encore la puissance de tout ce qu'on saurait voir ou s'imaginer. C'est pourquoi Salomon disait : "Toute puissance est du seigneur", je ne m'élèverai jamais opiniâtrement contre elle, car je suis assuré qu'elle seule peut envoyer le corps et l'âme â la gêne. [2,23] CHAPITRE XXIII. Objection d'un nouveau Stoïque. Vous trouvez peut-être encore quelque difficulté dans la question de votre Stoïcien, que j'ai vu longtemps demeurer dans la Pouille afin de pouvoir, après tant de veilles, de jeûnes, de travaux et de sueurs rapporter en France pour tout gain d'un si malheureux et inutile voyage les os de Virgile plutôt que l'esprit et le génie. Ce philosophe, il s'appelait Louis, demandait si vous pouviez faire quelque chose de celles que vous ne ferez point. Quand vous lui aviez accordé que oui, il vous offrait mille écus pourvu que vous le fissiez, et si vous n'en étiez content, il vous faisait conter une plus grande somme pour vous faire exécuter une chose si facile. Enfin il s'éclatait et s'emportait d'une risée impudente, n'entendant pas, ou méprisant la force de la conjonction des opposés et puis vous montrait au doigt comme un homme ridicule d'avoir gratuitement méprisé une si grande somme. Vous m'amasserez plusieurs objections de cette espèce qui ne me presseront pas de croire que toutes les choses sont nécessaires parce qu'elles sont sues ou que rien des contingents n'est su parce qu'ils ne sont pas nécessaires. Il me semble que je suis un peu plus docteur avec les Péripatéticiens que celui, qui pressé de cette difficulté, confesse dans les nuits attiques qu'il ne sait s'il n'est point une cigale. [2,24] CHAPITRE XXIV. Que les mathématiciens sont téméraires de soumettre toutes les choses à venir à leur jugement. Or bien que ces philosophes et moi ne soyons pas d'accord en plusieurs points, ils sont pourtant d'accord avec moi qu'ils ne sauent pas tout, encore qu'ils parlent aux astres, qu'ils tirent la verité du sein des corps célestes. Les plus modestes d'entre eux n'attribuent pas les effets de l'avenir à la puissance des astres et ne les astreignent pas à une nécessité inévitable par un arrêt de la disposition du destin mais parce qu'ils sont du ressort de la Nature et sont prononcés par de certains indices, ils ne craignent point de les prédire assurément. J'ai à répondre à cela, que si l'ordre des choses futures peut être changé, c'est une témérité de donner un jugement certain et définitif sur une chose incertaine et s'il ne peut être changé, que c'est perdre le temps de rechercher avec tant de curiosité ce qu'on ne saurait parer avec aucune adresse. Mais peut-être, quoique la chose puisse être autrement, elle n'est pas incertaine pour cela, et l'assurance que donnent les signes excuse la témérité qui le pourrait trouver dans ce jugement. Car quoique la chose puisse êre autrement, les signes manifestes nous assurent qu'elle sera ainsi. Et ne m'importe, dit le secrétaire des astres, que la chose puisse être autrement, pourvu que je sois assuré qu'elle sera ainsi. Mais quelleest cette certitude des signes ? le plus souvent une trompeuse expérience et un jugement difficile tiré de la signification des astres, qui est bien diverse, or la diversité cause l'ambiguïté, et c'est beaucoup hasarder que de définir les choses ambiguës. Mais je veux que les signes soient toujours de même, qui leur a révélé cette unique signification, et qui empêche qu'elle ne soit fausse? La nature, dites-vous : est-ce elle qui consiste dans les choses, ou celle qui et dans la volonté divine. Je n'ai rien à dire contre la dernière, sachant bien que Dieu a fait tout ce qu'il a voulu, s'il vous en apparaît cela va bien, vous pouvez dans cette lumière voir la lumière, et tirez des vérités de celui qui fermé pour tous les autres, et qui n'est ouvert que pour vous, dans lequel tous les trésors de la sagesse et de la science sont enfermés; j'avais oui dire que l'agneau seul, qui avait par sa propre vertu fait mourir la mort, avait le crédit de l'ouvrir. N'admirez plus désormais avec l'apôtre la profondeur des richesses de la science et de la sagesse de Dieu, vu que ses jugements se peuvent comprendre, et que par l'instruction des astres ses chemins deviennent accessibles, et que l'on peut nager dans l'abyme sans fonds de ses jugements. Si vous parlez de cette Nature, qui n'est autre chose que le cours ordinaire du monde, vous vous flattez en vain de la familiarité des astres, vu que plusieurs effets se détournent de leur chemin ordinaire et frappent nos sens d'un étonnement d'autant plus grand qu'ils ne semblent pas seulement extraordinaires, mais encore contraires à la Nature ; comme quand l'éclipse du soleil arrive durant la pleine lune, ou que la lune souffre une éclipse devant ou après son plein, et sans être parfaitement opposée au soleil. Car celui qui a donné des lois aux astres, qui modère le cours des temps par sa volonté, qui ajuste les choses avec le temps comme il veut et quand il veut, peut produire à l'étonnement de la créature un effet rare, ou tout nouveau, et le tirer des causes qui étant ainsi assemblées, ont accoutumé d'en engendrer un autre. Car qui a été son conseiller et qui lui demandera pourquoi le fais-tu ainsi : "Il est le Seigneur, il fera ce qui sera bon devant ses yeux". Celui seul, qui a disposé les choses, peut ajuster les temps selon la disposition et diversifier les choses par les temps. La Trinité s'est réservée à elle seule cet avantage, quoiqu'elle ait donné à sa créature, selon la mesure de son bon plaisir, la connaissance de beaucoup d'autres choses. Donc il connaît quand et combien de temps quelque chose doit êre, et lui, qui a fait les temps, dispose les parties du temps comme il lui plaît ; il le peint aussi avec les mouvements et la diversité des choses comme avec des couleurs, entourant la roue du temps qui tourne sans cesse de divers accidents, qui en sont comme les bordures, qui joignent en quelque façon les parties de sa fluidité et pour faire apercevoir à l'intelIect une chose malaisée à comprendre, il la veut embellir merveilleusement des propriétés des choses, comme si elles lui appartenaient. Les temps, dit Dieu aux hommes, ne sont pas de votre connaissance, pour savoir pleinement quand et combien de temps sera une chose, ni les moments, pour comprendre les façons et les variétés des choses qui seront. Voilà pourquoi c'est une témérité de soumettre à un jugement définitif l'avenir qui dépend de la volonté du Père éternel et non pas de la nécessité. Au reste les choses qui dépendent d'une puissance peuvent être de cette sorte, et n'être pas de cette sorte, comme au contraire il est nécessaire que celles qui sont attachées par la nécessité soient absolument d'une telle sorte. [2,25] CHAPITRE XXV. Les exemples d'Ézéchias, d'Achab et des Ninivites prouvent qu'un argument tiré d'un signe n'est pas nécessaire et que les choses qui sont signifiées peuvent être changées. Mais peut-être que la vérité parlant à les disciples, vous demandera que vous importe s'il a voulu réserver cette prérogative à des étrangers, à savoir aux mathématiciens ? Je le veux, si toutefois un esprit éclairé de la foi peut consentir à cette proposition mais voyons un peu quelle est la certitude des signes. Je suis d'accord que les astres nous menacent de quelque nouveauté "quand ils quittent leurs rangs ordinaires" {Lucain, La guerre civile, I, 664}, je ne dispute pas que les grandes aventures ne soient prévenues quelquefois par des avertissements extraordinaires, parce que Dieu m'a appris que le soleil, la lune, les éléments et leurs composés ont cette vertu de signifier l'avenir. Mais au reste l'autorité des plus grands personnages et la raison m'ont persuadé qu'il n'y avait point d'art, lequel peut répondre sur les demandes du futur ou que, s'il y en avait, on ne le savait pas encore, si je ne vous le puis persuader à cause des objections que vous me faites continuellement touchant le destin et la providence ; et pour les exemples que vous avez tirées de diverses histoires pour me combattre, je me suis bien persuadé nonobstant vos fausses raisons de n'approuver jamais cette vanité; parce que je ne pense pas que la connexion des signes et des signifiés soit si grande que l'un suive nécessairement de l'autre; je vous en dirai la raison si vous n'êtes pas préoccupé de toutes les erreurs qui entretiennent les courtisans. Le roi Ézéchias fut malade à la mort. Croyez-vous que le prince n'eût point trouvé de médecin, qui par le jugement du pouls et des autres pronostiques pût connaître la grandeur de sa maladie? et puis il avait peut-être reçu de sa propre disposition une réponse qui le condamnait â mort, puisqu'il n'espérait plus vivre davantage. En dernier lieu le saint Esprit lui annonçait que la mort était à sa porte. Voulez-vous quelque signe plus certain? Qu'y a-il de plus assuré, pour ne point parler des autres ? si vous doutez qu'il en eût témoignage du s. Esprit, me nierez-vous qu'Isaïe lui ait prophétisée : "Tu mourras et ne vivras plus". {Isaïe, XXXVIII,1} Il vécut néanmoins et ne mourut pas, celui qui tient les événements du futur en sa puissance ajouta quinze années à sa vie, et la miséricorde de Dieu qui l'avait intimidé chassa la mort, à qui peut-être la défaillance des forces naturelles l'allait abandonner, et le fit vivre, parce qu'il mourut à la coulpe par le moyen de la pénitence. Achab roi très impie n'attendait que la mort dont Dieu le menaçait, sa femme Jézabel, bien moins conjointe avec lui par le mariage que par la cruauté, avait envahi la vigne du saint homme Naboth par un assassinat. Si vous doutez que Dieu lui eût prédit sa ruine écoutez Hélie : {Livre III des Rois, XXI, 17 sqq.} "Le Seigneur dit ces choses, tu as assassiné et possédé, mais dans le même lieu où les chiens ont lêché le sang de Naboth, ils lêcheront le tien, les chiens mangeront Jézabel devant les murs d'Israël. Ce qu'ayant entendu Achab, il déchira ses vêtements, mit un sac sur sa chair et jeûna, et coucha dans le cilice, et la parole du Seigneur fut faite à Hélie, disant, parce qu'Achab a révéré ma face je n'induirai point de mal en ses jours". La pénitence fait que la peine due à la personne de ce roi est remise sur sa postérité mais Jézabel persévérant dans son crime demeure condamnée par ce jugement: le même arrêt, qui exposait le sang d'Achab et celui de Jézabel aux chiens, est en partie réformé et en partie demeuré valable, ainsi qu'il plaît au père des temps d'en disposer, Ainsi les Ninivites se délivrèrent de la ruine présente, et fléchirent la sentence de mort par la pénitence qu'ils firent en obéissant à l'édit de leur roi, après la prédication de Jonas. Les arrêts de Jupiter et de Mars vous semblent ils plus véritables que ceux de leur créateur? Vous ne serez pas de l'avis de Plaute, si vous attribuez tant de crédit aux planètes. Car Mandrogère répond au Sycophante qui lui demandait s'il lui fallait apaiser les planètes : "Qui roulent l'univers avec leurs mouvements." {Plaute ?, Querolus (Le râleur)} Qu'il n'était ni faciles à voir, ni à aborder pour parler, ajoutant encore : "Que ces hâbleurs qui des atomes causent, Qui du destin et des astres disposent, En soumettant le ciel à leur raison, Ne savent pas mettre ordre à leur maison." Vous voyez par là que ce poète joue assez plaisamment ceux qui jettent toujours leur vue sur des corps qui la fuient tant qu'ils peuvent, et qui consultent ceux qui dédaignent de leur parler, et comme ces faiseurs d'horoscope ont toujours des points dans la bouche, il est à craindre que s'il leur en tombe quelqu'un ils ne se mécontent grandement à recevoir la sentence des astres. Que l'autorité des corps célestes soit considérée, pourvu que celle du Souverain n'en soit point intéressée. Certes, Monsieur, quoique votre Mars ou votre Jupiter vous prédisent, Dieu est toujours véritable, et lorsque vous ajoutez plus de foi à leurs influences qu'à la parole de Dieu ; vous êtes de pernicieux menteurs, les astres sont des mensonges devant lui. Il a trouvé du défaut dans les plus parfaits de ses anges, mais à vous dire la vérité ce ne sont pas les astres qui vous mentent, prenez vous en à vous-même qui voulez être trompés ; qui vous a contraints d'avoir une fausse croyance, qui vous a persuadé que les aventures que vous tirez si nécessairement de vos signes soient immuables ? vous laissez-vous duper à ce que dit Figulus dans Lucain : {Lucain, La guerre civile, I, 643 sqq.} "Ou ce monde et les cieux errent à l'aventure, Ou si quelque destin gouverne la Nature, Un désastre prochain menace l'Univers". Il parle un peu après encore plus clairement : {Lucain, La guerre civile, I, 669 sqq.} "Que te sert donc ô malheureuse Ville De souhaiter la fin de la guerre civile, Les Dieux ne te sauraient assister désormais, Sens avoir un Seigneur tu n'auras pas la paix, Souhaite que toujours ce désordre demeure, Puisqu'il faut avec lui que ta liberté meure". Mais sans doute que la multitude de tes Dieux, pauvre Ville abusée, ne pouvait empêcher cette guerre civile, parce qu'étant plusieurs en nombre, ils ne sont aucuns en effet: Ton salut était en la puissance d'un seul Dieu souverain absolu de l'Univers, qui change ses arrêts quand l'homme veut avec le secours de la grâce réformer les méchancetés de ta vie: en cette sorte Nabuchodonosor rachetant ses péchés par aumônes, et ses iniquités par les miséricordes envers les pauvres, esquiva pour un temps le supplice qui lui pendait sur la tête, jusqu'à tant que son orgueil qui l'emporta de dire en présence de sa cour, "Est-ce pas ici cette grande Babylone que j'ai bâtie en maison de roi, en force de courage et en la gloire de mon nom?" rappela la sentence que Dieu allait rétracter. [2,26] CHAPITRE XXVL Que Dieu peut rétracter les arrêts, encore que son conseil soit immuable. Que sa volonté est la première cause de tout. Que l'astrologie judiciaire est le chemin de l'enfer. Les oracles des étoiles errantes demeureront-ils immobiles, tandis que la sentence immuable de Dieu sera sujette au mouvement? Ne le croyez pas, le conseil du Seigneur demeure éternellement. Quel signe voulez-vous plus certain du conseil et de la volonté de Dieu, que son commandement et sa défense ? Ne semble-t-il pas avec raison qu'il veut ce qu'il commande? Il commanda à Abraham d'immoler son fils unique Isaac, qu'il lui avait donné après tant de promesses. Le patriarche obéit-il exactement à cette volonté ? il l'accomplit certes de point en point et, parce que le précepte est le signe très certain de cette volonté, qui est la première cause de toutes choses, et qui n'est jamais frustrée de son effet : elle est tellement la première cause, que si l'on demande touchant quelque événement pourquoi il est arrivé ainsi, l'on peut dire sans faillir, c'est que celui qui a fait tout selon sa volonté l'a ainsi voulu mais si l'on presse sur le pourquoi, la question est impertinente, car c'est chercher la cause de sa volonté, qui est la cause première, et qui n'a point de cause au-dessus d'elle. C'est une vérité reçue de tout le monde que le prince peut adoucir la rigueur des lois, attendu que celui qui a fait une loi a le pouvoir de l'abroger ou de lui déroger. Et vous voulez que le roi du ciel n'ose contredire à la loi que votre Figulus a établie. Le seul prince a droit et obligation de regarder une affaire disputée entre le droit et l'équité, c'est-à-dire, quand les lois portent une chose et que l'équité en veut une autre, il faut demander l'interprétation du prince dans une affaire publique; il faut savoir le dessein de l'auteur, quand ses écrits ne sont pas clairs, et que l'on doute du jugement qu'il a porté. Qui vous a donc établi l'interprétation des choses célestes? d'où avez-vous appris qu'un tel événement soit nécessaire? par quelle témérité donnez-vous les oeuvres d'autrui a vos étoiles? qu'ai-je dit les vôtres ? elles sont à Dieu. Car je sais bien ce subtil argument dont vous faites bouclier, "Mars toujours furieux, de qui la violence Brûlant le Scorpion sur nos têtes s'élance : De quel triste accident menaces-tu les tiens?" {Lucain, La guerre civile, I,658-660} Mais le père du mensonge qui vous enseigne d'attribuer cette puissance aux corps célestes, joue de finesse et de tromperie avec vous, afin, qu'ayant donné ces marques à la créature, il en déshonore l'auteur. Enfin c'est une malicieuse folie de tenir ainsi les faibles âmes suspendues par le vent de l'orgueil, après les avoir misérablement abusées avec les prédictions du futur inévitable, ou c'est une fureur de les précipiter dans un abîme de désespoir. C'est le fruit qu'apportent les tireurs d'Horoscope, dont l'erreur est plus grande que celle de leurs planètes, en ce qu'ils s'exorbitent de la science de la piété par la longue poursuite de leurs signes pour descendre vivants en enfer avec celui qui paraissait entre les anges, comme l'étoile du matin paraît entre les astres et pour traîner après eux des malheureux compagnons de leur ruine. Mais que faites-vous avec toutes ces objections et ces propositions embrouillées? Vous riez à gorge déployée et vous vous moquez de la simplicité de la foi, recourant toujours au sein de la Providence, ou comme d'autres Anthées vous pensez reprendre vos forces en vous plongeant dans ce gouffre qu'on ne saurait sonder. Vous vous réfugiez dans cette lumière inaccessible, et cependant vous impugnez la rusticité de la foi, comme si le donjon de la vérité devait servir d'arsenal à vos erreurs. Mais passons outre, je ne saurais assoupir cette vieille plainte de la Providence ; je ne suis pas assez habile pour dissoudre tous les noeuds de ces difficultés. Qui des hommes serait assez sage pour satisfaire, je ne dis pas à toutes vos questions, mais seulement à celles d'un ignorant et d'un paysan? Je confesse franchement que je sais bien peu de choses, mais si je ne suis pas capable d'accorder le différent de la Providence et du franc-arbitre ; si je ne puis ajuster la répugnance des destins et la mutabilité de la nature, les choses en sont-elles pour cela moins véritables ? Comme dans le droit ciuil la cause de l'accusé est toujours la plus favorable; ainsi dans les recherches philosophiques il y a certaines questions où le parti de l'auteur semble le meilleur, et je pense que cela arrive de notre défaut. Car la portée de l'entendement finit aux premiers principes, dans le nombre desquels je compte la Providence, la matière première, et plusieurs articles de notre foi. Quand vous satisfaites à une plainte qu'on vous fait de la Providence, il en renaît autant de questions qu'il faisait de têtes à l'hydre. Si nous entrons un peu avant dans la forêt de la matière, toutes nos pensées sont semblables à celles d'un homme qui songe entre quelqu'une et nulle substance. Si vous cherchez l'origine de l'âme, l'entendement vous la viendra présenter, comme passant d'une matière dans une autre. Enfin si la foi ne vous guide, comment recevrez-vous la trinité des personnes dans la substance diuine, sans vous empêtrer dans les filets d'Arrius. Si vous admettez une simple et indivisible substance de la divinité, qui vous tirera du labyrinthe de Sabellius que la conduite de la foi ? Toutes les questions qui peuvent embrouiller ces articles ne les rendent pas moins véritables. Et quoique la sagesse de Dieu se soit rendu visible aux hommes, elle n'est néanmoins pas si palpable à notre entendement, qu'il puisse avec elle parcourir tous les secrets et qu'il sache quelle est sa longueur, sa largeur, sa hauteur, et sa profondeur. Au reste, si le procédé des mathématiciens était si louable, le grand saint Augustin ne se fût pas tant repenti d'avoir suivi leurs consultations. Davantage, un des plus doctes des saints pères, j'entends Grégoire le Grand, qui par la pluie sacrée de sa prédication arrosa toute la terre et l'entoura du torrent de son éloquence, ne bannit seulement pas la judiciaire de la cour, mais encore jeta dans le feu "Les écrits qu'Apollon gardait au Capitole", {Horace, Épîtres I,3,17} dont les principaux étaient ceux qui s'emblaient révéler l'intention des dieux, et les oracles du Ciel. Quoi plus, vous suffit-il pas que l'église universelle déteste cette vanité, en châtiant par des supplices légitimes ceux qui l'osent désormais exercer? Mais de peur qu'on ne nous accuse de suivre plutôt l'erreur des judiciaires que de la poursuivre, passons au reste; car il est certain que ceux qui s'attachent à cette curiosité sont aussi peu véritables que ceux, qui affectent les premières places à la table et qui font tous les jours festin, peuvent être sobres. En un mot, j'en ai entendu parler de plusieurs, et j'en ai connu quantité, mais il ne me souvient point qu'aucun ait persévéré longtemps dans cette erreur, sur qui la main de Dieu n'ait exercé une équitable vengeance. [2,27] CHAPITRE XXVII. Des Aruspices Chiromanciens et Pythoniciens et de la dégradation de Saül. Que dirai-je des Négromanciens, dont l'impiété, grâce à Dieu, s'est partout rendue détestable d'elle-même sinon que ceux qui veulent emprunter leur science de la mort, sont dignes de la mort ? Car il serait hors de propos d'entreprendre un plus long discours contre les auspices, les augures les sauteurs, les Arioles, les pythoniciens, les aruspices, et quantité d'autres dont le dénombrement serait ennuyeux, vu qu'il n'y en a plus qui osent paraître au jour, et que s'il en reste quelqu'un il n'ose pratiquer ses oeuvres de ténèbres que dans l'obscurité des caves et des antres les plus retirés. Je ne laisserai pas néanmoins d'en toucher quelque chose en passant pour certaine cause; car bien que la détestable science des aruspices soit cachée, elle subsiste encore au grand dommage de ceux qui la professent. Nous avons dit qu'ils devinaient en partie sur les entrailles des animaux. On comprend sous ce mot d'entrailles tout ce qui est couvert de la peau : d'où il s'ensuit qu'il faut compter en ce nombre ceux qui devinent sur des palettes de mouton et sur les os de quelques autres animaux. Les Chiromanciens encore se vantent de savoir découvrir les vérités cachées dans les lignes de la main. Il n'est pas nécessaire de battre à force de raisons ces erreurs qui n'en ont aucune, il est bien aisé de les renverser : la raison qui les détruit est qu'elles ne sont défendues par aucune raison. Je vous demanderais avec grande instance une chose, si vous la vouliez écouter avec autant de patience. Quel avantage avez-vous tiré de ces imposteurs (car je sais bien que vous en connaissez) quand vous les avez interrogés sur quelque doute? de quoi vous avertit le devin que vous consultâtes sur le voyage que le roi fit contre les Bretons Ninicollins, quoique vous fissiez mal de l'interroger sur une vérité si occulte, et que vous deviez plutôt ajouter foi aux menteries d'une sentinelle, qu'a ce faux prophète ? J'ai dit à une sentinelle, car lorsqu'on veut accuser quelqu'un de mensonge, on dit seulement qu'il est plus menteur qu'une sentinelle. Et de quoi vous servit ce Chiromancien dont vous prîtes l'avis ? car quelqu'un je ne sais qui ce fut, les consulta tous deux sur le même article, et cependant peu de jours après vous perdîtes l'étoile qui devait apporter le jour à votre maison, aussi bien que si vous n'en eussiez pas été avertis. Je passe sous silence les autres choses que vous savez mieux que moi, vu même que par leur fourbe ils ont mérité d'être là délaissés. Mais il est plus dangereux de consulter des Pythoniciens, d'autant que la tromperie de l'esprit malin y et plus manifeste ; car soit qu'ils mentent, soit qu'ils disent vrai, leur dernier but est toujours de nuire. Ils trompent quelquefois avec dessein, et d'autres fois sont trompés eux-mêmes par leur aveuglement. Mais ils tendent tous à se faire passer pour savants ès choses futures. Voila pourquoi ils embrouillent leurs prédictions par l'ambiguïté des paroles, afin que si l'on les trouve menteurs, ils ayent quelque couverture pour pallier leur tromperie, avec laquelle ils ne cessent d'abuser le monde jusqu'à tant qu'ils le guident dans le précipice. Qui jamais profita des réponses des devins, fut-ce Crésus ou Pyrrhus, ou quelque autre avant ou après eux ? Le prince Thébain Polynice est tué par son frère dans l'espérance de la victoire que l'oracle lui promettait. Son aïeul Laius sembla pourtant lui révéler le succès de la guerre, ce qu'il voulait signifier par la réponse qu'il rendit, après un long embarras d'ambiguïtés : "Mon neveu la victoire est assurée à Thèbes". Mais afin que Polynice ne l'accusât de mensonge pour dorer cette tromperie d'une feuille de vérité et pour avoir de quoi défendre sa malice il ajoute : "Mon père, ah quel malheur ! vaincre par les épées". Ainsi ce prince mal avisé est traîné à sa perte par la corde de l'impiété, lorsqu'il est invité par l'oracle et par les devins à commettre un fratricide. Le souhait du père parricide est pareillement accompli, en ce que ces deux frères dénaturés, auxquels ses interprétations avaient tant souhaité qu'ils coupassent les noeuds de leur accord à coups d'épée, s'entretuent de deux coups fourrés et se percent mortellement l'un l'autre. Crésus sur la foi des oracles s'assure de la conquête de plusieurs belles provinces s'il passe une fois la rivière d'Halys, mais comme la chose va tout au rebours, le hâbleur d'Apollon se purge de menterie par une petite équivoque. Que dirai-je de Pyrrhus, il se promet l'empire d'Italie par la déroute des Romains qu'il avait souvent défaits, mais ayant été battu sans ressource il en rejeta la faute sur ce qu'il avait mal entendu l'amphibologie de l'oracle. Passons à des histoires plus connues. Appius par le conseil d'Apollon cherche le repos dans l'île de Négrepont, pour éviter la tempête de la guerre civile qui seule ébranlait tout l'Univers. Lucain en rapporte les termes de l'oracle: "Pour te mettre à couvert d’une grande tempête, Dont le danger mortel te pendait sur la tête, Tu jouiras tout seul d'un aimable repos, Dans un sombre vallon tout entouré de flots, Où la mer par sept fois contre soi recourbée, Enferme de ses bras la belle île d'Eubée. {Lucain, La guerre civile, V, 194-196} Mais de peur qu'on ne rejette la fausseté plutôt sur les histoires que sur les oracles, lisons un peu l'histoire canonique que l'église a reçue comme une pièce sans reproche. Apres que Saul de prince qu'il était se fut changé en tyran, et que dieu, l'ayant abandonné pour ses fautes, eut souffert que les Israélites qu'il conduisait fussent battus par leurs ennemis, ce prince troublé d'angoisse et du désir de savoir quelle serait l'issue du mauvais état de ses affaires, consulta le seigneur, qui ne lui répondit ni par songes, ni par prêtres, ni par prophètes. Il lui avait néanmoins parlé quelques jours auparavant par son prophète Samuel qui lui avait dit hautement que dieu se repentait de l'avoir établi dans le trône, parce qu'il n'avait pas accompli sa parole, à la sollicitation de l'avarice qui lui avait conseillé de pardonner au gros roi Agag, et de réserver les plus gras troupeaux de ses brebis et de ses boeufs, les plus précieux habits, et tout le butin, qui agréa au peuple, n'ayant fait le dégât que des choses de rebut et de vil prix. Cependant il se vantait devant ses sujets de la grande force et du présent qu'il avait fait, sans en rendre gloire à l'auteur de tous les biens, qui seul en qualité de dieu des armées a le pouvoir de distribuer les victoires, voici le texte: "La parole du Seigneur fut faite a Samuel : Je me repens d'avoir établi Saül roi, parce qu'il ma délaissé et n'a pas accompli mes paroles. Samuel s'en affligea, et cria toute la nuit au Seigneur, et s'étant levé de nuit pour aller vers Saül, le matin on lui raconta que ce roi était venu à la montagne de Carmel, et qu'il s' était érigé un arc de triomphe, et que s'en retournant il était descendu en Galgala". {I Livre des rois, XV, 11 sqq.} Apres comme Samuel l'en reprit, il aima mieux excuser son crime de désobéissance par le prétexte de religion que de l'effacer par la pénitence, qui sert au pêcheur d'esquif après le naufrage. Car il répondit : "J'ai écouté la voix du Seigneur, j'ai cheminé par la voie par laquelle il m'a envoyé, j'ai amené Agag roi d'Amalech, et passé les Amalécites par le fil de l'épée, et le peuple a pris du butin des brebis et des boeufs pour prémices de ce qui a été tué pour immoler au Seigneur Dieu vivant en Galgala". Voyez comme il s'excuse, comme il amoindrit sa faute, et la rejette sur le peuple. Sur quoi Samuel lui réplique: "Le Seigneur veut-il des holocaustes et des victimes, et non pas plutôt que l'on obéisse à sa voix ? obéissance vaut mieux que victime, parce que c'est comme un péché de suivre les Arioles que de contredire, et comme un crime d'idolâtrie que de ne vouloir pas obéir, pour ce que tu as rebutté la parole du Seigneur, le Seigneur t'a rebuté que tu ne sois plus roi". C'est ce qui arrive à tous ceux qui du faîte de quelque grandeur se précipitent après leurs désirs déréglés, tranchant des Dieux, parce qu'ils sont princes, comme si la souveraineté était quelque chose de divin, à ceux, dis-je, qui exercent leur orgueil sur leurs pauvres sujets, et qui s'imaginent qu'ils doivent avoir autant de permission qu'ils ont de volonté, comme s'ils ne devaient pas ployer sous la loi de Dieu, ou qu'ils ne fussent pas obligés d'accomplir ses commandements. Mais pensez-vous que cet épouvantable tonnerre de la menace de Dieu ait pu briser la conscience endurcie de ce Prince, ni ramollir la tumeur de son orgueil, que la tyrannie avait si fort enraciné dans son coeur. Tant s'en faut, qu'au contraire il répondit a Samuel: "J'ai péché, parce que j'ai violé la parole du Seigneur, et la tienne, pour la crainte que j'ai eu du peuple et de ses crieries : mais maintenant, je te prie, porte mon péché, et retourne avec moi que j'adore le Seigneur". Et Samuel lui dit : "Je n'en ferai rien, tu as rejeté la parole du Seigneur, et le Seigneur t'a rejeté". Remarquez-vous combien il est malaisé de guérir la malice, quand une fois elle s'est enracinée par le moyen de l'orgueil. J'ai péché, dit-il, par la crainte que j'ai eue du peuple". Ne confesse-il pas sa faute d'une telle façon que premier que de s'en démêler il y enveloppe son peuple qu'il devait excuser, s'il eût été bon Prince? avait-il ouï dire que Moïse eût fait ainsi, quand la colère de Dieu s'épandait sur le peuple, et que le Seigneur lui disait : "Laisse-moi que ma fureur s'étende sur le peuple que, je l'extermine, et puis je te ferai croître en une grande Nation?" {Exode, XXXII, 10} Que fit donc ce charitable conducteur, ce prince très fidèle établi en cette charge par le choix de Dieu ; "Ou pardonnez-leur cette faute (s'écria-t-il) ou m'effacez de votre livre?" Cette ardeur de charité si passionnée cherchait-elle sa propre gloire ? rien moins ; car ce prince très clément, ce père extrèmement affectionné au salut de ses enfants; cet orateur qui secondait l'éloquence de ses paroles par la puissance de ses effets, qui comme capitaine marchait en tête pour accomplir les commandements de Dieu, importunait la justice divine en ces termes : "Seigneur les Égyptiens diront que vous les avez finement tirés d'Egypte pour les tuer dans le désert". {Psaumes CV, 26} Vous voyez donc qu'il souhaitait la gloire de son maître à ses propres dépens, et qu'il procurait la délivrance du peuple qu'il conduisait. David semblablement ayant irrité la colère du Ciel par ses fautes, dont ses subjets portaient la principale punition, comme il eût vu l'ange qui frappait le peuple, élança des prières ardentes du plus profond du coeur, et s'écria : "Seigneur, c'est moi qui ai péché, c'est moi qui ai commis le crime, qu'ont fait ceux qui ne sont que les brebis?" {II Livre des rois, XXIV, 17} O le véritable roi ! ô le juste gouverneur! digne d'apaiser la colère de Dieu, qui présentant ses espaules au fouet, qui affligeait son peuple, mérita d'arrêter le bras de ce souverain, qui ne se laisse fléchir par aucune excuse, si l'on ne se condamne soi-même, qui ne pardonne jamais sinon quand le coupable découvre sa faute toute nue, de ce juge dont la miséricorde ne tend jamais les bras qu'à une âme embrasée de charité et mortifiée par la contrition ; rien ne le peut rendre propice si la volonté n'étend la main pour satisfaire. Ce n'est pas tout de confesser sa faute, la confession en est inutile, si l'intention de satisfaire ne pousse le criminel à demander le pardon. "J'ai péché, dit Judas, en livrant le sang du juste". {Matthieu XXVII, 4} Sa confession fut véritable de tous points, mais elle fut inutile, d'autant qu'il courut plutôt à la corde qu'il avait méritée qu'à la fontaine de miséricorde qu'il avait déméritée et qu'il s'était fermé par la dureté de son obstination. Il se repentit bien d'avoir commis le crime, mais non pas avec une ardeur de dévotion suffisante d'amollir la pierre de secours : ce faible repentir lui ayant attaché une corde au cou, finit sa vie par un digne supplice mais parce qu'il ne corrigea point sa méchanceté, il ne se procura point de pardon par aucun remède salutaire. L'on dit même qu'en enfer il y a une semblable pointe de repentir, bien qu'il n'y ait point d'amendement de volonté. C'est ainsi que Saül veut se décharger de son péché sur les épaules des autres et lorsqu'il fait semblant de vouloir s'exempter de la peine par l'intercession de Samuel, il s'enveloppe dans des filets plus forts que les précédents, se chargeant plus qu'il ne l'était et s'empêtrant lui-même dans une irrévocable sentence de condamnation. Lisez la suite : "Samuel se tourna pour s'en aller, or Saül prit le bout de son manteau qui se coupa et Samuel lui dit: Le Seigneur a coupé aujourd'hui le royaume d'Israël d'entre tes mains et l'a donné à ton prochain meilleur que toi". {I Livre des rois, XV, 27-28} Enfin ce brave qui triomphe devant le peuple d'Israël ne s'abaissera pas, ni ne se laissera pas fléchir au regret d'avoir failli ; ce n'est pas un homme à faire pénitence; il dit néanmoins : "J'ai péché, mais honore moi devant les plus vieux de mon peuple et devant Israël, et reviens avec moi pour adorer le Seigneur ton Dieu". {I Livre des rois, XV, 30} Voyez quelle orgueilleuse folie ! Samuel lui dit que Dieu l'a démis, et toutefois il se veut conserver la couronne malgré lui. Il ne doute pas que le sceptre n'ait été donné à un meilleur que lui, mais en ayant été debouté par un arrêt irrévocable, il veut frauduleusement en retenir la possession. Il se va rompre le col, pour vouloir monter a un degré défendu; il va devenir pire que lui-même pour vouloir être préféré en dépit de Dieu à un meilleur que lui. Il avoue bien sa faute, mais il ne veut pas en porter la peine, c'est ainsi qu'il l'entend: "J'ai péché, mais maintenant honore moi", n'est-ce pas dire ? Bien que j'aie mérité d'être délaissé et que je sois débouté justement à cause de mon crime, de ma superbe et de ma méchanceté tyrannique, je te prie, que ta tolérance maintienne ma gloire devant ceux auxquels il n'est pas encore apparu de la sentence divine. Reviens donc afin que je m'appuie sur tes épaules ne pouvant plus marcher, et qu'étant escorté d'une compagnie si remarquable, et respecté en faveur de ton autorité j'adore le Seigneur ton Dieu que je n'ose plus appeler le mien, parce que ma désobéissance m'en a éloigné et que mon opiniâtreté m'en éloigne encore. Son esprit était si fort perdu de vanité, qu'il se préférait en quelque façon, non pas à un homme seulement, mais encore à Dieu par un attentat aussi impie qu'il était audacieux. Car tant plus il reconnaissait de grâces dans celui que le Seigneur lui avait préféré, tant plus son envie maligne s'aigrissait, tant plus elle lui dressait d'embûches, le persécutant par une inimitié aussi manifeste qu'injuste : et d'autant plus qu'il voyait que le Seigneur élevait visiblement David, il se hâtait non pas tant de le rabaisser que de l'étouffer tout à fait. Ne l'entreprend-il pas encore contre Dieu, lorsqu'il lui veut dérobe ou ravir le droit de conférer les royaumes? Il était donc bien juste que l'esprit de Dieu ne demeurait pas dans cet homme, dans le cœur duquel une si grande méchanceté ne s'était seulement pas logée mais encore y avait pris de très profondes racines. "Un esprit malin de la part du Seigneur le venait tourmenter" ; {I Livre des rois, XVI, 14} et dès lors toutes ses affaires, comme par un reflux commencèrent à décliner, les forces de son royaume reçurent divers échecs, le salut du peuple fut presque agité jusqu'au naufrage, et les fréquentes et très importantes victoires des ennemis abattirent puissamment le courage tant du roi que du peuple; cependant il avait chassé de ses terres celui à qui le souverain Seigneur avait conféré le royaume. Quelle résolution croyez-vous donc qu'il suivit, ce ne fut pas de livrer le gouvernement entre les mains du meilleur, suivant la volonté de Dieu, qui lui avait été clairement signifiée, afin de faire une pénitence salutaire avant la fin de ses jours. Il se laissa plutôt emporter aux mouvements de son orgueil, qui avait soulevé sou coeur contre Dieu. Il mena le peuple en bataille sur les montagnes de Gelboë, où il devait être puni de mort: car il méritait d'être tué sur une montagne, puis qu'il ne considéra rien en soi que de haut et de superbe. Or, voyant que la vérité l'avait abandonné, ce faux et méchant prince eut recours aux fontaines du mensonge. Il commanda donc ainsi à ses serviteurs : "Cherchez moi une femme qui ait un esprit de Python, afin que j'aille la consulter". {I Livre des rois, XXVIII, 7} Que pouvait dire autre chose un gentil ; que pouvait dire un infidèle, sont-ce pas des paroles de désespoir : "J'aurai secours d'enfer si le ciel m'en refuse". {Virgile, L'Énéide VII, 312} Ou plutôt sont-ce pas des paroles d'un homme, qui ayant connaissance de la vraie foi dirait par une fureur perfide: Si Dieu me cache la connaissance de la vérité, je la connaîtrai malgré lui par le moyen du père de mensonge, et qu'il le veuille ou non, je découvrirai les conseils de son cabinet, et les forces de mes ennemis. Ces serviteurs lui répondirent : "Il y a une Pythonisse en Endor", {I Livre des rois, XXVIII, 7} il n'était pas digne de trouver un homme pour consulter, puisqu'il avait l'esprit et le coeur si lâche dans son désespoir, qu'il implorait le secours des plus basses et des plus infirmes créatures pour se maintenir la couronne contre la puissance de son Seigneur qui l'en avait demis. "Il changea donc d'habit et s'en alla accompagné de deux hommes avec lesquels il arriva de nuit au logis de la Pythonisse". {I Livre des rois, XXVIII, 8} Toutes ces choses se font avec raison, car le saint esprit agit entre les méchants même de cette sorte. Celui qui prenait le malheureux chemin pour aller servir aux démons et non plus à son Dieu devait bien être dépouillé des habits royaux ; il ne pouvait plus porter les glorieuses marques de la puissance et de l'honneur, puisqu'il avait jeté par terre la robe d'innocence et changé le vêtement de justice. Et il s'en alla, après celui qui n'a pu se tenir ferme dans la vérité. Il avait deux hommes avec lui, c'étaient assurément deux hommes sans nom et sans condition, puisqu'ils purent au mépris de la foi suivre leur prince qui allait commettre une si grande perfidie. C'est encore avec sujet que le roi fut escorté de deux, lorsqu'il se reculait de la vérité suprême qui est unique. Il arriva de nuit, temps extrêmement propre pour traiter avec le prince des ténèbres et pour apprendre de lui la mort des rois, le carnage du peuple, et le deuil universel du royaume. Ainsi l'écriture dit que Salomon reçut la sagesse la nuit parce que l'amour des femmes, qui l'avait attiré pour le perdre, l'éloigna de l'amour de Dieu. Saint Pierre, destitué de la chaleur de la foi, se chauffant la nuit auprès du feu, tomba dans le crime de perfidie et rendit cette nuit insigne par ses parjures. Les autres disciples, frappés de crainte s'enfuirent aussi la nuit. Et Saül dit à la femme, car l'esprit Pythonique loge plus souvent dans les femmes, "Devine moi en esprit de Python, et ressuscite moi qui je te dirai". {I Livre des rois, XXVIII, 8} Lisez les saints livres, feuilletez les histoires anciennes, examinez les écritures, jamais vous ne trouverez ce mot de divination pris en bonne part. D'où vient que l'écriture appelle les faux prophètes devins et non pas prophètes, tels qu'étaient ceux d'Achab, qui par la permission de Dieu était abusê par leurs fourbes en punition de ses crimes, pour lesquels selon la parole de Dieu, il sortit un esprit mensonger qui leur remplit la bouche, et promit bon succès au roi Achab, qui était prêt de monter en Ramotgalaadus, Michée seul ayant contredît à ces dangereuses prophéties. Davantage, la divination ne se faisait point sans présents, qui témoignaient qu'elle été exercée, avec esprit de méchanceté et d'avarice. De là vient que le saint esprit reproche à Jérusalem, qui devait être désolée, "Tes juges jugeaient par présents, tes prêtres répondaient pour le salaire, et tes prophètes devinaient pour de l'argent, et se reposaient sur le Seigneur disant : le Seigneur est-il pas en nous? les maux ne viendront pas sur nous ; pour cela dit le Seigneur Sion sera labourée comme un guéret, et Jérusalem sera comme la garde du lieu de derrière tes murailles". {Michée, III, 11-12} Ceux donc qui devinent pour de l'argent, quoiqu'ils se vantent du nom de prophète, sont toujours menteurs, toujours trompeurs et toujours destitués de la vertu et de la vérité de prophétie. "Devine en l'esprit de Python, dit-il, puisque l'esprit du Seigneur s'est retiré de moi", qu'au moins celui de Python m'assiste, "Ressuscite-moi qui je te dirai". Une tromperie en attire une autre, ce roi abandonné au sens reprouvé, qui s'était persuadé que le Python était l'esprit souverain de la science, savant aux choses futures, conseiller des conseils d'état de Dieu, et véritable interprète de la vérité, se persuade encore qu'il a le pouvoir de ressusciter les morts et croit qu'il a tant de douceur et de courtoisie qu'il voudra le gratifier d'un bienfait si difficile et si rare, qu'il n'en peut pas obliger ses plus grands amis. Il avait sans doute oublié ou ne méditait pas le cantique de la religieuse Anne, qui dit, "Que c'est le Seigneur qui mortifie et qui vivifie, qui mène aux enfers et qui en ramène, qui enrichit et qui appauvrit, qui abaisse et qui relève, et qui fait" (ce que Saül avait vu en sa propre personne) "lever un gueux de la poussière pour lui donner place entre les princes", {I Livre des rois, II, 6-8} et pour le faire asseoir dans le trône de gloire : il ne considérait pas que celui qui fait ces changements est le Seigneur des sciences. "Et la femme lui dit : tu sais bien comme Saül a exterminé les magiciens et les Arioles de dessus la terre : Pourquoi donc mets-tu des embûches à ma vie ? lors Saül lui jura par le Seigneur, vive le Seigneur, qu'il ne t'arrivera rien de mal pour cette chose". {I Livre des rois, XXVIII, 9-10} Ah! qu'il est véritable que qui demeure dans la boue se pourrit davantage et que les extrémités de celui que la grâce abandonne deviennent encore pires que les commencements. La Pythonisse se sentant coupable d'un sacrilège prend l'épouvante, mais le magistrat établi de Dieu pour arracher les sacrilèges, donne de l'assurance aux idolâtres ; il prête son autorité royale aux impies, lui qui demeure lâche et timide quand il faut s'employer pour les affaires publiques, et pour les querelles de Dieu. "Ne laissez vivre, dit le Seigneur, ni magiciens, ni Arioles". Et cependant celui à qui s'adresse ce commandement, celui qui porte l'épée pour la punition des malfaiteurs et pour la gloire des bons, ne donne seulement pas sûreté aux méchants, mais Ieur confirme encore par serment la paix qu'il leur promet ; et par ainsi il advient qu'il apprend a son propre dommage, "Combien sont entortillés les nerfs de Léviathans", s'étant tendu un filet de sa propre main, dont il ne saurait se démêler sans préjudice de son salut. Il est serré de tous côtés par un dilemme dont il ne saurait se dépêtrer : S'il pardonne à la Pythonisse, il viole le commandement de Dieu ; et s'il ne lui pardonne, il enfreint la religion de son serment. "La femme lui dit donc, qui te réssusciterai-je? il lui dit, ressuscite-moi Samuel". {I Livre des rois, XXVIII, 11} C'est une croyance tenue par tous les siècles, qu'il y a un Dieu juste et bon, qui récompense ceux qui espèrent en lui, et qui satisfait pleinement aux mérites de tous devant la loi, dans la loi et dans la grâce. Jamais homme de sens commun n'en a douté et sans cette croyance jamais personne n'est entré dans le port de salut. Mais celui qui erre dans de petites choses, glisse peu à peu dans les plus grandes. Ainsi Saül qui fut négligent du commencement devint désobéissant, puis contumax, après obstiné, et à la fin tellement aveugle, qu'il ne garda pas seulement cet article de foi. Car en quelque façon il ne crut pas que Dieu fût juste, puis qu'il eut cette opinion que la bonté divine eût concédé aux démons quelque puissance sur les saints qui sont en l'autre monde. Il savait bien que Samuel, homme saint, n'avait point obéi aux Pythonisses, ni fait aucun commerce ou pacte avec ces esprits durant qu'il avait vécu. Et maintenant il demande et se promet qu'il sera ressuscité au commandement du Python et le veut contraindre après sa mort à une chose qu'il n'avait su obtenir de lui durant qu'il vivait. "Mais comme la femme eut vu Samuel, elle s'écria à haute voix et dit à Saül: Pourquoi m'as-tu imposé, car tu es Saül" {I Livre des rois, XXVIII, 12} : elle crut être surprise et convaincue de son crime par la présence du prince. "Le roi lui dit ne crains point,qu'as-tu vu? Et la femme répondit à Saül : J'ai vu les Dieux montant de la terre". {I Livre des rois, XXVIII, 13} La réponse de la Pythonisse eut pu détourner de cette entreprise un homme que la foi n'eut pas entièrement abandonné. Car elle introduit la pluralité des Dieux qu'elle loge sous terre, et dans les ténèbres. "Saül donc lui dit, quelle est sa forme ? elle lui répondit, un homme vieil est monté couvert d'un manteau. Saül donc entendit que c’était Samuel, et s'inclinant sur son visage en terre adora". {I Livre des rois, XXVIII, 14} Il s'enquête soigneusement de la forme et de l'habit de celui qui apparaissait, abusé peut-être par cette erreur des Gentils, qui pensaient que la même forme d'habits et les mêmes inclinations qu'avaient eu les vivants leurs demeuraient encore en l'autre monde. "Les habits, les plaisirs, les jeux et les ébats Qu'ils aimaient ici haut, il les aiment là-bas, S'ils aimaient les chevaux, la course et l'exercice, Leurs ombres aux enfers se plaisent dans la lice". {Virgile, L'Énéide, VI, 653-655} Mais la gloire de ce saint patriarche pouvait-elle pas être plus illustre et son habit devait-il pas être changé après le trépas? Et certes l'écriture par prudence et par maxime de foi, ne dit pas que Samuel fut ressuscité par le commandement du Python mais elle nous exprime avec prudence l'aveuglement de cet impie, car elle dit qu'ayant "entendu la forme et l'habit de l'homme, il connut que c'était Samuel". Il fut bien trompé dans sa croyance, comme la suite le prouve, "S'inclinant il adora". Car si c'eût été Samuel il n'eut jamais permis qu'un homme l'eût adoré, puisque sa foi lui avait appris et qu'il avait enseigné qu'il ne fallait adorer qu'un seul Dieu. Et puis les âmes des saints ne sont pas sous la puissance des esprits malins, et si cette ombre eût été le vrai Samuel, elle n'eut pas entretenu l'erreur d'un homme abusé; ce qu'il fit pourtant, comme on le collige de ce qui suit. "Samuel dit donc à Saül, pourquoi m'as-tu inquiété pour me faire ressusciter ?" {I Livre des rois, XXVIII, 15} C'est la fraude des démons de faire semblant d'avoir beaucoup de peine dans les choses qu'ils font de leur bon gré et dans les conseils qu'ils donnent volontairement aux hommes afin qu'on estime qu'ils le font par contrainte. Ils feignent d'être forcés et traînés par la vertu des conjurations, et de peur qu'on ne s'aperçoive de leur ruse, ils les composent au nom de Dieu de sorte qu'elles semblent prendre leurs forces de la foi que nous avons du mystère de la trinité, de la vertu de l'incarnation et de la passion de Jésus-Christ : ils les donnent aux hommes et leur obéissent quand il les pratiquent, jusqu'autant qu'ils les enveloppent avec eux dans le crime de sacrilège et puis dans les supplices éternels. Ils se transfigurent quelquefois en anges de lumière, ne commandent que des choses honnêtes, défendent les mauvaises, affectent la pureté, pourvoient aux nécessités afin qu'on les admette plus familièrement, comme bons et propices, qu'on les écoute plus favorablement, qu'on les aime plus étroitement, et qu'on leur donne plus facilement ce qu'ils demandent. Ils se couvrent aussi de l'habit et de la forme des personn es vénérables, afin qu'on leur porte un plus grand respect et une plus prompte obéissance. "Et Saül dit : Je suis trop pressé les Philistins m'assaillent, Dieu s' est retiré de moi, et ne m'a point voulu écouter, ni par la main des prophètes, ni par songes. Je t'ai donc appelé, afin que tu me montres ce que je dois faire" {I Livre des rois, XXVIII, 15} c'est comme s'il disait ouvertement: je suis tombé dans un gouffre de désespoir ; les hommes m'assaillent, Dieu me délaisse, je me jette entre tes bras, à toi qui dans la vérité t'es rendu l'ennemi de Dieu et des hommes, enseigne-moi ce que je dois faire dans une si pressante détresse. Car quoiqu'il pensât parler à Samuel, il parlait véritablement a l'ange de Satan. Son ignorance ne le peut excuser, vu qu'il n'est permis à personne d'ignorer que la créature qui se laisse adorer est rebelle à son créateur et de perverse volonté. Il savait bien encore qu'il était défendu de consulter les Arioles et les magiciens, et d'interroger le Python sur les aventures du futur. Que si l'ignorance de la personne le peut excuser, la condition des sots serait meilleure que celle des savants, et celle des méchants plus avantageuse que celle des bons. Et Samuel, ou plutôt le démon sous sa figure, digne oracle de ce méchant roi répond: "Pourquoi m'interroges-tu? vu que le Seigneur s'est retiré de toi et qu'il est passé vers ton corival". {I Livre des rois, XXVIII, 16} Le commencement de la réponse est conforme à la foi et à la raison : car en quoi une créature pourrait-elle aider celui que Dieu délaisse et qu'il veut dépouiller. Mais l'ennemi de la foi biaise peu à peu et se coule insensiblement vers les maximes, mêlant les choses fausses avec les vraies, et déguisant ses mensonges d'avec la couleur de la vérité. La suite fait voir : "Le Seigneur te fera ce qu'il t'a dit par ma bouche, et coupera le royaume de ta main et le donnera à David ton prochain, parce que tu ne lui a pas obéi, ni exécuté la voix de sa fureur sur Amalech; pour cette cause le Seigneur t'a sait ce que tu souffres aujourd'hui et le Seigneur livrera Israël avec toi dans les mains de tes ennemis; demain toi et tes enfants seront avec moi, mais le Seigneur livrera aussi le camp d'Israël dans les mains des Philistins". {I Livre des rois, XXVIII, 17-19} Cet esprit infidèle lui expose fidèlement l'issue de la guerre, mais néanmoins il surprend méchamment cette infidèle et malheureuse âme par les filets de ses paroles, en confirmant l'erreur d'un homme égaré et lui promettant repos après la mort sans avoir fait pénitence. Car lorsqu'il lui dit : "Le Seigneur accomplira ce qu'il t'a déclaré par ma bouche", il se feint être Samuel mais quand il ajoute, "Toi et tes fils serez demain avec moi" îl lui prédit la vérité, quoique par une subtile tromperie car en effet le lendemain Saül devait passer aux enfers, en se tuant de sa propre main par désespoir, pour y partager les supplices avec celui qu'il avait ensuivi par son avarice, par son orgueil, et par son obstination. Mais le démon le flatte traîtreusement par espérance du repos, contrefaisant de contenance et de paroles le véritable Samuel, à qui sans doute le Seigneur a donné place dans la paix éternelle parmi ceux qui invoquent son nom. Que servirent donc à Saül les réponses de son Samuel, ou plutôt de son esprit Pythonique ? Peut-être que sans cette précaution il pouvait espérer quelque meilleur événement, et attendre son salut dans l'épée de ses ennemis mais, tenant cet oracle pour infaillible, il se penche sur la pointe de la sienne, ayant été réduit à cette extrémité pour avoir trop de soin de sa propre gloire. Lui qui eut pu trouver une fin plus glorieuse dans le combat, eut peur du vent de ces paroles, et par une résolution qu'il prit de sa faiblesse et de sa lâcheté, se donna la mort au corps et à l'âme tout ensemble. Que les païens se glorifient de leur courage et qu'ils louent de semblables actions, que leurs meilleures plumes écrivent hardiment leurs pensées sur ce sujet, lorsqu'ils chantent les magnifiques tiltres de leurs héros et qu'ils publient la générosité de leurs grands personnages. Qu'ils conseillent à Caton de se poignarder, que Vulteius par leur avis arme sa main et celles de ses compagnons contre leur propre estomac. Que la reine d'Égypte s'envoie du venin au coeur par la morsure de ses aspics, que Lucrèce lave l'adultère d'autrui par l'effusion de son propre sang, je ne pense pas qu'il arrive jamais d'extrémité qui puisse autoriser un homme de prendre la mort de sa propre main, sa chasteté même fut-elle en danger, quoique le docteur des docteurs, auquel je ne trouve presque point de semblable dans le sanctuaire des lettres, semble faire cette exception. Cette mort n'est que pour les désespérés et pour ceux qui, vivant encore du corps, sont morts de l'âme, et privés de la vie céleste, une telle mort n'est assurément pas la mort des vivants mais celle des morts. Si vous voulez encore des exemples de ceux qui ont malheureusement péri pour avoir consulté les devins, parcourez la suite de tous les rois infidèles : Jéroboam, Achab, JézabeI, Nabuchodonosor, Sennacherib, et les autres, dont j'aurais bien de la peine à raconter les méchancetés ; qu'ont-ils gagné par leurs devins, qui leurs prédisaient des mensonges et des faussetés dangereuses, au lieu de leur découvrir leur méchanceté pour les exciter à pénitence ? Ils se sont tous perdus après le prince de vanité, et voulant savoir ce qui n'est pas permis de savoir, ou le voulant savoir autrement qu'il n'est permis, furent réduits dans le néant. J'ai mis les rois d'lsraël de compagnie avec les infidèles, parce que comme parmi les rois de Juda il y en a eu de bons et de mauvais, ceux d'lsraël ont été tous méchants. "Ne vous élevez plus d'un vol ambitieux, Pour savoir les secrets du souverain des cieux". {Denys Caton, Distiques moraux} Dieu exécutera bien ce qu'il a disposé de vous, sans que vous y travailliez avec tant de peine. Vn poète a donné là-dessus un beau précepte : "Crois que le jour présent va tes jours limiter, Les autres que les Dieux, voudront ajouter, Étant moins espérés seront plus agréables". {Horace, Épîtres, I, 4, 13-14} Or la vérité ne se dément jamais, elle est toujours bien d'accord avec soi, et quoiqu'elle sorte de la demeure du mensonge et d'une bouche profane, elle ne se soucie non plus que fait la lumière du soleil par quelques ordures qu'elle passe : elle nous commande de ne craindre point la mort, et de nous tenir prêts à la recevoir à toute heure, afin que nous montions d'autant plus vite à la perfection par les degrés de la vertu que nous nous attendrons moins à la longueur de nos jours. La mort est un présent nécessaire à la nature corrompue ; car la corruption est la source du trépas. Ôtez la corruption, suivez la pureté de la vertu, vous marcherez dans le chemin de l'immortalité, vous avez pris des arrhes de votre divinité future ; vous en avez pris, dis-je, ou reçu, ou pour parler mieux, selon la foi, vous en avez pris et reçu. "Car ce n'est ni à celui qui veut, ni à celui qui court, mais à Dieu qui a pitié". Qui sait à quelle heure il viendra, s'il nous surprendra au soir ou à minuit, au chant du coq, au ou lever du soleil, car comme dit quelqu'un :"Rien n'est plus certain que la mort, rien de plus incertain que son heure", que nous ne devons pas craindre comme un mal, mais qu'il faut embrasser comme la fin de tous nos maux, quand elle se présentera. Nous devons fuir seulement une chose de toutes les forces de notre âme et de notre corps, voulez-vous savoir laquelle? c'est l'infamie du vice et tout ce qui est tant soit peu déshonnête, puisque ces taches sont cause que la mort n'est pas le terme de nos malheurs, mais plutôt la liaison des misères de ce monde et de celles de l'autre. Pour fuir cette mort, il n'est point besoin de consulter les oracles, ni le Python; la raison que nous avons reçue du ciel nous donne pour cela de meilleurs et de plus fidèles avis. Caton, réduit à une extrême détresse, lorsqu'il était dans la Lybie, dédaigna d'aller prendre l'oracle d'Ammon, estimant que la seule raison lui persuadait suffisamment de maintenir sa liberté et de fuir le joug de la tyrannie de César, avec tout ce qui porte la moindre tache de déshonneur. Quoique je sache bien qu'il ne garda pas toujours les maximes de générosité, s'étant abusé au dernier point, lorsque de sa propre autorité il se défit de la vie que Dieu lui avait donnée, contre la défense qu'en font non seulement les lois de notre croyance, mais encore les constitutions des peuples et des plus sages législateurs. Pythagore et Plotin, princes de l'ancienne philosophie, qui n'ont pas inventé cette ordonnance, mais qui seulement l'ont publiée les premiers, on enseigné qu'il n'était pas permis à un soldat de sortir de sa faction ou de son quartier, sans ordre de son capitaine ou de son prince. Cet exemple est fort propre au sujet, vu que la vie de l'homme est une milice sur terre. Que si les oracles des devins et les réponses du Python commandent le contraire, il ne les faut pas écouter, parce que l'on ne doit ajouter foi à qui que ce soit au préjudice de son innocence. Si vous ne m'en croyez pas, regardez Numa meilleur et le plus innocent de tous les princes Romains horsmis Titus. Ce bon roi étant sollicité de commettre un homicide par l'oracle qui lui demandait une tête en sacrifice, répondit qu'il couperait la tête d'un oignon, détournant la volonté de son Dieu trop cruel du côté de l'innocence, et comme ce Dieu ajoutât qu'il voulait qu'elle fut d'homme, il promit qu'il lui en offrirait les cheveux. L'esprit immonde le pressa encore, et lui demanda du sang, mais il dit qu'il lui immolerait un poisson. Ainsi sa bonté ne pouvant être circonvenue pour commettre un homicide, il fut prononcé digne de la conversation des Dieux, par le témoignage même du malin esprit dont il avait éludé la cruauté. C'est en vain qu'on voudrait couvrir cette erreur du prétexte des exorcismes qui n'ont été faits que pour diminuer la puissance des démons et pour rompre le commerce qu'ils ont avec l'homme, et qui sont privés de leur vertu ordinaire s'ils ne prennent leur force de la main de Dieu. Enfin, "l'esprit sain de la discipline s'enfuira d'un homme feint, et dédaignera de loger dans un corps sujet aux peines". Mais toutes les cérémonies qu'on fait en pareils mystères sont feintes et fantastiques, et sans aucune substance de vérité. L'esprit de Dieu semble bien y être présent quand on l'invoque par prières et par offrandes ; car l'effet suit la demande, et le sacrilège désir de l'âme est accompli. Mais en effet il en est si loin, qu'ayant ôté sa sauvegarde à ceux qui s'abandonnent à une si grande perfidie, il permet que les dérnons par diverses illusions traînent avec eux dans la gêne ceux qui les consultent de la sorte. N'a-il pas défendu par la voix publique de son église, contre laquelle "les portes d'Enfer ne prévaudront jamais" qu'on n'ait pas à l'appeler à de semblables impiétés. Il est donc certain puisque la grâce du saint esprit et l'autorité de l'église défendent ces conjurations, que ceux qui en usent, ou pour mieux dire qui en abusent, pèchent contre le S. Esprit, dont ils cherchent de retenir la vertu et l'efficace lors qu'il s'ensuit le plus loin d'eux. [2,28] CHAPITRE XXVIII. Des Devins sur les miroirs. Que les esprits malins connaissent quelquefois l'avenir par la subtilité de leur nature, par la longue expérience, par la révélation des puissances supérieures qu'ils trompent bien souvent, parce qu'ils veulent tromper ou qu'ils sont trompés eux-mêmes, et que la fin des Devins est infailliblement malheureuse. Ceux qui devinent sur les miroirs se flattent en vain de ce qu'ils n'immolent rien et n'apportent aucun dommage à personne, mais plutôt de grandes utilités, quand ils nettoient le monde de mal-faits, découvrent les larcin et ne recherchent la vérité qu'en tant qu'elle est profitable et nécessaire. "Vous vous trompez impies, vous vous trompez, qui n'amasse pas avec moi, répand, et qui n'est pas avec moi est contre moi", dit le Seigneur {Luc, XI, 23}. Les impies qui exercent un si malheureux art, nonobstant la défense de Dieu, que font-ils autre chose que de se révolter contre celui qui le défend ? Certes c'est trop de closes que ce qu'immole celui qui chasse le Saint esprit de son âme pour la prostituer à l’idôlatrie : c'est trop de choses que ce qu'immole celui qui sollicite les oreilles polluées des démons avec des paroles consacrées à Dieu : c'est trop de choses que ce qu'immole celui qui accommode les mouvements de son corps à l'exécution d'un détestable sacrilège. Que réserve à son créateur celui qui fait offrande aux démons de sa langue, de son esprit et de son corps ? N'est-ce pas faire injure à la vérité que de la chercher, entière et sincère qu'elle est, dans une si grande corruption? Personne en pareil cas ne peut être excusé par l'ignorance. Tous savent généralement ou le doivent savoir que cette ignominie de la foi a été condamnée par anathème. Le soldat n'en est point excepté en faveur du serment ni le pupille par le bas âge, ni la femme à cause de l'infirmité de son sexe, ni le laboureur en considération du travail de l'agriculture qui est utile au public. Car quoique dans les affaires temporelles l’ignorance du droit puisse excuser ces gens-là, néanmoins elle ne sert de rien à ceux qui chopent dans les matières de la foi. Cette règle demeure toujours en sa valeur que celui qui ignore soit ignoré, et que celui qui par sottise fait un crime soit instruit par la peine, qui n'a pas voulu entendre à bien faire sera sagement puni. Car qui peut dire n'avoir pas eu le loisir de délaisser sans aucune peine une si grande peine, pour apprendre avec une pénible étude une erreur encore plus pénible; je vois bien ce que c'est, un homme qui peut employer une telle peine d'esprit avec le travail du corps pour se retirer de la foi, ne saurait qu'avec peine se tenir en repos dans la foi, puisque sans doute celui qui se laisse aller à ces méchancetés a renié sa foi, s'étant rendu pire de beaucoup qu'un infidèle et bien que de parole il confesse Dieu, il le désavoue par l'iniquité de ses actions. Il n'est pas plus aisé qu'un homme de cette sorte soit fidèle que de trouver un juge courant après les présents, après les récompenses, qui soit incorruptible. Peut-être que les esprits simples seront touchés de voir que cet art déclare les secrets de l'avenir, qui ne peuvent être révélés que par la vertu de celui qui tient les temps et les moments dans sa puissance : mais ce n'est pas là le noeud de la question. Car bien que Dieu, Seigneur de toutes choses, soit le seul arbitre du futur, les hommes pourtant le connaissent d'aucune fois par des signes. Ce n'est donc pas grande merveille, si les esprits qui sont d'une nature subtile et qui sont instruits par la longue expérience du temps, et quelque fois avertis par la révélation des puissances supérieures peuvent en savoir quelque chose, si nos esprits chargés de la pesanteur du corps, embourbés dans cette masse de chair et de boue, et dont la pointe est émoussée par la corruption des sens troublés et trompeurs, conjecturent les événements futurs par les choses précédentes, ou par d'autres indices ; qui empêche que les esprits, qui ne sont embarrassés d'aucun corps et qui ne sont point retardés dans leurs opérations par cette charge terrestre qui nous oppresse, ne compassent le succès des choses prêtes à arriver, ou même de celles qui ne s'accompliront qu'après une longue suite d'années. Si celui, qui par manière de dire ne naquit qu'avant hier pour mourir après demain, dès le milieu de sa vie, infère les semblables de leurs semblables et raisonne pour l'avenir des causes qu'il a connues en ce peu de temps. Cet ancien routier qui a tant vu de révolutions, et qui fut dès le commencement rempli de sagesse et embelli de tant de perfections, ne le pourra-t-il pas faire plus aisément ? Qui serait l'esprit si stupide et si pesant, qui par une si longue suite de temps ne s'éveillât, et n'apprît â deviner une partie des choses futures. En outre, les bons anges, qui servent continuellement le Seigneur des sciences dans une parfaite charité et dans une dévote obéissance, peuvent leur révéler les choses cachées et l'on croit qu'ils le font quelquefois. Néanmoins les démons ne prédisent pas toujours vrai, mais ils se hâtent d'annoncer ce qu'ils soupçonnent ou ce qu'ils craignent afin qu'on estime qu'ils participent aux secrets. Ainsi un peu avant la naissance de Jésus-Christ ils prédisaient leur départ et la désolation des temples d'Égypte où ils se faisaient adorer. D'où vient ce que dit Trismégiste de l'extermination de l'idôlatrie : "Égypte, Égypte un jour viendra auquel il ne restera de ta religion que des sables seulement" {Hermès Trismégiste, Corpus hermeticum, livre II : Asclépius, traités XIII-XVIII}. Ils font semblant de faire de leur bon gré ce qu'ils font par nécessité et par contrainte, et de se mettre. en colère contre les hommes auxquels ils se disent ennemis. Ils mentent bien souvent ou parce qu'ils veulent tromper, ou parce qu'ils sont trompés eux- mêmes. Mais quoiqu'ils annoncent des choses vraies, il les faut réprimer ou les éviter. C'est pourquoi le Deutéronome commande : "S'il se lève un Prophète au milieu de vous, ou que quelqu'un dise avoir vu un songe, et qu'il prédise un signe et un augure et que prophétie arrive, qu'il vous dise allons et suivons les Dieux étrangers que vous ignorez et leur servons, n'écoutez pas les paroles de ce Prophète, parce que le Seigneur votre Dieu vous tente, afin qu'il apparaisse si vous l'aimez ou non". {Deutéronome, XIII, 1-3} Vous entendez par là, que bien que les prédictions des devins qui ne sont point de la part de Dieu arrivent quelquefois, il ne les faut pas prendre de la sorte qu'on fasse ce qu'ils ordonnent et qu'on adore ce qu'ils adorent. On lit dans les Actes que l'apôtre ne pardonna pas à un esprit immonde, quoiqu'il eut dans une femme ventriloque porté témoignage de la vérité aux apôtres et à leur prédication. Il n'est point de plus salutaire remède contre cette peste que de lui refuser l'oreille. Je rends grâces à mon Dieu, qui me couvrit du bouclier du sa bonté, contre les embûches de cet esprit malin dès lors que j'étais encore en enfance, car ayant été mis, dés mon bas âge, pour apprendre les psaumes chez un prêtre, qui par malheur exerçait la magie séculaire, il me fit un jour assoir à ses pieds avec un de mes compagnons, qui était un peu plus âgé que moi, ayant fait auparavant certains enchantements, pour se servir de nous à ces profanes mystères, afin que nous lui déclarassions ce qu'il demandait, en regardant dans nos ongles qu'il avait frottés, je ne sais si c'était d'huile ou de crème sacré, ou dans un bassin bien poli et bien luisant. Après que ce prêtre eut proféré d'étranges noms, qui me semblaient être ceux de quelques démons, par la seule horreur que j'en avais, et qu'il eut marmotté quelques adjurations au nom de Dieu, mon compagnon lui rapporta qu'Il avait vu je ne sais quelles images déliées en forme de nuages, mais pour moi je fus tellement aveugle pour ces choses-là, que je ne vis rien que mes ongles et le bassin et ce qui paraissait à mes yeux dès auparavant. Dès l'heure je fus estimé inutile pour ces divinations, et l'on me défendit de n'en approcher plus, parce que j’ernpêchais l'effet de leurs sacrilèges et toutes les fois qu'ils avaient délibéré d'exercer ce mystère, ils me bannissaient comme l'obstacle de leur divination. Ainsi Dieu me favorisa dès mon enfance, et depuis ce jour- là l'horreur que j'avais conçue pour cette méchanceté a toujours cru avec mon âge. Et la malheureuse fin de plusieurs de ces devins que je connaissais pour lors, me l'a plus fort imprimée dans l'âme. Car je n'en ai vu pas un qui n'ait péri avant terme, ou par quelque maladie extraordinaire, ou par la main de ses ennemis ; car je ne parle point des autres misères dont la vengeance du ciel les a tous abattus par terre, ou mis en déroute devant mes yeux, excepté deux dont l'un était ce prêtre dont j'ai parlé, et l'autre est un diacre, lesquels épouvantés par la calamité des spéculaires s'enfuirent l'un dans un chapitre de chanoine, l'autre dans le port d'une cellule de Clugny, prenant les habits de religion. Et j'ai depuis eu compassion de ces deux pauvres hommes, qui ont souffert beaucoup d'adversités au prix des autres de leur congrégation. Certes si l'abondance de raisons et l'autorité de église ne suffisaient pas pour convaincre cette impiété, l'exemple des maux qui la persécutent devrait être capable de l'exterminer, or ainsi que personne ne saurait boire le calice de Dieu et celui des démons, ni servir à deux maîtres à Dieu et à Mammone, de même n'est pas possible qu'un homme acquière la grâce de Dieu et cette maudite science. Mais quoi, je ne sais que picquotter à coups d'alêne par manière de dire une impiété contraire à la foi et mortelle ennemie des bonnes moeurs, que je pourrais outre-percer de la pointe de l'esprit, en lui donnant de l'épée jusques aux gardes. Qu'elle soit donc frappée une bonne fois, et qu'elle reçoive un grand coup par le bras de celui qui divisa la mer Rouge en plusieurs gouffres pour submerger les Égyptiens ; il ne sera plus besoin de redoubler, car il n'y a personne qui se puisse sauver d'entre ses mains. Que Moïse tire l'épée, qu'il tranche toutes les abominations d'Égypte et qu'il les cache dans le sable de leur stérilité, afin qu'elles ne paraissent plus aux yeux des fidèles; qu'il profère la parole, qu'il prononce la sentence de condamnation contre les erreurs que nous avons taché longtemps de bannir de votre maison. La parole divine est un glaive coupant des deux côtés, doublement acéré, vif et efficace, plus pénétrant que tout glaive à deux tranchants, qui atteint jusqu'à la division de l'âme et de 1'esprit, des ligaments et des moëlles, et qui discerne les pensées. Quiconque ne tremble pas quand il est menacé de ce glaive a tout à fait perdu le sentiment. Et voilà qu'a la face de l'église, à la vue de tous il est levé pour frapper et qu'il s'adresse à tout te monde. Écoutez donc : "Quand tu seras entré dans la terre que le Seigneur ton Dieu te donnera, prend garde que tu ne veuilles imiter les abominations des Gentils. Ne souffre -pas qu'il se trouve parmi toi aucun qui lustre son fils ou sa fille, la passant par le feu, ou qui interroge les Arioles, et qui observe les songes et les augures; qu'il n'y ait aucun sorcier ni enchanteur, que personne ne consulte les Pythons et les devins, ni ne demande la vérité aux morts : car le Seigneur abomine toutes ces choses et à cause de ces forfaits le Seigneur effacera ces peuples à ton entrée, et tu seras parfait et sans tache devant le Seigneur ton Dieu; les nations dont tu vas posséder la terre écoutent les augures et les devins, mais toi tu as été autrement institué du Seigneur ton Dieu". {Deutéronome XVIII, 9-14} Qui doutera donc que toutes ces inventions qui non seulement rendent la foi languissante, mais encore l'exterminent tout à fait, ne soient criminelles, puisque l'esprit du prophète, ou plutôt celui de Dieu, les condamne. Dieu les nomme abominations, et l'homme croit être devenu plus qu'homme quand il en a acquis la science. Les nations ont été exterminées pour ces crimes, et l'orgueil humain pense s'agrandir en les commettant. [2,29] CHAPITRE XXIX. Des Physiciens, Théoriciens et Practiciens. Il est néanmoins permis de consulter sur le futur ceux qui sont doués de l'esprit de Prophétie, ou ceux qui connaissent par les signes naturels ce qui peut advenir dans les corps des animaux, et qui jugent de la disposition du temps prochain par les expériences qu'ils ont du passé, pourvu toutefois qu'on ne prête pas l'oreille aux derniers, au préjudice de la foi et de la religion. Les premiers non plus ne sont pas croyables qu'en ce qu'ils annoncent de la part de Dieu, qui n'impugne jamais la religion, d'autant que le vrai ne peut être contraire au vrai, et le bien ne saurait détruire le bien. Les Physiciens attribuant trop d'autorité à la nature, offensent le plus souuent celui qui la gouverne et dérogent à la foi : je n'entreprends pas ici de combattre toutes leurs erreurs, bien que j'aie entendu plusieurs d'entre-eux qui disputaient de l'âme, de ses facultés et de ses actions, de l'augmentation et de la diminution du corps, de la résurrection et de la création, autrement que la foi ne le propose. Ils parlent même de Dieu en termes si insolents, qu'il semble "Que comme des Géants ils échellent les Cieux", {Lucain, La Pharsale, III, 316} Et que par un superbe effort ils veuillent mériter d'être ensevelis avec Encélade sous le Montgibel. Mais ne vous étonnez pas s'ils bronchent si aisément, les forces de leur esprit n'étant pas de mesure pour atteindre au fonds de la difficulté de ces matières-là, où l'entendement est en défaut; si vous lui ôtez la foi, il ne reste que la seule opinion, qui tient le milieu entre la science et la foi. Mais quand il est question des choses plus basses, comme du tempérament de l'animal, de la cause et de la cure de la maladie, il ne leur manque rien que le seul effet. Et véritablement les Théoriciens font tout ce qui est de leur devoir, et peut-être pour l'amour de vous ils feront encore plus qu'ils ne doivent ; vous apprendrez d'eux les causes et la nature de toutes les choses, ils sont les censeurs de la santé, de la maladie, et de la neutralité; ils donnent la santé, et la conservent de paroles seulement. Ils font aboutir la neutralité de ce côté là, ils prévoient et enseignent les causes de la maladie, ils la partagent en commencement, en augmentation, en état et en déclin. Que voulez-vous davantage ? Je m'imagine à les écouter qu'ils peuvent ressusciter les morts, et qu'ils ne cèdent en rien à Esculape ni à Mercure. Toutefois mon esprit est troublé d'un étonnement sans pareil, et ne sait quel parti il doit choisir, lorsqu'il les voit s'entre-choquer par un si grand combat de paroles, et par une si furieuse discorde d'opinions. Je ne sais qu'en juger, mais au moins suis-je assuré d'une chose que les contraires ne peuvent être véritables ensemble. Que dirai-je des médecins practiciens, ah ! qu'il ne m'arrive jamais de parler à leur désavantage, mes péchés me livrent trop souvent entre leurs mains; je ne les veux pas aigrir de paroles, j'aime mieux les gagner par courtoisie. J'ai peur qu'ils ne me traitent rigoureusement, et je n'oserais dire ce que l'on crie universellement contre eux. Je dirai donc avec le saint Salomon, "Que la médecine est un don du Seigneur, et que l'homme sage ne la méprisera pas". En effet, il n'est point de personne plus utile, ou plus nécessaire que le médecin, pourueu qu'il ait de la fidélité et de la prudence : Qui pourrait lui donner les louanges qu'il mérite, il procure la santé et conserve la vie, imitant le souverain de l'univers, et tenant sa place en ce qu'il dispense et procure, comme économe et ministre, un bienfait que Dieu donne aux hommes, comme leur seigneur et leur prince. Il n'est point ici à propos de dire que quelques-uns vendent une fausse grâce, ni de parler de ceux qui veulent paraître plus justes, pour ne prendre rien devant que le malade soit guéri, ceux-là sont les plus injustes, en ce qu'ils attribuent à leurs operations le bienfait du temps, ou plutôt celui de Dieu, promettant hardiment de remettre debout celui que Dieu relève, et qui renforcé par la vigueur de la nature, se fût remis sans l'aide de la médecine. Mais il n'en est plus guère de cette humeur, les médecins se donnent ce conseil Ies uns aux autres : "Prends cependant qu'il souffre de la douleur". Je ne m'étonne pas si leurs façons de traiter sont quelquefois opposées car je sais bien que deux contraires produisent bien souvent un même effet. Mais quand il meurt quelqu'un entre leurs mains, ils apportent des raisons nécessaires pour montrer que sa vie ne pouvait être prolongée; et comme l'on dit, ordonnent des consommés et des viandes délicates à des hommes demi-morts, après les avoir tués par une longue abstinence. Vous attendez peut-être que je vous rapporte ce que dit l'apôtre, "Qu'ils sont des meurtriers officieux". Mais je n'ai garde de leur dire cette injure, si vous la voulez écouter allez voir Sénèque, Pline, et Sidonius, ils ne manqueront pas de la répéter souvent, et de la faire sonner bien haut à vos oreilles.