[2,0] LIVRE II. AVANT-PROPOS. Le sage approprie toutes choses à son visage et tout ce qui est matière d'un discours ou d'une action le peut être d'une vertu. Car son loisir même est une occupation, et pendant qu'il pèse toutes choses avec la raison, il prend comme avec les mains de la vertu tout ce qui peut le conduire à la béatitude. Vous nous donnez de belles preuves de cette diuine sagesse par deux moyens, car vous gardez la rectitude dans vos actions, et vous exercez votre sagesse sur les vanités des autres. Donc puisque votre sévérité me commande d'étaler mes bagatelles en public, elles sortiront avec un visage assuré pour faire paraître les fourbes de ces devineurs mathématiciens et de semblables charlatans. Mais, puisque vous leur avez donné l'assurance de se montrer, j'oserai encore vous supplier très humblement de leur donner sauf-conduit et sureté. Je conjoindrai ce discours avec le précédent afin d'en faire un corps où votre prudence me fera la faveur de corriger ce quelle trouvera de défectueux et de difforme. [2,1] CHAPITRE I. Que toutes choses sont vanité, et qu'elles s'ajustent à la créance d'un chacun. C'est un proverbe de villageet peut-être de cuisine que "celui qui veut croire les songes et Ies augures ne vivra jamais en repos" : néanmoins à mon avis il est plein de verité et de raison. Car de quelle conséquence peuvent être dans l'affaire d'un autre un ou plusieurs éternuements, un baillement, et peut-être un son par haut et par bas. Je sais bien par les causes de physique que ces signes touchent en quelque façon celui dont ils procèdent, mais pour cela peuvent-ils avancer ou retarder les desseins d'un autre, non plus que certains brevets et quelques superstitieuses ligatures que toute l'école des médecins condamne, quoique d'aucuns appelent ces amusements physiques par excellence, nommant physique ce qui est tellement caché que la raison humaine ne le peut découvrir. Car il n'y a rien ni ne s'engendre rien au monde dont l'origine ne soit procédée d'une cause et d'une certaine raiton, ou, comme dit un autre, "il ne se produit rien sur terre sans cause". {Job, V, 6} Ii est donc évident que la nature, comme étant l'ouvrière universelle, passe tout par ses mains, et que par conséquent toutes choses appartiennent à la physique. Pour moi de quelque sorte qu'aillent ces choses, j'ai une ferme croyance qu'il ne faut pas rejeter ce qui provient de la vertu de la foi et qui se peut rapporter à la gloire de l'autheur des merveilles, car je n'ignore pas ce que dit le texte sacré : "Tout ce que vous ferez de parole ou d'oeuvre, faites-le au nom du Seigneur, auquel seul le chemin de l'homme prospère". Tous les saints l'ont pratiqué de la sorte. Un certain Gathbertus, qui arbora dans notre nation la loi évangélique, mettait l'évangile sur les malades et les guérissait par ce moyen. La tunique de S. Étienne mise sur un mort le ressuscita. Le symbole des apôtres guérit un démoniaque qui le portait. La Patenostre récitée sur des herbes lorsqu'on les cueillait ou qu'on les donnait à des malades par la vertu de cette foi, leur restitua souvent une parfaite santé. Saint Benoît rompit un vase plein de poison avec le signe de la croix, comme s'il l'eut cassé d'un coup de pierre. Certains chapitres de l'évangile portés ou entendus ont profité à beaucoup de personnes. Telles et semblables choses sont profitables et permises mais les autres inventions sont ridicules et pernicieuses. Car il est très certain que tout coopère en bien à ceux qui aiment Dieu. Mais il permet que les infidèles et les méchants,et même ceux qui hésitent dans leur croyance soient abusés par plusieurs illusions, qui toutefois n'ont de pouvoir qu'autant que celui qui les sert leur ajoute de foi. Jules César ne fut jamais détourné de ses entreprises par la crainte des augures ni de semblables superstitions. Car comme il arriva un jour, que passant en Afrique, il tomba en descendant du vaisseau ; il tourna ce mauvais auspice en un bon disant : "Je t'embrasse mon Afrique". {Suétone, Vie de Jules César, LIX} Sa femme Calpurnia l'ayant vu en songe la dernière nuit qu'il passa avec elle, percé de plusieurs coups mortels et rendant l'esprit entre ses bras, le pria de n'aller point au sénat ce jour-là. Mais elle ne put obtenir que ce grand courage commît quelque lâcheté durant sa vie par la crainte d'un présage. Durant le siège de Marseille, il prit le premier la cognée pour abattre un bois sacré, montrant par là qu'il n'était point taché de telle superstition. Saint Marc l'évangeliste allant prêcher l'évangile en Alexandrie, rompit son soulier à la sortie du navire, dont il assura en rendant grâces à Dieu que son chemin serait heureux et sans empêchement. Si quelqu'un de ces signes vous rappelle d'un voyage, si vous l'avez commencé au nom de Dieu, ne l'interrompez pas, si ce n'est peut-être que vous pensiez que toutes ces révocations soient mystérieuses, persuadé par l'exemple fabuleux du corbeau de la métamorphose, qui perdit sa blancheur de neige pour n'avoir pas cru la corneille qui le rappellait. Ces folies ne peuvent arrêter qu'un esprit imprudent et léger, mais elles ne peuvent rien sur une âme bien chrétienne.