[2,21] CHAPITRE XXI. Si Dieu peut savoir ce qu'il ne sait pas, qu'il ne faut point lui attribuer de mutabilité ; que la science, la préscience, la prédestination, la disposition et la providence sont la même chose; que les vérités sont tellement infinies que leur nombre ne peut être ni augmenté ni diminué; que la providence n'attache point de nécessité aux choses. De cette difficulté j'en vois naître une autre, si bien que de quelque côté que je me tourne l'erreur ne manquera pas de m'envelopper. Car si les choses qui ne sont ni ne seront jamais peuvent être, assurément Dieu peut savoir ce qu'il ne sait pas, ou quelque chose peut arriver sans qu'il le sache, car le combat naval, qui ne se donnera pas peut être su des combattants, comme il peut être donné par eux. Donc si Dieu peut savoir ce qu'il ne sait pas, il peut aussi ne savoir pas ce qu'il sait, d'autant qu'il ne peut y avoir de science des choses contradictoires tout ensemble, vu que l'un des deux n'ayant point de vérité devient faux infailliblement. Or il n'y a point de science touchant les faussetés. Comment donc est immuable cette science à laquelle il se peut ajouter et soustraire? cette science qui peut ignorer ce qu'elle sait et savoir ce qu'elle ignore ? Que si nous admettons qu'elle soit variable, contre l'affirmation de S. Jacques, elle reçoit donc changement et vicissitude et Dieu cesse d'être le père de l'univers. S'il oublie ce qu'il a connu une fois, les Gentils mêmes n'eussent pas voulu faire ce tort â leurs divinités qui n'étaient que des démons ; car ils disaient que le marais du Styx était inaccessible aux Dieux, assurant qu'il était défendu aux puissances célestes de le passer, voulant dire par là que l'oubliance n'obscurcit point les esprits bienheureux. Quoi! la foi pourrait-elle recevoir ce que l'infidélité aurait abhorré? Or tout le monde est d'accord que Dieu sait bien que cela ne sera pas, quoique plusieurs n'admettent pas qu'il peut savoir ou ne pas savoir que cela sera de peur de lui attribuer une marque d'impuissance ou de mutabilité qui diminue sa grandeur. Mais je veux, puisque plusieurs le veulent ainsi, que Dieu puisse savoir ce qu'il ne sait pas, pourvu toutefois que vous vous gardiez de faillir par la position ou par la conjonction qui le convaincra pour cela de mutabilité, puisqu'il ne s'ajoute ni ne s'ôte rien à sa science, vu qu'il n'y a rien de véritable dans la nature que ce qu'il a du commencement ordonné par le point de sa stabilité. Néanmoins en admettant cela il faut diligemment prendre garde que l'affinité des mots du verbe qu'Apollonios introduit n'y mêle de l'impiété ou de la fausseté. Cette possibilité d'advenir ne doit pas être attribuée à la légèreté de celui qui n'est point mû, mais à la facilité des choses qui le peuvent être, la nature ne répugnant point à ce changement. La science de Dieu demeure donc tout à fait immobile et entière, et s'il y a de la variété dans les choses, elle procède plutôt de la mutabilité de ce qui est su que non pas de celui qui le sait. Car quoique d'aucuns objets de la science de Dieu soient sujets à mutabiIité, elle n'en reçoit pour cela aucun changement mais d'un seul et indivisible regard elle aperçoit et comprend tout cc que le sens ou la pensée peuvent avoir pour objet et demeure tellement au-dessus du mouvement qu'elle voit d'un même temps les choses locales sans lieu, les naissantes sans commencement, les périssantes sans fin, celles qui sont mues sans altération et les temporelles sans mutabilité et sans longueur; car Dieu se tient en tel état que les passées n'ont point passé devant lui, non plus que les futures ne succèderont point. Cette fermeté n'est rien de merveilleux dans l'état de l'éternité, sinon parce que tout y es admirable, vu qu'ici-bas même notre aspect se reposant, se porte néanmoins sur la course de ceux qui vont vite et sur le mouvement des choses changeantes. Nous savons aussi que l'entendement contemple une grande chose sans s'étendre et une petite sans se rétrécir, n'ayant pas besoin de lieu pour enfermer les choses locales ni d'intervalles d'espaces pour comprendre les distantes: en quoi il suit le père des lumières d'un pas à la vérité bien inégal, vu que ce souverain moteur n'est sujet a aucun mouvement et que celui-ci en souffre beaucoup, mais bien que la simplicité de l'aspect divin s'étende sur des objets innombrables, la substance du préscient est pourtant indivisible et essentiellement une avec lui, puisque ce lui est même chose d'être et d'être sage. Autrement, s'imagine qui pourra, qui aurait conjoint des choses si diverses, et Dieu ne serait plus la première cause de la création, s'il avait eu besoin de conjonction. La science de la créature est bien d'une dissemblable condition, car ce n'est pas le même à l'ange ni à la créature mortelle d'être et d'être savant, vu que l'âme se dispose à la connaissance, laquelle si elle s'enracine par le mouvement que l'esprit fait à la chercher, de sorte qu'elle n'en puisse être arrachée sans une grande altération, elle informe l'âme de son habitude et la rend savante, cette habitude se nomme à bon droit science, quoique les objets dont elle traite aient quelquefois le même nom, d'où vient que par un emprunt mutuel le nom de l'un passe quelquefois â l'autre. Ainsi l'on appelle une science grande et fort ample, bien que la multitude et l'étendue appartiennent plutôt aux choses qu'à la science. Si l'on regarde donc la simplicité et l'immensité de la science de Dieu, elle est une, simple et indivisible. Si l'on regarde la multitude des objets, elle est plurielle et de plusieurs espèces. Si encore vous considérez la substance de Dieu voulant et pouvant, par laquelle il veut et peut, ce n'est qu'une volonté et qu'une puissance mais si vous regardez les choses qu'il veut et qu'il peut, le nombre en sera infini, comme dit le prophète: "Le Seigneur est grand et sa vertu est grande: il n'y a point de nombre de sa sagesse" {Psaumes CXLVI,5}. Et en un autre endroit: "Les oeuvres du seigneur sont grandes et choisies sur toutes ses volontés" {Psaumes CX,2} . Et dans cet autre verset : "Qui racontera les puissances du Seigneur?" {Psaumes CV,2} Or cette chose uniforme et diverse, quoiqu'elle ne connaisse point de variété, a pourtant divers noms pour diverses causes car elle est appelée science, préscience, disposition, providence, prédestination. La science est des choses existantes, la préscience des futures, la disposition de celles qu'il faut faire, la providence de celles qui doivent être gouvernées, la prédestination des hommes qui seront sauvés ; et celle-ci n'est autre chose qu'une préparation de grâce de toute éternité, par laquelle l'homme est appellè à la vie. Selon l'apôtre, "Ceux qu'il a prédestinés il les a appelés, il les a justifiés, il les a glorifiés" {Augustin, De la Trinité, XVI, 20}. C'est le même qui dit: "Chez vous est la fontaine de la vie et nous verrons la lumière dans votre lumière". Mais pour définir par une respectueuse hardiesse la science de Dieu, qui n'a point de fin, je dirai que c'est une parfaite compréhension et une pleine connaissance de toutes les choses qui ont été, qui sont et qui seront jamais, car il connaît toutes les choses véritables et n'en connais point d'autres, ne tenant compte de connaître celles qui sont fausses : il les discerne néanmoins et les condamne. Elle est donc nécessairement infinie, puisqu'elle embrasse toutes les vérités, dont le nombre est tellement infini qu'il ne trouve point de fin, que dans la sagesse de Dieu, laquelle seule sait les mesures de sa grandeur. Nulle des choses qu'elle connaît, parce qu'elles sont vraies, ne lui échappe, la vérité étant le commencement et la cause de tout ce qui est disposé, tant du futur, que du présent que du passé. Le Psalmiste chante â ce propos: "La vérité est le principe de vos paroles {Psaumes CXVIII,160}, qui ne passeront point pour avoir quelque défectuosité", bien que le ciel et la terre, suivant les oracles de la vérité éternelle doivent passer un jour, s'entend lorsque le feu du dernier jugement ayant purgé le monde les refondra pour leur rendre leur première beauté. Il est permis à un chacun d'avoir l'opinion que la raison ou la foi lui persuaderont, pour moi sans préjudice d'un meilleur avis, je pense que les vérités sont en toutes façons infinies, vu que dés le commencement l'être ou le non être est nécessaire dans toutes les choses qui sont ou qui ne sont pas et que de deux contradictoires l'un est de nécessité toujours vrai : donc le nombre des choses vraies s'est tellement accrue, ou plutôt a toujours été si grand qu'on ne le saurait en aucune façon augmenter ni diminuer, si bien qu'il demeurera éternellement infini, horsmis chez la sagesse infinie de Dieu. Cette science à qui rien de tout cela n'échappe, est sans fond, et par ainsi ne peut être augmentée, puis qu'elle comprend tout ensemble. Or l'ordre des choses que Dieu de toute éternité dispose dans sa sagesse, c’est-à-dire dans son fils, unique, créant dans icelle toutes choses, qu'il produit peu à peu et met en oeuvre les unes après les autres selon l'ordre qu'il a prévu, les faisant passer de la génération, par laquelle elles commencent d'être, dans cet état dans lequel elles flottent et chancellent pour aller à la corruption, laquelle coupant le fil de l'existence les repousse dans le non être. Cet ordre, dis-je, les anciens l'ont nommé destins ou Parques, d'autant que les ordres de la providence divine devant être effectués n'épargnent personne et reçoivent la fermeté de leur exécution de la parole de Dieu, par la vertu de laquelle dès l'éternité il dit, toutes choses furent faites. Le Stoïcien, craignant que cette science immuable ne pût être éludée, a cru que tout était nécessaire. Epicure au contraire, de peur de nécessiter les choses qui sont muables, a voulu que rien de ce qui advient ne fût disposé par la Providence. L'un et l'autre se trompent également, puisque l'un soumet tout au hasard et que l'autre oblige tout à la nécessité. La disposition donc des choses muables est immuable et l'état immuable de la providence divine contient le cours de toutes les choses muables. Or comme elle ne peut être ébranlée de l'état de son éternité, elle ne contraint point la suite des contingents sous aucune loi de nécessité et quoique la lumière inaccessible de la sagesse de Dieu surpasse incomparablement les ténèbres de la science humaine, on peut pourtant comparer la faiblesse de notre oeil à cette clarté. Car comme ce que je vois prêt à arriver n'arrivera pas par aucune nécessité que ma vue lui apporte, ainsi il n'est pas nécessaire que ce que son oeil contemple arrive pour cela. Je sais bien que la pierre ou la flèche que j'ai poussée en l'air par sa pesanteur retombera en terre, là où se portent naturellement tous les poids et je ne sais pourtant pas simplement qu'elle doit retomber en terre, et il n'est pas aussi nécessaire qu'elle y retombe, parce que je le sais, car elle peut y retomber et n'y pas retomber, l'un des deux néanmoins est véritable, bien qu'il ne le soit pas nécessairement. Car s'il ne doit pas être, quoique peut-être on croie qu'il sera, on ne le sait toutefois pas, d'autant qu'il n'y a point de science mais seulement opinion touchant ce qui n'est point. Au reste quoiqu'il puisse ne pas être, rien n'empêche qu'il n'y ait science, laquelle n'est pas seulement des choses nécessaires, mais aussi des existantes, si d’aventure vous ne comparez les choses existantes avec les nécessaires comme font les Stoïques. Ainsi les choses que Dieu a préconnues s'accompliront sans doute. Il est toutefois possible que toutes les contingentes n'arrivent point. De telle sorte que sa vue non plus que la nôtre ne forcent point d'advenir celles que nous avons prévues aussi bien que lui. Combien que toutes choses en tant que bonnes tiennent la forme de subsister de sa souveraine disposition, autrement elles ne portent pas l'image de la forme d'exister mais en témoignant le défaut par leur énormité. La préscience donc n'est point cause de faire advenir les choses, ni l'événement des choses n'est point cause que Dieu les pressait, de peur que le mouvement des êtres temporels ne soit la cause de la providencc divine, ou que les ruisseaux du mal ne découlent de Dieu qui est la pure fontaine de la bonté. Pour la difficulté que la populace objecte parmi les unes, que si quelque chose est présue elle arrivera nécessairement, elle n'est appuyée d'aucune vérité : si l'on n'embarasse les choses libres par une composition sophistique, de sorte que plutôt la nécessité de suivre que celle de la conséquence fasse subsister la vérité de la précédente énonciation, et vous ne me sauriez presser si fort que j'avoue que la science du souverain disposant soit muable, quoique je confesse que la nature des choses disposées est muable. Vu que, nonobstant la facilité que les sujets ont de s'écouler, la foi tient pour assuré, suivant le secrétaire de la vérité, j'entends S. Jean, le fils du tonnerre, "que ce qui a été fait en celui par lequel toutes choses ont été faites était vie" (Saint Jean I,3). Et par conséquent sa disposition est si stable et si ferme qu'elle ne peut être ébranlée par aucun mouvement des créatures ni déracinée par le changement du temps et des accidents.