[1,0] Livre I. [1,1] Chapitre premier. Quelle chose est la plus nuisible à ceux qui sont avancés dans la fortune. De toutes les choses, qui d'ordinaire sont nuisibles aux grands, je n'en connais point de plus pernicieuse que les flatteuses caresses de la fortune, qui leur dérobent l'aspect de la vérité, tandis que le monde les amuse par la vaine ostentation des richesses et des plaisirs qu'il leur fournit, faisant servir l'abondance des biens à l'entretien de leurs voluptés et rallumant par leurs voluptés la démangeaison de leurs sens délicats, de telle sorte que leur esprit, subtilement attiré par les diverses tromperies de ses charmes, s'emporte hors de soi-même, quitte le vrai bien intérieur et laisse promener ses désirs égarés par les vanités extérieures. Car la prospérité marâtre de la vertu se rend complaisante à ses favoris pour avoir moyen de les perdre et, par des succès vraiment malheureux, obéit tellement à leurs volontés tout le long du chemin qu'elle cause leur ruine au bout de leur course. Cette sorcière ne leur verse que des douceurs au commencement de ses festins mais, quand elle les voit ennivrés, elle mêle un poison mortel dans ses breuvages et quelque chose de pire encore si elle peut. D'autant que sa beauté paraît avec plus d'éclat, elle obscurcit leurs yeux éblouis par de plus épaisses ténèbres de sorte que le nuage des erreurs venant à se renforcer fait évanouir la vérité. La racine des vertus étant coupée, la moisson des vices croît dans leur esprit, la lumière de la raison s'éteint et l'homme tout entier par une chute pitoyable trébuche dans le précipice. Ainsi la créature raisonnable devient brutale, ainsi le beau portrait du créateur de toutes choses est métamorphosé en bête par la ressemblance des moeurs, ainsi l'homme dégénère de sa noblesse pour se rendre semblable à la vanité, parce que l'honneur qu'il reçoit l'enfle d'orgueil et que l'orgueil lui dérobe l'entendement. Et de fait qui se rend plus indigne de la condition d'homme qui celui qui méprise de se connaître soi-même? qui prodigue aux dépens de sa vie et dissipe au déshonneur de son bienfaiteur le temps qui lui a été donné chichement et par mesure, autant qu'il en faut seulement pour ses usages nécessaires, le temps qu'on ne peut réparer et qu'on lui redemandera avec de grands intérêts et une rigoureuse usure. Que voyez-vous de plus brutal que celui, qui pour être abandonné de la raison et piqué de ses concupiscences "Laissant mal à propos des soins plus nécessaires Des intérêts d'autrui fait ses propres affaires?" et ne s'occupe seulement pas dans les affaires des autres mais encore s'atttache continuellement à leurs jeux et à leurs passe-temps. Qu'y a-t-il encore de plus brutal que celui, qui sans se mettre en peine de son devoir, selève à minuit pour aller chercher à combattre des bêtes, se servant pour cet effet du sentiment de ses chiens, de l'industrie de ses veneurs, de l'aide de ses camarades et de la peine de ses valets, avec la perte de son temps, de sa réputation, de son travail et de ses affaires? [1,2] Quelles occupations ne doivent pas être pour nous mais pour les autres. Les occupations que la nature ou le devoir ne commandent point sont pour autrui, si toutefois on doit dire que ce qui ne doit occuper personne soit l'occupation d'autrui. Or les ordonnances de la nature sont générales et sans exception, celles du devoir n'obligent que les particuliers si bien que la nature nous commande une chose et le devoir encore une autre, bien que proprement le droit de nature soit d'obligation de devoir car c'est une espèce de parricide que de violer les droits de la nature : c'est commettre un sacrilège que de forcer les lois sacrées de notre commune mère et de lui refuser l'honneur que nous lui devons. Prenez garde néanmoins d'appeler malséant à votre profession ce que la raison permet pour quelque honnête cause et ce qui sans nuire à personne apporte quelque modeste réjouissance ou quelque utilité car en ce cas il ne répugne ni au devoir ni à la nature. Mais s'il choque l'un ou l'autre, il est aussitôt illicite et malséant et l'exercice en est un crime ou du moins un abus. [1,3] L'ordre que tenait la politique des anciens à distribuer les vacations. Les philosophes païens dans l'établissement de la politique qu'ils ont embellie de préceptes et de bonnes moeurs, comme étant la justice qui maintient la société humaine, ont ordonné que chacun se tînt dans les bornes de sa profession et de ses affaires, assignant pour cet effet des demeures et des emplois aux bourgeois et à ceux qui vivaient à l'entour des villes, aux laboureurs et aux paysans. Le soin des particuliers et de tous ensemble se rapportait à l'utilité du public. Chacun recevait le fruit de son travailet de son industrie selon son mérite. Personne n'empiétait sur son voisin ; l'affection et l'amour demeuraient indivisibles dans la volonté de tous. La première place, qui était celle du coeur de la ville, fut assignée à la cour de l'Aréopage, d'où, comme d'un riche trésor, les offices étaient départis ainsi que de petits ruisseaux de la vie humaine et leurs vacations leur étaient ordonnées selon que l'exigeait la diversité des offices. Mais la chasse ne fut pas seulement permise à ceux qui demeuraient proche des villes car les chasseurs, les laboureurs et les autres villageois étaient exclus des villes et chassés bien loin de la compagnie des gentilshommes parce qu'il n'est pas raisonnable que les nobles esprits se profanent per des exercices roturiers et que ceux qui doivent exercer les charges plus difficiles et plus importantes s'amusent à des occupations, qui n'ont pour but que les plaisirs et la vanité. C'est pourquoi ils voulurent que la chasse exercée par ordonnance fût un métier et un emploi, autrement qu'elle fut estimée une légèreté d'esprit et un méfait et partant punirent par édit exprès ceux qui s'en mêlaient, si on ne la leur avait donnée pour métier. [1,4] Chapitre IV. De ceux qui ont inventé la chasse; de ses espèces; et quand l'exercice en est permis ou défendu. {1,4,1} Les Thébains, s'il en faut croire l'histoire, furent les premiers qui ordonnèrent que tous participassent à ce plaisir. Jugez comme il doit être suspect puisqu'une nation ensanglantée par des parricides, polluée par des incestes, infâme par ses tromperies et détestable par ses parjures, est celle qui première a fait des préceptes et réduit en forme d'art ce métier ou plutôt ce maléfice qu'aussitôt après elle envoya aux Phrygiens, peuple perdu dans les délices, lâche et impudique tout ensemble. Les Athéniens et les Lacédémoniens, peuples plus sages, se moquèrent de leur folie enveloppant les gestes de l'histoire, les moeurs et la nature des peuples sous l'écorce de leurs fictions mystérieuses. De telle sorte néanmoins qu'ils profitaient au public en faisant ainsi fuir le mal ou qu'ils donnaient du plaisir par la douceur de la poésie. {1,4,2} Poésie, qui dit que le chasseur Ganymède fut enlevé par un aigle pour aller servir au gobelet de Jupiter d'où il devait passer à des embrassements que l'honneur et la nature abhorrent. Ingénieuse fiction ! qui représente la légèreté des chasseurs par le ravissement que fit cet oiseau et qui enseigne que la volupté, ennemie de la sobriété, n'a point de honte de se prostituer à l'appétit du premier venu. Actéon, ayant vu toute nue la déesse qu'il avait servie avec tant d'ardeur, comme il commençait de retirer son affection de cette erreur, se sentit transformer en bête, ayant encore le raisonnement humain, et se vit changé en cerf pour servir de curée à ses propres chiens, quoiqu'il tachât de les chasser par ses gestes et par sa voix pitoyable, payant de sa propre chair la peine due à cette mauvaise habitude. {1,4,3} Peut-être que les poètes font présider une déesse sur les chasseurs parce qu'ils ne veuelent pas faire cette injure aux dieux de les tacher de cette mollesse ou plutôt de cette malice. Si Venus pleure son Adonis déchiré par un sanglier c'est qu'elle a toujours commerce avec la chasse même avec la plus laborieuse. Virgile, se plaisant à dépeindre industrieusement le séjour d'Énée chez Didon, n'a su mieux ajuster les souhaits de ces deux amants qu'en leur ouvrant un antre fort secret au milieu des forêts, dans une partie de chasse, après avoir écarté tous les veneurs. {1,4,4} Il l'a peut-être fait ainsi parce que cet amour se sentant coupable d'ordure fuit le jour, comme au contraire, l'honnête joie d'une couche légitime fait marcher devant elle les flambeaux solennels dont elle est éclairée. Me pourriez-vous donner quelque homme illustre, qui se soit fort attaché à ce plaisir ? Hercule "Bien qu'il ait mis par terre une biche volante, Et donné le repos aux forêts d'Érimanthe" {Virgile, L'Énéide, VI, 802-803} eut plus d'égard à l'utilité publique qu'à son propre plaisir. {1,4,5} Je veux que Méléagre ait tué le sanglier, qui ravageait la Calydoine, il ne s'est donné ce contentement que pour ôter un ennemi à sa patrie. Que le père des Romains ait abattu des cerfs çà été pour la nourriture de ses compagnons et non pas pour un vain passe-temps. Les actions de ces trois héros sont justifiées par leur événement et par leur intention, car une chose est louable quand elle est précédée d'une cause honnête. Mais qu'on me dise lequel de tous ceux-là dressa jamais une armée d'hommes ou de chiens pour combattre des bêtes par une force empruntée plutôt que par la sienne propre. Avec combien d'apprêts tache-t-on aujourd'hui de forcer un lièvre peureux, qui n'est qu'un petit animal. Que si le travail des chasseurs se signale par quelque plus grande prise, comme est celle d'un ours ou d'un sanglier, il se fait une huée insupportable, les veneurs sautent de joie, ils portent devant eux en triomphe la tête de leur prise et ces dépouilles illustres. {1,4,6} Qui ne croirait qu'ils ont pris le grand Cham à entendre les cors et les hautbois qui donnent de toutes parts comme pour un signal de victoire. La prise d'une femelle et même celle d'une plus noble proie surprise plutôt par ruse que par force leur impose un triste silence. Un lièvre et un chevreuil ne sont pas matière de triomphe. D'avantage depuis le huitième degré du capricorne jusqu'aux jumeaux la fanfare de leurs cors cesse, si ce n'est par un notable ennemi tel qu'un lion, un tigre ou un léopard. mais, Dieu merci, ceux de nos quartiers ont peu souvent la gloire de telles prises et, cependant, ils passent toute l'année en diverses espèces de chasse. {1,4,7} Les Albanais dans l'Asie ont une race de dogues plus forts que les lions, qu'ils prennent comme des petits animaux sans défense, par la force de leurs chiens et par l'industrie des gens du pays. Il n'est point de bête sauvage ni plus forte ni plus courageuse que ces chiens là. Hercule, après la défaite de Geryon à trois têtes, les fit passer d'Italie en Asie et leur laissa comme en héritage la vertu de terrasser les lions. Ce n'est pas tout, il faut un art pour les dépecer et il y en a un. Le veneur s'escrime tantôt de son épée avec mille beaux gestes {Juvénal, Satires, V, 121} et tantôt fait des tours de passe-passe avec son poignard, vous serez étonné si d'aventure vous vous rencontrez à pareilles cérémonies mais prenez garde à ne pècher pas contre les termes de l'art, vous auriez le relais ou pour le moins vous passeriez pour ignorant dans toutes les bonnes choses si vous ne savez toutes ces bagatelles. {1,4,8} Voilà les beaux exercices des gentilshommes de notre temps; voilà l'alphabet de leurs vertus; voilà le chemin qui mène ces bienheureux par le plus court à la béatitude où nos ancêtres nous avaient montré qu'il fallait monter par les degrés d'une vertu laborieuse. Les Français se moquent des Lombards et des Génois parce qu'ils font leur testament, assemblent leur voisinage et courent aux armes pour combattre une tortue, s'ils la voient dans leurs choux. {1,4,9} Cette gausserie procède de ce que jamais une rencontre de combat ne les surprend sans leurs armes. Mais les nôtres pourraient-ils bien s'exempter de ce reproche, vu qu'ils déclarent solennellement la guerre aux bêtes avec beaucoup plus de bruit et de frais. Ils poursuivent toutefois avec moins d'hostilité celles dont la malice mérite à juste raison d'être haï des hommes, pendant qu'ils chassent les autres bêtes, les loups, les renards, les ours et les bêtes les plus nuisibles ont trêve avec eux et n'ont point de crainte d'exercer leurs dégâts à la vue des chasseurs. Hannibal, comme on dit, fit tuer un prisonnier Romain, qui par son commandement avait en duel combattu et vaincu un éléphant, parce que (disait-il) celui, qui peut être forcé à combattre une bête, est indigne de la vie, quoiqu'en effet il y ait plus d'apparence que par jalousie il ne voulut pas qu'un captif remportât la gloire d'une victoire inouïe et qui eût fait mépriser ses éléphants qui avaient apporté de la terreur à toute l'Europe. {1,4,10} Comment doc estimons nous digne de la vie celui qui ne la sait employer à d'autre usage qu'à persécuter des bêtes par une vaine occupation. Ceux qui prennent plaisir à la fauconnerie, si vous la voulez appeler chasse, n'ont pas à mon avis justement tant de folie que les précédents mais ils n'ont pas moins de légèreté. {1,4,11} Ils trouvent dans ces anciennes histoires qu'Ulysse est l'auteur de cet exercice. Ce fut lui qui le premier à son retour de Troie fit voir à la Grèce des oiseaux qu'il avait dressés par une invention agréable et merveilleuse à faire la guerre à leurs semblables. Ceux-là vraiment font bouclier d'un grand personnage "Qui vit tant d'hommes de caractères différents et visita tant de cités" {Horace, l'Art poétique, 142} dont la prudence ne fut jamais surprise, dont les ennemis ne purent jamais éviter les embûches et dont la façon de faire la guerre sans coup férir avança plus les affaires des Grecs qu'une flotte de mille voiles. Mais Ulysse n'en attribue-t-il pas l'invention à cette Circé, qui dans les poètes change les corps et les esprits des hommes par ses enchantements et par ses breuvages, parce que son artificieuse éloquence et sa grâce pleine de charmes, attirait les esprits pour en faire ce qu'il lui plaisait; par ce moyen elle fit prendre aux Grecs le venin de la volupté mais le sage Ulysse aussitôt qu'il en eut goûté ne le voulut point l'avaler de peur qu'il ne fût contraint honteusement de se rendre infâme et lâche esclave d'une courtisane. {1,4,12} Mais parce que la sagesse connaît bien l'usage et l'application de toutes choses, ce prince fort adulé, n'étant point à son retour connu de sa Pénélope ni de son fils Télémaque, voulut pourvoir aux moyens de divertir un peu la tristesse que la Grèce avait conçue de la perte de tant d'hommes que ses longs voyages avaient consumés. A ce propos je louerais l'admirable fidélité d'un chien, lequel seul d'une si grande famille, ne perdit point le souvenir de son maître par l'espace de vingt ans et lui fit caresse à son retour, si ce n'est que ces louanges pourraient en quelque façon retourner aux chiens de chasse. {1,4,13} Ce grand capitaine ne voulut pourtant pas que son fils apprît ce nouveau divertissement, qu'il avait apporté seulement pour adoucir la fâcherie de ceux qui se ressentaient des malheurs de la guerre par la perte de leurs parents. C'est d'où je tire une conjecture que cette occupation est inutile puisqu'un si grand personnage ne la pas voulu permettre à son fils. Ajoutez à cette raison que les femelles sont meilleures pour la fauconnerie que les mâles. {1,4,14} Vous feriez reproche à la nature d'un si mauvais choix, si vous ne connaissiez que les pires animaux sont les plus enclins à la rapine car elle n'a que peu de plaisir avec beaucoup de peine et ne fait jamais monter les profits aussi haut que les frais, quoique plusieurs s'adonnent à la chasse afin que sous ce prétexte ils fassent moins de dépense chez eux mais d'ordinaire à la table de leur voisin, ils se dérobent des compagnies, ils courent autour des étangs et des marécages et brossent dans les forêts. Ils se contentent de viandes assez sobres et des plus simples habits et cependant de cette malheureuse image de volupté repaissent leurs valets et leurs camarades, harassés par les trop grandes fatigues et desséchés par la faim et par la nudité. La ville d'Athènes tomba en captivité au même temps qu'elle relâcha l'édit qui défendait la chasse. {1,4,15} Virgile demanda un jour à Marcellus, qu'il voyait entièrement adonné à la fauconnerie, s'il aimait mieux qu'il lui dressât un oiseau pour voler des oiseaux ou qu'il lui fît une mouche pour exterminer les mouches. Ce jeune prince, par l'avis de son grand-père Auguste, choisit plutôt une mouche pour exterminer hors de Naples les autres mouches et délivrer la ville de ces ennuyeux insectes. {1,4,16} Son souhait fut incontinent accompli ; ce qui nous montre que l'utilité publique est préférable au plaisir d'un particulier. Si l'on ajoute foi à tous les contes des Grecs, Achille instruit dans l'antre de Chiron le Centaure à toucher le luth et de là, poussé dans les forêts parmi le sang et la boucherie des bêtes sauvages, s'accoutuma à une façon de vivre inhumaine et perdit ainsi l'humanité et la crainte de la mort, si naturelle aux hommes. Ainsi ceux qui s'attachent trop ardemment à cet exercice ou plutôt à cette fainéantise deviennent brutaux et dépouillant la meilleure partie de l'homme se changent en monstres par la corruption de leurs moeurs. {1,4,17} Car, après qu'ils sont corrompus par la légèreté, ils le sont encore facilement par la lasciveté et puis, s'étant plongés dans une volupté dérèglée, ils s'abîment dans tous les vices imaginables. Car ils cherchent l'oisiveté après ce mauvais travail et la réjouissance des choses même défendues leur est plus douce après cette occupation si pénible, car il semble que la nature répare plus avidement ce qu'elle avait évacué en trop grande abondance. Tous les chasseurs tiennent encore de l'institution des Centaures. {1,4,18} Il est rare d'en trouver quelqu'un qui soit continent mais je pense qu'on n'en trouvera point de sobre, ils ont tous été formés de la main de ces monstres, dont les banquets sont si funestes qu'on n'en revient point sans blessure. Que si les histoires que les poètes ont embrouillées par leurs fables ne méritent pas d'être crues, il est nécessaire au moins de croire celle, qui pour être écrite du doigt de la vérité éternelle, a obtenu une autorité invincible. {1,4,19} Le premier dont elle fait mention, c'est Nemroth qu'elle nomme "robuste chasseur devant le seigneur". Vous n'oseriez douter que ce ne fut un méchant homme puisque tous les saints docteurs l'ont condamné. Cet homme-là monta jusqu'à un tel degré d'orgueil et d'insolence qu'il osa bien violer les droits de la nature en ce qu'il réduisit cruellement en servitude ses confrères que la nature avait créés avec la marque de liberté. Voyez que la grandeur de la tyrannie érigée au mépris de celle de dieu commence par un chasseur, elle n'a point eu d'autre auteur que celui, qui se souillant dans le carnage et se vautrant dans le sang, avait appris à mépriser son seigneur. {1,4,20} Il commença d'être puissant sur la terre car l'écriture le dit ainsi parce qu'il n'attendit pas que son souverain l'investit de la puissance. "Le commencement de son royaume fut Babylone et il s'étendit sur la terre de Sennaar" (cfr. Daniel I, 2) où toute la terre n'ayant qu'un langage, la tour de Babel fut élevée contre le ciel, étant bâtie de briques au lieu de pierre et maçonnée de bitume au lieu de ciment, c'est-à- dire n'ayant point pour fondement cete pierre "par la solidité de laquelle tout bâtiment est appuyé sur le seigneur" (cfr. Paul, Lettre aux Éphésiens, II, 21). {1,4,21} Par ce moyen sa témérité criminelle, se séparant de l'unité, coupa l'unité du langage et fut justement punie la première par une confusion pour s'être plutôt glorifiée de sa suffisance que de la bonté de son créateur. De là vint le proverbe "Nemroth robuste chasseur devant le seigneur", peut-être parce qu'il fut si insolent, que le supplice encore tout récent du déluge ne le peut empêcher de montrer son orgueil aux yeux de dieu et de s'attribuer par effrontée usurpation le service que les hommes devaient à leur légitime seigneur alors qu'il est établi que la confusion des langues précéda le déluge. {1,4,22} Et Babylone encore, qui ennuie toute la terre avec sa coupe d'or et plante ses pavillons contre la Jérusalem céleste, doit-elle pas périr puisque tous ceux qui combattent pour elle sont condamnés par une continuelle malédiction de saints ? Esaü, qui fut aussi grand chasseur, mérita d'être débouté de la bénédiction paternelle : ce malheureux n'amassa par les bois que la faim afin que par sa gourmandise immodérée un plat de lentilles fût le vil prix de sa primogéniture et qu'il imposât à ses descendants le joug d'une servitude insupportable, après avoir ployé lui-même sous la puissance de son cadet qui avait gardé la maison. {1,4,23} Ses mains étaient effroyablement couvertes de poil car comment eut pu être doux au dehors celui dont les moeurs étaient si sauvages; celui, dis-je, qui avait laissé au logis ses beaux habits, c'est-à-dire, qui par la manie qu'il avait pour la chasse s'était dépouillé des ornements de la vertu. Il poursuivait la mort de son frère et, quoiqu'il connut bien que par une grâce spéciale de dieu il eût été préféré dans la bénédiction, il n'eut point de honte de s'en faire adorer après qu'il en eut reçu des présents. {1,4,24} Je sais bien qu'ils veulent faire passer Macchabée pour auteur de la fauconnerie, qui, s'employant à de plus grandes choses, mena une vie, comme on croit, exempte de ce plaisir car il fit la guerre en grand capitaine, restitua la liberté à sa nation, établit des lois, renouvella les anciennes cérémonies, nettoya le "sancta sanctorum" et embellit de couronnes d'or la façade du Temple, dont il croyait qu'était procédé le bonheur de ses victoires. "Jamais la volupté de soi-même amoureuse, Ne prit par ses douceurs cette âme généreuse". {Lucain, La guerre civile, II, 390-391} {1,4,25} Enfin il mourut l'épée à la main pour sa patrie et laissa ses frères héritiers d'une guerre légitime. Regardez dans le premier âge du monde les patriarches à qui la nature avait donné les lois de la raison. Dans la loi écrite, passez à ceux qui ont conduit le peuple, descendez aux juges, voyez les rois, considérez tout l'ordre des prophètes, examinez les exercices et les emplois du peuple fidèle. Qui trouverez-vous jamais dans tout le vieux testament qui se soit adonné à la chasse? Les Iduméens et les Ismaélites peut-être et des peuples qui ne connaissaient point le vrai dieu. Où sont, dit le prophète, ou, si vous l'aimez mieux, le secrétaire du prophète, mais étant ravi en esprit, "ceux qui se jouent dans les oiseaux du ciel" {Baruch, III, 17}, comme s'il voulait dire tacitement, ceux dont la vie n'a été qu'un passe-temps. {1,4,26} Ils se sont évanouis avec leurs oiseaux et de fait il dit incontinent après qu'ils sont descendus aux enfers. Demandez à vos pères, faites parler vos aïeuls, ils vous répondront qu'ils n'ont point vu de chasseur qui fut saint. Que si vous flattiez cette profession de ce que dieu par le prophète promet qu'il enverra des chasseurs pour relancer les impies dans les forts et dans les bois de haute futaie, consacrés aux idoles, sachez qu'il taxe la vie des brutaux et qu'il n'autorise pas la vanité de la chasse. Que l'exemple de Placidas, autrement appelé Eustache, illustre martyr de Jésus Christ, ne vous flatte point tant, quoique l'histoire pieuse et non pas toutefois canonique, vous assure que dieu lui apparut à la chasse. Si peut-être vous n'approuvez la rage des persécuteurs de l'église de laquelle Saint Paul fut appelé à l'apostolat. {1,4,27} Mais qu'il y ait eu des hommes illustres qui, ayant aimé ce plaisir, comme des Alexandres et des Césars, les philosophes et les sages l'ont-ils aimé ? Socrate, Platon, Aristote, Sénèque, Soranus et celui qui surpassa toutes les merveilles, non pas de sa ville mais de l'univers, cet Architas Tarentin, qui attira sur soi l'administration des hommes par sa sagesse et par sa vertu ? Et pour revenir aux nôtres, quelqu'un de ceux qui nous ont éclairés par la vérité de la doctrine, par l'exemple de leur vertu et par l'autorité de leur foi, tels qu'ont été les Jérômes, les Augustins, les Laurents, les Vincents et pour dire en un mot quelqu'un de toute cette troupe glorieuse, fut-il jamais transporté de cette manie ? Les exemples lamentables de notre siècle nous enseignent bien à quitter là cette inquiétude ; la colère divine a frappé de diverses mais véritables plaies plusieurs de nos princes lorsqu'ils étaient à la chasse. Ils ont trouvé une fin de bêtes après qu'ils ont vécu brutalement tant qu'ils ont pu. {1,4,28} La main de dieu n'a pas épargné même les rois, elle a exercé sur eux une digne et remarquable vengeance. Si nous taisons leurs noms, ce n'est pas par faute d'exemples, si ce n'était par celle que l'abondance engendre mais c'est de peur seulement que nous ne semblions rouvrir les plaies qui saignent encore et toucher l'ulcère des esprits, qui ont été blessés par ces tristes accidents. {1,4,29} Car nous n'en avons, hélas!, que trop d'exemples domestiques. Quelques-uns en sont allés jusqu'à une telle manie, transportés par l'appétit de cette volupté, qu'ils en sont devenus ennemis de la nature et dépouillant leur épée en mépris des jugements divins ont gêné par divers supplices l'image vivante de dieu pour venger la mort d'une bête. Ils n'ont point eu de honte de perdre pour l'amour de quelque petit animal un homme que le fils de dieu a racheté par son sang. {1,4,30} L'oppression des hommes ose s'approprier les bêtes qui sont de droit de nature et qui sont au premier occupant; elle les met dans ses possessions en quelque endroit qu'elles puissent être, comme si elle avait enceint tout avec ses rets. Et ce qui vous étonnera d'avantage, tendre des pièges, déployer des pantières, se servir d'appâts ou de quelque autre invention que ce soit, est le plus souvent par édit déclaré crime punissable ou par confiscation des biens ou par punition corporelle. {1,4,31} Vous aviez entendu de l'écriture "Les poissons de la mer et les oiseaux du ciel" {Psaumes VIII, 8, 9} sont un bien commun mais aujourd'hui ils appartiennent au fisc en quelque part qu'ils aillent. Retenez vos mains, abstenez-vous de cette prise, si vous-mêmes ne voulez être la proie des chasseurs en punition du crime de lèse- majesté. Il faut que les laboureurs cèdent leurs clos aux bêtes sauvages afin qu'elle aient liberté de se promener; qu'ils leur quittent leurs champs pour leur augmenter leurs pâtures; que les bouviers et les bergers n'osent toucher à leurs herbages et que les troupeaux leur réservent les fleurs des prairies. Je ne sais comment on n'a pas ôté la liberté aux abeilles d'en faire du miel. {1,4,32} Bon dieu! quelle fureur et néanmoins ils ne peuvent par leur autorité ni par leur puissance chasser des petits insectes qui tourmentent ces bêtes, qui font leurs délices. Un moucheron, armé pour la vengeance de l'homme, exerce bien ses piqûres contre elles. Si vous êtes donc de ce pays, vous serez contraints tous les ans de racheter les levées de vos terres, choisissez mais c'est le droit que vous en perdiez les biens ou la vie. {1,4,33} Si quelque veneur passe auprès de votre maison, présentez-lui promptement avec beaucoup de respect tout ce que vous avez chez vous; achetez ce que vous trouverez chez votre voisin pour son usage, de peur que la licence de l'édit ne lui fasse emporter ce qu'il lui plaira ou que vous ne soyez assigné pour crime de lèse- majesté à la gruerie ou devant le lieutenant du roi ou devant le conseil d'état, comme si le domaine s'accroissait quand les officiers de la gruerie consument en frais quelque malheureux. {1,4,34} Mais de peur que je ne semble déclamer contre la chasse et contre les autres vains passe-temps de la cour, avec moins de jugement que d'animosité, je consens volontiers que la chasse soit du nombre des choses indifférentes pourvu qu'elle n'abâtardisse pas avec trop de volupté le courage de l'homme et qu'elle ne frappe point le fondement de la raison; mais quand elle l'aurait fait dans quelques-uns, elle n'en serait pas pour cela tout à fait condamnée puisque le vin rejette la faute de l'étourdissement qu'il cause sur celui qui le prend avec excès et que le vieillard retombe en enfance, le plus souvent par sa faute que par celle de son âge. La chasse donc peut être estimée honnête et utile mais il faut regarder le temps, la sorte, le lieu, la personne et la cause. {1,4,35} La personne rend l'exercice honnête s'il est de son emploi et nul emploi ne sied mieux que celui que l'on exerce sans entreprendre sur son voisin. Aristote définit ce qui est bienséant à chaque personne en trois mots "Ce qui appartient le plus à un chacun lui sied le mieux". {1,4,36} Qu'avons-nous donc affaire ni vous ni moi de cette occupation; il est ridicule de laisser la sienne pour en prendre une autre. Qu'a donc à démêler avec un exercice particulier et rustique celui qui porte les enseignes de la justice. Que le peuple suive son chef, que le docteur sème ses instructions, que le juge punisse les criminels, que la libéralité du prince récompense les hommes excellents, que les personnes privées soient employées à de moindres affaires que celles de libre condition, ayant des occupations plus honnêtes, et que les esclaves en aient de plus serviles. Ainsi les membres du corps ont chacun leur office et ne sont pas tous employés à la même fonction. "Car ce que les gens de probité, un Titius, un Seius, eussent crû indigne d'eux, est assurément le plus bel endroit de la vie de Crispinus". {Juvénal, Satires, IV, 13} {1,4,37} Pourquoi ne laissons-nous donc pas la chasse au veneur ? pourquoi empiétez-vous sur son emploi ? Vous moqueriez-vous pas d'un piqueur qui aspirerait à la papauté ou à l'empire ? il sera donc encore plus indigne que quelqu'un s'abbaisse de ces dignités aux indignités et au carnage de la chasse. {1,4,38} Car l'amour du bien qui nous est naturel se porte de soi en haut; le vice, au contraire, descend toujours dans le précipice. La cause pourra l'excuser, si elle est nécessité, de profit ou d'honnêteté, puisque la seule intention est celle qui donne la forme à toutes les oeuvres car "ton intention", selon le dire du sage, "impose le nom à ton ouvrage" {Ambroise, De officiis, I, 147}. {1,4,39} Esau ne peut être blâmé d'avoir été à la chasse du commandement de son père pour obtenir la bénédiction qu'il lui avait promise, car si l'on ne pouvait chasser qu'avec péché, un si grand patriarche n'y eut pas envoyé son fils qu'il voulait faire per le moyen de sa bénédiction le chef d'une nation entière ; mais peut-être qu'il se rendit coupable pour y avoir demeuré trop longtemps et pour avoir exercé plus qu'il n'est permis une oeuvre, bien que permise, d'où il avait contracté une mauvaise habitude et une affection dérèglée. {1,4,40} Celui que la nécessité contraint de maintenir sa vie par un exercice qui n'est point défendu ne pèche aucunement. Pareillement ceux qui évitent la fainéantise, qui disposent leurs membres au travail par cette habitude et qui craignent de devenir trop replets et trop pesants, pourvu qu'ils observent la dignité de leur rang, ne sont pas sujets à cette juste repréhension. {1,4,41} Une action n'est pas crime de soi mais par sa cause et celle qui a le plaisir pour principe, ne peut être rendue honnête, quelque fausse couleur de vertu qu'elle fasse paraître ; je n'entends pas ici ce plaisir qui est le fils de la paix, de la patience, de la longanimité et de la joie du saint esprit mais celui qui ne plaît que dans les festins, dans les beuveries, dans les chansons, dans les jeux, dans des habits trop somptueux, dans des impudicités et dans des ordures, un tel plaisir ramollit les esprits les plus fermes et faisant honte à la nature, rend les hommes plus efféminés que les femmes mêmes. {1,4,42} Le temps aussi diminue la faute et fait que cet exercice est recommendable. Il peut être, comme il l'est en plusieurs endroits, une occasion de traiter d'autres affaires. Mais la chasse est hors de saison, quand le culte de la religion ou la nature des choses ou le devoir d'une charge qui ne doit point être négligé ni postposé à d'autres occupations obligent une personne. {1,4,43} Mais c'est assez parlé de cette matière, parce que je n'ai pas entrepris d'écrire de la chasse mais de me moquer des vanités des courtisans. Il faut avoir aussi égard à ce que le lieu soit des terres de celui qui chasse et non pas de celles d'un autre ou qu'il soit public ou commun, pourvu toutefois qu'on ne fasse point de tort à ses compagnons et que le lieu par sa sainteté et par sa révérence n'en doive pas être exempt. {1,4,44} Car celui qui entreprend sur la possession d'autrui est punissable selon le droit. La façon en est louable quand on l'exerce avec prudence et modération et s'il se peut avec utilité en telle sorte que vous suiviez ce précepte du comique "RIEN DE TROP" car "La vertu dans l'excès souvent passe pour vice, La trop grande rigueur est nommée injustice, Et pour être trop sage on devient insensé". {Horace, Épîtres, I, VI, 15} Il n'y a rien de plus vilain ni qui fasse plus rire à gorge déployée ceux qui vous voient que de se mêler trop avidement d'un métier que vous ne savez pas sans avoir dessein de l'apprendre, comme si vous bégayiez par bouffonnerie une langue que vous ne sauriez pas. {1,4,45} Des personnes, il y en a quelques-unes que la bienséance a reculé non seulement de cet exercice mais encore de tous ceux qui tiennent un peu trop de la légèreté et du plaisir, du nombre desquels sont les ecclésiastiques et les magistrats les plus relevés. Car ce qui ne serait qu'une légère faute pour les autres est bien souvent un crime pour eux. Il le faut bien dire ainsi puisque les obstacles qui rompent les contrats déjà passés doivent être plus grands que ceux qui les empêchent seulement. {1,4,46} Or, par le droit canon, la chasse ne ferme pas seulement la porte des ordres sacrés à ceux qui l'exercent mais encore les interdit de la dignité du sacerdoce quoiqu'ils l'aient déjà acquise. L'équité de Thémistocle parut en ceci comme en toute autre chose quand il voulut que les magistrats soient écartés des jeux et à des bagatelles de peur, disait-il, que la gravité de la république ne semblât jouer avec des enfants et témoigner par là sa décadence. {1,4,47} Néanmoins si les plus sérieuses occupations les laissent en repos, ce qui n'arrive que rarement, il leur est permis, principalement dans la jeunesse, de relâcher quelque chose de leur gravité par le privilège de leur âge et d'être un peu plus indulgents envers eux-mêmes des plaisirs dont ils récompenseront la république quand ils auront atteint la maturité de leurs années. Ce sont ses paroles. {1,4,48} Et plût à dieu qu'il fût écouté des chrétiens et qu'au moins dans l'age viril ils apprissent à préférer leurs charges à leurs jeux d'enfant, lors tout le corps de la république serait entier et vigoureux en toutes ses parties, lors il prendrait un embonpoint et une agréable beauté "Si chaque chose était bien mise dans son rang" {Horace, L'Art poétique, 92}, si l'on distribuait les emplois sans les confondre et nous verrions ce bon règlement si nous nous laissions guider à la nature qui nous enseigne parfaitement bien les règles de la vie. "Mais aujourd'hui les artisans se piquent d'être courtisans. Aujourd'hui les maçons guérissent, come les médecins bâtissent". {cfr. Horace, Épîtres, II, 1, 116} L'on tire maintenant des hommes de la chasse et des emplois les plus abjects et peut-être que l'on prend même de ceux qui professent le crime pour remplir les sièges des souverains magistrats et par ce désordre l'ignorance téméraire des hommes privés s'ingère de manier les affaires publiques. [1,5] CHAPITRE V. Des jeux. De son usage et de son abus. {1,5,1} Mais la huée des Chasseurs n'est pas finie que voici que j'entends un bruit plus sourd de quelques étourdis qui s'amusent à un autre passe-temps aussi vain. C'est un proverbe tout usé, qu'on perd bien des ha, ha pour un lièvre mais si vous regardez ceux-ci, ils perdent et leurs paroles et leur vie, pendant qu'ils la passent dans ces sottises et dans ces méchancetés. Que vous semble de cet Académiste qui périt par le moyen de ses dés dont il pensait vivre, qui prend leur hasard pour guide de sa vie? ce métier vous semble-il tant soit peu raisonnable? tant plus on y sera savant, et moins on aura de bonne étude. {1,5,2} Attalus d'Asie, comme disent les Histoires profanes, fut le premier qui inventa cette vaine occupation, détournant un peu l'exercice des nombres qu'on pratiquait en ce mauvais usage. Car comme les Anciens chérissaient fort l'Arithmétique, parce qu'elle sert à la connaissance de la vérité et des Arts libéraux et qu'elle est utile à beaucoup de choses, ce roi, par une subtile mais inutile invention, ne tempéra pas mais ramollit la difficulté de cet exercice, y laissant en beaucoup de points un peu de son ancienne gravité. {1,5,3} Car on trouve encore chez les Grecs le tablier et le calcul, et ce jeu dans lequel on gagne quand on a bien su ranger ses jetons dans Ies carrés de l'adversaire avec une parfaite disposition â l'entour d'un qu'il aura désigné. Mais quand la proportion Arithmétique ou Géométrique s'y trouve par le milieu des trois termes, la victoire n'est que demie; les autres quoiqu'elles arrivent sans gagner, sont des témoignages de l'adresse ou du bonheur du joueur. Car c'est un plaisir utile que de savoir le jeu des Nombres, de voir ceux qu'on peut surprendre, comment ils sont rangés ainsi que dans un camp ceux qui sont le plus en sûreté et sans aucun danger, si ce n'est qu'ils soient assiégés de toutes parts par leurs ennemis. {1,5,4} Nous lisons qu'Alexandre, Ptolomée, Pythagore même ont tempéré la gravité de leurs plus grandes occupations par la douceur de ce divertissement, dans lequel ils gagnaient ce point, qu'ils en devenaient plus propres aux contemplations de Philosophie. Le jeu des dés multiplié en beaucoup d'espèces, fut emporté en Grèce avec les dépouilles de l'Asie, quand cet Empire fut abattu par Alexandre. {1,5,5} De là vint la thessare, le calcul, la table, l'urion ou le combat Dardanien, le senio, le tricolus, le monarque, les orbicoles, les faliorques, le renard, desquels je voudrais plutôt faire oublier l'art que de l'enseigner. Qui ne devrait rougir de honte d'avoir obligation de sa fortune à ses dés, plutôt qu'a sa vertu ? qui ne sera pas en colère de voir que le cornet est plus puissant que sa prudence? Est-ce pas assez pour reprouver entièrement un Art que de dire que ceux qui y sont les plus savants, sont les plus méchants? Les joueurs de hasard sont de cette nature. Le Berlan est la source de tous les parjures et de tous les mensonges ; l'appétit du bien de son prochain lui fait prodiguer le sien, et quand un joueur a consumé tout son patrimoine, il le veut maintenir par le vol et par la filouterie. {1,5,6} Quelques-uns font plus d'état de cette sorte de jeu qu'Ulysse joua parce qu'il semble en quelque façon réveiller la pointe de l'esprit; mais je la trouve plus dangereuse, en ce que c'est une grande sottise de travailler beaucoup en ce qui ne profite point du tout; car s'il est vrai qu'une requête est mal employée pour des choses inutiles, et que c'est bien perdre sa peine que de chercher ce qui ne servira de rien quand on l'aura trouvé. {1,5,7} Pourquoi s'occupera-t-on avec tant de mouvement d'esprit et avec un si grand effort à ce vain divertissement, puisque l'on pourrait employer ce travail à de meilleures actions? Celui qui par son fils a envoyé des instructions à l'Vniuers, bannit entièrement le jeu de la société humaine; car il sème des querelles et des inimitiés entre les hommes, et les pousse dans une nécessité piteuse, quoiqu'indigne de pitié. {1,5,8} Si vous demandez l'Auteur de cette loi, c'est celui qui "Ne crut pas être né pour soi, mais pour les hommes". {Lucain, La Pharsale, II, 383} J'accorderai pourtant qu'il y en a quelque espèce qu'on peut admettre et tenir pour honnête, si sans excès et sans vice elle soulage un peu la pesanteur des ennuis, entremêlant aux emplois sérieux quelque recréation, sans préjudice de la vertu : mais j'ai peur que la modération que j'y veux apporter ne donne de l'accroissement à cette licence, et que je ne corrompe la vertu en lâchant un peu la bride à cette vanité. {1,5,9} Mais pour la restreindre raisonnablement, il faut avoir égard au lieu, au temps, à la façon, à la personne et à la cause. Ce qui donne toujours un visage de bienséance à toutes les actions, ou qui les condamne de déshonnêteté. Il faut donc en toutes choses avoir égard aux personnes, vu que la Nature, la condition et la fortune donnent chacune aux hommes une autre personne, desquelles choses l'on peut inférer ce qui lui sera bienséant : car la bienséance n'a point d'autre source que celle-là. {1,5,10} Chilon Lacédémonien étant envoyé en ambassade à Corinthe pour traiter d'Alliance, trouva les chefs et les plus anciens du peuple qui jouaient ; ce qui le fit retourner sur ses pas sans rien faire, parce qu'il n'était pas bienséant, dit-il, de contracter alliance avec des Berlandiers et de mettre cette tache à la gloire que les Lacédémoniens venaient d'acquérir à bâtir la ville de Byzance. {1,5,11} Le roi des Parthes envoya pour présents des dés d'or au roi Démétrius, en reproche de sa légèreté puérile, comme s'il n'eut point su de meilleur moyen pour déshonorer l'enfance de ce vieillard, qui ravalait la majesté de la monarchie à des folies d'enfant. Mais aujourd'hui les nobles ne prétendent à la sagesse que par l'étude de la chasse et du jeu, s'ils savent corrompre la vigueur naturelle de leur voix par des tons efféminés, s'ils savent relâcher leur courage par des fredons et des instruments de Musique, ils ne tiennent plus compte de la vertu et par même moyen oublient aussi leur naissance. {1,5,12} Cette maladie passe de père en fils : car que peut faire un enfant que d'imiter son père ? "Si le père tout vieil a des dés la manie, Son fils ayant la robe encore les manie, Et s'escrime aussi bien comme lui du cornet". {Juvénal, Satires, XIV, 4-5} Il faudrait plus soigneusement éloigner cet âge encore tendre, des plaisirs et de la volupté, mère de tous les vices; il faudrait prendre garde que les plus vieux ne fissent rien de trop libre devant eux, parce que "Les exemples du mal pris dans notre maison, Avec plus de pouvoir corrompent la raison; Et l'enfant qui les voit, dans son âme s'imprime Qu'en imitant son père il ne peut faire un crime". {Juvénal, Satires, XIV, 31-33} {1,5,13} Eleazarus opposa généreusement à ceux, qui le sollicitaient d'enfreindre sa loi, le danger qu'apporterait son exemple. "Pour qui", leur dit-il, "prenez vous Eleazarus nonagénaire, pour vouloir que j'embrasse la façon de vivre des infidèles, et que mon exemple séduise les jeunes gens qui cherchent leur religion?" {Les Macchabées, II, 6, 24} Donc aujourd'hui de tant de braves aïeuls sont sortis des héritiers qui dégénèrent, et qui déshonorent le sexe viril par une mollesse efféminée. [1,6] CHAPITRE VI. De la Musique, de ses diverses espèces, des instruments, et du fruit qu'ils apportent. {1,6,1} Mais que par une injuste calomnie on ne mette pas la musique au rang de ces vanités, bien qu y ait quantité de mouches de cour, qui n*ont autre recommandation que celle qu'elle leur donne : c'est un art libéral et soit que Pythagore, soit que Moïse ou Tubal, que l'écriture appelle le père des chantres sur la lyre, en soit l'autheur, son origine est noble, et par sa puissance, par la diuersité de ses espèces, et par les nombres qu'elle emploie comme il lui plaît, elle embrasse la discordante multitude de toutes les choses qui se sont et qui se disent, et par la beauté de ses proportions les met d'accord, par une loy inégale d'egalité. {1,6,2} Selon cette loi les choses célestes sont temperées, et celles d'icy bas sont gouvernées. Dans l'harmonie des instrurnents, il y a des instructions pour les moeurs, lorsqu'elle embellit une voix articulée ou inarticulée, au grand étonnement de la Nature, et qu'elle la reuêtit de la douceur des consonances et des agréments des mesures ; mais elle n'a pas besoin de notre approbation, apres les louanges des saints pères. Sa vertu miraculeuse arrêtait autrefois la violence des esprits malins, et maintenant nous voyons qu'elle rabaisse quelque chose de leur puissance dans les possédés. {1,6,3} Quand le mauvais esprit du seigneur envahissait Saul, David touchait sa harpe jusqu'à tant qu'il cessât de tourmenter le roi. Mais quoique nous n'ayons pas le sens parfait, qui est caché sous la lettre de ce passage, il est bien raisonnable que l'âme se laisse adoucir à ce qui a de l'affinité avec elle, et qu'elle revienne en soi-même, quand l'harmonie dont elle tire son origine, réveille en elle les principes secrets de la nature. {1,6,4} Je parle selon l'opinion de plusieurs qui la composent de consonances musicales. Car Platon (qui est prince de la Philosophie, si les sectateurs d'Aristote ne s'y opposent) l'ayant composée d'une substance divisible et indivisible, d'une nature même et diverse, a cru qu'elle ne pouvait siibsister, s'il n'assemblait la dissemblance des limites que produisait la diverse section de l'unité par les proportions sesquialtère, sesquitierce et sesquioctave, {1,6,5} y appliquant celle du semiton mineur, et de la neuvième partie du ton; pour montrer en peu de mots par cette distance et mutuelle concorde des choses répugnantes, qu'il y a de l'alliance entre l'âme et la Musique; de là vient que par de certains conduits, et comme par des mines inconnues elle pénètre partout, pousse les pointes de sa vivacité,et se conforme a chaque naturel, et selon que la faveur Diuine nous est plus ou moins libérale, semble faire en chacun de nous une harmonie de raison, de vie, et de sentiment. {1,6,6} Elle distribue du plaisir à tous, et paraît en chacun d'eux dans sa pureté, si la pesanteur et la massc du corps ne l'étouffent ; ou si le bruit de dehors ne choque la tranquillité de l'esprit. Et pour lors que peut-on goûter de plus agréable que cette harmonie, laquelle s'il faut dire ainsi, rappelle au dedans avec ses voix naturelles, l'âme que le bruit attirait au dehors? Est-il tien de plus semblable à l'esprit que voix? {1,6,7} laquelle bien qu'elle se forme en un seul endroit trouve un passage aisé, mais invisîble et inconnu pour aller remplir les oreilles de tous ceux qui sont à l'entour, et pour pénétrer par son énergie la densité des corps solides, dans lesquels comme avec la main elle meut secrètement nostre âme, tantôt l'abbaissant, tantôt la haussant comme il lui plaît. Assurément quoique la voix ne sois en aucune façon esprit, elle porte néantmoins l'esprit qui est tantôt humain, tantost diuin, et d'autre fois Pithonique. {1,6,8} Mais quand elle est parée de toutes ses grâces, elle charme les humeurs les plus farouches, dissipe la tristesse par une gaieté qu'elle produit, et chasse de l'âme tous les tourbillons et les brouillards qui noircissent ses pense`es. C'est pourquoi les saints pères quand l'église s'est élargie, ont été d'avis qu'on se servit de voix et d'instruments dans le service divin pour l'instruction des moeurs, et pour entretenir vne sante joie dans l'esprit des chrétiens durant les prières. Si l'authorité de l'église militante n'est pas d'assez grand poids, écoutez la musique de la triomphante. Saint Jean le fils de tonnerre n'en a-t-il pas vu et montré les anciens, dont les voix étaient semblables à des harpes touchées par des sauants maîtres. {1,6,9} Si vous ne les avez pas encore entendus, écoutez le royal musicien qui saute de joie, il vous fera particicipant de son royaume et de sa réjouissance. "Prenez", dit-il, "un luth , donnez un psalterium avec une harpe". Pourquoi? "Pour faire sonner les louanges du seigneur dans un concert de voix, d'orgues et de luths". {Psaumes, LXXX, 3} Voilà quel devrait être le seul, ou du moins le principal usage de la symphonie. {1,6,10} Car la mesure Phrygienne, et les autres delicatesses qui n'ont été ïnstituées que pour le vice, témoignent assez la corruption de ceux qui s'en servent. Un art si divin n'a-il pas raison de se plaindre et de soupirer de ce que la débauche des hommes l'abâtardit, et que l'on a appliqué du fard sur sa beauté genereuse pour l'accommoder en courtisane, elle qui embrasait les hommes courageux de l'amour de la Vertu. C'était autrefois un crime pour un homme d'authorité de chanter des chansons amoureuses, et maintenant c'est une louange pour les plus sérieux de chanter aucc plus de grâce ces airs, qui ne sont à proprement parler que des badineries. {1,6,11} Maintenant la musîque profane le sacré culte de la religion, lors qu'en présence de sa majesté divine, dans le milieu du sanctuaire elle tâche de ramollir les faibles âmes qu'elle tient par les oreilles, avec une voix lascive et une vaine ostentation de fredons : quand vous viendrez à ouïr les concerts de ceux qui commencent, de ceux qui répondent, de ceux qui chantent, de ceux qui contrechantent, et répondcnt avec Ies souspirs et les syncopes, vous croirez entendre plutôt des sirènes que des hommes.Vous admirerez la facilité qu'ils ont de manier leur voix en sorte, que ni le rossignoI, ni le serin n'en sauraient approcher, {1,6,12} Tant ils la savent bien hausser et baisser, lui donner tant d'inflexions, diminuer ou doubler les notes, mêlant avec une si douce harmonie les basses et les dessus, la haute-contre et la taille, que leurs charmes ne laissent pas aux oreilles la liberté d'en pouvoir juger : alors l'esprit enchanté d'une si puissante douceur, ne saurait méditer ce qu'il écoute des concerts si mignards. {1,6,13} Ils exciteraient plutôt une démangeaison â la volupté, qu'une ardeur à la dévotion : mais quand ils ne sont point dissolus, ils détournent les soins de I'âme, ou les en chassent, appaisent la trop grande inquiétude des choses temporelles, communiquent je ne sais quel repos, et par une joiee en dieu dont l'âme est doucement saisie, transportent l'esprit humain dans le choeur des anges. {1,6,14} Mais, ce direz-vous, qui donnera Ies règles de cette modération ? ce sera le prophète: "Mes lèvres se réjouiront quand je chanterai pour vous". {Psaumes, LXX, 23} Si donc de l'abondance du coeur votre bouche entonne les louanges de dieu, si votre esprit chante avec votre langue, enfin si vous chantez sagement, quand mêmee vous n'entendriez pas ce que vous chantez, vous observez la règle de modération. C'est lorsque le cantique de votre âme mérite l'attenrion du ciel, plutôt que ne fait celui de votre bouche ; c'est lorsque vous arrêtez le bras du toutpuissant. Mais celui qui tâche d'exprimer la passion qu'il a pour le plaisir ou pour la vanité, qui prostitue la beauté de sa voix â sa concupiscence, et qui veut tirer de la musique des services de maquerelle, ne sait point le cantique du seigneur, il ne sait que des chansons Babylonniennes qu'il fredonne en une terre étrangère. {1,6,15} Et je ne sais pourquoi l'on les trove plus agréables, si ce n'est que "La défense d'un mal en fait croître l'amour", {Ovide, Les Amours, III, 4, 17} et que les viandes dérobées, et le pain caché, sont de bien meilleur goût. La mesure Phrygienne et toutes celles qui débanchent les esprits, et les poussent peu à peu dans la lasciveté, et dans le luxe, furent bientôt bannies de la cour de Grèce par le décret des philosophes. {1,6,16} Les femmes de Thrace et les jeunes mariées tournèrent-elles pas Ieur furie sur Orphée, qu'ils envoyèrent aux Enfers, parce qu'il débauchait les plus beaux garçons avec les charmes lascifs de son luth : elles le traitèrent si mal, que les Parques impitoyables en eurent quelque pitié; il est vrai qu'il fléchit les ombres et qu'il ramollit la dureté de Pluton, qui lui rendit son Euridyce, mais ce fut avec une malheureuse condition. Ce qui nous montre que le gain de ces gens-là n'a d'ordinaire que mauvaise issue, peut-erre pource que "Un profit sans honneur ne saurait être utile". {Ovide, Les Amours, I, X, 48} {1,6,17} Notre siècle envoiee quérir de toutes parts ce qui peut corrompre les moeurs, et efféminer les esprits ; bien qu'il ait assez de vices sans en rechercher dauantage. Si vous en trouvez quelqu'un de cette sorte qui soit sage, modeste, et pudique, contez-le hardiment entre les plus grands hommes du siecle, car c'en un Phoenix. {1,6,18} Pour ce sujet un homme de ce temps, vénérable pour sa sainteté, directeur de plus de 7000 Nonnains {nonnes} a ordonné que dans tous ses monastères les Psaumes se prononcent déuotement sans aucune inflexion de voix. La mignardise cousine germaine de la volupté lui a été suspecte, parce que la volupté est la mère des appétits déreglés. {1,6,19} Est-ce pas la musique qui donne des pointes aux médisances, comme si les poisons n'étaient pas mortels s'ils n'étaient sucrés? Quoi jeter du bois dans la fournaise, verser de l'huile dans le feu, et donner du venin à un serpent, est-ce pas une manie : car il n'y a point de différence entre les choses qui ont même substance, quoiqu'on les déguise de diverses paroles ; ce que les Grecs nomment Symposion, compotation , ou buvette, nous l'appellons par un plus honnête nom convives. {1,6,20} A cause qu'il semble qu'une assemblée de convives, qui veut dire de gents vivants enseruble, est plus honnête qu'une compotation, qui dit une assemblée de buveurs. Les banquets ont-ils pas assez de folies sans dire encor excités par des chansons. Dieu ne le défend-il pas par ces paroles : "Malheur à vous qui vous levez du matin pour ivrongner, qui beuvez depuis le soleil levant jusques au soleil couchant, pour vous noyer dans le vin. {1,6,21} La harpe, le luth, le tabourin, les hautbois, et le vin sont dans vos banquets, et vous ne regardez pas l'ouvrage du seigneur , ni ne considérez pas les ouvrages de ses mains. {Isaie, V, 11-12} Quoi ? le roi de Babylone ne vit que durant le banquet cette effroyable main qui écrivait "Mane Thecel Phares", qui signifie royaume compté pesé et divisé. {Daniel, V, 25} {1,6,22} Car par arrêt divin, celui qui expose pour la vaine réjouissance de la volupté les vaisseaux humains du seigneur, je veux dire les corps, et qui ouvre le cabinet nuptial du céleste époux aux impuretés de l'esprit malin, est déclaré incapable de la couronne. "Argus qui de cent yeux eut la tête éclairée", {Ovide, Les Métamorphose, I, 625} les perdit tous par la douceur d'une flûte ; ses lumières furent aussitôt éteintes qu'assoupies: {1,6,23} en avez-vous davantage, pour vous assurer que vous serez plus circonspect et plus vigilant ? [1,7] CHAPITRE VII. De la dissemblance d'Augustin et de Néron pour la musique. {1,7,1} Comme Auguste un jour jouait du tabourin en un banquet, un soldat dit par reproche : "Voyez-vous que cette main qui doit régir l'univers remue bien les doigts sur cet instrument". Auguste frappé de ce brocard défendit dès lors un si vain passe-temps à ses yeux, à ses mains et à sa bouche, et depuis on sut toujours bon gré à ce soldat. Mais Néron le plus abominable non pas des empereurs mais des hommes, se plut tellement à la douceur de sa voix, qu'il s'abstenait des fruits et des viandes qui la pouvaient gâter et se purgeait souvent par lavements et par vomitoire et tenait, par l'avis de ses médecins, une plaque de plomb sur son ventre quand il était couché. {1,7,2} Il était si ravi de son chant, qu'une fois un tremblement de terre ayant ébranlé le Théâtre, il n'en voulut point sortir qu'il n'eût achevé. Il n'était permis à qui que ce fût, de sortir durant qu'il chantait; ce qui causa que plusieurs, ennuyés de l'écouter, firent les morts pour se faire emporter. Il n'appelait jamais ses soldats que par la voix d'un autre, et ne faisait rien ni par jeu ni sérieusement, qu'il n'eut à ses côtés un chantre, qui l'avertissait d'épargner ses artères. {1,7,3} Il était au reste si curieux d'instruments, qu'il portait envie à ceux qui les savaient toucher et faisait gloire d'être appelé joueur de harpe, sur quoi Juvénal a dit : "Né sous un Empereur qui fut bon violon, Il doit assurément danser le Pantalon". {Juvénal, Satires, VIII, 198-199} Dans cette grande charge il se rendit ennemi mortel de toute gravité, {1,7,4} il persécuta la Philosophie, comme ennemie de la Majesté de l'Empire, et craignit si fort les esprits sérieux, qu'il se rangea sous la tutelle des Bateleurs, dont il exerça le métier infâme : c'est ce que lui reproche le poète : "Un farceur donnera ce que les Grands ne peuvent". {Juvénal, Satires, VII, 90} Mais étant le plus avare des mortels, jamais il ne donnait de charge qu'il n'ajoutât : "sais-tutu de quoi j'ai besoin", ou cette autre : "qui gouverne tout a besoin de tout"; et cependant il jetait à pleines mains à ses Bateleurs des sommes excessives, des charges et des honneurs plus ou moins, selon l'estime qu'il en faisait, honorant les uns du nom de Patrice, les autres de celui de Sénateur, {1,7,5} ou de quelque autre titre remarquable. [1,8] CHAPITRE VIII. Des Bouffons, des Charlatans et des Enchanteurs. {1,8,0} Quelques-uns aujourd'hui limitent en partie, bien qu'aucun d'eux ne voulût tomber dans ces méchancetés effroyables mais ils prostituent leurs libéralités à des farceurs et, par une magnificence aveugle et méprisable, font des dépenses plus dignes de pitié que d'admiration, pour donner le plaisir de leur batelage. Le siècle de Néron avait de plus honnêtes bateleurs, si l'on peut appeler honnête tout ce qui répugne à la generosité d'un homme libre. {1,8,2} Je ne dis pourtant pas que tout histrion exerce son métier honteusement, bien que sans doute il soit honteux d'être tel. Et pour dire vrai les histrions étaient ceux qui par des gestes de corps, par des artifices de paroles, et par une certaine prononciation représentaient en public des histoires ou véritables ou feintes. Tels étaient ceux qui jouaient les comédies de Plaute ou de Ménandre et qui savaient l'art de notre Térence. {1,8,3} Mais les comédiens et les tragédies se sont évanouies avec ces rares esprits qui remplissaient le théâtre de leurs belles pièces. Ceux que vous trouverez maintenant ne sont que des faquins et des gens de basse condition. Horace nous montre quel était l'usage des comédies de son temps : "LeThéâtre a dessein d'enseigner ou de plaire, Ou d'être pour les moeurs plaisant et nécessaire". {Horace, L'Art poétique, 333-334}. {1,8,4} Notre siècle étant descendu aux fables, ne prête seulement pas son coeur à la vanité mais encore chatouille sa fainéantise par la volupté de ses yeux et de ses oreilles : elle attire la luxure par des allumettes qu'elle y apporte. Le paresseux y trouve de quoi flatter sa paresse et de quoi l'endormir par la douceur des instruments et par la mignardse des voix ou par le plaisir que leurs donnent les farceurs ou par l'ivrognerie, qui est encore plus déshonnête; que ne se servent-ils plutôt du conseil d'Horace ? "Que ceux à qui le sommeil n'est pas libre Soignent trois fois et traversent le Tibre". {Horace, Les Satires, II,1,8-9}. {1,8,5} L'Ecclésiaste dit aussi : "Le sommeil est doux à celui qui travaille, soit qu'il mange beaucoup ou qu'il mange peu". {L'Ecclésiaste, V,11} Car l'exercice engendre et maintient la douceur du repos, qui se perd par une trop longue oisiveté et qui devient trop fade par une excessive paresse. Certes l'homme se rend oiseux par ses désirs et l'oisiueté déloge du sanctuaire de l'âme toutes les inclinations vertueuses. {1,8,6} Le poète s'écrie : "L'oisiveté du corps rend l'âme fainéante Voie que l'eau qui croupit devient bientôt puante". {Ovide, Les Pontiques, I,5,5} Comment? Vous l'apprendrez du même auteur : "Égiste se souilla d'un inceste et pourquoi ? La raison en est claire, il n'avait point d'emploi." {Ovide, Les remèdes à l'amour, 160-162} Un très savant homme et très saint père te donne ce conseil, que l'ennemi du genre humain ne te trouve point sans occupation afin qu'aussi heureusement que prudemment tu la puisse opposer comme un bouclier à tous les traits de ses tentations. Un poète conseille de fuir l'oisiveté, comnne une Syrène qui attire dans le précipice. {Horace, Les Satires, II,3,14-15} Nos bateleurs nous y poussent. {1,8,7} L'ennui se glisse aisément dans un esprit vide, qui ne se peut supporter lui-même, s'il ne se chatouille avec quelque volupté : C'est pour cela qu'on a introduit les spectacles et les parades de la vanité, pour entretenir plus pernicieusement ceux qui ne veulent rien faire. Je dis plus pernicieusement, car l'oisiveté serait encore moins dangereuse qu'une telle occupation. De là sont venus les harlequins, les sauteurs, les charlatans, les émiliants, les gladiateurs, les maîtres d'escrime, les lutteurs, les prestigiateurs, les sorciers, et enfin toute la troupe des bateleurs. {1,8,8} Qui se sont tellement avancés qu'ils entrent chez les grands, d'où l'on ne chasse pas même ceux qui découvrent leur nudité avec une telle infamie qu'un cynique rougirait de les voir. O prodige de honte! l'on ne les jette pas dehors, lorsque de dessous du théâtre, il se fait un bruit qui infecte l'air, témoin de la turpitude qu'ils exercent. {1,8,9} Après cela vous estimerez sage un homme qui leur prête ses yeux ou ses oreilles mais qui ne verrait librement et qui ne rirait en voyant que l'artifice du charlatan est effacé si tôt qu'il s'est lavé de son urine et qu'il rend la vue que ses prestiges avaient fascinée. Je fuis d'accord qu'un homme de bien puisse honnêtement se donner quelque modeste plaisir : mais auss c'est une ignominie de laisser amollir sa gravité par des occupations si lasciues. {1,8,10} Les yeux d'un honnête homme ne doivent jamais se porter sur ces spectacles, et principalement s'ils sont déshonnêtes, de peur que l'incontinence de sa vue ne témoigne l'impudicité de ses affections. {1,8,11} Paride étant préteur reprit fort à propos son collègue Sophocle en ces termes. Le préteur Sophocle doit avoir non seulement la continence des mains mais encore celle de la vue. Détourne tes yeux de dessus la vanité, disait un homme à qui la puissance royale permettait beaucoup ; il savait bien la verité de ce que Jérémie pleurait en ces termes : "parce que mon oeil a mis mon âme au pillage". Toutefois le jugement du sage discerne ce qui est bien ou malséant en chaque occasion, et ne craint pas d'entendre les apologues et les belles narrations ou de voir les spectacles qui sont utiles et honnêtes, et qui servent d'instruction à la vertu. Qui doute que l'autorité des pères de l'église n'ait fermé la porte des sacrements et de la communion aux bateleurs pendant qu'ils perséuèrent en leur malice. {1,8,12} Vous pouvez colliger de là combien leurs fauteurs sont coupables, si celui qui consent à la faute est puni de même que celui qui la commet. Ceux qui donnent aux bateleurs, pourquoi le font-ils si ce n'est pour entretenir leur méchanceté? celui qui entretient la méchanceté vous semble-t-il homme de bien ? Mais quoi que tous ces farceurs soient haissables, ceux dont la malice est la moins nuisible sont les plus supportables. [1,9] CHAPITRE IX. Des prestiges, l'étymologie, et l'Autheur d'iceux. Des saints Pères ont chassé de la Cour il y a longtemps ceux qui exercent des prestiges plus nuisibles,quj professent la magie et diverses espèces de mathématique censurée. Parce qu'ils savaient bien que tous ces artificieux rnaléfices procédaient de la mortelle familiarité des hommes avec les démons, qui leur font souvent dire la verité, en intention de tromper ceux qui les consultent. Dieu veut détourner l'ami fidèle de ce précipice par ces paroles : S'ils vous prédisent quelque chose qui arrive, ne les croyez pas. Le mot de prestiges vient du verbe latin "praestringere" éblouir, parce qu'ils éblouissent et trompent subtilement la vue. Mercure en est estimé l'auteur, qui fut le plus savant des Magiciens jusques-là qu'il rendait les objets invisibles ou les faisait paraître sous une autre forme.Tous ces prestiges appartiennent à la magie, comme à leur genre dont il y a diverses espèces. [1,10] CHAPITRE X. Des Magiciens et d'où vient ce nom. Les Magiciens ainsi nommés, à cause de la grandeur de leurs opérations, sont ceux qui par la permission divine ébranlent les éléments, ôtent la forme aux objets, prédisent souvent l'avenir, troublent l'imagination des hommes, leur envoyent des songes et par la violence de leurs charmes les font quelquefois mourir. Notre Lucain ne l'ignora pas. "Sans la vertu d'aucun mortel breuvage, L'enchantement trouble un esprit bien sage". {Lucain La Pharsale, VI, 457-458} Et, de peur que l'autorité d'un poète ne soit peu considérable, que l'on regarde Iamnès et Mambré, magiciens de Pharaon, (car l'Égypte est la mère des sorcelleries et des superstitions) qui résistèrent non seulement à Moïse, mais encore combattirent contre lui par signes et par miracles. Mais ils furent contraints aussitôt de reconnaître la vertu de Dieu dans les signes que faisait ce patriarche. [1,11] CHAPITRE XI. Des espèces de la Magie. Varron philosophe trés curieux a pris des quatre éléments quatre espèces de diuination, la pyromance, l'aéromance, l'hydromance et la géomance, desquelles plusieurs autres rameaux sont provignés, soit que la diuination se fasse par art ou par fureur, desquels je veux rapporter quelques noms seulement par exemple. [1,12] CHAPITRE XII. Qui sont les enchanteurs, Arioles, Aruspices, Tythonisses, Imagers, Conjectureurs, Chiromanciens, Spéculaires, Mathématiciens, Sauteurs, Sorciers, Augurs. Les enchanteurs sont ceux qui font la Magie avec des paroles. Les Arioles sont des prières sacrilèges ou des sacrifices exécrables sur les autels. La main du Seigneur s'est toujours étendue sur leur tête, suivant le Prophète : "Ne souffre pas en vie les Arioles et les Magiciens". {Exode, XXII, 18} Les Aruspices sont ceux qui regardent les heures et qui prescrivent ce qu'il faut faire en chacune. L'apôtre les condamne en l'Épître aux Galates : "Je crains d'avoir travaillé pour vous en vain. Car vous observez les jours, les ans, les mois, et les temps, quoique la prospérité d'une entreprise ne doive point être attendue des temps mais du nom du Dieu vivant". {Paul, épître aux Galates, IV, 11} L'Aruspice s'occupe aussi en l'inspection des entrailles. Tages, comme on dit, inventa cette divination ainsi qu'on le tire de ces vers de Lucain : "Il vous importe peu d'ouvrir une victime, C'est un art que Tages mit premier en estime". {Lucain, La guerre civile, I, 636-637} Sous ce mot d'entrailles ils comprennent tout ce qui est couvert de la peau. C'est pourquoi tous ceux qui devinent sur les os ou sur le sang de l'animal, touchant les choses de l'avenir, du passé ou du présent, sont pareillement Aruspices. Car la divination ne consiste qu'à découvrir les choses cachées par la connaissance de la vérité vu qu'il est certain que la prophétie est aussi bien du présent et du passé que de l'avenir. Si on y ajoute du sang elle devient Nécromance, ainsi nommée parce qu'elle s'occupe à interroger les morts que les Grecs nomment g-Nekroi; elle semble avoir la puissance de ressusciter les morts pour en tirer la vérité. Telle est la tromperie des démons, qui abusent les hommes et se jouent ainsi de leur impiété. Les Pythiens sont ceux que l'esprit Pythonique fait prophétiser, il se trouve plus souvent dans des vierges, afin d'abuser les hommes par une plus belle apparence, comme si la pureté du corps et de I'esprit agréait à cet esprit d'impureté. Les Vultivoles sont ceux qui pour changer les inclinations des hommes, expriment sur la cire ou sur quelque matière molle les effigies de ceux qu'ils veulent pervertir. Virgile en fait mention dans ses Églogues : "De même que la boue à ce feu devient dure, Et que la cire encore de contraire nature, Se fond à la chaleur, je vois bien que tu fais, Amour, dans mon Berger de semblables effets". {Virgile, Églogue, VIII, 80-81} Ovide en parle dans ses épîtres : "Elle fait tourmenter par ses charmes puissants, L'original vivant dans un portrait de cire, Et sait par son aiguille envoyer le martyre Dans les entrailles des absents". {Ovide, Les Héroïdes, VI, 94} Le remède contre cette sorcellerie est aisé, celui qui en est tourmenté doit aller trouver ceux qu'il en soupçonne, et leur faire nier ou révoquer leur charme. Les Imagers sont ceux qui font des images aux noms et, sous la possession de quelques esprits, afin d'être éclaircis par eux des doutes qu'ils leurs demanderont. L'Écriture les a convaincus d'idolatrie, et le jugement de Dieu les a condamnés. Les Conjectureurs sont ceux qui s'attribuent l'art d'interpréter les songes. Les Chiromantiens révèlent les choses cachées par l'inspection de la main. Les Spéculaires regardent sur des corps polis et bien luisants comme sont des chaudrons de fin airain, des verres et des diverses espèces de miroirs, pour répondre aux demandes de ceux qui les consultent, c'est cette divination que l'écriture dit que Joseph exerça, ou plutôt dont il fit le semblant, quand il accusa ses frères de lui avoir dérobé la coupe dans laquelle il devinait. Les Mathématiciens, quoique ce nom soit général à tous les autres, sont proprement ceux qui par la position des étoiles, par la situation du firmament, et par le mouvement des planètes tirent des conjectures de l'avenir; de ceux-ci parlent les poètes : "La Parque tient nos jours dans la même balance, Où l'astre des Jumeaux guida notre naissance: D'où la conformité rend semblables nos moeurs, Ou d'un bon Jupiter nous rompons les humeurs, D'un Saturne mauvais qui porte le désastre Nous sommes accordés tous deux par un même astre". {Perse, Satire V, 48-51} Comme s'il y avait une démonstration que le mouvement des astres et leur conjonction peut causer quelque nécessité dans les actions qui procèdent du franc-arbitre. Les Génethliaques en sont une espèce. Ils considèrent les heures de la Genèse, c'est-à-dire de la Nativité. Le Satyrique s'en moque : "Ta naissance est connue des Génethliaques". {Juvénal, Satire XIV, 248} Et en cet autre endroit: "Par un augure vain tu produis deux Jumeaux, Horoscope trompeur". {Perse, Satire VI, 18} Cette science a fleuri et peut-être n'a pas été défendue jusqu'â tant qu'une étoile du ciel déclara la naissance du Fils de Dieu et seruit d'admirable et nouvelle guide aux Mages pour le venir adorer, qui n'étaient point reprouvés puisqu'ils étaient les premiers de la foi : du depuis elle a été entièrement défendue. Les Sauteurs sur le saut des membres ou sur quelque mouvement du corps promettent bonheur ou malheur. Les Sorciers sont ceux qui sous le nom d'une sainte religion prédisent les événements des choses par une superstitieuse observation. De cette espèce sont les sorts des Apôtres, ceux des Prophètes et des divisants; l'inspection de la table Pythagorique et l'observation de quelque accident dans la signification de la chose qu'on demande. L'augure, invention des Phrygiens, observe le vol ou le chant des oiseaux; or selon les préceptes de cet art, le vol est pris tant pour le mouvement des ailes que pour celui des pieds ; car la voile est la partie intérieure de la main et du pied. Virgile nous décrit des pigeons volants pour des pigeons marchants; car c'est signe de bonheur si les pigeons marchent devant vous, pourvu qu'ils mangent en cheminant. {Virgile, L'Énéide, VI, 190 sqq.} [1,13] CHAPITRE XIII. Des divers présages. Un consul Romain ne pouvant avoir aucun bon présage fit porter dans le chemin par où il devait passer des pigeons affamés et commanda qu'on semât des grains de froment devant eux, afin que par cet auspice il put se consoler de tous les mauvais qu'il avait eus. Mais après qu'on eût observé longtemps qu'ils ne touchaient point au grain, il les fit jeter dans la rivière, afin pour le moins qu'ils bussent, puisqu'ils ne voulaient pas manger ; ainsi ayant été noyés, ils furent un signe que le consul devait être noyé avec toute son armée par la rapidité du fleuve et de fait tel en fut l'événement. Les abeilles apporteront du miel sur les lèvres de Platon, pour présage de la douceur de son éloquence future. Hiéron, souverain de la Sicile, qu'il acquit par son mérite, ayant été exposé par son père, qui était homme de grande condition, parce qu'il était né d'une servante et qu'il lui semblait être une tache à la noblesse de sa maison, les abeilles au défaut du secours humain, amassèrent du miel autour de ses petites lèvres, dont ils le nourrirent plusieurs jours en suite de quoi il fut repris et soigneusement élevé par son père, conseillé par les Aruspices, qui l'assurèrent que ce présage promettait le royaume à son fils. Les fourmis apportaient de tous côtés des grains de froment dans le berceau du petit Midas ; ce qui lui fut un auspice des richesses qu'il posséderait, qui furent si grandes que les poètes ont feint que son attouchement changeait tout en or. La mitre qui tomba de dessus la tête de SuIpice, lui signifia la perte du Sacerdoce. Et, si vous croyez tous les contes, le cri d'une souris présagea à Fabius la perte de sa préfecture. Si dans le commencement de votre entreprise, vous trouvez vos habits rongés des souris, ne passez pas plus avant ; si en sortant vous marchez sur le seuil, ou si vous bronchez en chemin arrêtez-vous. Si sur le point de faire quelque chose vous recevez du dommage, différez ce que vous avez commencé, de peur que vous ne soyez frustré de toute votre intention ou qu'elle ne vous serve de rien quand elle s'accomplirait; attendez qu'un meilleur présage vous presente un temps plus heureux. Car toutes choses sont considérables si vous marchez, les oiseaux qu'ils appellent "Ominaux" vous prononceront quelque secret de l'avenir. Voulez-vous savoir quels ils sont ? ceux que les poètes disent avoir perdu la forme humaine pour prendre celle d'oiseau. Écoutez soigneusement la voix de la corneille, ne méprisez pas son assiette, soit qu'elle vole, soit qu'elle se repose. Il importe beaucoup si elle est du côté droit ou du gauche; considérez comme elle est posée au regard du coude de celui qui marche. Si elle est parleuse ou criarde ou du tout muette, si elle suit ou si elle précède ; si elle attend ou si elle fuit, et où elle s'envole. Virgile en parle : "Si la corneille gauche assise sur yeuse Ne m'eût fait terminer tous ces nouveaux procès Meris et Menalcas sans en voir le succès Auraient eu de leurs jours une fin malheureuse". {Virgile, Églogue, IX, 15-16} En quoi il semble avoir manqué contre les lois de l'art : car la corneille dont il parle, comme d'un oiseau qui conserve la vie, ne sert pas aux grands auspices. Si par une aventure extraordinaire il ne se faisait un signe en cet oiseau contre sa nature, tel que fut celui que donna la corneille du rocher Tarpeien sur la prochaine mort d'un méchant empereur, qui était si nécessaire et si souhaitée, lorsque marchant par la ville elle dit en Grec, tout ira bien; ce que l'augure interpréta ainsi : "La Corneille parlant du rocher Tarpeien, N'a pu dire tout va, mais tout ira fort bien". {Suétone, Vie de Domitien, XII, 23} Mais vous pardonnerez à un si savant homme, qui a voulu exprimer la simplicité rustique, ou qui peut-être l'a fait exprès, par cette raison que la vie des pauvres semble de peu de conséquence aux riches. Le corbeau que vous devez aussi considérer attentivement donne des auspices pour de plus grandes choses, et est toujours plus important que la corneille. Ensuite "Le Cygne aux Mariniers esi d'un heureux auspice". Comme un oiseau qui ayant grande familiarité avec les eaux, doit connaître leurs secrets. Savez-vous pas que dans Virgile six cygnes s'égayant dans l'air {Virgile, L'Énéide, I, 393} annoncèrent à Enée le retour de sa flotte, selon l'interprétation de Venus. Car leur gaieté ne présage seulement pas aux matelots, mais encore à tous les voyageurs la faveur d'un bon événement, s'ils ne sont battus par la rencontre de quelque oiseau plus fort. Car l'aigle, comme il est le roi des oiseaux, si vous en exceptez l'Alérion, qui est la plus puissante espèce d'aigle, annule par son autorité royale la créance qu'on doit à tous les autres. Ainsi dans Stace l'armée des Grecs eût pu s'assurer sur l'auspice d'une bande d'oiseaux, si une autre plus forte venant de la mer, comme leur explique Amphiaraus, n'eût préfiguré leur ruine. {Stace, La Thébaide, III, 500 sqq.} Car quoique l'aigle cède en force à quelque autre, il ne cède pourtant à pas un dans la certitude de la divination, parce qu'il a le vol meilleur que tous les autres, et que Jupiter l'admet dans sa confidence. Davantage, il a la vue si forte, que d'auprès des nues il aperçoit des petits poissons dans le fonds de la mer et peut arrêter son regard sur le Soleil, ce qui n'est permis a pas un autre animal; c'est pourquoi par la subtilité de sa vue et par la faveur de Jupiter, il a obtenu la préscience des choses cachées et mystérieuses. Car qui oserait accuser de fausse interprétation celui qui entre dans le conseil de Jupiter ? Un aigle survenant au milieu de la bataille donna la victoire aux Locriens contre les Crotoniates, là où une petite poignée de gens défit une grande armée. Ce présage fut renforcé par un plus grand, car deux jeunes hommes en habit blanc, de belle taille et d'une rare beauté, marchèrent devant les Locriens des deux côtés de leur armée. La commune opinion crut que c'étaient Castor et Pollux. {Justin, L'Histoire universelle, XX,3} Tous les auspices quand ils sont doubles sont plus puissants. Un Aigle s'assit à l'improviste sur le bouclier d'Hiéron durant ses premières guerres ; ce qui dénota qu'iI serait homme d'exécution et qu'il monterait sur le trône. Le jour de la naissance d'Alexandre deux aigles se perchèrent un jour tout entier sur le faîte de la maison de Philippe, ce qui lui promettait un double empire de l'Asie et de l'Europe. Les vautours signifient peines et rapacité, comme vous le voyez dans l'origine de Rome. Le Phoenix promet une grande félicité; ainsi la nouvelle Rome fut bâtie sous de bons auspices, parce qu'on vit un Phoenix. L'oiseau Picta donna le nom à la ville de Poitiers, qui préfigurait par sa couleur et par sa voix la légèreté de cette nation. Le héron en latin Ardea est auspice des choses ardues, difficiles. La cigogne qui est oiseau de paix, rencontre la concorde ou la promet. La grue apporte toujours ce qui est utile : d'ail vient le vieux mot latin "gruere", qui a pour composés "congruere" convenir et "ingruere" nuire, comme vous le voyez par ce vers, "Bis uitibus ingruit imber". "Deux fois leur ombrage menace les vignes". {Virgile, Les Géorgiques, II, 410} Ne méprisez pas aussi les plus petits; car la pie babillarde vous doit rendre plus avisé et circonspect en plusieurs choses, principalement en la réception des hôtes. Si l'oiseau qu'on appelle Albanellus traverse votre chemin de gauche à droit, ne doutez pas qu'on ne vous fasse bonne réception ; s'il passe de droit à gauche, attendez tout le contraire. Les oiseaux domestiques ne sont pas rejetés de cette divination : le chant du coq doit confirmer l'espérance de ceux qui commencent quelque ouvrage en quelque voyage. Livie étant grosse de Tibère prit un oeuf de dessous une poule, qu'elle échauffa si longtemps dans ses mains et dans celles de ses suivantes, qu'il en sortit un coq avec une fort belle crête. D'où les augures promirent l'empire à l'enfant dont elle était grosse. Le hibou, la frefaye et le chathuan n'ont jamais que de malheureux auspices. Le chathuan pourtant, parce que les ténèbres de la nuit ne l'aveuglent pas, signifie diligence et vigilance; comme on le vit dans l'augure de celui, qui s'assit sur le javelot d'Hiéron, pour montrer qu'il serait fort diligent. Didon dans les embrassements d'Énée reconnut son malheur par l'hurlement d'un hibou. Si un épervier, ou quelque oiseau de proie fait quelque prise à la vue d'un voyageur, il est menacé de voleurs dans son chemin. Ovide fait allusion à cela en se moquant : "Nous fuyons l'épervier qui vit toujours en guerre". {Ovide, L'art d'aimer, II, 147} Le Roitelet ne laisse pas quelquefois d'annoncer des vérités et les oisillons par leur fuite ou par leur approche présagent l'accroissement ou la diminution d'une famille. Pour le vol de tous oiseaux, tant plus il est paisible et serein, tant plus il est louable. Voilà pourquoi cet augure ci-dessus nommé se plaint â Mélampe et conjecture la déroute des Grecs. "Vois qu'aucun des oiseaux ne tient son vol paisible". {Stace, La Thébaïde, III, 503-504} Vous considérerez aussi les bêtes touchant votre voyage. La rencontre d'un lièvre s'il vous échappe est à craindre, car assurément il est meilleur dans un plat que dans un chemin. Faites fête à un loup si vous le rencontrez, car il porte bonnes nouvelles ; encore que sa vue soit nuisible à celui qu'il regarde le premier et qu'il hume la voix par son haleine : "Méris n'a plus de voix, C'est que le loup l'a vu le premier dans le bois". {Virgile, Églogue IX, 53} Hiéron de Sicile était â l'école qui écrivait avec son stylet parmi ses compagnons, lorsqu'un loup parut au milieu de tous ces enfants qui lui ôta ses tablettes, lui donnant par cette espèce de prodige inouï des assurances de bonheur. Outre cela l'on ne doutera point de la vertu du loup, si l'on se souvient que les Romains ont été nourris du lait d'une louve. D'où vient que la plus grande douceur qui soit parmi ce peuple tient encore de l'humeur de loup, et que les premiers d'entre-eux s'entregardèrent la foi qu'ils avaient sucée d'une telle mère et la transmirent à leurs descendants par droit de nature. Vous irez au devant des brebis avec joie mais évitez les chèvres. A quoi Virgile fait allusion : "Gardez-vous de ce bouc, sa corne est dangereuse". {Virgile, Églogue IX, 25} La rencontre des boeufs qui tournent la meule est agréable, mais encore plus de ceux qui labourent et ne vous fâchez pas s'ils rompent le chemin, car le retardement que cela signifie sera récompensé par le bon traitement qu'on vous fera. Le mulet dl de mauvais augure. L'âne est inutile, quoique d'ailleurs il serve beaucoup au moulin. Le cheval est quelquefois bon, mais pour moi je n'y trouve rien de meilleur que les services qu'il rend dans les commodités de la vie, il signifie querelles et combats, ce qui est adouci quelquefois par le poids qu'il a, ou par l'usage dans lequel on le trouve. Anchise voyant des chevaux blancs aussitôt qu'il eut découvert l'Italie, s'écria : "Tu prépares, ô Terre, aux pauvres Phrygiens une sanglante guerre". {Virgile, L'Énéide, III, 539} J'aime mieux qu'on serve sur la table un cerf, un chevreuil, un sanglier, ou un âne sauvage, que non pas qu'on l'oppose dans le chemin. Énée, ayant terrassé autant de cerfs qu'il avait de navires, convertit à son profit le danger de ce présage qui lui semblait contraire. Un chien suivant est fort commode ; l'ange de Tobie, si la tradition des Hébreux en est crue, n'en eut pas la compagnie désagréable. Que dirais-je de ce que Cyrus, exposé par sou pere, fut élevé par une chienne pour parvenir un jour l'empire des Perses. La sauterelle, quoiqu'elle n'ait pas grand pouuoir, traverse pourtant les desseins de ceux qui cheminent, appelée peut-être "locusta", parce qu'elle les fait "loco stare", c'est-à-dire, arrêter ceux qui marchent. La cigale au contraire doit avancer le pas du voyageur, et rendre 1'événement plus joyeux. L'araignée qui tire son fil de haut en bas apporte espérance d'argent. Le crapaud présage bonne issue; mais pour moi je n'en saurais seulement supporter la vue. Mais il n'y a rien de plus puissant, rien de plus efficace, rien qui assure mieux la verité pour les présages que l'homme. Si vous exercez donc cet art exactement, remarquez attentivement la condition de celui que vous rencontrez, les dons qu'il a de nature, sa posture, son geste, son mouvement et le sens de ses paroles. Ils disent que c'est malheur de rencontrer un prêtre ou un moine. Et je crois qu'il est dangereux d'aller non seulement contre un ecclésiastique, mais encore contre un homme sage. Il est encore meilleur de rencontrer des gens de basse condition comme des valets, que des seigneurs et des gens de marque. Prenez aussi pour malheur une femme qui va nue tête, si, comme dit Pline, elle n'est publique ou prostituée à plusieurs, car en effet, il n'est pas bon de trouver une femme qui "ôtant sa coiffure n'a point de honte de déshonorer son chef". Vous connaîtrez quelle sera la suite de l'affaire que vous entreprenez par les paroles que vous entendrez au commencement de votre entreprise. "Le Dieu dont le savoir guérit le genre humain, Courbé sur un bâton qu'il tenait en sa main : Toute chose, dit-il, quand elle est bien conçue Dans son commencement présage son issue Sa voix nous étonna, l'augure qui l'entendit, Par le premier oiseau le succès nous prédit". {Ovide, Les fastes, I, 177-179} Tels sont les pronostics du futur. Petilius, consul Romain assiégeant un château en Sicile, qui s'appelait "Letum", qui signifie mort, dit à ses soldats : "Aujourd'hui je prendrai Letum", ce qui arriva par hasard, car il fut tué le même jour. Un autre consul, destiné du Sénat pour la guerre contre Persès, demanda à sa petite fille qu'il trouva pleurant à l'entrée de sa porte le sujet de son affliction ; elle lui répondit que Persès était mort, c'était un petit chien. {cfr. Cicéron, De la divination, I, 46} Il partit pour aller en Macédoine, où le présage de sa petite fille fut véritable, car il vainquit le roi Persès duquel il triompha. On tire aussi des auspices de la disposition du temps et des éléments. Une douce rosée ou un peu de pluie amollit la dureté d'une mauvaise fortune. Un temps qui se prépare à la pluie et un air un peu humide félicite le succès d'un ouvrage, s'il en accompagne le commencement. Quand la fortune, qui durant un long temps avait regardé les Troyens d'un oeil d'ennui, jeta sur eux comme d'une échauguette des rayons de pitié, "Un brouillard s'éleva sur la tête d'Énée", {Virgile, L'Énéide,III, 133} Venus préparant à son fils une réception chez la reine de Carthage, l'enveloppa dans le voile d'une nuée avec son confident Achates, pour l'introduire dans le Palais et dans l'esprit de Didon. Les t6nnerres ont aussi diverses significations, car s'ils apportent dommage ils sont malheureux. Virgile : "Nos chênes par l'éclat du foudre renversés Si je l'eusse entendu le prédisaient assez". {Virgile, Églogue, I, 16-17} Il faut aussi encore remarquer, s'il est descendu tout droit ou en tournoyant, s'il a fendu l'air en beaucoup d'endroits et s'il a jeté du feu par plusieurs côtés. Car cela est un triste présage quand César prépara la guerre contre sa patrie. Les histoires ne peuvent assez raconter combien l'air fut troublé de tonnerres et de tourbillons de feu; combien y parurent de lances et de poutres embrasées. On vit : "Des astres inconnus dans des nuits plus obscures". {Lucain, La guerre civile, I, 526} Si le foudre n'est point mêlé avec la tempête, et s'il éclate à côté gauche, il annonce l'assistance des Dieux. Énée ayant entendu tonner Jupiter à gauche espère qu'il le favorisera, après qu'il lui aura offert des sacrifices. Mais de quelque sorte que ces choses aillent, la crainte naturelle qu'en ont les hommes doit être amoindrie, s'ils considèrent que personne n'est frappé du tonnerre s'il en a entendu le choc, ou vu l'éclair auparavant. Tibère qui tremblait de peur au moindre éclat du tonnerre, se couvrait la tête d'une couronne de laurier, quand l'air commençait à se troubler parce qu'on dit que les branches de cet arbre ne sont jamais touchées du foudre. Il y a bien un autre remède pour s'assurer contre ce danger, il faut que nous portions la foi de la croix dans notre cœur, la justice de la foi sur notre tête et que notre main innocente et pure nous marque sur le front le signe de la passion de Jésus-Christ, ayant toujours devant les yeux ce qu'il dit à ses fidèles pour leur ôter toute crainte: "N'ayez nullement peur des signes du ciel qui font trembler les gentils car je suis avec vous, moi le seigneur votre dieu". Ces paroles prononcées ou écoutées durant le tonnerre, ont empêché, comme on dit, que quelques-uns n'en fussent blessés. Mais rien n'ébranle si fort un homme durant cette épouvante qu'une conscience blessée et qui croit qu'à chaque moment le ciel lui demande le paiement de ses crimes : ce sont ces scélérats "Qui pensent que le ciel leur déclare la guerre, Et qu'il doit a tous coups leur lancer le tonnerre". {Juvénal, Les Satires, XIII, 223} Au contraire le juste demeure assuré comme un lion et rien ne le peut ébranler. Une lueur de feu qui ne fait point de dommage présage une gloire célèbre, et quoiqu'elle ne brûle pas, elle n'est pas moins de feu si l'on en croit Platon. Car il y a, ce dit-il, deux espèces de feu, l'une qui dévore et qui consume, l'autre qui lèche avec une lumière innocente. Il croit que la dernière est celle qui agit dans les corps supérieurs. Un feu du ciel éclaira Ascanius, compagnon de la fortune de son père, comme s'il eût eu la tête embrasée; ce qui lui présagea un grand bonheur dans sou bannissement et lui promit une lignée qui devait prospérer. La gloire d'Alexandre et d'Auguste fut présagée par le feu qui parut à leur naissance. Le vent qui souffle derrière ceux qui vont à une expédition, rend l'événement bien fortuné car il témoigne en poussant les enseignes contre les ennemis qu'elles triompheront mais s'il les repousse du côté de la patrie, elles doivent être le sujet d'une juste crainte. La terre n'est pas exempte de ces mystères mais elle ne donne que des signes de grands poids, parce que, étant fondée sur sa fermeté, elle aime mieux se reposer que se remuer; lorsqu'elle pousse des mugissements, elle lamente quelques fâcheuses aventures et proteste par la tristesse de sa voix avec combien de peine elle compatit aux malheurs de ses enfants car elle est la grande et charitable mère de tous les humains. Elle avait voulu dissuader Didon des embrassements d'Énée, mais parce que Venus, qui l'avait disposée à le recevoir, s'était saisie de son esprit, la terre témoigna par son mugissement l'amertume de son coeur, car c'est ainsi qu'elle soupire. Cette bonne mère toutes les fois qu'elle tremble avertit ses fils de quelque accident sinistre, si ce n'est peut-être qu'elle soit à cette heure là en travail d'enfant, et pour lors elle avorte ou produit un fruit inutile, parce que le plus souvent "La grossesse des monts produit une souris". {Horace, L'art poétique, 139} Voilà les belles observations que plusieurs étudient exactement; au reste, il y a tant de ces bagatelles, "Que le plus grand parleur enfin s'en lasserait". {Horace, Les Satires, I, 1, 14} et si quelque famille s'y arrête, je ne pense pas que le salut même la puisse sauver.