[1,8,0] CHAPITRE VIII. Des Bouffons, des Charlatans et des Enchanteurs. [1,8,0] Quelques-uns aujourd'hui limitent en partie, bien qu'aucun d'eux ne voulût tomber dans ces méchancetés effroyables mais ils prostituent leurs libéralités à des farceurs et, par une magnificence aveugle et méprisable, font des dépenses plus dignes de pitié que d'admiration, pour donner le plaisir de leur batelage. Le siècle de Néron avait de plus honnêtes bateleurs, si l'on peut appeler honnête tout ce qui répugne à la generosité d'un homme libre. [1,8,2] Je ne dis pourtant pas que tout histrion exerce son métier honteusement, bien que sans doute il soit honteux d'être tel. Et pour dire vrai les histrions étaient ceux qui par des gestes de corps, par des artifices de paroles, et par une certaine prononciation représentaient en public des histoires ou véritables ou feintes. Tels étaient ceux qui jouaient les comédies de Plaute ou de Ménandre et qui savaient l'art de notre Térence. [1,8,3] Mais les comédiens et les tragédies se sont évanouies avec ces rares esprits qui remplissaient le théâtre de leurs belles pièces. Ceux que vous trouverez maintenant ne sont que des faquins et des gens de basse condition. Horace nous montre quel était l'usage des comédies de son temps : "LeThéâtre a dessein d'enseigner ou de plaire, Ou d'être pour les moeurs plaisant et nécessaire". {Horace, L'Art poétique, 333-334}. [1,8,4] Notre siècle étant descendu aux fables, ne prête seulement pas son coeur à la vanité mais encore chatouille sa fainéantise par la volupté de ses yeux et de ses oreilles : elle attire la luxure par des allumettes qu'elle y apporte. Le paresseux y trouve de quoi flatter sa paresse et de quoi l'endormir par la douceur des instruments et par la mignardse des voix ou par le plaisir que leurs donnent les farceurs ou par l'ivrognerie, qui est encore plus déshonnête; que ne se servent-ils plutôt du conseil d'Horace ? "Que ceux à qui le sommeil n'est pas libre Soignent trois fois et traversent le Tibre". {Horace, Les Satires, II,1,8-9}. [1,8,5] L'Ecclésiaste dit aussi : "Le sommeil est doux à celui qui travaille, soit qu'il mange beaucoup ou qu'il mange peu". {L'Ecclésiaste, V,11} Car l'exercice engendre et maintient la douceur du repos, qui se perd par une trop longue oisiveté et qui devient trop fade par une excessive paresse. Certes l'homme se rend oiseux par ses désirs et l'oisiueté déloge du sanctuaire de l'âme toutes les inclinations vertueuses. [1,8,6] Le poète s'écrie : "L'oisiveté du corps rend l'âme fainéante Voie que l'eau qui croupit devient bientôt puante". {Ovide, Les Pontiques, I,5,5} Comment? Vous l'apprendrez du même auteur : "Égiste se souilla d'un inceste et pourquoi ? La raison en est claire, il n'avait point d'emploi." {Ovide, Les remèdes à l'amour, 160-162} Un très savant homme et très saint père te donne ce conseil, que l'ennemi du genre humain ne te trouve point sans occupation afin qu'aussi heureusement que prudemment tu la puisse opposer comme un bouclier à tous les traits de ses tentations. Un poète conseille de fuir l'oisiveté, comnne une Syrène qui attire dans le précipice. {Horace, Les Satires, II,3,14-15} Nos bateleurs nous y poussent. [1,8,7] L'ennui se glisse aisément dans un esprit vide, qui ne se peut supporter lui-même, s'il ne se chatouille avec quelque volupté : C'est pour cela qu'on a introduit les spectacles et les parades de la vanité, pour entretenir plus pernicieusement ceux qui ne veulent rien faire. Je dis plus pernicieusement, car l'oisiveté serait encore moins dangereuse qu'une telle occupation. De là sont venus les harlequins, les sauteurs, les charlatans, les émiliants, les gladiateurs, les maîtres d'escrime, les lutteurs, les prestigiateurs, les sorciers, et enfin toute la troupe des bateleurs. [1,8,8] Qui se sont tellement avancés qu'ils entrent chez les grands, d'où l'on ne chasse pas même ceux qui découvrent leur nudité avec une telle infamie qu'un cynique rougirait de les voir. O prodige de honte! l'on ne les jette pas dehors, lorsque de dessous du théâtre, il se fait un bruit qui infecte l'air, témoin de la turpitude qu'ils exercent. [1,8,9] Après cela vous estimerez sage un homme qui leur prête ses yeux ou ses oreilles mais qui ne verrait librement et qui ne rirait en voyant que l'artifice du charlatan est effacé si tôt qu'il s'est lavé de son urine et qu'il rend la vue que ses prestiges avaient fascinée. Je fuis d'accord qu'un homme de bien puisse honnêtement se donner quelque modeste plaisir : mais auss c'est une ignominie de laisser amollir sa gravité par des occupations si lasciues. [1,8,10] Les yeux d'un honnête homme ne doivent jamais se porter sur ces spectacles, et principalement s'ils sont déshonnêtes, de peur que l'incontinence de sa vue ne témoigne l'impudicité de ses affections. [1,8,11] Paride étant préteur reprit fort à propos son collègue Sophocle en ces termes. Le préteur Sophocle doit avoir non seulement la continence des mains mais encore celle de la vue. Détourne tes yeux de dessus la vanité, disait un homme à qui la puissance royale permettait beaucoup ; il savait bien la verité de ce que Jérémie pleurait en ces termes : "parce que mon oeil a mis mon âme au pillage". Toutefois le jugement du sage discerne ce qui est bien ou malséant en chaque occasion, et ne craint pas d'entendre les apologues et les belles narrations ou de voir les spectacles qui sont utiles et honnêtes, et qui servent d'instruction à la vertu. Qui doute que l'autorité des pères de l'église n'ait fermé la porte des sacrements et de la communion aux bateleurs pendant qu'ils perséuèrent en leur malice. [1,8,12] Vous pouvez colliger de là combien leurs fauteurs sont coupables, si celui qui consent à la faute est puni de même que celui qui la commet. Ceux qui donnent aux bateleurs, pourquoi le font-ils si ce n'est pour entretenir leur méchanceté? celui qui entretient la méchanceté vous semble-t-il homme de bien ? Mais quoi que tous ces farceurs soient haissables, ceux dont la malice est la moins nuisible sont les plus supportables.