[1,0] Livre I. [1,1] Chapitre premier. Quelle chose est la plus nuisible à ceux qui sont avancés dans la fortune. De toutes les choses, qui d'ordinaire sont nuisibles aux grands, je n'en connais point de plus pernicieuse que les flatteuses caresses de la fortune, qui leur dérobent l'aspect de la vérité, tandis que le monde les amuse par la vaine ostentation des richesses et des plaisirs qu'il leur fournit, faisant servir l'abondance des biens à l'entretien de leurs voluptés et rallumant par leurs voluptés la démangeaison de leurs sens délicats, de telle sorte que leur esprit, subtilement attiré par les diverses tromperies de ses charmes, s'emporte hors de soi-même, quitte le vrai bien intérieur et laisse promener ses désirs égarés par les vanités extérieures. Car la prospérité marâtre de la vertu se rend complaisante à ses favoris pour avoir moyen de les perdre et, par des succès vraiment malheureux, obéit tellement à leurs volontés tout le long du chemin qu'elle cause leur ruine au bout de leur course. Cette sorcière ne leur verse que des douceurs au commencement de ses festins mais, quand elle les voit ennivrés, elle mêle un poison mortel dans ses breuvages et quelque chose de pire encore si elle peut. D'autant que sa beauté paraît avec plus d'éclat, elle obscurcit leurs yeux éblouis par de plus épaisses ténèbres de sorte que le nuage des erreurs venant à se renforcer fait évanouir la vérité. La racine des vertus étant coupée, la moisson des vices croît dans leur esprit, la lumière de la raison s'éteint et l'homme tout entier par une chute pitoyable trébuche dans le précipice. Ainsi la créature raisonnable devient brutale, ainsi le beau portrait du créateur de toutes choses est métamorphosé en bête par la ressemblance des moeurs, ainsi l'homme dégénère de sa noblesse pour se rendre semblable à la vanité, parce que l'honneur qu'il reçoit l'enfle d'orgueil et que l'orgueil lui dérobe l'entendement. Et de fait qui se rend plus indigne de la condition d'homme qui celui qui méprise de se connaître soi-même? qui prodigue aux dépens de sa vie et dissipe au déshonneur de son bienfaiteur le temps qui lui a été donné chichement et par mesure, autant qu'il en faut seulement pour ses usages nécessaires, le temps qu'on ne peut réparer et qu'on lui redemandera avec de grands intérêts et une rigoureuse usure. Que voyez-vous de plus brutal que celui, qui pour être abandonné de la raison et piqué de ses concupiscences "Laissant mal à propos des soins plus nécessaires Des intérêts d'autrui fait ses propres affaires?" et ne s'occupe seulement pas dans les affaires des autres mais encore s'atttache continuellement à leurs jeux et à leurs passe-temps. Qu'y a-t-il encore de plus brutal que celui, qui sans se mettre en peine de son devoir, selève à minuit pour aller chercher à combattre des bêtes, se servant pour cet effet du sentiment de ses chiens, de l'industrie de ses veneurs, de l'aide de ses camarades et de la peine de ses valets, avec la perte de son temps, de sa réputation, de son travail et de ses affaires? [1,2] Quelles occupations ne doivent pas être pour nous mais pour les autres. Les occupations que la nature ou le devoir ne commandent point sont pour autrui, si toutefois on doit dire que ce qui ne doit occuper personne soit l'occupation d'autrui. Or les ordonnances de la nature sont générales et sans exception, celles du devoir n'obligent que les particuliers si bien que la nature nous commande une chose et le devoir encore une autre, bien que proprement le droit de nature soit d'obligation de devoir car c'est une espèce de parricide que de violer les droits de la nature : c'est commettre un sacrilège que de forcer les lois sacrées de notre commune mère et de lui refuser l'honneur que nous lui devons. Prenez garde néanmoins d'appeler malséant à votre profession ce que la raison permet pour quelque honnête cause et ce qui sans nuire à personne apporte quelque modeste réjouissance ou quelque utilité car en ce cas il ne répugne ni au devoir ni à la nature. Mais s'il choque l'un ou l'autre, il est aussitôt illicite et malséant et l'exercice en est un crime ou du moins un abus. [1,3] L'ordre que tenait la politique des anciens à distribuer les vacations. Les philosophes païens dans l'établissement de la politique qu'ils ont embellie de préceptes et de bonnes moeurs, comme étant la justice qui maintient la société humaine, ont ordonné que chacun se tînt dans les bornes de sa profession et de ses affaires, assignant pour cet effet des demeures et des emplois aux bourgeois et à ceux qui vivaient à l'entour des villes, aux laboureurs et aux paysans. Le soin des particuliers et de tous ensemble se rapportait à l'utilité du public. Chacun recevait le fruit de son travailet de son industrie selon son mérite. Personne n'empiétait sur son voisin ; l'affection et l'amour demeuraient indivisibles dans la volonté de tous. La première place, qui était celle du coeur de la ville, fut assignée à la cour de l'Aréopage, d'où, comme d'un riche trésor, les offices étaient départis ainsi que de petits ruisseaux de la vie humaine et leurs vacations leur étaient ordonnées selon que l'exigeait la diversité des offices. Mais la chasse ne fut pas seulement permise à ceux qui demeuraient proche des villes car les chasseurs, les laboureurs et les autres villageois étaient exclus des villes et chassés bien loin de la compagnie des gentilshommes parce qu'il n'est pas raisonnable que les nobles esprits se profanent per des exercices roturiers et que ceux qui doivent exercer les charges plus difficiles et plus importantes s'amusent à des occupations, qui n'ont pour but que les plaisirs et la vanité. C'est pourquoi ils voulurent que la chasse exercée par ordonnance fût un métier et un emploi, autrement qu'elle fut estimée une légèreté d'esprit et un méfait et partant punirent par édit exprès ceux qui s'en mêlaient, si on ne la leur avait donnée pour métier.