[21] Au reste l'hérésie de Priscilien ne fut point éteinte par sa mort ; au contraire elle s'affermit davantage et se répandit de tous côtés : ses sectateurs qui l'avaient honoré comme un Saint, pendant sa vie, le révérèrent enfin comme un Martyr. Ils reportèrent en Espagne les corps de tous ceux qu'on avait fait mourir avec lui, et leur firent de magnifiques obsèques : ils poussèrent même Ieur superstition si loin, qu'ils regardèrent comme le serment le plus religieux, celui qu'ils faisaient par le nom de Priscilien. Cela causa depuis dans les Gaules une si longue division entre les évêques, qu'à peine put-elle être assoupie après des contestations qui durèrent plus de quinze ans, et qui exposèrent le peuple de Dieu et les gens de bien à l'insulte et à la raillerie. [22]Toutes les fois que je lis cette relation dans Sulpice Sévére, qui a écrit l'Histoire de son temps avec autant d'élégance que de bonne foi, je me remets en mémoire ce qui se passait parmi nous dans mon enfance, lorsque les troubles de la Religion étant survenus, on marquait d'un coup d'oeil, comme dignes de la mort, une infinité de personnes suspectes, non par leurs moeurs ou par leur conduite, mais par l'air de leurs visages ou par leur habillement. Alors dans la chaleur des disputes, la haine, la faveur, la crainte, l'inconstance, la paresse et l'orgueil de ceux qui étaient dans le gouvernement, fomentaient les factions, et après avoir mis le trouble dans l'Etat, exposaient la religion aux plus grands périls. [23] Depuis le temps de S. Martin, l'église eut plus de modération pour les hétérodoxes. On se contenta de les bannir, ou de les mettre à l'amende; mais on ne les punit point du dernier supplice. Nous lisons que l'an 1060, quelques-uns des sectateurs de Béranger archidiacre d'Angers, ayant semé sa doctrine dans le pays de Liège, de Juliers, et en d'autres endroits des Pays-Bas, Brunon archevêque de Trèves se contenta de les bannir de son diocèse; mais qu'il ne les fit point mourir. On ne voit point que l'église ait usé depuis d'une plus grande sévérité, jusqu'au temps des Vaudois. [24] On se servit inutilement contre ces derniers des supplices les plus cruels : le mal s'aigrit par ce remède, qu'on employa mal à propos. On leva contre eux de puissantes armées, et on leur fit la guerre avec autant d'appareil, qu'on l'avait faite auparavant aux Sarrazins. Ils furent taillés en pièces, dépouillés de leurs biens et de leurs charges, chassés et dispersés de toutes parts ; mais ils ne furent ni convaincus ni convertis. [25] Enfin comme ces malheureux, qui avaient eu recours aux armes pour se défendre, se virent eux-mêmes vaincus par les armes, ils s'enfuirent dans la Provence, et dans cette partie des Alpes, voisine de notre France : ils y trouvèrent, dans des lieux écartés, une retraite pour eux et pour leur doctrine. Une partie se retira dans la Calabre, où ils se maintinrent longtemps, même jusqu'au pontificat de Pie. IV. Une autre passa en Allemagne, et s'établit dans la Bohême, dans la Pologne, et dans la Livonie ; d'autres enfin se retirèrent en Angleterre. [26] On croit que de ces derniers sortit Jean Wiclef, professeur en théologie à Oxford, qui après bien des disputes et des oppositions sur ses sentiments de religion, mourut enfin d'une mort naturelle, il y a environ trois cents ans : car ce ne fut que longtemps après sa mort, que le magistrat songea à lui faire son procès, et à faire brûler ses os publiquement. Depuis il a paru plusieurs autres sectes jusqu'à notre temps. En vain pour les réprimer on a tenté la rigueur des supplices : on en est venu des disputes à des guerres ouvertes, et des Nations entières se sont soulevées. C'est ce que nous voyons en Allemagne, en Angleterre, et en France. [27] Où l'on ne peut dire qui y a plus souffert, de la tranquillité publique, ou de la religion. Le schisme s'est formé, et s'est affermi par la paresse et la négligence de ceux qui pouvaient et qui devaient y apporter le reméde. Au reste, je ne parle pas ainsi, comme si je voulais agiter de nouveau cette question tant de fois traitée : Si l'on doit punir les hérétiques de mort. Cela ne convient ni au temps où nous sommes, ni à ma profession. Mon but est de faire voir que les princes, qui ont préféré la douceur à la force des armes, pour terminer les guerres de religion, même à des conditions désavantageuses, ont agi avec prudence, et conformément aux maximes de l'ancienne église. [28] L'Empereur Ferdinand, prince très sage, comprit bien l'importance de cette vérité. Pendant les grandes et longues guerres qu'il conduisit en Allemagne, sous son frère Charles-Quint, il apprit par lui-même le mauvais succès des armes qu'on avait prises contre les protestants. Aussi ne fut-il pas plutôt parvenu à l'Empire, qu'il établit la paix de la religion par un décret solennel, qu'il confirma depuis à diverses fois ; et comme il reconnut que les différends sur cette matière se terminaient plus heureusement par des conférences pacifiques, suivant l'essai qu'on en avait fait dans les diètes que l'empereur son frère avait tenues à Worms et à Ratisbonne, il résolut un peu devant sa mort, et immédiatement après la célébration du concile de Trente, de suivre l'avis de son fils Maximilien, qui était un prince d'une rare prudence. Pour satisfaire les protestants qui ne s'étaient point trouvés à cette assemblée, il voulut bien encore leur accorder une nouvelle conférence. Dans cette vue il choisit George Cassander, homme également savant et modéré, afin d'examiner amiablement avec les docteurs protestants, les articles contestés de la confession d'Augsbourg. Mais la mauvaise santé d'un homme si sage, et la mort précipitée de l'un et de l'autre, privèrent l'Allemagne des fruits qu'on avait lieu d'en espérer. [29] A l'exemple des Allemands, les grands de Pologne firent chez eux le même règlement. Emanuel-Philibert duc de Savoye, fut le seul, qui rétabli dans ses états à la faveur de notre alliance, s'engagea mal à propos dans une guerre ruineuse, avec les habitants des vallées de Piémont ; soit qu'il eût pris cette résolution pour se rendre considérable en Italie, soit qu'il voulut plaire à quelques-uns à ses propres dépens. Il reconnut bientôt la faute qu'il avait faite : il accorda enfin la liberté de conscience à ces pauvres peuples, d'une vie d'ailleurs innocente, et garda depuis religieusement la paix qu'il leur avait donnée. [30] Je viens à présent à ce qui nous regarde, et je vais découvrir une plaie encore si récente, que je crains fort que la seule pensée d'y toucher ne me suscite des affaires. Mais, SIRE, puisque j'ai commencé, je vais poursuivre, et je dirai en un mot et naturellement (puisqu'il est pernmis de le dire sous votre règne) que la guerre n'en pas un moyen légitime de remédier au schisme de l'église. Les protestants de ce royaume, qui diminuaient en nombre et en crédit pendant la paix, se sont toujours accrus pendant la guerre et parmi nos divisions. Ainsi ceux qui gouvernaient l'état, ont fait une dangereuse faute, toutes les fois que pour suivre les mouvements d'un zéle indiscret et de leur ambition, ou pour se rendre nécessaires pendant les troubles, ils ont rallumé une cruelle guerre finie et recommencée tant de fois sous des auspices funestes à la patrie, et au grand préjudice de la religion.