[11] L'expérience nous apprend assez que le fer, les flammes, l'exil et les proscriptions sont plus capables d'irriter que de guérir un mal, qui ayant sa source dans l'esprit, ne se peut soulager par des remèdes qui n'agissent que sur le corps. Il n'en est point pour cela de plus utiles qu'une saine doctrine et une instruction assidue, qui s'impriment aisément dans l'âme, quand elles y sont versées par la douceur. Tout se soumet à l'autorité souveraine des Magistrats et du Prince : la Religion seule ne se commande point ; elle n'entre dans les esprits que lorsqu'ils y sont bien préparés par l'amour de la Vérité, soutenue par la grâce de Dieu : les supplices n'y servent de rien; loin de persuader le coeur ou de le fléchir, ils ne sont que l'aigrir, et le rendre plus opiniâtre. [12] Ce que les Stoïciens ont dit de leur sagesse avec tant de faste, nous le pouvons dire à meilleur titre de la Religion. Les tourments paraissent légers à ceux que son zèle anime ; la constance que cette prévention leur inspire, étouffe en eux le sentiment de la douleur ; rien de ce qu'il faut souffrir pour elle, ne les étonne ; tout ce qui peut arriver de mal aux hommes, ne leur fait point de peine; la connaissance qu'ils ont de leurs forces, les rend capables de tout supporter, pendant qu'ils se persuadent que la grâce de Dieu les soutient. Que le bourreau soit devant eux, qu'il expose à leurs yeux le fer et les flammes, ils n'en seront point ébranlés ; et sans s'inquiéter de ce qu'ils auront à souffrir, ils ne songeront qu'à ce qu'ils doivent faire ; tout leur bonheur est dans eux-mêmes, et ce qui vient du dehors ne fait sur eux qu'une légère impression. [13] Si Épicure, dont la philosophie est d'ailleurs si décriée chez les autres philosophes, a dit du Sage, que quand il serait dans le taureau ardent de Phalaris, il ne laisserait pas de s'écrier : "Ce feu ne m'est point sensible, ce n'est pas moi qu'il brûle"; croit-on avoir trouvé moins de courage dans ceux qu'on a fait mourir pour la Religion depuis près de cent ans, par diverses sortes de supplices, ou croit-on en trouver moins à l'avenir, si l'on continue la persécution? C'est une chose digne de remarque, que ce que dit et que fit l'un d'eux, lorsqu'on le liait à un poteau pour être brûlé. Étant à genoux, il commença à entonner un Psaume, qu'à peine la fumée et la flamme purent interrompre; et comme le bourreau mettait le feu par derrière, de peur de l'effrayer: "Viens", lui dit-il, "et l'allume par-devant; si j'avais craint le feu, je ne serais pas ici; il n'a tenu qu'à moi de l'éviter". [14] C'est donc en vain qu'on prétend étouffer dans les tourments l'ardeur de ceux qui veulent introduire des nouveautés dans la Religion. Cela ne sert qu'à leur inspirer la confiance, et les rendre capables de faire de plus grands efforts, Quand des cendres de ceux qu'on a fait mourir, il en renaît de nouveaux, quand leur nombre s'augmente, leur patience se change en fureur; de suppliants, ils deviennent pressants et hardis ; et si d'abord ils ont fui les supplices, ils ne se font plus de scrupule de prendre les armes. [15] C'est ce que nous voyons en France depuis quarante ans et ce qu'on a vu depuis dans les Pays-Bas. Tout y est enfin réduit à de si grandes extrémités, qu'on espérerait en vain d'arrêter le cours du mal par le supplice d'un petit nombre, comme, peut-être on aurait pu le faire dans le commencement : désormais qu'il est répandu sur des peuples et sur des Nations entières, qui composent la plus grande partie de l'Europe, il n'est plus temps d'employer l'épée du Magistrat; on ne se doit servir que du glaive de la parole de Dieu; il faut par des conversations modérées et par des conférences pacifiques, tâcher d'attirer doucement ceux qu'on ne peut plus contraindre. [16] C'est ce que fit saint Augustin en écrivant à Proculien évêque du parti Donatiste. Il pria même Donat, Proconsul d'Afrique, qu'on ne fît point mourir ceux de cette secte, persuadé qu'il convenait à des Orthodoxes de demeurer fermes dans leur résolution de surmonter le mal par le bien. C'est dans cet esprit qu'il écrit au gouverneur Cécilien, qu'il vaut mieux guérir par des menaces la présomption sacrilège des Schismatiques que de la corriger par des supplices. Il ajoute dans une excellente épître, qu'il adresse à Boniface, que dans les schismes où il ne s'agit pas de la perte d'une ou de deux personnes, mais où il va de la destruction de tout un peuple, il faut se relâcher de la rigueur, et prévenir par la charité des maux plus considérables : sentiments qui ont tellement prévalu dans l'église; que dans le Décret de Gratien ils se trouvent plus d'une fois. [17] C'était donc l'avis de ce saint Docteur, dont l'esprit était rempli d'humanité : Que le cours de ces sortes de maux ne se doit point arrêter par la rigueur, par la violence, par l'autorité : qu'on avance plus par les instructions que par les commandements ; par la modération que par la terreur : Que c'est ainsi qu'on doit agir, lorsque c'est le plus grand nombre qui est coupable ; et qu'il ne faut être sévère que lorsqu'il n'est question que d'un petit nombre: Que si ceux qui ont l'autorité en main sont obligés quelques-fois d'user de menaces, ils ne le doivent faire qu'à regret, et n'intimider que par des passages de l'Écriture sainte, afin de faire plutôt craindre Dieu qui menace par leur bouche, que de se rendre eux-mêmes redoutables par leur propre puissance. Ce sont les paroles de S. Augustin, dans l'épître à l'évêque Aurelius. [18] Et certes, si nous voulons convenir de la vérité, on ne trouve dans l'ancienne église aucun exemple approuvé du supplice des hérétiques ; elle a toujours eu en horreur l'effusion du sang ; ou si l'on s'est porté quelques-fois à cet excès, les évêques qui avaient une piété véritable, l'ont hautement détesté. [19] On en voit la preuve dans la condamnation de Priscilien, qui ayant répandu dans les Gaules, et surtout dans l'Aquitaine, ses pernicieuses erreurs, fut puni du dernier supplice avec ses sectateurs, dans la ville de Trèves, environ l'an 383. Il y fut condamné par l'Empereur Maxime (assez bon prince d'ailleurs mais usurpateur de l'empire sur Gratien, qu'il fit mourir à Lyon) quoique S. Martin eut tiré parole de cet empereur, qu'on ne concluerait point à la mort contre les coupables, et qu'il eut fortement exhorté Itacius, et les autres évêques délateurs, à se désister de leurs accusations. Aussi les autres prélats désapprouvèrent tous cette procédure comme très inique; et quoique Itacius, après avoir causé cette persécution par ses artifices, eut fait son possible pour éviter les censures il ne laissa pas d'être condamné par Theogniste. Ce ne fut même qu'à l'extrémité, et comme par force, que S. Martin consentit de communiquer avec le parti des Itaciens. [20] Nous voyons pareillement que S. Ambroise envoyé dans ce temps-là vers Maxime, par l'empereur Valentinien II, frère de Gratien, témoigne dans sa relation, que pendant son séjour à Trèves, il s'abstint de la communion de ces évêques, partisans d'Itacius, qui voulaient qu'on punît les Hérétiques de mort et lorsque ces évêques furieux eurent obligé Maxime d'envoyer en Espagne des commissaires armés, avec plein pouvoir de rechercher les hérétiques, de confisquer leurs tiens et de les faire mourir, le même S. Martin obtint de l'empereur la révocation de cet ordre inhumain ; tant ce bon évêque avait à coeur, non seulement de conserver les chrétiens orthodoxes, qu'on eût pu persécuter sous ce prétexte, mais ausi de ménager les hérétiques; prévoyant bien que si l'on ne détournait cet orage, il pourrait emporter une grande partie des fidèles. Et certainement on trouvait alors peu de différence entre les orthodoxes et les hérétiques : on jugeait plutôt de ces derniers par l'air de leur visage et par leurs habits que par leur doctrine.