[1,92] Après quelques légères attaques, les Français descendirent, par ordre de l'Amiral, en trois lieux différents, pour diviser les forces de l'ennemi, ayant à leur tête Strozzi, de Tais, Tristan de Moneins et le capitaine Poulin. Marsay et Pierre Bon, officiers de galère, débarquèrent les derniers. Ces hostilités ne pouvant engager les Anglais à donner le combat, on mit en délibération si on pouvait les attaquer avec avantage, dans cette Manche qui est entre Porthmouth et l'île de Wigth. Nos officiers, pleins d'ardeur, pressaient l'Amiral d'attaquer; mais les plus sensés et les plus habiles dans la marine soutinrent, qu'on ne pouvait livrer le combat sans s'exposer à un péril évident, le vent et la marée nous étant contraires. Enfin on prit le parti de fortifier l'île de Wigth et d'y bâtir trois Forts, sans quoi on n'eût pu la conserver. Mais l'Amiral voyant bien qu'il fallait un temps considérable pour exécuter ce dessein, reconnut toute la côte, depuis la pointe de Sainte Hélène jusqu'à Douvres, et se retira à Portet près Boulogne. Les ennemis avaient paru vouloir l'attaquer, lorsqu'il faisait voile vers les côtes de France ; ce qui l'obligea d'avancer vers eux en pleine mer, et de se préparer au combat. Mais voyant que les Anglois reculaient, il se retira au Havre de Grace, d'où il était sorti, et y ramena sa flotte sans perte et sans avantage. [1,93] Le temps approchait, où le Fort près de Boulogne devait être achevé. Mais Biez avait changé de dessein, sans en avoir averti le roi, et l'avait bâti en un lieu au-dessous de celui qui lui avait été prescrit. Il l'avait même commencé trop tard, pour pouvoir finir l'ouvrage avant la fin du mois d'août. Ce contretemps fit que le roi ne pensa plus au siège de Guines, et qu'il fit marcher ses troupes sur les frontières de Flandre, pour disputer le passage aux troupes auxiliaires, qui venaient d'Allemagne, et les empêcher de tenter quelque entreprise dans leur marche. Cependant il y avait tous les jours de légers combats entre nos troupes et la garnison de Boulogne. Francois de Lorraine duc d'Aumale, fils de Claude duc de Guise, y fut considérablement blessé d'un coup de pique, qui lui perça la mâchoire au-dessous de l'oeil droit. La pique s'étant rompue, la pointe demeura dans la plaie, avec le tronçon de la longueur d'un demi pied. Une atteinte aussi violente ne le renversa point de dessus son cheval. Ayant été porté dans une maison, il se fit arracher ce fer, qui tenait au tronçon, sans donner le moindre signe de douleur, et guérit enfin d'une si grande blessure contre l'espérance des chirurgiens. Ce grand homme, qui donna dans la suite tant de preuves de sa valeur, parut avoir été conservé par le génie de la France qui semblait être sur son déclin, pour s'attacher par sa vertu héroïque le coeur des peuples dégoûtés de leurs princes légitimes, et pour ouvrir à ses enfants un chemin, où courant à la gloire ils prissent les armes, et ne les missent bas qu'après avoir reconnu trop tard leur erreur. [1,94] Le maréchal de Biez alla ensuite dans la Terre d'Oye, pour faire le dégât dans les pays d'alentour, et ôter aux Allemands qu'on attendait de jour en jour, tout moyen de subsister. Charles de Cossé Brissac tailla en pièces dans cette expédition deux mille Anglais. Lorsque le roi était à Forêt-Moutier près d'Abbeville, Charles duc d'Orléans son fils, qui devait être le gendre ou de l'empereur ou de Ferdinand, y fut attaqué de la peste, dont il mourut malgré tout l'art des médecins. Le roi fut extrêmement sensible à cette perte. Non seulement il perdait un fils qu'il aimait tendrement mais le mariage projeté ne pouvant plus avoir lieu, il se voyait sans espérance de recouvrer le Milanais, qui avait occasionné jusque-là de si longues guerres. Il jugea alors à propos d'envoyer le chancelier Olivier et l'amiral d'Annebaut à Bruges et à Anvers, pour découvrir dans quelles dispositions était l'empereur, depuis la mort du duc d'Orléans. Ces ministres furent longtemps à ]a suite de ce prince, sans pouvoir apprendre rien de précis sur l'affaire dont ils étaient chargés. Enfin on leur fit cette courte et vague réponse : Que l'empereur ferait en sorte d'entretenir avec le roi la bonne intelligence établie par le dernier traité de paix, et qu'il n'y donnerait jamais d'atteinte, à moins qu'on ne lui fit la guerre. Au reste, Charles mit avec raison cette mort imprévue au nombre de ses prospérités. Elle le déchargeait de l'obligation où il était de rendre l'état de Milan et la fortune le déliait d'une promesse ou téméraire ou forcée. [1,95] Ce prince uniquement occupé du projet de la guerre d'Allemagne, employa le reste de l'année {1545} à amasser de l'argent. Le roi de son côté, qui prévoyait que ces préparatifs de guerre pourraient être tournés contre lui, ordonna à tous les gouverneurs de fortifier les places frontières et d'y mettre de bonnes garnisons. Suivant ces ordres, on fortisia Bourg en Bresse, Maubert-Fontaine, Mézières, Mouson ; et au lieu de Stenay, qui avait été rendu au duc de Lorraine, comme nous l'avons dit, le roi fit faire plusieurs ouvrages à Ville-Franche, qui est située sur la Meuse près de Saumoré. Il rappela aussi d'Italie le duc d'Enguien, envoya Caraccioli, prince de Melse, qu'il avait fait depuis peu colonel général de la cavalerie, pour commander dans le Dauphiné, et donna au duc d'Anguien le gouvernement de Languedoc qu'avait Caraccioli. Enfin, depuis qu'il eut appris que les Allemands s'étaient dissipés près de Liège, faute de payement, il ne songea plus qu'à construire des forts près de Boulogne. [1,96] Nous voici arrivés à la fin de cette année, qui sera aussi la fin de ce premier livre, où nous avons raconté les choses pattées, autant qu'elles avaient rapport à notre dessein. Nous traiterons dans la suite les matières un peu plus exactement et plus au long, sans rien déguiser et sans nous laisser entraîner par la flatterie ou par la haine, comme nous l'avons déclaré en commençant cet ouvrage. Je prie Dieu, source de tout bien, qu'il m'accorde cette grâce et je l'en conjure par Jesus-Christ le médiateur des hommes, qui règne éternellement avec l'Esprit consolateur.