[14] PAUL. — Je comprends maintenant, mon père, cette facilité dont vous parlez, la mesure, l'ordre que vous pensez qu'on doit y mettre, et je suis tout à fait persuadé qu'il faut en agir ainsi. Mais, chose, qui m'est souvent arrivée pendant que vous parlez, d'être transporté d'amour pour la philosophie, je sens maintenant que je l'aime avec d'autant plus d'ardeur, que je ne vois nulle part rien de beau, rien de désirable qui ne nous vienne d'elle ou à cause d'elle. Quand verrai-je donc le jour où je me saurai possesseur d'un aussi grand bien par la haute faveur des dieux immortels et par la vôtre? JACQUES. — Il est court le chemin qui vous reste encore à faire, et tout deviendra facile à tant de bonne volonté. Vous en êtes déjà aux principes de la philosophie morale. Quant aux parties et aux questions les plus élevées, les plus sublimes de la philosophie, je vous y mènerai par une voie sûre quand vous aurez terminé ce cours, qui est du reste presque fini; car, ayant appris déjà les autres sciences, il vous reste à consacrer un peu plus de temps et d'étude à la géométrie, ainsi qu'à l'astronomie. Un seul été suffira pour les deux, quoiqu'il soit nécessaire de tout demander aux auteurs grecs, ces matières étant écrites d'une manière plus confuse en latin. Et comme nous n'avons encore rien dit de l'astronomie, il me semble que nous ne devons pas la passer sous silence, elle qui n'est pas tant la science de la nature et des corps célestes, ce qui regarde la philosophie, que de leurs mouvements si grands et si nombreux, que des révolutions nocturnes et diurnes, et des circuits tant de l'univers qui renferme tout, que des astres et des étoiles. Il n'est pas nécessaire-de connaître toutes les parties de cette science, ni chacune d'elles en particulier, à moins d'en vouloir faire sa profession ; mais il est, certainement digne d'un homme qui aspire à la philosophie d'en apprendre suffisamment, et d'avoir la notion de ce qui constitue ses principes. Quel est l'homme, en effet, d'un esprit si inculte, et dont l'oreille est tellement fermée à la voix même de la nature, qui, par le spectacle et la contemplation de tant de grandes lumières, n'est pas excité à y porter quelque attention, ou qui ne désire connaître le lieu où nous sommes placés; s'il est au milieu, au plus bas ou bien au plus haut de l'espace; le lever et le coucher des signes célestes, du soleil, de la lune, les révolutions des autres corps errants, non seulement inégales entre elles, mais ayant encore chacune son habitude constante, ses espaces et son temps? Comment, parmi les astres mémes, l'un s'approche de l'autre, souvent passe devant lui, et quelquefois prend subitement la fuite, les différentes éclipses du soleil et de la lune, comme dit le poète? "Pourquoi, pendant l'hiver, le soleil se hâte-t-il de se baigner dans l'Océan, ou bien quelle est la cause de la longueur des nuits" (Virgile, L'Énéide, I, v. 745-746), et d'autres choses de ce genre? Quant à ceux qui dédaignent d'occuper leur esprit d'un sujet pareil, ce n'est pas la philosophie qu'ils doivent tâcher de comprendre, mais ils doivent se mettre en peine de faire croire qu'ils sont hommes. PAUL. — C'est la vérité; car si de l'admiration est né le besoin de connaître et de comprendre, comme je vous l'ai souvent entendu dire, certainement il n'y a rien de plus admirable que la contemplation des choses qui sont dans le ciel. JACQUES. — Ce cours étant terminé, Paul, puisque nous avons parcouru toutes les années de votre âge, et qu'il ne vous manque rien ou peu de toutes les connaissances dont nous avons parlé plus haut, il nous faut enfin entrer dans les champs largement ouverts de la philosophie, dans ces champs fertiles et abondants en toutes sortes de fruits, dont l'emploi et l'utilité peuvent rendre la vie très-heureuse. Nous avons déjà commencé en dirigeant vos études vers l'Éthique d'Aristote. Vous comprendrez, en la lisant, que ce qui dans la droiture et la noblesse de vos moeurs, est le produit de l'usage et de la discipline, n'est pas la vertu même, mais le simulacre et l'image de la vertu. Et pourtant, comme nous l'avons dit ailleurs, la philosophie, en y infusant l'esprit et l'âme, donnera à cette image inanimée et muette la parole et la vie. Mais à cette étude de la philosophie il faut ajouter la dialectique, à laquelle nous donnons également le nom de logique. Nous vous avons depuis longtemps enseigné la partie de cet art qui traite des formes et des manières d'argumenter, et vous avez reconnu déjà vous-même, dans beaucoup de circonstances, l'emploi et l'utilité de ces argumentations. Mais il reste plusieurs difficultés qu'il faut traiter et comprendre; sans cela, il est presque inévitable que notre esprit ne s'égare dans l'investigation des plus grandes choses. En effet, il y a une voie sûre, une manière subtile pour découvrir dans chaque genre qu'on examine, ce qui appartient principalement à ce genre, ce qui lui est propre, d'où l'on déduit très solidement, pour conclure et démontrer, le sujet et l'argumentation : ce qu'il faut savoir et distinguer avec d'autant plus de clarté, qu'il y a presque une infinité de raisons propres à tromper, et très éloignées en soi de la vérité, mais qui lui ressemblent en apparence. Non seulement elles confondent ceux qui n'ont qu'une médiocre teinture des sciences, mais souvent encore les plus doctes et les plus savants, qu'elles renversent, malgré leur résistance, et qu'elles abusent, malgré leurs précautions. A moins de se servir savamment, habilement contre elles des armes de la dialectique, il est impossible de leur résister. Mais parce que vous allez bientôt connaître dans les livres mêmes d'Aristote, à l'aide de nos explications, ce que nous venons de dire sur la dialectique, et toute sa force, toute sa puissance, il est inutile d'en parler davantage, si ce n'est seulement pour vous avertir et vous conseiller, maintenant que vous voilà sur le seuil de la philosophie, de vous faire une loi de lire et méditer sans cesse les meilleurs auteurs de cette belle science, principalement Platon et Aristote, dont le divin génie et l'admirable savoir sont cause que la Grèce se croit à juste titre supérieure à toutes les nations. Mais il faut les lire de préférence dans la version grecque ; car je pense qu'on doit bien se garder de suivre ceux qui les ont traduits en latin, lesquels ont porté dans tout la barbarie et la corruption, et, par leur style grossier et leurs questions à contre-sens, ont couvert de ténèbres la philosophie. Il n'y a chez eux ni naturel, ni rectitude dans le jugement. Comme ils ignorent la véritable force de la philosophie, comme ils prennent les raisonnements bâtards que les Grecs appellent sophismes pour de légitimes et véritables raisonnements, ils sont, à la vérité, très forts pour crier et se disputer, mais très faibles dans la doctrine et dans la sagesse même; encore que, abusés par leur vanité et leur ignorance, ils poursuivent les applaudissements populaires pour des choses dont ils devraient surtout rougir. Quant à vous, Paul, repoussant loin de vous la foule de ces gens-là et leurs sottises, vous embrasserez la philosophie de manière à comprendre qu'elle est l'art de vivre honnêtement et heureusement ; qu'elle n'enseigne pas seulement à penser, mais encore à bien agir et à bien faire. C'est elle qui vous donnera la constance et la fermeté dans les bonnes moeurs ; c'est elle qui fournira à vos discours l'abondance et la fécondité des plus beaux sujets et des plus belles maximes; elle qui sera toujours pour vous la maîtresse des meilleurs conseils et des meilleures volontés, de la bonne foi, du devoir et de l'intégrité. Elle fera que ce qui est dans l'âme noble, élevé et libre, et qui constitue la dignité, ne cède jamais à la fortune, et ne soit troublé ni par la prospérité ni par l'adversité. Que si, après en être arrivé là, après s'étre nourri pendant quelque temps de ce lait de la philosophie, on passe ensuite à d'autres études, soit qu'on veuille s'appliquer au droit civil ou à l'administration de l'État, dans la paix comme dans la guerre, ou bien à tout autre art, à tout autre emploi de ceux qu'accompagnent l'honneur et la considération, que l'on sache bien que, quelle que soit la partie qu'on ait embrassée, on aura en soi beaucoup plus de facilité pour la comprendre, et pour s'y conduire, beaucoup plus de prudence et d'habileté. Quant à ceux qui auront élu domicile dans la philosophie pour leur vie entière, on devra plutôt les regarder comme semblables à Dieu, que de la commune condition et de la nature des hommes. C'est du nombre de ceux-là que je souhaite surtout que vous soyez, Paul, afin que vôtre inclination pour la vertu et notre désir aient la meilleure et la plus belle fin. Pour moi, qu'aucune peine ne rebute pour vous instruire et vous élever, puissé-je conserver principalement en vous cette espérance et cette consolation de ma vieillesse!