[XI] JACQUES. — Parce que vous avez été dès votre enfance parfaitement instruit dans cet art par les soins de votre père. Quant à moi, je ne dirai rien de cette vulgaire et triviale symphonie, qui ne s'occupe qu'à flatter les oreilles par la douceur des sons, et qui ne consiste guère que dans leur inflexion et leur modulation même. Celle-là, Platon l'a exclue avec raison de sa république, comme étant la plus ennemie des bonnes moeurs; et les Égyptiens ne l'admirent jamais dans leurs villes. Mais il faut parler de la vraie musique, dont la fonction tout entière consiste à détourner les âmes des sentiments grossiers et sauvages en les pliant à l'urbanité; et, d'un autre côté, pour qu'elles ne se laissent pas aller à trop de mollesse, à les enchaîner par la vertu et la constance. Et parce que nous avons dit qu'il est une chose qui nous parait devoir passer avant elle, qu'il en soit ainsi, puisque, comme on a l'habitude de le faire dans le stade, partant en quelque sorte de la barrière, nous conduisons l'adolescence dans cette espèce de lice des sciences et des arts libéraux pour nous arréter où se trouve le prix de la course. Il est haut, il est extréme le but que nous voulons atteindre, cette philosophie elle-méme dont nous avons déjà tant de fois parlé, qui perfectionne la nature et la raison de l'homme et lui donne une vie heureuse. Lorsqu'on y est parvenu, on doit établir en elle la demeure, le domicile de toutes ses pensées, attendu que ce qui regarde notre salut, notre tranquillité, ce qui sert à procurer la plupart des jouissances d'une âme saine ne peut jamais y manquer. Or c'est par la grammaire que nous avons commencé notre course; après s'y étre arrêté autant qu'il est nécessaire, on doit s'en éloigner pour orner et embellir le discours à l'aide d'un autre art, d'une autre science, dont nous avons dit que l'étude de ses très utiles et très remarquables propriétés doit servir dans la suite à tout le reste de la vie. De même que, sans cette science, il ne serait pas facile à un grand homme d'acquérir une gloire éminente, soit dans la paix, soit même dans la guerre. Mais quoique nous donnions à l'adolescent cet exercice de parler gravement, clairement, élégamment sur tous les sujets proposés, comme un compagnon pour la vie entière, afin que, étant entrés ensemble dans la philosophie, comme un fleuve dans la mer, cet exercice ne fasse, pour ainsi dire, plus qu'un corps avec la philosophie , et qu'ils roulent ensemble. Nous voulons de même que cette philosophie, par l'accroissement des autres arts et des autres sciences se mêlant à elle comme les eaux des fleuves, ne coule que plus abondante. C'est pourquoi il n'est aucun de ces arts libéraux, et dignes d'un homme libre, que ne doive apprendre un adolescent dans la mesure de l'avantage qui lui en revient, c'est-à-dire qu'il doit consacrer à chaque art un temps raisonnable. La chose ne sera pas difficile, car ils sont unis, liés entre eux en société, et s'accordent si bien ensemble qu'une fois entré dans l'un d'eux, on s'ouvre un facile passage vers tous les autres. Aussi les anciens Grecs qui s'en occupaient plus curieusement et plus longtemps que nous, considérant que les arts de ce genre étaient la voie pour conduire à cette parfaite et haute sagesse qu'ils se figuraient être placée dans le gouvernement des affaires publiques, et dans la supériorité sur les autres hommes par l'éloquence et la raison, donnaient-ils à prix d'argent à leurs enfants des maîtres d'éloquence et de sagesse qu'on appelait sophistes, et qui étaient en quelque sorte chargés de leur enseigner la prudence civile, et qui, toujours attachés à leur personne, nes'éloignaient jamais d'eux. Ils faisaient, au contraire, conduire leurs fils, comme pour aller à la promenade, aux leçons des maîtres de géométrie, de musique, d'astronomie, chez lesquels ils trouvaient néanmoins quelque chose à apprendre pour prix de leur peine. Or, comme l'âge de l'enfance est plein de feu, de vivacité, ainsi que l'âge de l'adolescence, qui l'est méme un peu plus; qu'il ne peut d'aucune manière rester en repos; qu'il est toujours en agitation et en mouvement; qu'il ne garde aucune mesure pour rire, courir et crier, les arts qu'on pensa les plus propres à gouverner cet âge et à le façonner à une certaine modération, on les employa les premiers, à savoir, la musique et la gymnastique, pour qu'elles soumissent à certaines règles les mouvements par eux-mémes immodérés et désordonnés de l'enfant : l'une, ceux du corps, l'autre, ceux de l'âme. En laissant à la nature son allure impétueuse, l'art et la discipline y ajoutaient quelque chose qui pût donner à toutes ces agitations la grâce, au corps la santé, et de plus à l'âme la modestie. Mais en ce qui concerne le corps et ses exercices, une coutume contraire a beaucoup retranché de cet usage de l'antiquité. Pour nous, nous n'usons pas fréquemment des bains ; nous n'en prenons pas tous les jours, comme les anciens se plaisaient à le faire. Depuis longtemps nous ne connaissons plus l'huile ou la lutte. Il n'est resté dans nos moeurs que la plupart des exercices propres aux Romains; par exemple, l'équitation, la course, le jeu de paume, le jet du javelot, l'escrime et autres choses de ce genre qui servent à la santé du corps et à supporter la fatigue, qui sont moins un art qu'un amusement et dont toute labeauté provient non des leçons du maître mais de l'adresse et de la modestie de l'adolescent lui-même. Il ne nous reste plus qu'un art, qui tient à la fois de la gymnastique et de la musique, c'est la danse, qui consiste dans l'art même, dans l'amusement `de sauter en cadence au son des flûtes ou des instruments à cordes. Cependant la musique y a la plus grande part; et parce que nous avons assez parlé de la gymnastique, ocicuponsnous maintenant de décrire les caractères de la musique, tels que les approuvait l'antiquité pour l'âme des enfants. PAUL. — Combien je crains que tout ce que j'ai appris de la musique ne soit du genre de celle qui vous parait le moins estimable ! Et pourtant depuis longtemps j'en ai presque perdu l'habitude, et, comme vous pouvez le voir, je m'y plais de moins en moins chaque jour, et je me livre plue volontiers à cette musique plus grave et plus noble que je trouve dans les poètes, qui, par son harmonie, par la dignité, la gravité des maximes, me ravit presque jusqu'au ciel. JACQUES. — Ce que vous savez des voix et des tons, comme vous appelez cela, pour les élever à l'aigu ou les descendre jusqu'au grave, sur les notes justes et sur les fausses, sur la valeur du ton entier et du demi-ton, sur la puissance du diapason et du diapenté, sur les degrés des voix et de la mesure, sur leurs transpositions entre eux, sur la consonnance de chaque voix avec les autres, et sur tels autres enseignements, s'il y en a, pour l'étude de la musique, je ne nierai pas qu'il soit convenable et même nécessaire que vous ayez appris ces choses. Mais la connaissance n'en est pas difficile : ce qu'il faut voir c'est que cet art, qui est sans aucun doute des plus conformes à la nature de l'homme, s'il est corrompu, ne corrompe ensuite également lui-même par un mauvais usage nos moeurs et nos âmes. En effet, il n'y a rien certainement de plus fort que l'harmonie pour enchaîner l'âme et s'en emparer; rien qui s'insinue en elle davantage, ou qui lui fasse plus la loi pour l'affecter ou l'émouvoir à sa fantaisie. Ce qui nous est souvent démontré par la lecture tacite des orateurs et des poètes, puisque les uns et les autres se servent du nombre, de la cadence, de la mesure et des intervalles dans l'arrangement des mots, quoique ce soit beaucoupplus marqué dans les poètes. Aussi bien, lorsque nous lisons ces derniers, nous sentons que nous sommes émus intérieurement, et que là où se porte cette force de l'harmonie elle y transporte nos sens et les y entraîne avec elle. Que si la voix et le chant s'ajoutent à cette composition, en s'accordant et s'assortissant avec elle, à peine toute la vigueur de l'âme l'empêchera-t-elle de lui donner la main, et de s'offrir d'elle-même pour se laisser conduire comme une esclave. Qu'est-ce donc à dire? C'est que plus il y a dans cet art d'action et de puissance, plus il fallait prendre garde, ce qu'on ne fait pourtant pas, que chacun ne fût libre de varier et de plier les modes de la musique de la manière qu'il voudrait mais que tout le monde fût obligé de se servir d'un nombre de modes déterminés et approuvés par l'autorité publique. C'est ce qui dans l'antiquité fut si rigoureusement observé à Lacédémone, qu'on y fit mourir Timothée, joueur de lyre des plus renomm#s, qui professait son art au milieu d'un grand concours de Spartiates. Il y fut condamné à mort pour avoir ajouté une corde à la lyre, comme violateur des lois et corrupteur de la discipline de la jeunesse. Que si l'on me demande quel est le mode qui doit être adopté dans la musique, voici, je pense, tout ce qu'il faut observer avec attention : puisque le choeur consiste en trois choses : le rhythme, qui est notre nombre à nous, la sentence et la voix; la première des trois et de beaucoup la préférable, c'est la sentence, parce qu'elle est le siége et la base des deux autres, et qu'elle n'a pas un médiocre pouvoir par elle-même pour persuader l'âme ou la dissuader. Mais comme, mêlée au nombre et à la cadence, elle pénètre beaucoup plus vivement, si elle est encore unie aux modulations du chant et de la voix, elle possédera tous les sentiments intimes de l'homme, et l'homme lui-même tout entier. Il doit donc être fortement pourvu soit par l'État, si par hasard un État daigne, dans l'intérêt public, s'occuper de pareille chose, soit du moins par l'homme privé, qui désire véritablement donner à son fils une bonne et pudique éducation, à ce que cet art soit enseigné de manière que le sujet et la matière de cet art, à savoir, les paroles et les sentences, puissent le plus conserver et entretenir les meilleures moeurs. Le sujet sera bien choisi, si l'on célèbre, soit la gloire des hommes illustres, leurs dits et leurs paroles concernant la vertu, soit les choses divines, et, à l'égard de Dieu même, celles qui rendent témoignage de sa bonté, de sa bénignité, de sa clémence, de ses bienfaits pour notre plus grande utilité. Caton a écrit dans ses Origines que le premier genre fut usité chez les anciens Romains, qui avaient coutume de chanter au son des flûtes, après leurs festins, la louange des hommes courageux et leurs nobles services envers la patrie. Les poètes usent de temps en temps de l'autre genre, comme dans Virgile, Jopas, qui chante le soleil, la lune et les choses du ciel. Chez nous, c'est d'une manière bien plus sublime et bien plus sainte qu'ils ont chanté dans leurs nombres sacrés les mystères de la puissance de Dieu et de sa bonté envers nous. C'est ce qu'a fait dernièrement, aux applaudissements de toutes les muses, un homme remarquable dans ses facultés poétiques, par son génie , son éloquence et par sa piété chrétienne, Actius Syncerus {Jacobo Sannazaro, 1455/1458 - 1530}. La base étant posée, établie, il faut ensuite y appliquer le nombre, qui ne pourra être lâche, mou, inconstant, s'il doit assortir à la dignité de la sentence la mesure et l'harmonie ; mais il aura nécessairement une sévère et virile douceur, et ses cadences seront graves; car ou la nature elle-même se refuse, ou bien nous ne pouvons nous attendre, à ce que, si l'on s'astreint à raconter en vers la belle action de Mutius Scaevola, on doive l'exposer en nombres rapides, en iambes ; parce que ce sont là les pieds de la précipitation, du désir passionné, du trouble et de la colère, et non d'une constante et invincible vertu. De même, le dévouement des Décius, lorsque, s'élançant au milieu des ennemis, ils coururent à une mort certaine pour le salut de la patrie, ne doit pas être embarrassé par la mollesse élégiaque, ou par les dithyrambes efféminés; mais il demande le vers héroïque, afin que le nombre soit conforme à la dignité du sujet. Or, la sentence et le nombre qui forment la partie solide et virile s'accordant ensemble, la voix ne pourra être molle et efféminée. Ce sera alors un concert non seulement utile pour les bonnes moeurs et la discipline, mais même, à mon avis, de beaucoup supérieur à l'amusement et au plaisir. Il n'aura pas comme une fade douceur qui apporte vite la satiété et s'aliène les sens par le dégoût; mais il les captivera plus longtemps, en assaisonnant la douceur par l'autorité; et en insinuant dans le coeur des adolescents cette noble alliance de l'honnêteté avec le plaisir, que nous avons dit être la source des bonnes moeurs, il sera propre à l'établir et à la conserver dans les âmes. Voilà la musique que je vous recommande, Paul, ainsi qu'à tous les jeunes gens qui veulent s'appliquer à la vertu. C'est celle-là qu'il faut rechercher passionnément et à laquelle il faut solidement s'attacher ; je vous la recommande, quoique vos goûts aient, à la vérité, devancé mes exhortations. Que peut donc avoir en elle de bien et de beau cette fameuse musique d'aujourd'hui, elle qui n'a presque de base ni dans les paroles, ni dans les sentences ; ou même qui, si elle prend pour sujet quelque maxime, en obscurcit et en embarrasse le sens et l'intelligence, en brisant et en saccadant la voix dans le gosier? C'est comme si la musique était inventée, non pour adoucir et modérer les âmes, mais seulement pour plaire à l'oreille, pour imiter le chant des oiseaux et le cri des bêtes, dont nous ne voudrions cependant pas être les semblables. Mais c'est là rendre l'esprit matériel et nullement maître de soi, ce qui inspirait à Platon une très légitime horreur. Il ne voulut pas de place dans sa république pour une musique pareille ; car où des sentences molles, efféminées, voluptueuses, se produisent avec des nombres et des modulations comme elles, cédant aux passions, faibles dans la douleur, ou bien se précipitant violemment vers les émotions subites de l'âme troublée, vous devez penser quel fléau y souffre la vertu, quel ravage les bonnes moeurs ! Certainement ce fut de cette manière que la Grèce corrompit son ancienne constitution, si juste, si louable, en fréquentant trop les théâtres, les jeux scéniques, et surtout en y introduisant ces choeurs de musique dont la douceur charmait les oreilles, mais qui excitaient principalement les différentes passions dans les âmes. Dans la suite cette peste fut apportée dans la ville de Rome, dont elle énerva et brisa l'antique gravité. Il est facile de connaître ce que notre siècle doit attendre de bon d'une musique de ce genre; il n'y a qu'à voir les moeurs de ceux qui l'enseignent et la professent. Cette musique-là n'est donc pas digne d'un homme libre; mais bien celle dont nous venons de parler, qui, par une belle sentence, des nombres graves, une voix virile, enflamme les âmes de l'amour de la vertu. Si l'on y ajoute en outre les mouvements et l'agitation du corps, en les conformant au son et à la mesure; on aura la danse et les ballets, dont nous n'interdisons pas absolument l'usage à l'adolescence, pourvu qu'elle s'y livre rarement et avec modération. C'est un exercice qui ne sera pas inutile pour égayer les esprits, et les refaire de la fatigue et de l'attention soutenue des études. Mais il faut de bonne heure y renoncer et laisser là toute la danse, car elle devient bientôt ridicule et ne peut, en aucune manière, en aucun lieu et en aucun temps, convenir à la gravité virile, ni à ses mouvements plus calmes. Il faut ensuite également abandonner peu à peu le chant et la modulation, c'est-à-dire cesser de chanter nous-mêmes, mais non d'entendre chanter ; car chaque âge peut se permettre ce dernier plaisir, même l'extrème vieillesse, pourvu que ce soit sans excès, et qu'on n'en recherche pas trop l'occasion. Quant aux compositions poétiques, quant aux sentences mises en vers dans le genre grave, nous voulons que le plaisir de les lire dans les poètes, ou méme de temps en temps de faire des vers, soit le compagnon de toute la vie; car c'est souvent une agréable et utile diversion à des études plus sérieuses, aux soins et aux occupations publiques. PAUL. — J'ai très-bien compris, mon père, ce que vous admettez et approuvez dans la musique, et ce que vous en rejetez; je tacherai donc de vous satisfaire en cela ainsi qu'à la vérité elle-même.