[10] Il faudrait en dire plus long sur cet art, tant la vie humaine en est embellie, si tout n'avait pas été excellemment exprimé dans Cicéron, que, d'après mes conseils et votre propre volonté, Paul, vous avez assidûment entre les mains. Vous devez le lire maintenant, dans la suite, toujours. Et non seulement vous devez le lire, mais en pénétrer tous vos sentiments intimes et de toutes les manières; car il n'est pas un éloge de la prudence, une lumière du discours, une beauté dans les maximes, dans les paroles, une grâce dans la diction, une hauteur de génie, une force d'âme qui, je ne dirai pas n'apparaisse en lui et n'y existe, mais qui n'y soit dominante, et ne manque pour émouvoir de chaleur et de véhémence, à tel point qu'il inonde comme d'un torrent de délices les sens et l'âme des lecteurs. Mais quoiqu'il contienne en lui seul toutes les choses qui semblent devoir être désirées pour la perfection de cet art, et qu'il y joigne en outre une grande force de doctrine et de sagesse, cependant, dès que vous serez parvenu à l'imiter, à prendre non seulement la couleur, mais encore le suc et la forme de ses discours , il vous faudra lire aussi les autres auteurs latins et grecs, tant les orateurs que même les poètes; car, à l'âge où vous êtes, Paul, et à plus forte raison même dans la suite, ce sera pour vous à la fois un grand ornement et un avantage de connaître le génie et les écrits de beaucoup d'auteurs, parce que beaucoup de choses servent à en apprendre beaucoup d'autres qui, chaque jour peuvent être utiles, selon les besoins et les occasions. Une lecture multiple et variée raffermit la force du jugement et la prudence, laquelle, si on ne l'exerce que dans un seul genre, et qu'on n'ait rien pour le comparer, semblera s'y étre appliquée non par choix, si excellent que soit ce genre, mais l'avoir seulement rencontré par accident et par hasard. Mais nous voulons que le caractère de l'adolescent, qui depuis longtemps est le sujet de notre entretien, tire sa principale valeur de son choix et de son jugement, quoique le propre de l'adolescence ne soit pas de juger, et qu'il convienne mieux à cet âge de développer son intelligence. Or le propre de l'intelligence consiste soit à concevoir promptement ce qu'on lui enseigne, soit, ayant saisi le principe d'une démonstration, à courir un peu en avant, et, partant d'un petit nombre de choses, à en comprendre beaucoup d'autres : ce qui est, à la vérité, pour nous un don insigne et des plus désirables de la part des dieux immortels. La faculté de juger, au contraire, n'a pas tant la promptitude que le poids; elle ne consiste pas plus dans la prévision que dans la circonspection, car de beaucoup de choses qui se présentent autour d'elle, il lui faut choisir la plus convenable, ce qui ne peut se faire sans la comparaison d'un grand nombre d'objets. Cette faculté d'approuver, d'admettre les choses qui valent plus que les autres, elle nous est donnée par une grande expérience, par une longue agitation dans les conseils des hommes, dans les événements fortuits, et surtout par une lecture savante et variée. Et cependant il lui faut aussi ce don de la nature, cette heureuse intelligence que nous apportons en venant au monde; car si l'intelligence est absente, tout le reste n'est rien , tant il apparaît que partout la principale domination appartient à la nature. Mais quoique le jugement ne soit pas le propre de l'adolescence , cependant cet âge doit être muni de ces armes, de cet appareil, de ce cortége des choses, afin que l'âge mûr puisse exercer cette faculté avec pénétration et rectitude. Ce qui lui sera pour cela du plus grand secours, ce sont les sciences et les lettres, c'est la connaissance de l'antiquité, c'est de lire le plus possible les auteurs les plus grands, les plus estimés, dont aucun n'est à dédaigner de ceux que, de beaucoup d'autres, nous a laissés l'injure du temps. Il retirera de cette lecture variée non seulement une remarquable utilité; mais de plus un très grand plaisir. Il sera charmé de connaltre et en méme temps d'admirer cette force incroyable, cette véhémence de Démosthène, dont les pensées me semblent dans son discours entrelacées comme des mailles; si bien que, si vous ôtez une seule lettre, il faut que toute la série s'en aille. Il est si ardent à la lutte qu'il peut toujours vaincre, si plein de raisons qu'il peut accabler, si adroit que, pour ses adversaires, le piége est inévitable. Outre cela, quels fréquents éloges ne renferme-t-il pas de l'antiquité! Quel heureux choix de mots et de maximes! Quelles exhortations à la gloire, à l'honneur, tirées du temps et de la cause! Certes, c'est à juste titre que la gloire de la nation grecque s'appuie sur l'éloquence de cet homme , prince unique dans l'art de bien dire. Eschine, son ennemi et son adversaire dans la république, inférieur à lui en tout genre, ne laisse pas d'avoir une diction harmonieuse et facile. Lysias est subtil et très-heureux dans le choix des mots. Quant à l'éloquence d'Isocrate, qui du reste n'est pas sans valeur, des expressions trop recherchées et une certaine délicatesse de style sont cause qu'elle semblerait moins virile. La fréquente lecture de ces auteurs et des autres non seulement vous donnera le plaisir de connaître le génie de ces grands hommes et leur différence, mais elle augmentera même en vous la faculté de distinguer les genres dissemblables et variés. Il en faut dire de même des historiens, qui certes, par l'élégance et l'abondance du style, ne sont pas moindres chez nous que chez les Grecs. Il semble même que les écrivains de ce genre traitent un peu plus expressément des sujets qui servent à fortifier la prudence humaine; car en apprenant les projets et les actions des généraux et de ceux qui se sont distingués dans le gouvernement des affaires publiques, il est facile de comprendre, d'après les événements, ce qu'il faut suivre dans la vie et ce qu'il faut éviter. Que dirai-je des poètes? Certes, vous voyez combien ils abondent dans les deux langues, combien leur pouvoir est grand non seulement pour apaiser, mais encore pour enflammer nos âmes. Aussi bien ce genre-là a-t-il toujours passé pour saint et pour agréable aux dieux. Ce n'est pas tant par l'étude et la pensée que par un certain esprit dont ils sont divinement inspirés, qu'ils répandent ces paroles qui, harmonieusement arrangées avec les sons et la mesure, ravissent les sens et les oreilles, et, comme du métal en fusion, se mêlent à notre âme. De sorte que, partout où ils nous entraînent, il ne semble pas possible de résister. Telle est même la raison qui les a fait exclure de cette parfaite république dont Platon a voulu donner les lois dans ses livres. Il a craint que, s'ils entreprenaient d'écrire et de publier tout ce qui leur passerait dans l'esprit, chose qu'ils étaient libres de faire en général dans la Grèce, il ne leur fût très facile de corrompre les moeurs de leurs concitoyens. Il est certain que le pouvoir de la poésie a plus d'influence qu'on ne le soupçonne peut-être, soit pour amollir et pour énerver les âmes par la volupté et les autres passions, soit, au contraire, pour les fortifier par la vertu et la constance. Mais parce que ceci parait ètre en général l'office de la musique, dont la poétique est même la partie principale, le siége, la base sur laquelle s'appuie tout l'art musical, il nous faut dire quelque chose de la musique si nous voulons tirer quelque utilité de ce cours, de cette revue des arts libé- raux, et si nous exposons auparavant le but que nous voulons atteindre. PAUL. — En vérité, je ne sais quelle est la place que voue réservez aux poètes, et je redoute le sentiment de Platon. Et pourtant, quand je pense que vous êtes la cause que je vis depuis longtemps avec eux dans l'intimité, et que je les ai si souvent dans les mains, je me rassure, et je ne crains pas que vous m'enleviez ce bonheur, ce délassement des études plus sérieuses, ou même, comme j'en fais l'expérience, la non médiocre utilité qu'on en retire pour l'ornement de la langue et de la vie humaine. Je ne comprends pas, si toutefois mon esprit a quelque portée dans l'appréciation des choses dont je m'occupe pourtant chaque jour, je ne comprends pas que je puisse rien lire de plus fécond, de plus sublime qu'Homère, ni rien de plus divin que Virgile. Comme tous les deux n'ont pas été comparés seulement dans le jugement des hommes en particulier, mais encore dans les débats des nations elles-mêmes, pour assigner à l'un ou à l'autre le premier rang dans cette gloire de la poésie, je suis dans l'habitude de me servir souvent de votre propre opinion, que vous avez coutume d'exprimer ainsi: Il y a dans Homère beaucoup de choses dignes d'être élevées au ciel ; on ne peut rien souhaiter de mieux dans notre Virgile. Vous pensez aussi que d'Homère, comme de la source et du père de toutes les sciences sont descendus, comme des ruisseaux, les autres poètes. Mais parce que vous dites souvent que la comédie morigène la vie privée et le commerce des citoyens entre eux, il y a apparence que vous ne répudiez pas, je peense, ces poètes au nombre desquels est Térence, dont les vers calmes et purs coulent comme un fleuve tranquille. Ils n'entraînent avec eux rien de trouble, rien de fardé. Qui n'admire et n'est charmé en le lisant! Avec quelle convenance, avec quelle gràce, avec quelle élégance il s'applique à présenter dans le récit et le dialogue tous les accidents de la vie ! Il me semble que la décence habite en lui. Il évite si bien l'obscénité et l'impureté qu'il paraît parfois faire peu d'attention à ce qui convient au caractère de chaque personnage. Plaute certainement se donne plus de licence; et pourtant qu'y a-t-il de plus utile que lui pour enrichir le discours latin, rendre la conversation facile et la provision des mots abondante? Je ne parlerai pas des autres poètes, si nombreux chez les Grecs et les Latins, car il y a beaucoup de genres de poètes. Il n'en est certainément pas ainsi dans les orateurs. Mais voici en général ce que je dirai de tous : puisque chacun d'eux se fait remarquer par l'excellence de quelque partie de son génie, et que dans la plupart il y a beaucoup de choses louables, il me semble qu'on ne doit pas en bannir l'espèce d'une école de bonnes moeurs et des études de la science que nous souhaitons d'acquérir. Que si l'injustice du temps et de la fortune, en nous conservant nos anciens auteurs, nous eût laissé la tragédie, ou bien n'eût pas enlevé aux Grecs la comédie, ce serait pour nous, je pense, un grand bonheur de comparer entre eux les écrivains grecs et latins. Mais puisque, soit par l'injure du temps, soit par celle des hommes, ce bien nous a été ravi, il nous est cependant permis de remarquer, en les lisant l'un après l'autre, quelle est la force des deux genres, quoiqu'il y ait peut-être plus d'agitation dans la tragédie, et qu'elle soit certainement beaucoup plus capable d'exciter dans les coeurs les différentes passions. JACQUES. — C'est fort bien dit, Paul, et c'est très juste. Aussi suis-je enchanté de votre pénétration, de votre discernement dans l'appréciation que vous venez de faire des écrivains grecs et latins; c'est une preuve remarquable que vous nous donnez de votre intelligence. En vérité, vous m'avez épargné une bonne partie du travail que j'aurais eu à distinguer et à juger les poètes; car je pense que vous ne devez pas seulement lire, mais avoir même tout à fait pour familiers ceux que vous venez de citer, et les autres poètes qui ont avec eux quelque ressemblance. Toutefois la défense que fait Platon ne me répugne pas au point de ne pas penser que les bonnes moeurs doivent faire la loi aux poètes, plutôt que les poètes aux bonnes moeurs. Et cependant Platon avait quelque chose en vue en leur interdisant sa république. Et nous aussi nous ne voulons pas ranger an nombre des poètes ces obscènes et impurs versificateurs qui, visant à l'effronterie, ont tout rempli de leurs bouffonnes infamies. PAUL. — Non certes pas, mon père, car je comprends bien que, si l'on se permet quelquefois de lire ceux dont vous parlez, ce doit être pour que la vertu et la sagesse des bons et graves poètes brillent davantage. Mais ce que vous m'avez dit que vous vouliez dire sur la musique, je désire bien de l'entendre.