[5] JACQUES. — Nous ferons ici, Paul, ce que vous avez dit tout à l'heure qu'il serait besoin de faire, si l'occasion s'en présentait : nous ramènerons notre discours vers les premières années que notre entretien avait dépassées, étant parvenu à une certaine limite, c'est-à-dire, à la fin de cet âge que nous entendons fixer à vingt-trois ans et demi; car, dans ce genre d'éducation qui orne la vie de l'imitation de la vertu, par la contemplation des exemples et des moeurs des parents, nous avons compris tantôt toute l'adolescence. Mais puisqu'il faut que nous parlions des choses qui doivent étre le sujet des préceptes, des avertissements et du langage habituel des parents envers leurs enfants, afin que la vertu elle-même leur soit non-seulement proposée, mais encore exposée, que notre point de départ pour cela soit la cinquième année. En effet, si l'on considère la grandeur du corps, l'enfant atteint à cet âge la moitié de la taille que lui donneront les vingt ans suivants, et, dans le courant de la cinquième année, l'enfant, qui jusque-là a été sous la puissance des femmes seulement, se trouve confié en grande partie aux soins de son père; car il peut déjà exprimer facilement tout ce que son esprit conçoit, et comprendre sans peine ceux qui lui parlent. Que notre discours parte donc de nouveau de ce principe, qu'il s'élève sur cette base que nous avons auparavant construite pour notre édifice; qu'il ait, dis-je, pour fondements la religion, l'amour et le culte du Dieu immortel; car si chaque jour nous sommes heureux de voir se lever et revenir le soleil, pour l'excellence et la clarté de ce grand astre qui réjouit tout de sa splendeur et de sa lumière, notre âme ne doit pas éprouver moins do bonheur d'entendre souvent dire de Dieu les mèmes choses; elle doit même en éprouver davantage, puisque toute la beauté, l'éclat, la variété des astres célestes découlent de l'infinie beauté du Dieu très-haut, comme par de minces ruisseaux. Le père devra donc d'abord et avant tout tâcher d'imprimer dans le coeur de son fils cette crainte de Dieu, dont nous avons parlé précédemment, cette crainte qui seule constitue et raffermit le plus une force d'âme invincible contre tons les malheurs de la vie humaine. Il y parviendra, s'il explique à son fils la puissance de Dieu, sa présence partout et son immense majesté, non pas tant par des raisons que l'âge de son fils ne peut pas encore comprendre, que par des exemples et par des récits des choses merveilleuses qui sont arrivées par la volonté divine ; s'il s'applique assidûment aussi à lui rappeler les bienfaits que ce même Dieu a répandus sur lui-même en particulier, et sur tout le genre humain : ce qui comprend les mystères de notre religion qui doivent lui être enseignés et complètement gravés dans la mémoire; et il ne doit rien avoir plus à coeur que de former ainsi son fils à la piété et à la religion. Le père y réussira parfaitement, s'il ne se contente pas de l'instruire pieusement et saintement des choses divines, mais s'il les met en outre en pratique par ses actions et par ses oeuvres. Mais il lui enseignera qu'après Dieu et tous ces êtres divins qui ont été au commencement élevés au ciel par la bonté divine, ou dans la suite pour leurs glorieux mérites et leur très-vertueuse vie, et qui, pour leur insigne honneur et leur gloire immortelle, doivent être vénérés des mortels, il lui enseignera, dis-je, qu'après eux chacun doit surtout honorer ses parents, puisqu'on leur est presque redevable de toute chose. En effet, notre naissance, notre vie, cette lumière diurne que nous respirons, que nous voyons, que nous sentons, dont tout notre corps subit le contact, l'influence, avec plaisir, avec délices, ayant reçu tout cela d'eux, c'est à eux que nous le devons. Et ces travaux endurés pour nous, travaux pleins de soucis, de sollicitude, que non seulement ils sont loin de fuir, mais qu'ils recherchent même et poursuivent pour nous produire et nous soutenir honorablement dans la société de nos concitoyens et de nos égaux, méritent certainement que les enfants aient pour leurs parents toute sorte de reconnaissance, qu'ils doivent surtout leur témoigner par leur piété filiale et le culte d'une particulière vénération. De là notre obligation de prendre soin de leur vie et de leur santé, d'éloigner d'eux, par notre travail et notre diligence, les besoins et les incommodités, de secourir leur indigence, de soutenir leur faiblesse, d'écarter d'eux tous les chagrins, à la maison comme au dehors, et d'où qu'ils viennent. En effet, si Hésiode a raison d'ordonner de rendre le service qu'on a reçu d'un étranger avec une égale mesure, et même au delà, si l'on peut, comment payer notre dette envers nos parents, dont aucune reconnaissance ne peut égaler les bienfaits? Or, même quoique infirmes, décrépits et ruinés, les parents ne sont jamais inutiles à leurs enfants. Mais de même que nous honorons les images et les statues des saints, en souvenir et pour la bonté de ceux dont on a voulu nous représenter le visage, et parce que nous pensons que ces saints eux-mêmes n'en seront que plus disposés à nous être favorables; de même il ne peut y avoir une plus belle image du Dieu immortel que dans notre père et notre mère. Voici la manière de former le tendre coeur d'un enfant au culte et à l'honneur qu'il doit à ses parents : il apprendra du père à chérir et honorer la mère, de la mère, le père, et l'un et l'autre, des domestiques et des personnes de la famille. Et cette vénération de la part des enfants ne doit pas s'arrêter au père et à la mère. Elle doit s'élever aux aïeux et aux autres grands parents, s'ils vivent encore, puisque l'origine de tout ce que nous avons reçu de notre père et de notre mère semble être en eux encore plus vénérable. Or, de cette vénération envers les pères et les aïeux, de cet honneur pieux et dû, se déverse, comme d'un vase plein de pudeur et de probité, cet autre honneur et ce commun culte qu'on rend aux vieillards, aux hommes chargés et accablés d'années. Et cet honneur est juste, et convient à cet âge qui revendique, non sans raison, le nom de père; car au commencement ceux que les enfants ne peuvent encore distinguer avec précision et exactitude aux traits du visage, avertis par cet air de vieillesse, ils les appellent tous leurs pères; et dans la suite l'habitude de vivre presque fraternelle des enfants, et leurs amicales relations avec leurs égaux, mettent les pères en participation mutuelle de ce nom. Certes un homme de cet âge-là peut bien, quel qu'il soit, devenir un père pour l'enfant et l'adolescent, sinon par le sang, du moins par le conseil. C'est pour cela qu'avec grande raison Romulus ou Numa, dont l'un fut le fondateur de Rome et l'autre de ses lois et de sa religion, prenant en considération cette parenté de la vieillesse avec le nom de père, appela sénat le conseil suprême de la ville, et pères les sénateurs eux-mémes. Il ordonna aux jeunes gens de céder le pas aux vieillards, de se découvrir la tete et de se lever à leur arrivée; ce que les anciens écrits racontent avoir été principalement et très exactement observé à Lacédémone. En effet, c'est une chose admirable en quel honneur fut la vieillesse dans cette cité. On connaît là-dessus l'adroite et spirituelle leçon que fit aux Athéniens un homme de Sparte. Un jour que des députés des Lacédémoniens, pendant les jeux publics d' Athènes, étaient assis sur les degrés de l'orchestre, à la place d'honneur, peu de temps après il entra dans le théâtre, déjà plein de monde, un vieillard appuyé sur son bâton; c'était un homme du bas peuple. Comme il tournait çà et là, cherchant à s'asseoir, et que personne ne lui faisait place, il vint auprès des députés lacédémoniens, qui, se levant aussitôt en témoignage de respect pour son âge, lui donnèrent la place d'honneur. Cette action leur ayant attiré les plus grands applaudissements de tout le théâtre, l'un d'eux dit, non sans à propos : « Les Athéniens savent très-bien ce qu'il convient de faire, mais ils négligent de le faire eux-mêmes. » L'enfant doit donc être formé par les préceptes et les soins de ses parents à savoir honorer les vieillards et les personnes d'un certain âge, et à les considérer presque comme ses parents. Ce respect, ce culte rendu à l'âge avancé profite, surtout chez les adolescents, à la modestie dans leur conduite, parce qu'il fait naître dans leur âme la pudeur, et leur donne de nombreux témoins de leurs actes et de leurs paroles; de sorte qu'ils n'osent en rien s'écarter de ce qui est honorable et juste. Or, tant qu'ils redoutent la magistrature, pour ainsi dire, de ceux qu'ils respectent et honorent, et la mauvaise opinion qu'on aurait d'eux, ils ont plus difficilement le moyen de faillir, et rougissent d'être repris. De "uereri", avoir une crainte mêlée de respect, est venu le mot "uerecundia", qui est l'action même d'avoir honte et de rougir, peignant la faute sur le visage et l'honorable peine du péché commis. C'est là pourtant le gage d'un bon caractère et de la vertu qu'on attend dans un enfant , si bien que ce proverbe nous parait fort juste : "erubuit, salua res est", il a rougi, tout est sauvé. En effet, la pudeur se charge elle-même d'empêcher et de prendre garde que rien n'arrive dont on ait à rougir. Elle convient à la vérité à tout âge ; mais elle est le principal ornement de l'adolescence. Que si nous l'appelions la protectrice contre les vices, et le rempart de la continence et de la vertu, certainement nous ne lui donnerions pas un faux nom. Je conseillerai donc aux parents qui auront quelque confiance en nôtre autorité, de ne pas manquer de cultiver eux-mêmes de tout leur pouvoir, et de propager dans les enfants cette plante de la pudeur que la nature a semée dans les nobles âmes; ils sont assurés de recueillir des fruits abondants de leurs peines. Quoique la pudeur ne soit pas la même chose que la vertu, elle en est cependant le principal appui, car elle est la crainte de la mauvaise opinionet de l'infamie, et cette crainte est la gardienne sévère et diligente de la vertu. Aussi bien ceux qui ont appelé la pudeur une crainte divine, semblent avoir le mieux caractérisé la force de cette affection de l'âme. En effet, elle seule nous fait craindre de perdre l'unique chose presque divine que l'honneur et la dignité nous donnent, à savoir ; la considération et l'honnéteté. Quant aux autres craintes, épouvantes et terreurs de la mort et des périls, qui abattent l'âme et sont près de l'anéantir, nous pensons qu'elles sont toujours, et avec raison, honteuses; d'autant qu'elles sont le plus souvent vaines et inutiles; l'apparence même en est malséante et indigne d'une âme bien née. Une pâleur livide couvre le visage et le défigure; le tremblement agite les membres du corps; ce qui arrive par la fuite de l'âme vers la citadelle de la vie qui est dans le coeur, où elle appelle de tout côté tout ce qui peut la secourir ; de sorte qu'elle semble avoir comme déserté l'enceinte extérieure des remparts, et cédé la place à l'ennemi. La pudeur, au contraire, accourt au dehors; car le péril est extérieur, venant de l'opinion et du regard des hommes; elle oppose à la faute la rougeur du visage, comme un masque, désirant se cacher là où elle se trahit elle-même ; et pourtant elle montre moins la faute que le tourment de l'âme de l'avoir commise; et elle fait cela avec tant de grâce, que, lorsqu'elle parait s'avouer coupable, elle plaît dans l'objet même de son aveu.