[1,8] Bien que la nuit fut employée à songer à mes misères, il me semble toutefois que je la passai avec moins d'inquiétude. Il y a un temps que l'excès des maux nous endurcit et que, comme si nous leur donnions les mains, nous ne faisons pas seulement état de nous opposer à leur violence. Cette consolation est véritablement accompagnée de tristesse : néanmoins elle ne contente pas moins aucune fois que quand une bonne fortune nous surprend et qu'elle ne nous donne pas le loisir d'y penser et d'en digérer la conséquence. Les larmes emportèrent une partie de ma douleur. Je tâchai d'obtenir de mon courage qu'il combattit la violence de la fortune plutôt avec les armes de la prudence, qu'avec celles de mes soupirs. Comme s'il m'eût fallu boire mes misères dans un certain vase nommé Cothon, dont les Lacédérnoniens usaient, je les avalais avec moins de tristesse, elles ne m'apparaissaient point si fâcheuses. Mais quoique je me puisse persuader, je ne faisais plus bouclier de mon espérance. Une chose seulement me consolait : ma calamité était si grande que le ciel eût eu peine de l'augmenter. L'Espérance en sa vaine attente, Fâche plus qu'elle ne contente, Elle ronge jusques aux os Les hommes qui sont trop crédules, Et les privant de tout repos Les rend à la fin ridicules. Le fruit qui monte et qui dévale, Abuse le pauvre Tantale. Au lieu de seconder ses voeux : Ces eaux qui vont et qui reviennent, Pour le rendre plus malheureux D'espoir seulement l'entretiennent. L'Espérance remplit la terre Des tristes marques de la guerre, Elle répand le sang partout: Et malgré les périls de l'onde ; Elle nous pousse jusques au bout Des points qui terminent le monde. Bien qu'elle trompe en son attente, Elle est toujours impatiente, A son gré le temps est trop lent : Le destin pourtant qui nous mène D'un pas grandement violent, Ne s'en met pas beaucoup en peine. Au lieu d'arrêter les misères, Que le Ciel verse en ses colères, Elle sert à nous affliger : Le poids des divines tempêtes, Quand nous pensons nous décharger, Tombe plus fort sur nos têtes. Je me lève devant le jour, et demandant à parler à Callion, je lui dis qu'il eût à me payer les mille écus qu'il me devait. Pedo s'en riait, je lui saute aux yeux, et pour me venger du mauvais traitement qu'il m'avait fait, sans qu'on s'en doutât et qu'il s'en osât ressentir, je le battis à mon plaisir. Tous ceux qui étaient là s'étouffaient de rire. "Comment vil esclave", lui disais-je, "es tu si lâche que de me venir tourmenter? Ne sais tu pas que je t'ai sauvé dernièrement la vie en la bataille que nous gaignâmes contre les Arachosiens? " Je m'approche doucement de Callion : je ménage si prudemment l'opinion qu'il avait que je fusse devenu fou, que je devins en peu de temps le premier de sa maison. Je lui avais mis dans l'esprit, qu'il était le seul homme que je respectais au monde, que mon inclination m'y portait et m'y obligeait, depuis l’heureux moment que j'avais l'honneur d'être connu de lui. J'avais aucunefois de l'appréhension que la vérité étant reconnue, ma finesse par malheur ne vint à se découvrir et qu'un rude châtiment ne fût la récompense de ma témérité. C'est pourquoi je mettais toute sorte d'inventions en usage, pour faire croire que j'étais fou véritablement. Tantôt je parlais à des statues inanimées : tantôt j'approchais soigneusement mes oreilles auprès des chiens qui accompagnaient les Dieux domestiques et faisais semblant de les entretenir. Je ne contrefaisais pas seulement mes paroles et mon marcher mais par occasion mon visage servait aussi â témoigner ma folie. On lui attribuait toutes les altérations et les changements, que la tristesse et la crainte d'être découvert, y imprimaient.