[1,6] Je l'embrasse très étroitement l'appelant non seulement mon camarade mais mon génie et mon Dieu tutélaire. Comment, lui dis-je, êtes vous seul entre tant de gens qui n'ont rien de l'homme que le visage, qui soyez exempt de la contagion de tant de vices ? Il me fit taire et me dit qu'il était plus à propos que nous advisassions à ce que nous avions à faire. Je lui proposai la fuite, selon le dessein que j'en avais pris auparavant. Je m'imaginais qu'il s'ennuyait de se voir esclave et qu'il se serait déjà mis en fuite, s'il se fût trouvé quelqu'un qui lui en eût donné la hardiesse. Non, non, dit-il, en fronçant le sourcil, vous ne savez pas en quel embarras vous vous allez mettre. Si nous prenons la fuite, on nous suivra. On mettra des archers aux portes des villes où nous passerons : ces gens auront notre portrait; de quelque façon que nous nous déguisions, ils nous reconnaîtront et nous mettront la main sur le collet. Ne faites point voile à l'appétit d'une espérance si mal conçue. Je vous puis dire ce que disait autrefois Stratonicus que le vaisseau, qui lui semblait le plus assuré, était celui que le marinier aurait mis à terre. Vous ne savez pas quel est votre maître, c'est Callion, le plus puissant seigneur du pays et le plus aimé du prince, de qui autrefois . il acheta des lettres de noblesse. Il n'est pas aisé à des valets de prendre la fuite et de se sauver en temps de paix. Ce prince, dont je vous parle, n'a pas seulement établi de la tranquillité au milieu de son royaume mais il a voulu que la frontière en jouît. Ce discours m'arrêta et me fit trembler. Il faut donc, lui dis-je, que je m'étrangle, si je veux avoir du repos; aussi bien, soit que je demeure ou que je m'en aille, je me vois destiné, ou à une mort plus lente, ou bien plus cruelle. Percas m'empêcha de me désespérer, et tandis qu'il employait les plus douces paroles qu'il pouvait, afin de me consoler et pour adoucir les douleurs de mon esprit malade. Je pris occasion de m'informer plus curieusement en quel pays j'étais, quelles étaient les mœurs de ceux qui y habitaient et principalement quel était ce Callion, de qui nous étions les esclaves. Pour comprendre, me dit-il, tout ce que j'ai à vous dire sur ce sujet, il faut premièrement que vous teniez pour une maxime très assurée qu'il n'y a rien au monde de si saint, qui à la longue ne s'altère et ne se corrompe; et que nos ancêtres ont institué beaucoup de bonnes choses, qui sont devenues mauvaises, seulement à cause qu'elles étaient trop anciennes. Autrefois la noblesse ne différait point du peuple que par la vertu; de là prirent origine les grands d'une ville et les honneurs que ceux qui les admiraient leur déférèrent. Il n'y avait que ce seul moyen pour se faire considérer des autres. La nature, en toute autre chose, n'y avait apporté aucune différence. S'il arrivait que quelque homme d'esprit eût apaisé une sédition, s'il s'était acquitté d'une légation au gré de ceux qui l'y employaient, soit pour les entretenir en bonne paix avec leurs égaux, ou pour les mettre à la raison quand ils étaient les plus faibles, il était anobli incontinent du contentement de tous. L'un s'avançait par les armes et l'autre par les lettres et par les arts. Personne ne faisait fortune, si la vertu ne contribuait à son avancement. De là procéda l'honneur que l'on fit aux enfants des hommes de condition. Ceux qui s'étaient mis en la protection de leurs pères, s'en acquittèrent premièrement par devoir; le reste du monde fit le même à cause qu'ils s'imaginaient que les semences de la vertu et de la noblesse de leurs pères étaient en eux. Toutefois on se plaignait déjà du temps d'Homère que les enfants ne ressemblaient pas en tout à leurs pères. Aussitôt que les illustres familles se sont enrichies et que le luxe s'y est glissé, les pointes de la vertu se sont insensiblement émoussées, les enfants ont beaucoup rabattu de cette ardeur, qui les poussait à la gloire que leurs pères avaient acquise si noblement et si généreusement. Enfin, après quelques siècles, il ne leur est resté autre chose que la souvenance d'avoir eu pour pères des gens d'honneur. Je ne vous veux rien déguiser, il y a peu de nobles de cette premiere sorte. Les divers princes qui ont commandé : le malheur des guerres, et principalement la fortune, qui auait mis les familles au plus haut point de la réputation, ont été les choses qui les ont abaissées ou tout à fait anéanties. Vous voyez des gens qui prennent des qualités et qui sont contraints de les quitter aussitôt. Un jour les fait naître, et un autre les fait mourir. Je sais bien qu'il y a partout commencement: "Ces superbes forêts qui menacent les Astres, N'étaient rien autrefois." Vous en trouverez aujourd'hui fort peu, qui osent avouer de quelle qualité leur grand-père était. L'un est le fils d'un savetier, l'autre d'un berger, sauf la révérence que l'on doit à l'honnêteté. Il y en a qui sortent du fumier et qui sont si effrontés qu'ils viennent manier les affaires d'état avec des mains encore toutes sales. Les racines, qui conduisent à ces vénérables souches de l'antiquité, ne sont pas communes, on a de la peine à les trouver. Plusieurs s'introduisent dans les maisons par hasard. Il ne faut avoir que le nom d'une famille ou un nom qui en approche: on fera croire à chacun que l'on en est; et si vous y prenez garde de plus près, vous trouverez que l'argent fait tout et qu'il a aujourd'hui plus de pouuoir que la vertu. Qui a de l'argent et force revenus a moyen de sortir de roture très facilement. Il achète un office et se fait honorer par ce moyen. Il prend un parti avantageux et faisant des enfants, il souille un sang illustre avec le sien qui est roturier. Si vous saviez qui est Callion et par quel moyen il est parvenu à une si grande puissance, vous en seriez étonné. J'ai honte que les grades et les honneurs se vendent si lâchement. Son père était de si bas lieu que ses voisins à peine le connaissaient. Étant jeune il menait paître les oisons ; puis après il gagna sa vie assez misérablement à faire de la chandelle. Je crois que c'était par ménage, afin que la graisse de sa souquenille ne se.perdît point. Comme la fortune se plaît à changer: ses amis furent étonnés qu'il était devenu vendeur de bestial et qu'il avait tant de terres labourables, qu'il n'en savait pas le compte. Le voisinage en était si indigné qu'il ne se pouvait tenir d'en parler. On avait opinion qu'ayant fréquenté en la maison d'un riche vieillard, comme il le vit mort, il mit la main sur son argent et qu'il frustra les héritiers de toute la succession. Il avait une femme : "Mais son mari voulut qu'elle lui fût semblable, Elle ne sortait point d'un lieu plus honorable". {Ovide, Les Métamorphoses, VI, 11} Elle lui fit un fils qui était plus âgé de vingt ans que Callion. Après l'avoir fait étudier un peu, il lui fit prendre un habit long, le fit prêtre et à force d'argent l'éleva au degré de prélature. Bon Dieu qu'il est difficile de bien user des choses mal acquises. Ce bon prélat crut qu'il pouvait vendre ce qu'il avait acheté. Il le vendit à celui qui lui en donna le plus, et par ce moyen il descendit du faîte de cette sainte grandeur par les mêmes degrés qui lui avoient servi pour y monter. Peu de jours après il mourut en crachant ses poumons. Cela vint bien pour Callion : ce frère avait de l'argent comptant et une maison qu'il avait meublée si richement, qu'elle était capable de loger la bonne fortune et toute sa suite; et tout cela provenait de l'infâme trafic, que chacun tenait qu'il avait fait. On disait que les larmes d'un deuil si profitable, comme était celui de Callions, sècheraient bien tôt. Sa richesse fut augmentée par la mort de son père qui décéda presque en même temps. Cela le pensa accabler. Il n'avait pas accoutumé de se voir surchargé de tant de biens.