[1,4] Comme ce malheureux tirait mon manteau, qu'il s'en voulait saisir pour la dépense que je venais de faire et qu'il accompagnait son avare procédure de ce rire insolent, je ne pus m'empêcher de dire en moi-même : Certes ces façons de faire ont peu de rapport avec l'ingénuité que ton fils montrait en son visage, à le voir si bien et si proprement couvert, je ne m'en fusse jamais douté. Je m'imaginais qu'en ce pays il n'y avait personne de si bas lieu, qui ne prétendît à la noblesse qui s'acquiert par la vertu. C'est à présent que je reconnais à quoi servent les beaux habits, ce n'est que pour cacher la bassesse des courages et pour empêcher que l'on ne distingue les familles. Ainsi ai-je vu souvent de l'herbe ou de la neige servir de couverture à quelque sale fumier : ainsi les serpents cachent du venin sous leurs écailles luisantes et émaillées. Enfin un favorable Dieu me voyant en ces misères eut pitié de moi. Je me trompe quand je dis cela, il m'accabla d'une affection plus grande : il permit qu'un certain Callion, homme de qualité et de moyens, qui ce jour était venu en la ville pour quelques affaires et qui prenait ses repas en ce logis, m'acheta pour une somme fort modique. Qu'eussé-je fait ? j'aimai mieux perdre pour jamais ma liberté que de me voir hors d'espérance de me tirer des mains de ce voleur. Le vaisseau, qui m'avait amené de mon pays, avait fait voile pour le retour : je me voyais extrêmement éloigné des miens, j'eusse eu des peines infinies à les rejoindre. Je ne savais pas comment je pourrais fournir à ce long voyage, puisque mon manteau n'avait pas été suffisant de payer la dépense que j'avais faite en un repas qui avait si peu duré. Je pris donc résolution d'accepter le parti que ce seigneur me présentait, de commensal que j'étais, je me rendis aussitôt son serviteur. J'essuyais souvent, sans qu'on s'en aperçut, les grosses larmes qui me tombaient des yeux. Le Soleil eut honte de me voir en cet état, il se retira pour n'être point témoin de mon esclavage et comme il faisait clair de lune cette nuit et que l'on voyait assez pour se conduire, Callion voulut retourner en son château. Nous prîmes la poste, chacun mettait le pied à l'étrier mais pour moi mon imagination était qu'au lieu de monter à cheval, je me mettais sur ce navire appelé Salamine, où les Athéniens mettaient les coupables. Nous arrivons à cette maison des champs, les murailles en étaient fort hautes, revêtues de créneaux très magnifiques, flanquées de bonnes tours, et entourées de fossés à fonds de cuve, où il y avait des poissons d'une grandeur prodigieuse. Une partie de ce bâtiment ressentait son antiquité mais le reste était fait à la moderne. Callion l'avait rendu si parfait et l'avait meublé d'une façon si somptueuse, qu'il avait la réputation d'un des beaux lieux qui fut au pays. Je ne pus dormir durant le peu de temps qui nous restait de la nuit et, comme tantôt je soupirais de douleur, tantôt d'un rire amer et qui ne faisait rien à ma consolation : j'accusais mon peu de jugement qui m'avait fait quitter mon pays; ceux qui servaient en ce logis avec moi eurent opinion que j'étais fol. Ces lâches et cruels parurent bien plus malicieux que n'étaient pas autrefois les Perses, qui ôtaient aux corps des hommes les parties qui les faisaient hommes. Ces misérables ne se contentaient pas de cela, ils eussent volontiers privé les âmes de leur plus bel ornement, qui est la raison. Ils courent en avertir le maître et comme ils virent que cela lui agréait, ils lui firent croire que j'avais dit et fait des choses grandement extravagantes. J'en suis bien aise, dit Callion eti relevant sa moustache, il aura plus de force et de contentement à servir, s'il est aussi fol comme son habit le montre, au lieu de se plaindre de la perte de son esprit; lorsqu'il aura passé sa jeunesse, il aura occasion de se louer qu'elle l'aura conduit à une vieillesse verte et vigoureuse. Puisque donc son humeur l'y porte, faites de votre part tout ce qui vous sera possible pour le faire devenir un maître fol. Ils exécutèrent ce commandement très volontiers. Ils commencèrent à me faire toutes les niches et les méchancetés que les mauvais et lâches esprits apprennent ordinairement de ta racaille de la cour. On en donne la commission à trois faquins. La douleur que je souffrais était si grande que je n'avais pu dormir le reste de cette nuit. Comme ils virent au point du jour que le sommeil m'accablait, ils me réveillent avec des camouflets ; je tâche à me lever afin d'éviter leurs importunités, mais je me trouve lié par les pieds, le pis était que tant plus je tâchais à m'en dépêtrer, tant plus je m'embarassais à cause qu'ils y avaient fait un noeud coulant. Alors un certain certain Pedo, l'homme le plus infâme, qui fut sur la terre, s'approcha de moi et, comme il était méchant, il me donne la main en riant et fait semblant de me saluer. Il n'était plus en mon pouvoir d'user de prudence et de m'empêcher d'être trompé. Je lui tend le bras et lui dis "Camarade mon ami, quel sujet ont ces gens de me lier ? Je ne suis déjà que trop embarassé". Tandis que je lui parle si courtoisement, le maraud m'attache la main à un des piliers du lit où j'étais couché, et s'efforce, comme les autres, à m'arracher ce qui me restait de jugement, avec toutes les indignités'que l'on saurait imaginer. Ils me versèrent de l'eau dans le sein ; ils me piquèrent, ils me chatouillèrent pour me faire rire, encore que je n'en eusse pas envie. Ils me tarabustèrent d'une telle sorte que la servitude était alors le moindre de tous mes maux. Ce furent là les exercices où ils s'employèrent le long de cette journée, qui me dura plus qu'une éternité. Ils me tourmentèrent tant avec leurs rires et avec leurs réjouissances affectées qu'ils me firent choir à terre. Leur dessein était qu'il m'arrivât, comme aux murailles d'Athènes, que l'on dit être tombées au son des instruments de musique.