[1,0] L'ARGENIS de BARCLAY. LIVRE PREMIER. {1,1} CHAPITRE I. Rome n'était pas encore la maîtresse du monde, et l'Océan ne se voyait point réduit sous l'obéissance du Tibre, quand à l'entrée de la Sicile, dans l'endroit où le fleuve Gélas se décharge dans la mer, un vaisseau étranger mit à bord un jeune homme, dont l'air et le port n'avaient rien que de noble et de gracieux. Quelques domestiques, aidés des matelots, transportaient son équipage de guerre et conduisaient à bord ses chevaux. Ce jeune homme qui n'était point fait au travail de la mer, s'était couché sur le sable, et cherchait, par quelques moments de repos, à se remettre des fatigues que lui avoir causé le mouvement du vaisseau ; quand un grand cri interrompit d'abord son sommeil, et plusieurs autres lui succédant, achevèrent de troubler la tranquillité qu'il s'en était promise. Du rivage de la mer on découvrait une forêt dont les arbres, quoiqu'éloignés, y conservaient néanmoins une grande obscurité, par la quantité et par l'épaisseur de leurs branches. Sous ces arbres la terre ne produisait que des buissons garnis de ronces et d'épines, qui semblaient faire de ce lieu une retraite assurée pour des brigands. Tout à coup sortit du fond de ce bois une femme parfaitement belle, mais dont la beauté était ternie par les pleurs qui coulaient sur son visage ; ses cheveux épars et mal en ordre, lui donnaient même quelque chose d'effrayant, et son cheval qu'elle poussait à toute bride, pouvait à peine satisfaire à son impatience. Elle remplissait l'air de cris et de hurlements semblables à ceux des Corybantes et des Ménades. L'étranger fut frappé du spectacle qui se présentait à ses yeux ; non seulement il fut touché de la compassion naturelle à tous les hommes en faveur des malheureux : mais aussi l'idée de ce que l'on doit au sexe, et les gémissements pitoyables qu'il entendait, firent dans son âme une impression également vive et subite et dans la nouveauté de cette première rencontre, il cherchait un présage pour l'avenir. Sitôt que cette femme fut à portée de se faire entendre : "Qui que vous soyez", s'écria-t-elle, "si vous aimez la vertu, venez promptement au secours de la Sicile, attaquée par de lâches assassins dans un de ses plus généreux défenseurs. Le mal est pressant, alarmée pour Poliarque, je ne puis ni vous solliciter longtemps en sa faveur, ni vous faire de faibles instances pour sauver une vie que des traîtres lui veulent ôter ; me dérobant dans la confusion, je vous ai heureusement rencontré, et peut-être autant pour votre gloire que pour sa défense. Priez", ajouta-t elle (en lui montrant ses domestiques qui l'avaient rejoint) "ceux qui vous accompagnent, eu ordonnez leur de vous suivre dans une occasion où le devoir et la pitié les appellent". Durant ce discours entrecoupé de sanglots, le jeune homme s'arme de son casque et de son épée ; et pendant qu'on lui amène son cheval : "Ne soyez point surprise, Madame", lui dit-il, "si le nom de Poliarque est pour moi un nom inconnu, je suis un étranger qui aborde en ce moment en Sicile: mais je me croirai trop redevable à la fortune, si elle veut se servir de mon bras, pour tirer du péril celui dont vous paraissez si fort estimer la valeur". Il monte aussitôt à cheval, et prie cette Dame de lui montrer le chemin qu'il doit suivre. De deux esclaves qu'il avait, l'un bien armé l'accompagna, l'autre eut ordre de demeurer sur le bord de la mer, pour veiller au reste de son équipage. 2. A l'entrée de la forêt, cette Dame apercevant plusieurs chemins, et ne reconnaissant plus celui qui conduisait vers Poliarque, fit retentir l'air de nouveaux cris. L'étranger qui en fut ému, ne savait s'il était à propos d'avancer ou d'attendre, lorsqu'un grand bruit d'armes et de chevaux lui fit enfin connaître l'endroit où le danger l'appelait. Trois Cavaliers armés courraient à toute bride, l'épée à la main, et l'on ne pouvait juger à leurs regards farouches, si c'était la crainte ou l'audace qui causait leur précipitation. Comme les occasions subites donnent souvent lieu aux appréhensions les plus mal fondées, il craignit d'être tombé lui-même dans quelque embûche, et s'adressant à celle qui l'avait conduit, il lui demanda si c'était là les brigands contre qui il avait à combattre. Il se saisit en-même temps d'un javelot (arme dont personne ne savait mieux se servir) et se mit en état de le lancer contre un de ces assassins, afin du moins de ne pas périr sans vendre chèrement sa vie. Mais ce n'était point l'envie de se battre qui pressait ces trois malheureux, la crainte seule leur avait fait prendre le parti de la fuite, et ils cherchaient par différents chemins, à échapper à la main victorieuse qui les poursuivait ; car ce même Poliarque pour qui la Dame venait de se trouver dans de si grandes alarmes, quoi que seul, poursuivait ces lâches, il en avait frappé un d'un coup si violent, qu'il l'avait presque separé en deux. Le voyant tomber à tes pieds, il courut après les autres avec tant de rapidité, que son cheval ayant rencontré une petite éminence, fit un faux pas et le renversa par terre, sans lui faire cependant aucun mal. Aussitôt cette Dame affligée, qui avait reconnu Poliarque, mit pied a terre, et s'approcha pour le secourir, mais, nonobstant deux blessures qu'il venait de recevoir, il se releva sans peine, et les armes encore à la main. Timoclée (c'était le nom de cette Dame) lui ayant appris comme elle avoir rencontré cet inconnu qui venait à son secours avec tant de générosité, il se tourna de son côté pour lui en marquer sa reconnaissance mais le jeune homme était déjà descendu de cheval, et prévenant Poliarque : "Si les Dieux, dit-il, m'eussent permis d'être auparavant le témoin de votre valeur, le n'aurais point pardonné à cette Dame les larmes que je lui ai vu répandre, et qui m'obligent à m'excuser d'avoir osé présenter du secours à un Cavalier aussi courageux. Quelque glorieux qu'il soit pour vous d'avoir mis seul en déroute trois hommes armés, j'en serais cependant moins surpris, si le coup dont vous avez frappé celui qui a péri à nos yeux ne m'avait fait connaître avec combien de raison les autres prenaient la fuite". Poliarque qui joignait beaucoup de politesse à un grand courage, remerciait l'étranger du secours qu'il avait bien voulu lui donner sans le connaître, et loin de se prévaloir de l'avantage qu'il venait de remporter, il ne l'attribuait qu'à la lâcheté de ceux qui avaient voulu attenter sur sa personne. 3. Après les premiers compliments, et les embrassements qui les interrompirent, ils demeurèrent, pour ainsi-dire, interdits, et leur embarras réciproque produisit un moment de silence, comme si l'un et l'autre eût été occupé de ce qu'il devait dire, et de la personne à qui il avait à parler. Ce fut dans cet intervalle qu'ils se considérèrent avec plus d'attention, et que chacun d'eux eut la satisfaction de trouver et de reconnaître dans son nouvel ami les mêmes perfections qui lui en attiraient l'estime et l'attachement. Ils avaient le même âge, le même port, la même vivacité dans les yeux, c'était la même grâce sur deux visages différents. Mais ce qu'il y avait de singulier, c'était de voir également dans ces jeunes Héros un véritable courage, joint à toutes les qualités extérieures. Timoclée de son côté, ne pouvait assez remercier la fortune d'avoir réuni, par une aventure aussi extraordinaire, deux personnes qui avaient ensemble un si parfait rapport. Elle fit même un voeu d'offrir à Vénus, s'ils voulaient bien y consentir, un tableau où ils seraient tous deux représentés. Après plusieurs contretemps qui en avaient différé l'accomplissement; elle l'a enfin acquitté et fait graver ces vers au bas du tableau placé dans le Temple de la Déesse : 4. Quelle douce et noble fierté ! De roses et de lis quel heureux assemblage ! Des mortels ont-ils en partage Tant d'éclat, tant de majesté ? Même au milieu de sa carrière Le Dieu du jour n'a point cette vive lumière. Les deux astres si chers aux nochers alarmés Ces Dieux brillants, dont la présence Rend d'un calme prochain la flatteuse espérance, Jamais de plus de feux furent-ils animés ? Vous-même fier Dieu de la Thrace, Vous n'avez rien qui les efface, Quand vous faites marcher la victoire après vous, Ou qu'aux pieds de Vénus, enivré de ses charmes, Vous ne voulez causer d'alarmes, Que dans le triste coeur d'un malheureux époux. 5. Poliarque, après avoir considéré avec plaisir ce jeune étranger, se tourne du côté de Timoclée, et badine avec plus de liberté sur son air défait et abattu, qui paraissait d'autant plus, qu'elle avait encore une partie de ses cheveux épars. Il lui demande si elle n'a point à se plaindre de la rencontre de quelque satire ? "Non Poliarque", reprit-elle en souriant", ne croyez pas que le désordre de mes cheveux soit un effet de mon désespoir. Effrayée du danger où je vous avait laissé, j'allais à toute bride vous chercher du secours, quand quelques branches ont fait tomber le noeud qui les retenait". Un domestique de Poliarque et deux de Timoclée qui s'étaient égarés parurent dans le moment; il ne manquait plus qu'une femme de la suite deTimoclée. Mais un instant après, on t'aperçût montée sur un cheval que les coups qu'elle lui donnait mal à propos et les cris qu'elle poussait de temps en temps ne rendaient pas plus docile. Après s'être un peu divertis de son embarras, ils allèrent au devant d'elle, pour la soulager. L'inconnu s'informa cependant de Poliarque par quel hasard il s'était trouvé engagé dans une aventure si périlleuse ? si c'était une querelle, ou un dessein prémédité de le voler, qui avait armé ces assassins. Mais Timoclée, prenant la parole, "il est temps", dit-elle, "de vous reposer l'un et l'autre vous devez vous ressentir, vous des fatigues de la mer, et Poliarque de celles du combat. Ma maison n'est pas éloignée, vous pourrez vous y délasser et vous y entretenir plus commodément". Ils acceptèrent volontiers une offre si obligeante et le domestique, qui gardait les équipages sur le bord de la mer, les ayant joint, ils prirent tous le chemin qui conduisait à la maison de Timoclée. 6. Ces deux jeunes Seigneurs se livraient déjà l'un à l'autre avec moins de réserve, et Poliarque rendait compte à l'étranger, comment étant parti le matin du camp pour se rendre a Agrigente, il avait rencontré cette Dame, qui revenait de faire sa cour à la fille du Roi ; que les valets de cette Dame s'étaient égarés dans la forêt, pendant qu'accompagnée d'une seule femme, elle suivait le droit chemin qu'aussitôt avaient parus cinq hommes armés qui étaient venus sur lui, sans presque lui donner le temps de se connaître ; que Timoclée effrayée avait poussé le cheval qu'elle montait et qu'au milieu de ce danger, elle avait eu le bonheur de rencontrer un homme assez généreux pour lui offrir le secours de son bras : "mais les destins ont permis", ajouta Poliarque, "que les mauvais desseins de ces brigands devinssent inutiles ; car dans l'insant que je les ai aperçùs je me suis saisi d'un javelot, et le combat étant engagé entre nous, j'ai reçu deux blessures assez légères. Plus animé contre ces lâches, j'en ai immolé un à ma première fureur et blessé un autre à la tête. Surpris de cette résistance, les autres ont tourné bride, en sorte qu'a présent il est difficile de décider laquelle a été la plus grande ou leur audace a m'attaquer, ou leur précipitation à prendre la fuite. J'ai pressé aussi mon cheval et devancé un des trois assassins, qui a subi presque à vos yeux la peine de son crime. Je poursuivais les deux autres, lorsque mon cheval, en s'abattant, les a dérobés à ma vengeance. Au reste j'ignore sur qui doivent tomber mes soupçons, si ce n'est peut-être sur des soldats de l'armée de Licogène, qui s'étaient proposé d'attaquer les passants ou qui me cherchaient moi-même pour me faire périr". [1,2] CHAPITRE II. 1. Ce récit les conduisit jusqu'à la maison de Timoclée. Elle était située proche Phtinthia sur le bord de l'Himère qui l'arrosait d'un côté, l'autre était fermé par de jeunes arbres, dont les branches entrelacées formaient plusieurs berceaux. Cette maison revêtue de briques, était élevée; la vue en était belle, et s'étendait tant sur des campagnes riantes, que sur le fleuve qui serpentait à l'entour. Une forêt et quelques montagnes, qui se trouvaient à une juste distance, servaient encore d'ornements à cette situation agréable. Il y avait un grand nombre de domestiques, et la vertu de leur maîtresse servait de modèle a leur conduite. Cette Dame veuve depuis quelques années, donnait par sa sagesse un nouvel éclat à la splendeur de sa naissance. Elle interrompit le discours de Poliarque et de l'étranger par des excuses obligeantes, sur la retraite qu'elle leur offrait. Ils ne purent se refuser aux instances qu'elle leur fit et l'acceptèrent pour cette nuit. En attendant le repas, Poliarque visita ses blessures et sans avoir recours à des remèdes que prescrivent souvent les Médecins, plutôt dans la vue de quelque intérêt que pour la guérison de leurs malades, il ne voulut employer que les plus communs et les plus innocents. 2. Le souper fut servi dans un salon commode. Chacun ayant pris sa place, Timoclée tourna insensiblement la conversation sur le nouvel ami de Poliarque, et le pria de leur dire quel était son nom, et son pays; si c'était le hasard ou un dessein formé qui l'avait fait aborder en Sicile. Il répondit qu'il venait d'Afrique sa patrie; que ceux qui avaient sur lui quelque autorité, avaient exigé avant son départ, qu'il cachât avec soin sa naissance, son nom jusqu'à son retour; qu'ils lui avaient même fait prendre celui d'Arcombrote; que ce n'était point un vent contraire qui l'avait jeté contre son gré sur les côtes de Sicile; qu'il y était venu à dessein de reconnaitre par lui-même les grands hommes, qui étaient à la Cour de Méléandre, et dont la renommée publiait tant de merveilles. Rien ne causait plus de surprise à Timoclée et à Poliarque, que de voir dans un Africain un teint si blanc, et des couleurs si vives. Il ne tenait rien du pays, il n'avait ni les lèvres, ni les yeux comme- les ont presque tous les Africains. Ce qui fit encore plus d'impression en faveur de ce jeune homme, fut d'apprendre que l'amour seul de la vertu l'eût arraché du sein de sa patrie. 3. Après le repas, il voulut savoir de Poliarque ce qui avait donné occasion à ces brigands de se répandre dans la Sicile, et quel était ce Licogène dont il avait soupçonné les soldats dans la rencontre qu'il avait eue ; quel était l'état présent du Royaume, et s'il y avait quelque guerre soutenir. Poliarque se voyant seul avec Arcombrote (on les avait conduits dans une même chambre, et tout le monde était retiré) Vous savez, lui dit-il, Arcombrote, qu'il y a souvent plusieurs vertus qui dégénèrent en vices; et, qui plus est, que les mêmes qualités deviennent vices ou vertus selon les dïfférentes circonstances des temps. Je crois que vous n'ignorez pas que Méléandre tient ce Royaume de ses ancêtres ; que c'est un Prince doux et pacifique, mais qui, faute de connaître les moeurs du siècle et celles des hommes qui composent sa Cour, a toujours regardé la défiance comme un défaut â éviter dans un Prince : il jugeait des autres par lui-même. Je ne craindrai pas d'avancer que c'a peut-être été pour lui une espèce de malheur que d'être trop heureux dans le commencement de son règne. La paix était dans tous ses états, il ne songeait qu'a satisfaire ses passions ; passions à la vérité, qui n'étaient point condamnables par elles-mêmes, et qui sont communes à la plus-part des Princes, mais qui le rendaient trop facile, et trop indulgent. Celle qui dominait chez lui était la chasse, qui variait selon les saisons. Il s'abandonnait aveuglément à quelques favoris, dont le choix n'était pas toujours le fruit de sou discernement. Il était prodigue ; et craignant de se charger du poids des affaires, il les confiait le plus souvent à des personnes qui le trahissaient. J'aurais souhaité pouvoir supprimer ces circonstances, mais j'aime encore mieux, que ce que vous en devez apprendre, ait pour fondement la fidélité de mon récit, que les bruits quelquefois malignement répandus par la renommée. On a toujours des ennemis qui se font un plaisir ou de relever nos fautes ou d'exagérer nos défauts. Telle et la source de tous les malheurs où Méléandre se voit à présent plongé. Licogène naturellement perfide n'a su que trop se prévaloir des faiblesses de son Prince et profiter des fautes qu'il lui voyait faire, pour exécuter ce que soi jalousie et son ambition pouvait lui suggérer. Ce Licogène, l'idée toujours remplie de sa naissance, et du nom de ses ancêtres, n'a jamais pu souffrir de supérieur ni d'égal : homme d'ailleurs d'expédition et de conseil ; affable au peuple, quand ses intérêts l'exigent mais dans le fond cruel, et plein d'arrogance. Il n'eut pas de peine à gagner par son adresse le coeur de Méléandre, Prince dont l'extrême candeur ne donnait que trop à connaître les sentiments. Tandis que ce Roi s'abandonnait à la tranquillité d'une vie oisive, Licogène se faisait des créatures à la Cour, et, pour s'assurer un crédit dans toutes les parties du Royaume, il ne distribuait les emplois publics qu'aux gens de sa faction. 4. Son ambition et sa fureur lui avaient déjà fait prendre les armes ; la guerre était sur le point d'éclater, quand Méléandre, quoi que tard, commença à ouvrir les yeux, et à se rappeler l'obligation où il était de soutenir le sceptre qu'il tenait de ses ancêtres. Il était courageux, il avait l'esprit vif, et une prudence consommée ; il ne pouvait être surpris que par sa trop grande facilité. Ce qu'on peut encore ajouter à son avantage, c'est que ses vertus n'ont jamais paru avec tant d'éclat, que lorsque les vices d'autrui l'ont forcé, pour ainsi dire, à en faire usage. Quoi qu'informé des desseins de Licogène, il se contenta d'en prévenir l'exécution, sans précipiter la vengeance qu'il pouvait tirer de ce rebelle. Il espérait et craignait en même temps de lui faire avouer son crime, son ingratitude ; mais ce sujet audacieux ne souffrait qu'avec peine que quelqu'un fût en état de lui pardonner, aussi ne garda-t- il plus de mesures. Il parlait hautement contre le Prince et avec d'autant moins de ménagement qu'il avait dessein (le croiriez vous, Arcombrote) d'enlever la Princesse, fille unique du Roi et de se servir pour l'épouser d'une coupable violence ? Il y a à l'embouchure du fleuve Alabe une forteresse, qu'on regardait comme un asile sûr pour la Princesse. Licogène sut que le roi devait s'y rendre dans peu, et engagea secrètement des soldats à lui livrer l'un et l'autre. Les traîtres ont péri sur le point d'exécuter un coup si hardi. Méléandre a crû depuis que c'était la Déesse Pallas, qui l'avait sauvé de ce danger. Pour lui en marquer sa reconnaissance, soit qu'il se trouve à quelque sacrifice, ou qu'il aille aux festins publics, il ne veut y porter d'autre couronne que celle d'olivier ; il a même ordonné qu'on frapperait sur les monnaies un hibou. Il a fait plus encore, il a voulu que sa fille fût grande prêtresse de la Déesse, titre qu'elle doit garder jusqu'au jour de ses noces. Vous la verrez, Arcombrote, dans le temps des fêtes publiques, le voile de prêtresse sur la tête, et entourée d'une troupe de jeunes vierges, aller sacrifier sur les autels de Pallas : mais ces attentions pour la Déesse ne purent entièrement dissiper les semences d'une guerre intestine, et ce premier crime de Licogène fit peu après éclore une révolte, qu'il avait apparemment préméditée de longue main. 5. Le bien public, et quelques intérêts particuliers étaient le prétexte spécieux de la guerre qu'il déclarait à son roi. Il se plaignait que Méléandre eût jeté sur lui les soupçons d'une trahison dont il n'était point coupable, et qu'on l'eût condamné sans l'entendre. Ces premières rairons étaient soutenues en apparence de l'intérêt du peuple ; il insinuait partout qu'accablé sous la tyrannie de ceux qui approchaient la personne du roi, il était temps enfin de secouer ce joug insupportable. Sa faction était puissante, il y avait engagé Oloodème, Eristène et Ménocrite, tous trois gouverneurs des principales provinces. Plusieurs par inconstance se liguèrent contre le roi, d'autres séduits par l'apparente équité des motifs de Licogène, et sans les approfondir, le suivirent aveuglément. Ce rebelle voyant son parti considérablement augmenté, cherchait l'occasion de joindre Méléandre. Le roi de son côté à la tête d'une armée nombreuse, rie voulait point éviter le combat. Il y a environ quinze jours que la bataille se donna dans les plaines de Gélois, elle fut sanglante de part et d'autre ; et le crime des révoltés faisait en eux le même effet que notre zèle pour la conservation du royaume faisait parmi nous. Sur la fin du jour la victoire se déclara enfin pour Méléandre. Licogène qui vit son armée en déroute, fit sonner la retraite, afin qu'on attribuât plutôt à un trait de prudence qu'à une fuite honteuse, cette démarche précipitée. Méléandre ne jugea pas à propos de poursuivre les vaincus, soit que content de l'avantage qu'il venait de remporter, il voulût épargner le sang de les sujets, ou qu'il craignît qu'on ne lui eût dressé quelques embûches ; peut-être même appréhendait-il, que quelques-uns des premiers de sa cour, qui secrètement étaient pour Licogène, ne cherchassent, sous le prétexte de poursuivre les fuyards, à lui ôter la vie dans quelque occasion ménagée pour ce mauvais coup. Licogène a eu en effet la politique de laisser auprès du roi plusieurs de ses créatures, qui sans paraître livrées à son parti, affectant même de lui être opposées, appuient ses injustes prétentions. 6. Ainsi Méléandre a tout à redouter : ses courtisans le trahissent ; tous ses desseins sont éventés et il y a peut-être plus de danger pour lui au milieu de ceux qu'il se croit les plus attachés qu'au milieu même de l'armée ennemie. Ces raisons l'ont engagé, nonobstant la victoire qu'il venait de remporter, à faire la paix. Il n'osait encore trop compter sur ce premier succès et tenait toujours son armée campée et en bon ordre : enfin après plusieurs négociations de part et d'autre, Licogène a envoyé au roi des députés, qui venaient en apparence demander à enterrer leurs morts, mais qui n'avaient assurément d'autre dessein que de proposer quelque accommodement. Le roi les a reçus avec tant de marques de bonté, qu'ils ont crû dans ce moment être encore redoutables, et ont osé imposer eux-mêmes aux vainqueurs les conditions de paix. Pour moi, Arcombrote, trop jeune encore, et d'ailleurs étranger, j'aurais craint d'entrer dans le Conseil. Le choix dont le roi m'eût honoré, eût causé de la jalousie, et aigri davantage les esprits, mais je n'aurais jamais été d'avis de la conclusion précipitée d'une paix si dangereuse, quoi que le roi y parût porté. Outre qu'il était difficile que Licogène pût rassembler ceux de son parti qui étaient dispersés, le temps semblait devoir entièrement détruire les restes de cette rébellion, et je suis persuadé que chacun serait à la fin rentré dans son devoir. Je vous ai dit, Arcombrote, que j'étais étranger, jai cela de commun avec vous, et ce qui m'a engagé dans le parti du roi, c'est son malheur. Je sais maintenant par expérience combien il est-dangereux pour un Royaume de renfermer dans son sein de ces personnes entreprenantes, qui mettent toute leur application à profiter des défauts du prince et de sa trop grande facilité. On dresse actuellement les articles de ce pernicieux traité; j'ai pris ce temps pour venir à Agrigente ; je suis curieux en armes et j'y viens chercher un homme, qu'on m'a dit être arrivé depuis peu de Lipari, et dont on vante beaucoup les ouvrages. [1,3] CHAPITRE III. 1. Arcombrote avait écouté Poliarque avec attention ; et, après avoir dit ce qu'il pensait sur Méléandre et contre les rebelles, il lui demanda quel âge avait la fille du roi, que Licogène s'était proposé d'enlever. Le bruit de sa beauté et de sa vertu, s'est déjà répandu jusques dans l'Afrique, lui dit-il, j'en ai souvent ouï parler; on la nomme, si je ne me trompe, Argénis ; à ce mot Poliarque sentit une sécrète émotion, qui parut malgré lui sur son virage : il répondit, mais d'une voix mal assurée, qu'elle était âgée d'environ vingt ans. Arcombrote remarqua ce changement subit, il voulut en approfondir la raison et pour savoir, si c'était l'idée de la Princesse ou quelque autre pensée, qui lui avait causé cet embarras, il fit revenir la conversation sur Licogène, et sur le traité auquel on travaillait : mais apercevant dans Poliarque plus de tranquillité, un air même indifférent sur ce sujet, il remit adroitement le discours sur Argénis, sous prétexte de vouloir apprendre quelles étaient les inclinations de cette Princesse. Poliarque alors ne fut plus maître de lui, et pour éviter de faire connaître une partie de ses sentiments qui étaient prêts d'échapper, il répondit en peu de mots à la demande d'Arcombrote, qui, éclairci sur ce qu'il voulait savoir, ne le pressa pas davantage. Il fit retomber le discours sur Méléandre; il lui demanda si le roi n'avait point quelques courtisans qui lui fussent attachés. Le destin, reprit Poliarque, ne s'est pas encore si fort déclaré contre la Sicile, qu'il ne s'y rencontre des sujets dignes de la faveur du roi, et des emplois dont il les a honorés ; entre autres je pourrois citer un Cléobule, homme d'une expérience consommée, un Eurimède, un Arsidas, tous deux braves, et capables de donner d'excellents conseils. Il s'y trouve encore deux étrangers, qui, attachés au service des Dieux, jouissent dans leurs Temples des premiers honneurs. Ils se sont ouvertement déclarés pour Méléandre, l'un se nomme Iburrane et l'autre Dunalbe. Le roi se sert d'eux dans cette négociation parce qu'il ne lui convient pas de traiter en personne avec Licogène ; j'en nommerais encore plusieurs qui ont toujours eu pour le roi une fidélité à l'épreuve mais vous saurez vous-mêmes les distinguer quand vous aurez fait quelque séjour dans cette île. 2. La nuit était déja avancée, l'un et l'autre avait besoin de prendre quelque repos. La conversation finit donc, comme s'ils en fussent convenus ; mais leur silence ne calma point leurs secrètes inquiétudes. Arcombrote repassait dans son esprit tout ce que lui avait dit Poliarque au sujet de la révolte de Licogène. Ce n'était pas sans peine qu'il voyait conclure une paix, qui lui ôtait l'occasion de donner à Méléandre des preuves de son attachement et de son courage. Il se rappelait encore, pourquoi Poliarque, intrépide au milieu des dangers, avait paru trembler au seul nom de la Princesse. Il ne pouvait croire que la nature eût rien accordé à ce jeune homme, qui dût flatter ses espérances, et autoriser son ambition. Il s'imaginait que ses prétentions ne pouvaient être fondées que sur un grand courage, et quelques sentiments. Mais, si cet homme privé aime Argénis, se disait-il, il n'y a point de dangers auxquels il ne s'expose pour elle : les amants osent tout entreprendre. Que Poliarque se rende maître du coeur d'Argénis, il devient son égal, l'amour fait oublier les défauts de la naissance. Poliarque de son côté n'était pas moins agité, tantôt par l'espérance, et tantôt par la crainte. 3. Mais fatigués l'un et l'autre, ils s'étaient enfin laisser aller au sommeil, quand un bruit extraordinaire de plusieurs personnes, qui courraient en désordre dans la maison, se fit entendre de tous côtés. Timoclée envoya sur-le-champ avertir ses hôtes qu'elle viendrait bientôt les trouver. Ils se levèrent fort alarmes et après avoir pris à la hâte quelques habits, ils vinrent au devant d'elle. "Il faut", leur dit cette Dame, après s'être excusée d'avoir interrompu leur repos, "qu'il se passe à présent quelque chose de bien étrange ; on aperçoit dans la campagne plusieurs de ces feux, qu'on n'a coutume d'allumer que par un ordre exprès du roi, et lorsqu'une extrémité pressante oblige à y remédier promptement". 4. Elle les conduisit sur une terrasse pratiquée au haut de la maison. Le ciel était serein, et la Lune, qui, par sa clarté, aurait pu diminuer la lueur de ces feux, n'était pas encore levée. Ce fut de ce lieu qu'ils aperçurent quantité de feux allumés sur les montagnes. Il n'y avait pas longtemps qu'ils les considéraient, quand un grand bruit des maisons voisines se répandit dans les airs. Ces cris différents comme augmentés par le silence de la nuit, avaient je ne sais quoi d'affreux, et de lugubre. Arcornbrote et Poliarque, par une sage précaution, avaient placé du monde à toutes les portes, afin d'empêcher l'entrée à des brigands, qui attendaient peut-être l'occasion d'une alarme générale, pour faire leur coup avec plus de sûreté. Mais Timoclée impatiente de savoir ce qui avait donné lieu à un signal si subit, représenta à ses hôtes que Phtinthia était une ville, qui n'était pas éloignée et que s'ils le trouvaient bon, elle y enverrait sur le champ un domestique pour savoir la cause de cet événement. Ils y consentirent, et étant eux-mêmes descendus, pour lui ouvrir les portes, ils lui commandèrent de s'informer de tout et de venir promptement en rendre compte. 5. Ils rentrèrent dans une salle, où, s'étant assis auprès de Timoclée, avec toute l'inquiétude, que pouvaient causer les circonstances présentes, ils lui demandèrent d'où provenait cette coutume et quelle en était l'utilité. "Il y a plus d'un an", dit Poliarque, que je suis dans ce pays, je ne l'ai point encore vu pratiquer". "N'avez vous point fait attention", reprit Timoclée, "à certains arbres, qui placés sur le haut des montagnes, s'élèvent comme autant de mâts et dont la cime, environnée de cercles de fer, représente une espèce de cage. Le roi, y fait allumer des feux, et par là fait connaître au peuple sa volonté. On les appelle pour cette raison "Angares", ou feux publics. Ceux qui les aperçoivent les premiers, allument ceux des montagnes voisines, la lueur des uns est le signal pour allumer les autres, et cette lumière se communique en un moment par toute l'île. Le peuple pendant ce temps se range sous les armes, et se dispose à suivre les ordres qu'on lui envoie. Un courrier vient dans la première ville qui explique les volontés du roi ; plusieurs montent aussitôt à cheval, vont dans les bourgs les plus proches et préviennent que de là on avertisse les villes voisines. Par ce moyen les Siciliens se trouvent en peu de temps prêts de tout exécuter. Ce n'est jamais sans quelque raison pressante qu'on allume ces feux ; on s'en servit il n'y a pas longtemps au sujet d'une conspiration contre le roi. Que les Dieux nous préservent d'un pareil malheur, et que ce ne soit point ici la suite d'un coup peut-être déjà porté". 6. "Je crois", dit en souriant Poliarque, qui n'approuvait point encore cette coutume, "que ces feux ne devaient leur origine qu'a ceux que Cerès faisait quelquefois paraître sur votre mont Etna. Mais dites-moi, je vous prie, quel avantage peut-on tirer d'un tumulte si extraordinaire ? Et pourquoi le roi se propose-t-il de faire connaître au peuple sa volonté, plutôt dans l'horreur d'une nuit, que pendant le jour ?" "Ne condamnez pas avec trop de précipitation cette coutume", reprit Timoclée, "elle peut avoir son utilité, surtout lorsqu'on craint la descente d'une flotte ennemie. Si tôt que ceux qui commandent sur les ports, aperçoivent ces feux, ils font tendre les chaînes, et mettent sur le champ des Galères en état ; le peuple de son côté se range sous les armes et est commandé par plusieurs chefs, pour arrêter l'ennemi, si par surprise il avait déjà pénétré dans le port. On les allume encore, quand on craint que quelque coupable, dont le supplice doit servir d'exemple, ne se sauve de île, ne se cache dans les montagnes, ou chez quelqu'un de ses amis. Ce signal donné, il est expressément défendu de laisser mettre à la voile aucun vaisseau; et quiconque retiendrait chez lui le coupable, s'il était découvert, serait sujet aux mêmes peines que celui dont il aurait facilité la retraite ou l'évasion". 7. Apres ces éclaircissements, ils cherchaient dans leur esprit la cause de cette alarme. Poliarque l'attribuait à une nouvelle trahison de Licogène, disant que Méléandre s'y trouvait trop exposé, soit de la part de ses courtisans entièrement devoués à ce rebelle, soit par lui-même, étant trop généreux pour entrer dans la moindre défiance. Comme ils examinaient une partie des maux qu'entraînent les guerres civiles, Timoclée leur montra des vers, que Nicopompe, homme versé dans les lettes, et très attaché au roi, avait composés contre Licogène, indigné de voir que ce sujet eût osé disputer le sceptre à Méléandre et formé le projet d'enlever Argénis pour l'épouser de force. 8. Quel étrange fureur ose agiter la terre, Et porter jusqu'au trône une sanglante guerre ? Que les rois parmi nous les images des Dieux, N'auront-ils tant d'éclat que pour blesser nos yeux ? Fatal aveuglement ! déjà du sang avide, un peuple entier se livre au crime qui le guide, Et du plus saint devoir rompant les sacrés noeuds, Court offrir au tyran ses parricides voeux. Arrête, peuple ingrat, rappelle à ta mémoire Des Titans révoltés la formidable histoire. Ces montres que la terre a vomis de son sein jusqu'au séjour des Dieux se forment un chemin; Mais bientôt Jupiter fait gronder sa colère, son foudre les embrase, et leur injuste mère ouvrant ces mêmes flancs qui les avait formés, Reçoit en frémissant leurs restes consumés. Pour toi, cruel tyran, qu'une noire furie Arma, pur déchirer ton Prince et ta patrie, Audacieux sujet, sacrilège Ixion, Une ombre séduisant ta vaine ambition, Tu te promets pour fruit d'un crime téméraire, Et la main de la fille et le sceptre du père, L'Achéron te réclame, implacable à jamais Il veut déjà venger et punir tes forfaits. Oui, sur les bords du Styx, mille vautours sinistres, Des décrets de Pluton impatients ministres, Préparent pour ton coeur un éternel tourment, Où du foudre vengeur, encore tout fumant, Tu seras englouti dans cet énorme gouffre, Qui nourrit Encélade et de flamme et de soufre; Où d'une roue en feu décrivant tous les tours, Tu te suivras sans cesse et te fuiras toujours. O toi divin soleil, si nos justes hommages Offrent à tes troupeaux les plus gras pâturages, O toi vainqueur d'Erix, vous Cérès et Vénus, Vous Proserpine, Alphée, en ces lieux si connus, Vous seuls pouvez, hélas ! dissiper nos alarmes, Vous seuls pouvez fixer le bonheur de nos armes, En défendant, grands dieux, la cause de nos rois Vous défendez la vôtre et soutenez vos droits. [1,4] CHAPITRE IV. 1. Ils faisaient la lecture de cette pièce quand le domestique envoyé par Timoclée arriva. Ils se disposaient à l'entendre ; mais dans cette première impatience ils craignaient de faire des questions a un homme qu'ils voyaient saisi de frayeur. Ce domestique crut ne pouvoir prendre trop de précaution, pour rendre compte de ce qu'il venait d'apprendre et pria Timoclée de trouver bon qu'il lui parlât en particulier. Il n'était point maître de cacher son embarras, mais Timoclée en femme prudente et pour lui ôter occasion de répandre sur le champ dans la maison le secret qu'il avait à lui dire, le conduisit dans une chambre écartée, où ayant prié Arcombrote et Poliarque de la suivre, elle lui commanda de parler et de rapporter fidèlement ce qu'il avait appris. Il obéit et prit ainsi la parole. "A peine ai-je été arrivé dans la Ville que j'ai vu plusieurs personnes rassemblées qui ne savaient où aller, comme il arrive d'ordinaire dans un premier trouble ; il y avait de la lumiere à toutes les portes, et tout le monde partagé en différentes troupes, paraissait consterné. Je me suis approché de la première que j'ai rencontrée, j'y ai appris qu'on cherchait Poliarque accusé du crime de lèse- majesté, qu'on devait lui trancher la tête, et que c'était là le sujet de ces feux allumés. Craignant qu'on ne se trompât de nom, ou qu'il ne fût commun à plusieurs, je me suis informé quel était ce Poliarque, et pourquoi on l'avait condamné ; chacun m'a fait la même réponse, que Poliarque était un jeune étranger, demeurant depuis plus d'un an dans la Sicile, fort connu par sa bravoure, et par la faveur du Roi ; qu'on ignorait son crime, mais qu'il était condamné et dénoncé publiquement. Passant de cette troupe à une autre, j'y ai appris la même chose ; voyant que personne ne se contredisait, j'ai cru n'être que trop bien informé, je viens vous en rendre compte. 2. Arcombrote et Timoclée eurent pendant ce détail, les yeux attachés sur Poliarque, qui fut lui-même saisi d'une frayeur, qui ne partait point d'une conscience troublée par le crime, mais plutôt de cette vertu solide qui s'alarme aux moindres reproches. Dans sa surprise, il interrogeait de nouveau le domestique et lui demandait, s'il rapportait fidèlement ce qu'il avait entendu ; il s'informait de Timoclée, si ce valet était une personne sûre, et si l'on pouvait compter sur ce qu'il disait. Agité comme une personne que trouble l'horreur d'un songe, il demeura quelque temps sans parler, de crainte que dans ses premiers transports, il ne lui échappât quelque reproche contre le destin ou contre Méléandre. Une circonstance si délicate, cette maison dont il ne connaissait point toute la fidelité, semblaient ne lui laisser que peu de temps pour prendre un parti. Après avoir levé les mains et les yeux au Ciel : "O vous" ,dit-il, "grands Dieux, défenseurs de la Sicile, protecteurs de l'innocence ! Vous Dieux tutélaires dei Méléandre, qui avez daigné me recevoir, je vous révère et vous conjure de ne point m'épargner, si jamais j'ai rien entrepris contre Méléandre ou contre cc royaume. SI j’ai violé par aucune de mes actions ou i -mes conseils, la fidélité qu'un étranger doit au pays qui le reçoit, ou si j'ai donné quelque occasîon au crime dont on m'accuse, que je devienne la victime de votre justice ; tirez vous mêmes la funeste vengeance, qui est due à un forfait si noir. Mais si je n'ai cherché que le bien de l'état, si ce que l'on m'impute, n'a pour fondement que la jalousie de mes ennemis, grands Dieux, prenez ma défense et permettez qu'au moins justifié auprès du roi et dans l'esprit da peuple, il me soit libre d'abandonner cette île et que je n'aie pas le malheur, étant innocent, d'y laisser la réputation d'un coupable. Pour vous, Timoclée, vous ne devez pas être enveloppée dans ma disgrâce, je veux m'éloigner d'une maison, où tout deviendrait criminel, si j'y demeurais plus longtemps, c'est assez d'un innocent condamné". 3. Arcombrote eut dans ce moment quelque peine à retenir sa colère, et cette tendre amitié qu'il avait d'abord ressentie pour Poliarque, avait fait en un jour de si grands progrès, qu'il lui promit de lui rendre tous les services dont il était capable, même au péril de sa vie. A leurs visages animés à l'impétuosité de leurs ressentiments à l'action dont ils parlaient, on n'aurait pu juger sur qui des deux le coup devait tomber, si ce n'est qu'Arcombrote se livrait plus librement à ses transports. Mais Timoclée, par un trait de prudence, feignant de ne point encore ajouter foi à ce qu'on venait de lui rapporter, dit qu'elle allait envoyer quelqu'autre de ses gens pour en apprendre des nouvelles plus certaines commanda cependant à celui-ci de demeurer dans la salle. Elle conduisit Poliarque et Arcombrote dans une chambre voisine, pour voir ensemble le parti qu'il y avait à prendre. [1,5] CHAPITRE V. Ce fut là où laissant un libre cours à ses larmes et à ses soupirs, elle témoigna toute la part qu'elle prenait au malheur de Poliarque : elle lui dit qu'elle ne doutait pas moins de la colère du Roi que de l'innocence de l'accusé; que celui qu'elle avait envoyé, était un homme adroit, et qu'elle n'était que trop persuadée de la vérité de ce qu'il avait rapporté. Qu'elle offrait de bon coeur les biens et sa maison, que Poliarque pouvait en disposer. "Mais de quel secours", ajouta-t-elle, peuvent être, contre la colère du roi, cette maison, et l'amitié d'Arcombrote ? Des soldats viendront les armes à la main, toute résistance serait vaine, nous subirions le même sort ; car comment espérer le secret d'un domestique nombreux ? Qu'il est à craindre, que si vous demeurez ici caché, quelqu'un ne vienne à vous déceler". "Mais non, Poliarque, je songe à un moyen qui peut réussir. Ceux qui ont bâti cette maison, ont pratiqué sous terre un chemin secret dont personne que moi n'a connaissance. Il s'y rencontre trois détours, qui ont chacun leur issue ; ces trois portes aboutissent à trois différents endroits dans la campagne. C'est une retraite, où vous pouvez demeurer en sûreté, et échapper à la persécution de vos ennemis. Feignez de sortir de ces lieux, qu'on croie que frappé de la nouvelle qui vient de se répandre, vous vous êtes promptement éloigné ; par là nous éviterons tous deux le malheur d'être condamnés, vous, comme coupable du crime qu'on ose vous imputer, et moi, comme vous ayant donné un asile contre les ordres du roi. Vous prendrez en sortant, une lumière, et vous suivrez une avenue qui borde le fleuve Himère et qui vous conduira à l'entrée du lieu souterrain. J'irai de mon côté seule et sans témoins, par des détours inconnus, vous ouvrir l'entrée de cette caverne. C'est dans ce lieu, où, avec le secours des dieux, j'espère vous conserver jusqu'à ce que le calme soit entièrement rétabli. C'est un secret dont il n'a fallu faire aucun mystère à Arcombrote et que je me flatte qu'il nous gardera inviolablement ; mais nous ne saurions prendre trop de mesures à l'égard de votre affranchi. On fait aisément parler ces sortes de personnes, ou en les intimidant par la crainte des supplices, ou en leur promettant des récompenses". 2. Poliarque sensible aux offres généreuses de Timoclée, lui en témoigna sa reconnaissance et les accepta pour cette nuit. Il dit que réduit à se cacher dans ce lieu souterrain, il avait besoin de quelqu'un qui l'informât des raisons qui avaient animé la Sicile contre lui. Que son affranchi était d'une fidélité à l'épreuve ; que ce serait lui faire injure que de l'exclure de ce secret, quelque important qu'il fût ; qu’il prévoyait même qu'il lui serait nécessaire dans ces conjectures : il ajouta qu'il n'osait demander le secret à Arcombrote et qu'il se croirait digne encore d'un plus grand malheur, que celui dont il se voyait menacé, s'il était jamais capable de former contre lui le moindre soupçon. Il sortit aussitôt de la chambre, armé comme s'il eût eu à combattre. Il trouva sur son passage une partie des domestiques de Timoclée et leur dit en peu de mots les raisons qui l'obligeaient à s'éloigner si promptement: que ces feux qu'on apercevait de tous côtés n'avaient été allumés qu'à son occasion ; qu'il se retirait de crainte de les entraîner dans sa perte, ou du moins pour ne les pas mettre dans la nécessité de les trahir. Il prit congé d'Arcombrote et de Timoclée, comme si c'eût été un dernier adieu ; il monta à cheval, et suivi seulement de son affranchi, il entra dans le chemin que la darne lui avait indiqué. 3. La grandeur du péril, plus encore une honte secrète augmentaient le trouble de Poliarque, déjà trop animé. Quelle faute, disait-il à Gelanore (c'était le nom de son affranchi) d'avoir donné à quelqu'un pouvoir sur ma personne ? à quoi bon errer inconnu dans ce pays, comme j'ai fait jusqu'à présent ? Pourquoi n'y avoir paru que sur un pied, qui convenait si peu à mon rang et a ma naissance ? Projet téméraire, ouvertement condamné par la fable qui nous répresente Jupiter sur le point d'être égorgé par Licaon, chez qui il s’était retiré ! Cette fable renferme une vérité, et fait voir que les princes se sacrifient souvent eux-mêmes, et deviennent, par leur propre folie, la victime des étrangers chez qui ils abordent. "J'ai voulu m'y exposer, Gelanore, je n'ai que ce que je mérite". Tandis qu'il s'abandonne à ces tristes réflexions, le sujet qui l'a retenu en Sicile, lui revient dans l'esprit, il craint déjà d'avoir manqué de respect pour Argénis, dans ce qui lui est échappé et que les moindres plaintes formées dans un pays, où il a eu le bonheur de la voir, ne soient autant de crimes. Gelanore livré à toute l'inquiétude d'un serviteur fidèle, représentait à Poliarque, qu'il devait se faire connaître ; qu'en déclarant son nom, il obligerait Méléandre à suspendre son jugement ; que peut-être même il verrait ses plus cruels ennemis venir avec soumission réparer leur insulte. "Non, Gelanore", reprit Poliarque, "votre conseil n'a plus lieu, c'est à présent que l'injure est faite que je dois cacher avec phis de soin la véritable personne qui y est intéressée ; mon nom servirait à me perdre : on croirait qu'ayant été offensé, il irait de mon honneur de me venger, on voudrait prévenir les suites de l'affront que j'ai reçu, je n'en serais que plus malheureux". Gelanore se tut, ne sachant plus quel conseil donner, mais s'adressant aux astres, qui brillaient dans les cieux, il les conjura d'être favorables au dessein de son maître. 4. Timoclée ayant fait refermer les portes, dit a ses domestiques d'aller se reposer, et de n'avoir aucune inquiétude jusqu'au lendemain, qu'elle devait envoyer quelqu'un pour s'assurer de la vérité. Elle fit un tour dans leurs chambres, sous le prétexte du bon ordre, mais c'était afin d'exécuter avec sûreté et sans aucun témoin, le projet qu'elle avait formé de sauver Poliarque. Quand elle crut tout le monde endormi, elle entra avec Arcombrote dans une petite chambre, où l'on avait pratiqué l'entrée de ce souterrain. Le plancher de la chambre était fait de plusieurs pièces de bois entrelacées et attachées ensemble, à l'exception de deux qu'il était aisé de lever. Comme on aurait pu en marchant, s'apercevoir de cette entrée mystérieuse, Timoclée y avait fait placer une grande table. Peu de personnes avaient la liberté d'entrer dans ce lieu secret, elle n'y allait elle-même que rarement. Après avoir levé ces deux planches et ouvert la porte du caveau, elle descendit avec une lumière. Arcombrote la suivit, ayant l'épée nue à la main (les anciens croyaient intimider les ombres par le brillant du fer). Ce lieu obscur se partageait en plusieurs détours, afin que celui qui y serait renfermé put échapper à l'ennemi, et qu'un passage étant bouché, il put sortir par un autre. Le terrain était favorable, et propre pour le dessein qu'on avait eu. C'était une terre épaisse, sur laquelle il était aisé de travailler, il ne s'y rencontrait ni sable qui aurait pu causer quelque éboulement, ni rocher capable d'interrompre l'ouvrage ; la voûte était fort longue et ne s'était encore démentie dans aucun endroit. Â l'entrée, il y avait un petit espace enduit de chaux pour y recevoir des figures et quelques caractères mais le peu d'air y causait une humidité qui avait défiguré ce qui y avait été gravé. On y voyait cependant à la faveur de quelques traits, qui n'étaient pas encore effacés, la représentation d'un autel avec la figure d'un homme qui brûlait de l'encens, et ces vers à côté : Jusques en ces réduits, les mortels dans leurs craintes, N'ont-ils pas droit, grands Dieux, de vous porter leurs plaintes ? Soit que le Dieu des eaux ou le maître des cieux, ou le Dieu des enfers préside dans ces lieux. Dieu juste, réservez dans cette voûte obscure Pour la vertu craintive une retraite sûre. Que de la trahison, les complots odieux N'en révèlent jamais l'abord mystérieux. Que la triste Enyo de ses flambeaux funèbres N'en éclaire jamais les paisibles ténèbres. Écartez de ces lieux les spectres effrayants Et des mânes plaintifs les lugubres accents ; Et que la paix enfin, le tranquille silence Y consolent toujours la timide innocence. Mais si dans l'avenir nos coupables neveux osaient de la pudeur briser les chastes nœuds, si privant vos autels d'encens et de victimes, Ils cherchaient dans cet antre un asyle à leurs crimes, Que cet antre rempli des plus sombres horreurs De remords dévorants empoisonne leurs cœurs; Que l'enfer s'y rassemble avec tous ses supplices, Ce n'est qu'à la vertu qu'un Dieu doit ses hospices. [1,6] CHAPITRE VI. 1. Arcombrote après la lecture de ces vers s'était arrêté à considérer cette obscure retraite, mais l'inquiétude où l'avait jeté le malheur de Poliarque, le rappela bientôt à lui-même. Timoclée lui raconta que, quoique Poliarque fût étranger, personne n'avait été dans une plus haute faveur auprès du Roi, qu'on n'en avait d'abord témoigné aucune jalousie, mais que ce vice si ordinaire dans les cours éclatait enfin. Quel caprice de la fortune ! pourquoi payer si cher le titre de favori ? La confiance du prince ne servira-telle qu'à rendre malheureux celui qu'il veut en honorer ? L'expérience ne le prouve que trop reprit Arcombrote. Quelle est la cour, qui depuis quelques années ne se soit vue exposée à cette maligne influence ? Il est vrai, dit Timoclée, mais les suites en ont toujours été funestes pour les sujets, ou pour les rois mêmes. Quelle destinée ! un jeune homme du mérite de Poliarque trouve son malheur sous un prince si généreux ! en vain citerait-on ici l'exemple des Lydiens, ce couple infortuné, qui fut puni dans une cour étrangère. Leur bonheur fit leur crime, ils ne surent point en user avec modération ; l'homme nageait dans son sang aux portes da palais, tandis qu'on faisait sortir la femme de prison pour périr par la main des bourreaux. Je ne vous parle point d'un événement qui vous soit, je crois, inconnu ; mais dans Poliarque je vois un malheureux qui ne mérite point de l'être. Les Lydiens étaient prêts de monter sur le trône, il ne leur manquait que le nom et la pourpre; ils se regardaient déjà comme des souverains qui allaient donner la loi aux nations. Aveugles qu'ils étaient, ils méprisaient la jeunesse d'un prince, qui pouvait affermir un jour sa puissance et qui en effet, pour coup d'essai, a su si bien la recouvrer. Poliarque a-t-il eu l'ambition de s'emparer de la couronne ? A-t-il jamais songé à se faire un parti ou à s'assurer d'un lieu de défense d'où il pût ménager quelque révolte ? Il n'a voulu être regardé dans la Sicile que comme un étranger qui n avait pas dessein de s'y arrêter ; il s'est contenté d'y donner des preuves d'un véritable courage. Le couple Lydien en a agi bien autrement, aussi bien que les Phrygiens dont la fortune s'est jouée également. 2. "Voulez-vous parler", dit Arcombrote, "de ce Phrygien et de sa femme, qui furent tous deux convaincus d'avoir voulu empoisonner le roi, et qui ne seraient sortis d'une cour, où ils avaient auparavant une autorité absolue, que pour être exécutés sur un échafaud, si le roi par les suites d'une bonté, dont ils s'étaient rendus indignes, n'eût changé leur arrêt de mort en une prion perpétuelle". "C'est eux-mêmes que j'avais en vue", reprit Timoclée, "vous savez jusqu'où ils portèrent leur aveuglement ; l'un, en oubliant son premier état, regardait l'amitié des personnes même les plus distinguées comme une chose fort au-dessous de lui ; la femme, de son côté, s'était fait un front contre tout ce qu'on pouvait dire de son premier mariage qu'elle avait fait casser. L'un et l'autre méprisaient la colère des dieux et ne songeaient point à apaiser Junon justement irritée. 3. "Ces événements", dit Arcombrote, "devraient nous frapper mais, pour être trop fréquents, on les voit avec moins de surprise. Jetez les yeux sur la cour d'Aquilius ; voyez celle d'Hippophilus, de quoi a-t-il servi aux premiers seigneurs de ces deux cours, quand ils ont vu expirer, pour ainsi dire, le pouvoir absolu qu'ils s'y étaient ménagé, de chercher une place parmi les prêtres distingués par leur pourpre ? Ils se flattaient d'y être à l'abri des derniers revers de la fortune mais cette démarcher n'a servi qu'à rendre encore plus remarquables les tristes débris de tant d'honneurs perdus. Pour moi, je ne serais jamais assujetti à ce ridicule entêtement de certains sujets, qui ne voient qu'avec indignation ceux que la faveur du prince élève au dessus des autres, qui ont même quelquefois l'insolence de lui porter leurs plaintes et leurs reproches sur la préférence qu'il veut bien leur donner. Cruelle destinée des princes ! seront-ils donc privés des douceurs d'une amitié et d'une confiance qu'ils seraient en droit d'attendre de ceux qu'ils ont comblés de bienfaits ? N'auront-ils pas la liberté de jouir d'un des plus grands bonheurs de la vie et ce même bonheur n'est-il réservé que pour nous particuliers ? Nous sommes ravis de voir Philoctète attaché à Hercule et Patrocle ami d'Achille. Il y a peu de héros qui n'aient senti quelque prédilection pour quelqu'un de ceux qui les approchaient, qui n'aient même choisi un ami fidèle, à qui ils pussent confier ce qu'ils avaient de plus secret". 4. "Cette jalousie", reprit Timoclée, "sous l'apparence du bien public, cache un véritable orgueil où l'amour propre a plus de part que le zèle de la patrie. Combien en voit-on qui, voulant parler contre les favoris, se déchaînent aussi contre les rois ? Et par là donnent à r:connaître que ce n'est pas tant l'élevation des autres que le tort qu'ils prétendent qu'on leur fait, qui les anime. Un prince cependant, que pourra-t-il seul dans les affaires importantes de l'état ? Avec une expérience consommée, avec la pénétration la plus vive, s'il refuse un second, n'est-il pas à craindre qu'il ne succombe sous le poids d'un fardeau si pesant ? Qu'il éprouve ceux qu'il veut admettre dans sa confidence, leur connaît-il un attachement sincère, qu'il les protège ouvertement contre la haine et la jalousie de leurs ennemis ; se rendent-ils indignes de son amitié, plus de ménagement, qu'il les traite avec la dernière rigueur. Vous êtes peut-être surpris, Arcombrote, de voir une femme entrer dans ce détail, mais ayant été élevée à la cour, j'ai souvent entendu agiter cette matière entre personnes, que l'expérience m'a fait depuis reconnaître pour très éclairées. La cruelle situation de Poliarque, qui nous conduit ici est assurément sans exemple. Rendons justice à Méléandre, c'est un prince droit et équitable mais Poliarque n'a-t-il pas toujours donné des preuves de son attachement et de sa fidelité ? Peut-on lui reprocher de s'être laissé aveugler par la haute fortune où il était élevé ? Ce sont les seuls destins que j'accuse ici, eux seuls l'ont réduit à cet état malheureux". 5. Arcombrote, qui durant cet entretien avait entendu le murmure de quelques eaux, qui coulaient assez proche de là, demanda à Timoclée d'où provenait ce bruit, et s'il se faisait toujours entendre. Il regardait à terre, autant que la lumière du flambeau le lui pouvait permettre, de crainte de s'engager dans quelque mauvais pas. "C'est une fontaine", dit Timoclée, que forme ici la quantité des eaux qui coulent incessamment des montagnes voisines et qui, par différents canaux, se répandent ensuite dans les campagnes éloignées. Cette fontaine es1 d'un grand secours pour ceux que le malheur aurait conduits ici". S'étant un peu avancé, Timoclée montra à Arcombrote une grande pierre creusée, pour recevoir l'eau de cette fontaine, et la distribuer ensuite dans leurs canaux. La grosseur de cette source qui coulait sans interruption, la pureté, la fraîcheur de ses eaux surprenaient d'autant plus Arcombrote, qu'il arrivait d'Afrique, pays extrèmement sec et où se rencontrent peu de fontaines. Avant que de joindre Poliarque, il voulut se donner le plaisir de mettre sa main dans cette eau. Il avança la bouche dans l'endroit où elle paraissait couler plus lentement, et enfin échauffé qu'il était de mille inquiétudes, d'avoir veillé toute la nuit, il ne pût s'empêcher d'en boire. Timoclée lui représenta qu'il pourrait en être incommodé et sur ce qu'elle le vit fort attentif à considérer cette fontaine. "Mes ancêtres", lui dit-elle, n'ont pas seulement ménagé cette endroit comme un simple passage qui ne dût servir que pour une fuite précipitée, ils y ont pratiqué toutes les commodités nécessaires à une personne que sa fortune aurait réduite à y vivre un temps plus considérable. Voyez cet endroit voûté et lambrissé de crainte que la trop grande fraîcheur et l'humidité de la terre ne pussent nuire". Arcombrote eut la curiosité d'entrer dans ce caveau, qui était sur la droite et qui paraissait détaché du reste du lieu. L'obscurité, qui y régnait et que pouvait à peine dissiper la lumière que tenait Timoclée, le saisit d'abord ; il ne put en supporter la vue, il lui échappa même quelques soupirs, quand il songea quel était celui que les destins avaient condamné à devenir l'hôte d'une si triste demeure. Timoclée pénétrée de douleur ne put en ce moment retenir ses plaintes. "Ah !" dit-elle, "funeste réduit, tu vas donc recevoir Poliarque, et cacher sous ces épaisses ténèbres un héros que la lumière la plus pure ne saurait assez éclairer, deviens pour lui un asile sûr et que sa disgrâce serve à te rendre célèbre". "O fortune" ajouta-t-elle, "quelle est ta puissance ! Faut-il t'implorer au milieu de tes plus vives insultes ? Tu as forcé ce jeune malheureux à se retirer dans ces sombres lieux, souffre par pitié qu'il y conserve des jours qu'il a été sur le point de perdre par ton caprice". [1,7] CHAPITRE VII. Étant arrivé à la porte qui répondait dans la campagne, Timoclée montra à Arcombrote la manière de l'ouvrir, en levant deux barres, qui soutenaient la pierre d'entrée, et qui la retenaient de manière qu'on ne pouvait l'enfoncer par dehors. Arcombrote l'ayant rangée, Timoclée sortit, tenant à la main un flambeau allumé, qu'elle cacha sur le champ, comme elle en était convenue avec Poliarque, de crainte qu'une lumière aperçue en cet endroit et à cette heure ne fît naître quelques soupçons. Poliarque qui ne s'était point écarté du chemin qu'on lui avait indiqué, était au bord du fleuve et attendait le signal, il joignit aussitôt Timoclée. Ils balancèrent quelque temps sur ce qu'ils devaient faire des chevaux qui avaient amené Poliarque et Gelanore. Quand Gelanore prenant la parole : "choisissez", dit-il, "un endroit plus commode pour délibérer. Je vais attacher les chevaux à un des aunes qui bordent le fleuve. Il revint dans le moment et descendit avec Poliarque et Timoclée dans le lieu souterrain. Après en avoir remis la pierre, ils songèrent à prendre des mesures. Poliarque jugeait à propos de renvoyer Gelanore, pour examiner tout et s'informer pour quel crime, pour quel sujet le Roi était si fort animé contre lui; et si dans son malheur il pouvait encore compter sur quelques amis". "Ce parti", dit Timoclée, "me paraîtrait le plus sût', si en voyant Gelanore, on ne devait pas d'abord lui demander où est son maître. Je ne doute point qu'il ne vous soit attaché, mais sa fidélité est-elle à l'épreuve des tourments?" Gelanore, sensible à la défiance de Timoclée, répondit avec fermeté que les menaces, ni les tourments ne seraient pas capables de lui arracher un secret d'où dépendait la vie de son maître, qu'il se flattait d'en imposer, en paraissant dans la ville comme un homme abandonné à son désespoir : que si quelqu'un inconnu, ou suspect, venait lui demander des nouvelles de Poliarque, il ne lui répondrait autre chose, si non que son maître avait perdu le jour ; réponse que cet asyle obscur pouvait autoriser; que si on le pressait davantage sur les circonstances de sa mort, il dirait qu'il a été malheureusement englouti dans les eaux du fleuve Himère ; que sur la première nouvelle qu'on le cherchait par ordre du Roi, il était entré de nuit dans le fleuve, espérant y trouver un gué, et qu'il avait été entraîné par les eaux (elles étaient très hauts pour lors et donnaient à cette fausse nouvelle plus de vraisemblance); "je pourrai ajouter", dit-il, "qu'il me fut impossible en ce moment, de tirer du péril mon maître que je voyais à la merci des flots. J'espère que cette invention réussira, le bruit de votre mort sera bientôt répandu, nous devons le souhaiter, vos ennemis se croiront vengés, et ceux qui plus indifférents élèvent volontiers un mérite qui ne fait plus d'ombrage, vous rendront, après cet accident supposé, toute la justice qui vous est due. On congédiera les sentinelles qui sont dans les ports, et sur les vaisseaux ; on ne songera plus à exécuter les ordres rigoureux du Prince, et vous pourrez, avec plus de sûreté, ou vous tenir caché, ou prendre le parti de la fuite. Quel genre de mort peut-on imaginer qui vous soit plus favorable que celui qui, sans laisser de vous aucunes traces, vous fait disparaître tout entier ? A l'égard de votre cheval, je le laisserai aller, comme si par votre mort, il eût recouvré sa liberté". 2. On approuva le dessein de Gelanore. Poliarque ajouta seulement que s'il rencontrait Arsidas, celui de toute la Sicile, dans qui il avait le plus de confiance, il lui dit la vérité, et le priât de venir consoler un ami malheureux, mais innocent ; s'il n'en avait point la liberté, de l'informer au moins de tout ce qu'il savait à son sujet. Arcombrote ne crut pas à propos que Gelanore revint par la même entrée, il disait qu'on ne pourrait l'entendre, que, si quelqu'un l'apercevait dans un endroit dont l'issue était inconnue, il en serait examiné de plus près ; que le plus sûr était de se rendre chez Timoclée, d'y jouer le même rôle, affectant de donner des larmes à un maître qu'un accident si funeste venait de lui enlever. Ils délibérèrent ensuite art sujet des domestiques que Poliarque avait à son service et des meubles qui étaient dans sa maison, car ce Seigneur qui cherchait à répondre par sa magnificence à l'honneur que le Roi lui faisait quelquefois d'y venir, l'avait meublée superbement. Comme il ne se fiait à aucun de ses domestiques qui lui étaient tous ou étrangers ou inconnus, et que portant toujours sous ses habits quelques pierres de prix et plusieurs pièces d'or pour le besoin, il comptait peu sur ce qu'il y avait de précieux dans sa maison ; Gelanore eut ordre de ne s'oposer à rien, soit que les domestiques voulussent en enlever les meubles, ou qu'on les confisquât par l'ordre du Roi, mais de se retirer comme une personne qui ne veut qu'éviter l'embarras d'une maison en désordre. Ces mesures prises, ils congédièrent Gelanore. Arcombrote et Timoclée ne voyaient qu'avec peine le triste moment où il fallait se séparer de Poliarque. Le temps approchait où les valets de Timoclée devaient se rendre à leur ouvrage ; il y avait à craindre que par une bizarrerie du sort, il ne se rencontrât parmi eux plus d'exactitude, et de vigilance qu'à l'ordinaire ; le moindre ioupçon eût été de la dernière conséquence. Avant que de se séparer, Arcombrote et Timoclée cherchèrent par toute sorte de moyens à consoler Poliarque : ils l'excitèrent à s'armer de courage et à se servir de cette grandeur d'âme, qui nous fait mépriser les revers de la fortune, surtout, lorsqu'exempt de reproches, nous ne sommes malheureux que par son caprice. Ils lui promirent de revenir le plus souvent qu'il leur serait possible. Timoclée avait pourvu à ce qu'il pût reposer commodément, et à ce qu'il ne manquât pas de lumiere ; et après avoir repris avec Arcombrote le même chemin, par où ils étaient venus, ils se retirèrent dans leur appartement. Poliarque se voyant seul dans cette triste et sombre demeure, ne put retenir sa colère, il s'abandonna à tout son chagrin ; l'idée même de la mort l'effrayait moins que cette vie languissante et malheureuse à laquelle il se voyait condamné. [1,8] 1. Gelanore donna la liberté au cheval de Poliarque, remonta sur le sien, et suivit le chemin dont on était convenu. A peine fut-iI arrivé à l'entrée de la forêt où Poliarque s'était battu la veille, qu'il aperçût trois litières suivies d'un grand nombre de personnes à pied et à cheval ; il voulut savoir ce que signifiait ce cortège nombreux, à mesure qu'il approchait, ses alarmes redoublaient ; les litieres et ceux qui les accompagnaient, ne présentaient rien que de lugubre. Effrayé de ce présage sinistre, il s'informa d'un homme qui venait des derniers quelles étaient ces funérailles ; il lui répondit qu'on venait enlever les corps des députés de Licogène que Poliarque, contre le droit de la guerre, avait assassinés le jour précédent. Gelanore eut horreur de ce qu'il entendit, il se représentait le crime de ces lâches et en même-temps quel était celui que les destins allaient en rendre la victime. Voulant approfondir la vérité, il suivit cette pompe funèbre et vit en effet étendre dans une des litières le corps de celui que Poliarque avait tué à l'entrée de la forêt. Il ne fut dans ce moment que trop convaincu, que les scélérats qui avaient attaqué Poliarque, étaient ces mêmes députés de Licogène. Mais pourquoi, se disait-il, une vengeance si prompte ? Pourquoi ne pas citer Poliarque en justice réglée ? Des députés ont donc le droit d'exercer impunément le métier d'assassins ? Et le roi ne craint point de marquer plus de bonté pour ses ennemis que de justice envers les personnes, qui lui sont attachées ? Ne devait-il pas plutôt récompenser le courage du vainqueur et punir le crime de ces lâches, en condamnant ce qui en reste à l'ignominie du supplice qu'ils avaient si bien mérité ? 2. Il était si fort agité que sa colère paraissait malgré lui dans sa contenance et sur son visage mais se rappelant toute sa prudence, il jugea à propos de s'arracher d'un lieu, qui n'offrait à ses regards que des objets capables de faire trop d'impression. Après quelques imprécations contre ces malheureux, il avança du côté du camp. Le soleil commençait à peine à paraître qu'il se trouva à l'autre extrémité de la forêt, il vit beaucoup de monde qui allait et venait, c'était le chemin qui conduisait aux différents quartiers de l'armée. Il aperçût entre autres Timonide, homme d'une naissance illustre et même du sang royal. Ce Seigneur cherchait à s'informer du sort de Poliarque. Ayant reconnu Gelanore, quel bonheur pour moi, lui dit-il, de vous avoir rencontré ! où est Poliarque ? Que fait-il ? Est-il en sûreté ? Mais Gelanore prévenu sur ce qu'il avait à faire, avait composé son visage et jetant à peine les yeux sur Timonide ; ah, dit-il, Poliarque est privé du jour. L'amitié dans Timonide l'emporta sur la politique, il demeura interdit, et ne rompit le silence que par un profond soupir, en s'écriant : "ô Sicile malheureuse ! ô Roi infortuné !" il n'en dit pas davantage, et reprit le chemin du camp. Gelanore sentit une joie sécrète de voir que la mort supposée de son maître tirât de sincères larmes, qu'on ne cherchait pas même à cacher. A peine Timonide eut-il avancé quelques pas qu'il rejoignit Gelanore, mais quelle a été, dit-il la destinée d'un si grand homme ? Qui a osé porter la main sur lui ? Les ordres du roi ont été bien tôt exécutés ! Poliarque, reprit Gelanore, informé des poursuites qu'on allait faire contre lui, voulant fuir la colère du roi, a tenté de traverser la nuit le fleuve Himère, il en sondait le gué ; mais les eaux grossies considérablement par les pluies nouvellement tombées, l'ont entraîné, il n'a pu y résister, et tout ce que j'ai vu, à la faveur des étoiles qui brillaient, a été que son corps, malgré les efforts qu'il semblait faire dans ces derniers moments, était poussé par les flots dans la mer voisine. Timonide jeta un grand cri et retourna au camp, porter 1ui-même au roi cette triste nouvelle. Ayant rencontré à quelques pas de là Arsidas (c'était le seul à qui Gelanore avait eu ordre de découvrir la vérité) il lui fit part de ce qu'il venait d'apprendre. Arsidas vivement touché lui demanda où était Gelanore, Timonide le lui montra qui venait, et continua son chemin. Arsidas le joignit, lui demanda des nouvelles de Poliarque. Gelanore répondit qu'il avait à lui confier un secret de la dernière importance, qu'il n'avait même la liberté de révéler qu'a lui seul ; qu'il le priait, pour l'entretenir sans témoins, de détourner dans un endroit écarté, où il le suivrait, quand il croirait n'être observé de personne. Arsidas sentit renaître ses espérances et se rendit dans un petit sentier qui n'était pas éloigné. 3. Ce lieu paraissait solitaire, Gelanore l'y suivit ; en abordant Arsidas, "Poliarque vit", lui dit-il, "mais songez, Arsidas, que vous êtes le seul, qui deviez en avoir connaissance. Il y a dessous la maison de Timoclée un lieu souterrain, c'est là où sur la foi de cette dame Poliarque demeure caché ; je viens vous trouver de sa part, pour savoir à quoi il doit attribuer les ordres rigoureux donnés contre lui avec tant de précipitation et si son malheur ne vous détourne pas de le voir, j'ai ordre de vous conduire où il est". Arsidas répondit que Poliarque malheureux ne lui était que plus cher, qu'il prendrait toujours ouvertement sa défense, quelque risque qu'il y eût à le faire ; qu'il souhaitait être promptement conduit dans ce lieu secret. "La conjoncture est délicate", reprit Gelanore, "il faut employer quelque stratagème pour surprendre les domestiques de Timoclée; ils pourraient soupçonner quelque choie, n'ayons pas le dernier chagrin de voir la destinée d'un si grand homme dépendre du caprice d'une troupe d'esclaves. je paraîtrai le premier chez Timoclée, et par des larmes feintes et des soupirs affectés, dont j'ai déjà su me servir avec succès auprès de Timonide, je témoignerai combien m'est sensible la perte de mon maître. Servez-vous, je vous prie, du même artifice, auprès de ceux que vous rencontrerez, si l'on croit Poliarque mort, sa vie est en sûreté. Vous pourrez, vers le milieu du jour, sous le prétexte d'éviter la trop grande chaleur, vous rendre chez Timoclée, elle ne vous est point inconnue, cette démarche ne pourra tirer à conséquence. Je dois encore vous prévenir, que vous y trouverez un jeune homme qui aborda hier dans cette île. Son pays, à ce qu'il nous a dit, est l'Afrique. Vous ne pourrez vous empêcher d'admirer son port, son air gracieux, et sur tout sa sagesse ; vous serez charmé de le voir et de l'entendre. Il a déjà la confiance de Poliarque, et quoique leur connaissance ne soit que d'un jour, leur sympathie a produit cette amitié parfaite qui est ordinairement le fruit de plusieurs années. Poliarque n'a rien de caché pour lui, qu'il ne vous soit point suspect". 4. Étant convenus de tout, ils se séparèrent. Gelanore regagna la maison de Timoclée, tandis qu'Arsidas qui avait devant lui plus de temps, se mit au petit pas dans le grand chemin. Timonide qui croyait certaine la nouvelle de Gelanore, la rendait publique ; il en informait tous ses amis : on y voyait trop de vraisemblance pour en douter. Cette mort se répandit de manière qu'elle faisait déjà l'entretien de tout le monde, chacun en parlait selon l'intérêt particulier qu'il y prenait mais tous avec beaucoup de chaleur. Méléandre avait dessein de passer cc jour là le fleuve Hypsa pour se rendre à Magella ; suivant ses ordres, Argenis s'y était rendu de Syracuse où elle était auparavant ; la garde se disposait à partir, et le roi se promenait en attendant aux environs du camp. Il était au milieu de ses courtisans, prévenu, que quelques-uns de ceux qui paraissaient les plus attachés à sa personne, étaient peut-être ses plus cruels ennemis : cette pensée même l'occupait, quand Timonide arriva. Il se présenta devant le roi, et lui dit, pénétré de douleur, enfin, Sire, on peut maintenant congratuler Licogène. Poliarque est mort. Le roi parût saisi, l'accident de ce jeune homme, qui était une perte pour lui en particulier, le toucha d'autant plus vivement, qu'il s'en regardait comme l'auteur. Cette nouvelle donna occasion à de tristes pressentiments, il entrevoyait déjà plusïeurs malheurs et était même prêt de verser des larmes ; mais pouvait-il donner en public ces preuves de sa douleur? Les amis de Licogène qui l'obsédaient, eussent remarqué le moindre changement arrivé dans ses yeux et sur son visage. Il contraignit ses sentiments, affecta de l'indifférence, et se contenta de demander les circonstances de sa mort. Il se retira ensuite dans sa tente, sûr que cette perte intéressait tout le monde, excepté ceux qui voulaient celle de l'état. Sa présence retenait les larmes des soldats ; mais ses plus fidèles courtisans témoignaient leur chagrin, ou par des soupirs, qu'ils n'étaient pas maîtres de retenir, ou par des discours animés que semblait autoriser la perte irréparable d'un ami. Le roi savait les distinguer, il les regardait même comme les personnes les plus dignes d'être honorées de sa confiance mais il n'osait presque les envisager, craignant qu'ils ne rejetassent sur lui la mort de cet infortuné. Une chose qui causa beaucoup de surprise, fut une pièce fort vive composée sur le champ, et qui fut jetée à l'entrée de la tente du Roi. 5. Hélas ! tu ne vis plus, aimable Poliarque, Tes jours ont éprouvé les fureurs de la Parque. Mais soit que sur les sombres bords Ta grande âme partage avec le dieu des morts Les suprêmes honneurs du paisible Élisée ; Soit qu'ayant pris l'essor vers la voûte azurée Nouvel astre, elle brille aux yeux de l'univers, Pardonne, cher Héros, à ce peuple pervers., N'attire point sur lui la vengeance céleste, De sa lâche fureur le souvenir funeste, Et son nom détesté jusques chez l'étranger Le puniront assez et sauront te venger. Quoi ces feux destinés pour découvrir les crimes ont prêté contre toi leur éclat odieux ! Quoi, pour ravir des jours si précieux, L'Himère ouvre ses noires abîmes ! Quel attentat ! Qui peut en expier l'horreur ? Contre les eaux, les feux il faudrait un vengeur. [1,9] CHAPITRE IX. 1. Pendant qu'on préparait tout pour le départ de Méléandre, le bruit de la mort de Poliarque passa jusqu'à Magella. Argénis était sur un lit de repos au milieu de ses dames et se disposait à recevoir le roi. Sa parure quoique moins-recherchée que dans un temps de paix et de tranquillité, était cependant conforme à son rang. Sélénisse qui avait élevé la princesse, et qui avait su depuis s'atirer toute sa confiance, accommodait les cheveux de sa maîtresse, quand une des femmes qui était dans le vestibule, rapporta en rentrant dans l'appartement la nouvelle de la mort de Poliarque. Argénis qui s'entretenait avec Sélénisse des feux qu'on avait allumés la nuit précédente et des ennemis que Poliarque avait dans la Sicile, ne l'avait point entendu; Sélénisse seule y avait fait attention et dans la crainte que la princesse ne s'aperçût de la consternation qui commençait déjà à se répandre parmi ses dames, elle leur fit signe des yeux et de la main, de renfermer leur chagrin. Cette précaution fut inutile, un bruit sourd qu'Argénis venait d'entendre, avait déjà fait trop d'impression sur elle ; sans rien soupçonner cependant de ce qui avait pu y donner occasion, elle leur demanda quel était l'accident dont elles paraissaient si forts alarmées. Sélénisse prit aussitôt la parole, et répondit qu'une de ses filles avait laissé tomber le miroir dont le roi lui avait fait présent le jour de sa naissance ; que c'était-là ce qui excitait ce murmure : mais Argénis, dont la crainte augmentait les soupçons, se leva brusquement, et ayant pris par la main la première femme qui se trouva à portée, elle lui dit d'un ton absolu : "si vous osez m'en imposer, sachez que c'est pour la dernière fois que je vous souffre en ma présence. Parlez, serait-il arrivé au roi quelque malheur?" Cette femme croyant rassurer la princesse : "non", dit-elle, "Madame, toutes les nouvelles que nous venons d'en apprendre ne sont qu'avantageuses ; on l'attend ici comme un prince victorieux, et qui jouit d'une santé parfaite. Le malheur dont il s'agit ne doit point interrompre le cours de votre tranquillité ; nous nous entretenions de la mort de Poliarque". Jamais la pudeur ne sut mieux triompher que dans cette occasion. Argénis retint ses sentiments qui étaient prêts d'éclater et on peut dire que le même moment lui fit chercher et éviter la mort ; pour ôter même tout soupçon : "ah !" dit-elle, "je puis donc me flatter que les dieux prennent le roi sous leur protection, et qu'ils vont lui en donner des preuves en terminant ces guerres si funestes à l'état". Elle s'observa beaucoup et n'osa prononcer le nom de Poliarque, de crainte qu'à demi vaincue par ses soupirs, qu'elle n'était plus maîtresse de retenir, elle ne pût achever un nom qui lui était si cher. Sous un pretexte que l'imagination lui fournit, elle se retira dans un cabinet qui terminait son appartement; elle s'y enfermait déjà pour être plus libre et ne trouver aucun obstacle au dessein qu'elle avait de se donner la la mort ; mais Sélénisse, qui s'était aperçue de la subite émotion de la princesse, la suivit (il ne convenait qu'à elle seule de le faire) elle retint de sa main la porte qu'Argénis avait presque poussée, et crut que son devoir exigeait qu'elle ne l'abandonnât pas dans cette conjoncture. 2. Ce fut pour lors qu'Argénis laissa couler en abondance des larmes trop long tenus retenues, et qu'ayant arraché les ornements dont sa tête était parée et même avec quantité de cheveux auxquels ils étaient attachés, elle les foula aux pieds. Dans ce cabinet était un petit lit d'ivoire couvert d'un tapis de couleur de pourpre, qui lui servait quelquefois pour son repos, elle s'y laissa tomber, n'ayant plus la force de se soutenir. Sélénisse n'osait proférer une parole, elle attendait que ces larmes cessassent mais voyant qu'Argénis en devenait plus animée et que son désespoir augmentait au milieu de ses pleurs et de ses soupirs ; que les yeux et les mains levés au ciel, sans aucun respect pour les dieux, elle les accusait d'injustice et de cruauté ; et qu'enfin dans l'excès de ses transports, sa vue égarée, et se parlant à elle même, elle s'était saisie d'un fer long et pointu qui lui servait à différents usages, qu'elle l'approchait même de sa gorge : elle se jeta, sans perdre temps sur la princesse désespérée, et arrêtant d'une main tremblante le bras dont elle allait se percer, elle chercha mais en vain les reproches qu'elle devait lui faire sur cette fureur précipitée. Trop sensible elle-même à ce funeste spectacle, elle ne put que verser un torrent de larmes. Ces deux personnes éplorées demeurèrent du temps dans cette situation ; Argénis n'avait pas la force de pousser le fer, ni Sélénisse celle de l'arracher. Elles étaient sans mouvement, leurs regards étaient fixes, quand Argénis penchant un peu la tête et sentant que ses forces étaient prêtes de l'abandonner : "non", Sélénisse, dit-elle d'une voix faible et entrecoupée de sanglots, "vous ne gagnez rien auprès de moi, tous vos efforts sont inutiles. Jusqu'à présent vous m'avez donné des leçons de reconnaissance, de confiance et de pitié, pourquoi, par une amitié mal placée, détruire ces sentiments que vous vous faisiez un plaisir de rn'inspirer ? Vous aurez au moins la consolation, que je cherche moi même, de me voir descendre innocente dans le tombeau. Puis-je survivre à Poliarque? C'est lui qui m'a préservé des violences de Licogène, je lui dois la vie, je veux la lui rendre: lui sacrifier des jours et un honneur qu'il a conservés, c'est lui donner moins encore qu'il ne mérite. Oui c'est moi, Sélénisse, si vous l'ignorez, qui suis la cause de sa mort, ce n'est que dans mon sang que je puis laver mon crime. Qu'à-t-il entrepris dans la Sicile, si ce n'est pour Argénis" ? A ces mots la voix lui manqua, le fer lui tomba des mains, elle se laissa aller sur Sélénisse qui n'était plus elle-même en état de la soutenir. 3. Cependant cette confidente fit un dernier effort, elle rappela le peu de forces, qui lui restaient, pour faire revenir Argénis, soit en déplorant le malheur de Poliarque pour l'exciter davantage, persuadée que si la princesse pouvait l'entendre et donner un cours plus libre à ses larmes, elle en recevrait quelque. soulagement, soit en la regardant avec des yeux pleins de langueur, qui exprimaient tout son trouble et son embarras. Elle lui représenta que Méléandre devait incessamment paraître ; que ce prince déjà accablé sous le poids des années et par les troubles dont le royaume était agité, mourrait infailliblement du coup qu'elle voulait se porter : qu'elle devait se regarder comme le cheveu fatal de la fable. Que si à l'exemple de Scylla, amante de Minos, elle l'arrachait, en s'ôtant la vie, elle entrainerait par un double parricide et le père et la fille dans un commun malheur ; qu'elle ne devait point espérer qu'on lui rendit après sa rnort la justice qu'elle demandait, ni qu'on crût qu'elle fût morte innocente après des marques d'un amour si violent. Ces raisons étaient sans effet, lorsqu'enfin Sélénisse, qui crut n'avoir plus rien à ménager, dit d'un ton plus animé, qu'elle ne pouvait plus soutenir ce spectacle odieux ; qu'elle serait même obligée d'appeler du secours, si elle persistait dans son désespoir. Elle feignait déja d'aller à la porte, mais Argénis la retint par sa robe, et en l'embrassant, "ah ma mere", lui dit-elle, "qu'il me soit permis de terminer enfin tous mes malheurs ! Poliarque eût-il survécu à sa chere Argénis, si la mort m'eût enlevée la première ? Je vous ai toujours obéi, je vous ai même prévenue dans tout ce que vous pouviez exiger de moi ; ne vous opposez point à mes justes transports, je ne m'y serai pas plutôt livrée que vous serez la première à me rendre justice; et qu'approuvant mon désespoir, vous vous ferez un plaisir de reconnaître une élève digne de vous. Oui Poliarque m'aime encore, s'il y a du sentiment chez les morts, je veux me joindre à mon époux, pourquoi retarder mon bonheur ? Pourquoi empêcher nos deux ombres de se réunir ? D'ailleurs, en perdant le jour (que cet aveu me coûte, ma chere Sélénisse, n'est-ce pas pour Argénis prête à expirer, une douce consolation, de voir qu'elle ne sera plus exposée à porter du respect à l'assassin de Poliarque ? Vous savez par quel ordre les feux, qui ont paru cette nuit, ont été allumés, eux seuls ont causé la mort du héros que je pleure, pourquoi faut-il que ce soit mon père qui les ait ordonnés ? Qu'il me soit au moins permis de partager mes sentiments entre Poliarque et lui ; perdons la vie que je dois à tous deux, afin de ne me plus voir dans la fatale nécessité de témoigner à l'un ou à l'autre ma haine ou mon amour". 4. Sélénisse insistait toujours et cherchait à faire voir toute l'horreur et la honte d'un coup porté par un excès d'amour. "Mais pourquoi", lui dit-elle, "encouragée par une espèce de pressentiment, pleurer la mort incertaine de Poliarque ? Pourquoi donner tant de larmes à un bruit qui, comme beaucoup d'autres, n'a peut-être aucun fondement ? Ignorez-vous l'histoire de Pirame ? Ne nous apprend-elle pas qu'il est souvent dangereux de prendre un parti violent sur de premiers indices ? Peut-être hélas ! en vous donnant la mort, deviendrez vous coupable de celle de Poliarque, comme Pirame le fut de celle de Thisbé ? Il est vrai qu'on dit Poliarque mort ; mais quelqu'un a-t-il vu sou corps ? A-t-on trouvé son épée teinte de son sang ? Peut-être en sûreté maintenant et même en état de braver la jalousie de ses ennemis, périrait-il du coup que vous vous seriez donné. Envoyez une personne sûre qui s'informe de ses nouvelles, vivez en attendant, quand vous n'auriez pour motif que la conservation de ses jours, s'il a eu le bonheur de les mettre à couvert". Argénis regarda d'un air languissant Sélénisse, et remuant un peu la tête, "quelle faible espérance me donnez-vous", lui dit-elle, "dans les extrémités où je me trouve ! non, non, ce détour officeux ne me persuadera jamais que Poliarque jouisse encore de la vie; vous ne pouvez vous le persuader à vous-même, mais du moins donnerai-je à cet époux ou plutôt aux dieux infernaux (car n'y a plus de Poliarque pour moi) cette dernière preuve de mon amour, de n'avoir pas ajouté foi avec trop de précipitation à cette funeste nouvelle, à condition que sitôt que j'en aurai reçu de plus certaines de sa mort, vous ne vous opposerez plus à la mienne". Sélénisse prévenue que dans les grandes douleurs les premiers mouvements sont les plus à craindre, et qu'un léger espace de temps est capable de les calmer, paraît satisfaite de cet heureux commencement et se rend l'arbitre du serment d'Argénis. Elle l'engage à jurer par toutes les divinités, et particulierement par le génie de Poliarque, que de deux jours, quelque nouvelle qu'elle apprît elle n'attenterait point sur sa vie. Argénis, quoiqu'avec peine, y consent, elle fait le serment que la confidente exige. Sélénisse lui propose aussitôt de se laisser recoiffer, afin d'ôter jusqu'au moindre soupçon de ce qui venait de se passer. Argénis joignait à une beauté sans égale un courage au-dessus de son sexe ; elle s'en servit dans cette occasion et ayant surmonté toute sa douleur, elle reprit son premier visige et ses premiers agréments : il n'y avait que ses yeux rouges encore par la quantité de larmes qu'elle avait répandues, qui pussent la trahir, un peu d'eau fraîche apaisa ce feu. [1,10] 1. Elle avait déjà un air plus tranquille quand une de ses femmes se présenta à la porte du cabinet pour l'avertir de l'arrivée de Méléandre. Argénis en sortit et parut dans l'appartement avec un visage plus serein que ne le permettaient même les circonstances présentes de l'état : soit qu'elle crût pouvoir plus aisément cacher, sous ces dehors contents, les larmes qu'elle venait de verser, ou qu'elle espérât que dans ce combat d'une véritable douleur et de la joie affectée qu'il fallait lui opposer, ses gestes et ses paroles prendraient le juste milieu. Elle traversa la garde, et vint au devant du roi. Sitôt qu'elle l'aperçut elle se jeta â ses genoux et lui baisa la main : le roi releva la princesse et après plusieurs marques d'amitié, il lui demanda des nouvelles de sa santé et dit qu'il la trouvait changée ; que c'était apparemment une suite des inquiétudes que lui avaient causées les troubles de l'état ; elle répondit qu'il était difficile de n'en pas avoir de véritables, lorsqu'on voyait, dans une même personne, son père et son roi, exposé à tous les hasards de la guerre et qu'elle n'avait pas cessé, durant ce temps, de faire des voeux au ciel pour la conservation de sa vie et pour le bonheur de ses armes. Trouvant dans cette occasion un prétexte pour répandre des larmes, elle laissa couler avec liberté celles qu'elle s'était d'abord efforcée de retenir. Le roi lui dit que, puisque les dieux lui avaient été favorables, elle songeât désormais à reprendre ces grâces que les malheurs d'un père semblaient avoir un peu altérée. Le peuple qui était accouru en foule au palais, ne respectait pas moins la vertu de la princesse et cette douceur répandue sur son visage, que l'âge avancé et la majesté de Méléandre. Argénis avait, en effet l'adresse de ménager ses regards, de manière que le peuple était charmé d'avoir cela de commun avec tous les seigneurs, qui avaient accompagné le roi, de recevoir de la princesse des marques de bonté proportionnées. 2. Le roi environné de courtisans qui s'étaient rendus au château, ou pour complimenter sa majesté, ou pour lui demander des grâces fut contraint de s'arrêter dans le vestibule. Il y avait dans cet endroit une fontaine qu'on admirait autant pour son travail que pour la beauté de ses eaux. On prétend que Dédale en fut l'ouvrier et qu'il avait mis en oeuvre toute soi industrie, par reconnaissance pour Coccale qui l'avait reçu chez lui. Les eaux jaillissaient à la hauteur de leur source et tantôt en passant par plusieurs petits canaux, elles formaient mille figures différentes ; tantôt elles retombaient avec violence et faisaient une espèce d'écume qui rendait leur couleur semblable à celle des eaux de la mer. C'était là, où, comme dans une autre mer, on apercevait Galathée pleurant son cher Acis, étendu sur le rivage et qui formait un fleuve de l'eau qui sortait en abondance de sa bouche et de l'endroit de sa blessure. Sur le bord du bassin on voyait une représentation du Cyclope Poliphème appuyé sur son rocher et qui semblait prêter quelque attention aux plaintes de Galathée ; elles étaient gravées sur un marbre. 3. Des monstres des forêts, monstre le plus sauvage, Mes larmes, mes soupirs n'ont donc pu te toucher ! Ton cœur plus dur que ton rocher sur mon amant vient d'assouvir sa rage, Ignorant du destin l'irrévocable loi, Tu crus sur un mortel exercer ta vengeance, Connais mieux ta victime et toute sa puissance; Éprouve un Dieu vengeur qui va s'armer pour moi. Dans ces ondes je vois l'objet de ma tendresse, De ses cheveux flottants j'y reconnais la tresse, Trop heureuse fontaine, ah!, coulez lentement Votre cours suspendu calmera mes alarmes, Vous possédez un Dieu rempli de charmes Vous possédez mon tendre amant. C'est lui-même et son sang, sous sa couleur nouvelle Conserve encore une flamme fidèle. Cher Acis vous fuyez, mille flots confondus m'enlèvent tout espoir, je ne vous verrai plus.... Privée hélas de l'objet que j'adore Je sens déjà que mon coeur agité Paye trop cher cette divinité Dont le destin aujourd'hui vous honore ; Je crains que le mortel n'ait eu plus à souffrir par l'atteinte d'un coup terrible, Que le Dieu ne sera sensible A l'encens qu'on lui doit offrir. 4. A ce tendre spectacle Argénis sentit une secrète émotion, elle se rappela la mort de Poliarque, et, tandis que le roi était occupé à répondre aux différentes personnes, qui s'étaient rendues auprès de lui, elle s'abandonnait aux plus tristes réflexions. Elle se regardait comme une autre Galathée qui pleurait plus qu'un Acis. Mais quel était ce Polyphème ? Quoiqu'elle se représentât, sous ce nom, Licogène, elle ne se remettait cependant qu'avec peine les ordres que son père avait donnés contre Poliarque. Le roi était déjà dans les appartements, où l'on avait étendu plusieurs tapis. Il n'avait retenu que ceux qui l'accompagnaient ordinairement, il s'en sépara même pour quelques moments, voulant s'entretenir seul avec Argénis. Votre âge, lui dit-il, ma chère Argénis, et votre sexe m'ôteraient, ce semble, la liberté de vous confier les affaires les plus importantes de l'état, mais l'heureux caractère que j'ai toujours admiré dans vous, la manière dont vous avez été élevée et à laquelle vous avez si bien répondu, me font aisément passer par dessus ces préjugés : d'ailleurs c'est vous que regarde après moi le soin de ce royaume, vous êtes destinée pour commander un jour à des hommes. Commencez dès à présent à partager mes peines, prenez part aux travaux qui sont inséparables de la couronne et surtout apprenez à garder le secret, qualité essentielle pour ceux qui veulent régner. Nous sommes à plaindre, si nous ne savons nous accommoder au temps, les circonstances présentes nous obligent a user de ménagement, au milieu même des insultes qu'on nous fait. Il faut quelquefois savoir plier pour n'être pas entièrement renversé. Vous savez que Licogène s'est révolté, que plusieurs villes ont suivi son exemple ; j'ai outre cela des preuves trop certaines de la trahison de plusieurs de ceux qui composent ma cour ; j'ai même dans mon conseil des perfides qui m'observent plutôt comme leur captif que comme leur roi. Le dernier combat devait faire sentir à Licogène, ce que je pouvais sur lui, il était vaincu et sans la nuit qui survint, il ne pouvait plus résister à mon armée victorieuse. Plusieurs de ceux que j'avais honorés de ma confiance, ne purent dans cette occasion déguiser leurs sentiments : ces traîtres disaient hautement que le parti le plus sûr était de faire la paix, qu'une partie considérable du peuple trempait dans la révolte, qu'il était plus à propos de le conserver, que de l'exciter de nouveau en le réduisant au désespoir. Il s'en trouva même d'assez hardis, pour vouloir justifier Licogène, ajoutant que le combat où il avait été défait, ne le mettait point hors d'état de continuer la guerre et que, quoiqu'on pût aisément parvenir à sa perte, il était néanmoins dangereux de l'entreprendre; que les Siciliens ne souffriraient pas impunément qu'on leur enlevât celui qui avait toute leur confiance, qu'ils seraient beaucoup plus animés, pour en venger la mort que pour le soutenir vivant dans tout son éclat : que je devais profiter de cette occasion ; que la victoire que je venais de remporter devait m'engager à faire une paix, dont mes sujets me rapporteraient tout l'honneur. Oui, Argénis, je fais cet aveu, je tremblai plus au milieu de mon conseil que quand je vis paraître devant mon camp les drapeaux de Licogène. Je sentais qu'on perdait le respect et j'avais à craindre de plus grands maux, si je voulais paraitre y faire attention. Vous seule, ma fille, étiez mon objet et je n'eusse jamais consenti à la paix, si je n'avais eu que mon rang et ma dignité à soutenir mais j'avais à maintenir sur le trône une princesse que j'aime. Ils n'attendirent pas que je leur fasse mes propositions, comme leur roi et leur vainqueur, ils m'en présentèrent de la part de Licogène, en voici le contenu. Que Méléandre soit de plein droit le maître de toute la Sicile ; que Licogène soit rétabli dans sa premiere faveur ; qu'on lui conserve toutes ses charges, son gouvernement sur mer et celui de Siracuse; qu'on lui donne deux villes en otage, Erbesse et Héraclée avec leur garnison ; ils demandaient encore une amnistie générale. 5. Il ne me convenait point de travailler en personne à ce traité, et mes malheurs me réduisaient à l'accepter. Dans l'incertitude de ce que j'avais à faire, Iburrane et Dunalbe ménagèrent les choses de manière que je me trouvai satisfaire en même temps à mon rang et à ma destinée. Je prévoyais que le bandeau sacré qu'ils portaient l'un et l'autre, les engagerait plus volontiers à devenir les arbitres d'un accommodement entre mon armée et celle de Licogène et qu'étant étrangers ils seraient moins suspects ; je leur envoyai mes dépêches à Panorme où ils étaient. Ils comprirent aisément mon dessein, et sous le prétexte de plusieurs entrevues qui paraissaient nécessaires, ils se rendaient tantôt à la cour et tantôt auprès de Licogène, à qui ils faisaient entendre qu'ils m'avaient enfin déterminé et, comme malgré moi, à faire ce qui dans le fond m'était le plus avantageux. J'ai consenti à tous les articles du traite, excepté celui qui concernait les garnisons d'Erbesse et d'Héraclée, qui ne devaient être que de deux compagnies. Parlà je donnais des preuves de ma clémence à un ennemi qui commençait à revenir, et je me mettais à couvert de l'invasion des légions entières qu'il aurait pu mettre sur pied, sous l'apparence de garnisons. J'avais chargé de ce traité les députés qui étaient venus de la part de Licogène, leur ayant prescrit de revenir le lendemain me rendre réponse. Ils revenaient en effet, quand, par une suite du malheur toujours obstiné à me poursuivre, ils rencontrèrent Poliarque. Argénis, à ce nom, changea de couleur et feignit une toux violente, afin qu'on imputât à cette agitation affectée, le rouge qui lui monta au visage. 6. Méléandre après avoir attendu que cette toux fût apaisée, reprit ainsi la parole. Par un malheur que je ne puis comprendre, je ne sais même encore si c'est une simple méprise ou un dessein prémédité. Quoiqu'il en soit, Poliarque se battit contre ces députés, et en laissa trois étendus sur la place ; les deux qui échappèrent à ses coups, vinrent à bride abattué me demander justice ; ils remplirent en arrivant le camp de leurs cris osant presque m'accuser de trahison. J'assemblai sur le champ mon conseil et eus le mortel déplaisir de voir qu'on prenait hautement le parti de Licogène. Le plus grand nombre des voix était pour punir Poliarque, de crainte, disait-on, que peuple ne crût ce coup ménagé par mes ordres ; on allait même jusqu'à demander sa tête, et les traîtres que j'avais auprès de moi, s'en expliquaient d'un ton si absolu qu'ils semblaient me donner un ordre plutôt qu'un conseil mais je ne pouvais penser à Poliarque que je ne me rappelasse en même temps l'obligation que je lui avais de la dernière victoire sur ce rebelle. D'ailleurs, je lui connaissais une vertu à l'épreuve et qui ne me permettais pas de le soupçonner de trahison. Cléobule, Eurimède et ceux, qui dans mon conseil n'avaient en vue que le bien de l'état, ne pouvaient croire que Poliarque fût coupable, leur avis était qu'il comparût, voulant lui laisser la liberté de se justifier. J'inclinais pour ce dernier parti : je dis qu'il était hors d'exemple de condamner une personne sans l'avoir auparavant entendue, quand il s'éleva un murmure entre les ennemis de Poliarque, qui osèrent ensuite, d'un ton plus animé, me représenter que de différer la punition du coupable, c'était le soustraire a une juste vengeance ; qu'on ne devait pas croire qu'il eût la témérité de paraître aprs un coup aussi hardi ; que même, si on n'y mettait ordre de bonne heure, il y avait à craindre qu'il ne sortît de île, pour aller jusques dans son pays se glorifier de l'insulte qu'il aurait faite impunément à la Sicile. 7. Sur ces avis différents, je dis que Poliarque étant absent, ce serait en vain que je prononcerais contre lui un dernier jugement. A ces mots plusieurs répondirent qu'il n'y avoir point à balancer, qu'il fallait prévenir sa fuite par des ordres donnés sur le champ, et, dès la première nuit, faire allumer les feux publics ; que ce serait un avertissement ; qu'on prendrait ces sûretés sur tous les ports et que le châtiment de Poliarque apprendrait aux étrangers qu'il dl permis de punir le crime partout où il est commis. Je crus, Argénis, qu'il était de l'intérêt de Poliarque que je consentisse à ce que la pluralité demandait, de crainte d'exciter par mon refus des personnes déjà transportées de fureur, à se venger par elles-mêmes. Faire allumer les feux publics, c'était lui donner du temps, je lui laissais la liberté de se justifier et le retirais des mains d'uit parti, qui n'était que trop animé contre lui. Je donnai mes ordres pour la nuit suivante mais j'eus la consolation de voir tous les soldats ne les suivre qu'à regret, et plaindre par avance la malheureuse destinée de ce jeune étranger. J'attendais, je l'avouerai, de meilleures nouvelles, quand Timonide est arrivé de grand matin dans le camp et m'a appris que Poliarque avait été englouti dans les eaux de I'Himère. 8. Que devint Argénis à ces dernières paroles ? Elle ne put contraindre ses sentiments, elle laissa échapper quelques soupirs, et tomba évanouie. Méléandre jetta aussitôt un cri, quelques femmes accoururent et portèrent leur maîtresse sur un lit ; l'eau qu'on lui jeta sur le visage et l'attention qu'on eut à la délasser promptement, la soulagèrent, en sorte qu'une sueur froide, dont elle avait d'abord été surprise par tout le corps, se dissipa. Méléandre durant ce temps s'informait de Sélénisse ce que c'était que ce mal, et si Argénis en avait déjà été attaquée. Il dit que, pendant qu'il l'avait entretenue, il avait remarqué une grande altération sur son visage, un air inquiet, des yeux égarés et qu'elle avait même changé plusieurs fois de couleur. Sénélisse par un déguisement officieux répondit que la princesse ne mangeoit presque point depuis deux jours ; que c'était apparemment quelque révolution subite ; qu'après tout il ne fallait point s'alarmer et qu'elle savait par expérience que cet évanouissement était de peu de durée, sans être sujet à des suites fâcheuses. 9. Le roi était dans cet embarras quand on vint lui présenter des lettres de la part de Licogène. Ce rebelle lui marquait qu'il était prêt de venir dans le temple de Pallas, (déesse à laquelle le roi avait une dévotion singulière) dans le dessein d'y jurer une paix sûre et constante ; et que si sa majesté l'agréait, il se rendrait le lendemain à la cour. Le roi fit réponse qu'il l'attendrait ce même jour. Le courier parti, il fit appeler Eurimède, homme d'exécution et heureux dans tout ce qu'il entreprenait, ce qu'il avait fait connaître dès sa jeunesse, ayant mérité, tant à la course des jeux Olympiques qu'à la lutte à ceux de Corinthe, les couronnes qu'en remportent les victorieux ; aussi le roi l'avait-il honoré de sa confiance, en lui donnant la charge de capitaine de ses gardes et le gouvernement de la plupart des villes qu'il avait conquises : grâces auxquelles ce favori répondait par une fidélité et un attachement inviolables. Le roi lui donna les ordres qu'il jugea nécessaires, entre autres de veiller sur la garde commandée pour la nuit suivante, et de ne poser en sentinelle que des gens d'une fidélité éprouvée. Il lui ordonna aussi de doubler la garde et surtout d'observer si Licogène n'exciterait point quelques troubles à son arrivée ; qu'il était à craindre qu'il ne vînt fondé plutôt sur .a confiance qu'il avait en ceux de son parti que dans un sincère dessein de conclure la paix. Après avoir donné ses ordres, voyant qu'Argénis se portait mieux, i1 voulut, pour se dissiper, souper avec elle, comptant donner au repos le reste de la nuit, autant que l'état présent des affaires lui en laisserait la liberté. Argénis passa cette même nuit dans la plus cruelle agitation. [1,11] Poliarque de son côté était livré à mille inquiétudes, qui augmentèrent encore sur un bruit extraordinaire, qui se fit entendre jusques dans les lieux souterrains où il était caché. Gélanore, après avoir quitté Arsidas, s'était rendu chez Timoclée, où en arrivant il répandit des larmes sur la mort supposée de son maître. Timoclée prévenue s'informait, devant une partie de ses domestiques, quel genre de mort avait enfin terminé ses jours mais Gélanore n'était point embarrassé de répondre à une personne aussi instruite que lui-même. Arcombrote de son côté affecta un air triste et parut vivement touché de cette perte. Dans ce moment on vint avertir Timoclée de l'arrivée d'Arsidas, elle alla au-devant de lui. Arsidas s'excusa de la liberté qu'il avait prise et dit que se flattant d'être honore de son amitié, il s'était volontiers détourné de son chemin. Timoclée après avoir répondu à ce compliment, le conduisit dans une salle où était Arcombrote : Arsidas le salua comme un étranger. C'était l'heure du dîner, qui fut servi avec toute la délicatesse et la propreté des Siciliens, qui l'emportaient de beaucoup sur les Grecs. Quand on eut desservi et que les domestiques se furent retirés, Timoclée se voyant seule avec Arcombrote et Arsidas "je sais", dit-elle, "Arsidas, que vous n'êtes venu ici que par le tendre motif de l'amitié. Vous aimez Poliarque, quoique malheureux, vous le cherchez ; il est ici, Gélanore a dû vous en informer, nous ignorons ce qui cause son malheur i mais c'est devant lui que nous comptons apprendre ces funestes circonstances". "Hélas !" reprit Arsidas, "que les Dieux soient favorables â Poliarque, qu'ils en prennent la défense ; qu'ils tiennent toujours mystérieuse cette retraite qu'ils ont eux-mêmes facilitée. Les siècles à venir, Madame, rendront justice à votre générosité. Si cette demeure est fidèle à celui, qui lui à confié son destin, si elle conserve ce précieux dépôt, pour le rendre enfin au jour, quand l'orage sera passé, elle sera regardée comme l'heureuse contrée qui servit d'asile à Saturne ; si Poliarque y périt malheureusement, ah ! Timoclée, cette maison devient à l'instant un objet d'horreur". 2. Le flambeau allumé, Timoclée conduisit Arsidas et Arcombrote. Ils n'étaient pas fort avancés dans le caveau, quand ils aperçurent Poliarque, qui au premier bruit qu'il avait entendu et à l'éclat de la lumière s'approcha. Il salua Arcombrote et Timoclée, et ayant entrevu Arsidas, il courut l'embrasser. Il rendit justice à la fidélité de son ami et lui demanda s'il reconnaissait Poliarque, en le voyant chargé d'un crime et enseveli dans les ténèbres. "C'est cette dame", lui dit-il, en lui montrant Timoclée, "qui me procure cet asile, s'il a quelque chose de honteux, ce n'est point à elle qu'on le doit imputer ; mais s'il est utile à la conservation de mes jours, c'est à elle seule que j'en serai redevable". Poliarque fit un nouvel effort pour cacher une partie de son ressentiment. "Eh bien !" dit-il, "Arsidas, quel est donc le crime qui me range au nombre des proscrits ? Méléandre, ce prince auparavant si pacifique, serait-il devenu un Cercyon ou un Busiris ? Observez-vous ici, vous autres Siciliens, la barbare coutume usitée dans la Tauride ? Avez-vous, comme ces peuples, une Diane à apaiser par le sang d'un étranger ?" 3. Arsidas, après avoir donné quelques plaintes aux malheureuses conjonctures où le roi se trouvait, représenta à Poliarque que les députés de Licogène étaient venus dans le camp demander justice d'une manière à faire croire qu'ils sauraient se la faire, si on refusait de les écouter : que plusieurs de ceux qui composaient le conseil, ennemis les plus dangereux du prince et de l'état, avaient parlé avec tant d'animosité que le roi n'étant plus le maître de conserver les jours d'une personne, qui lui était si chère, avait enfin permis qu'on allumât les feux publics, afin de prévenir sa fuite. Ce detail ranimait la colère de Poliarque, il changeait d'attitude et de couleur, comme une personne vivement frappée, il était toujours sur le point de prendre la parole. Quand Arsidas eût rendu compte de ce qu'il savait, "ah Timoclée", dit Poliarque, en lui prenant la main, "si je m'adresse à vous ce n'est pas que je ne croie les Dieux ici présents, mais ils ne punissent pas toujours un parjure ; en vain souvent les prend-on à témoins ! Dites la vérité, vous avez vu ce qui s'est passé, le combat a commencé en votre présence. Avais-je dressé quelques embûches à ces députés ? Les ai-je chercher ? Suis-je allé leur faire un défi ? Ne sont-ils pas venus eux-mêmes me surprendre? Quelle destinée ! je devais ou périr sous les coups de cinq assassins ou voir la Sicile s'armer contre moi, si j'étais le vainqueur. Qu'ont-ils pu dire au roi pour donner quelque vraisemblance à ce crime supposé ? J'étais seul avec vous, Madame, vos domestiques et le mien s'étaient tellement éloignés, en avançant dans une forêt, où ils ne croyaient pas qu'il y eût du danger, que le bruit de nos armes ne pût parvenir jusqu'à eux. Mais quel est l'aveuglement du roi d'avoir pour des rebelles les mêmes égards que pour de véritables députés, d'assouvir la cruauté de ses ennemis par le sang de ceux qui lui sont les plus dévoués et de songer à satisfaire plutôt leurs voeux les plus inhumains, qu'à ménager sa propre réputation !" 4. Il continuait à dire tout ce que la douleur et sou innocence semblaient lui suggérer, quand Arsidas l'interrompit pour l'informer de la part que chacun prenait à son malheur ; il se fit même un plaisir de lui rapporter ce qu'on disait hautement qu'il fallait que ces députés eussent bien peu de courage, puisqu'un homme armé plutôt pour un voyage que pour un combat, avait suffi pour les défaire, et que dans le camp on faisait de piquantes railleries sur ce que cinq assassins avaient été ou tués ou dispersés par la bravoure d'un seul homme ; "mais nous avons", ajouta Arsidas,"à nous occuper de choses plus importantes. La Sicile se rend aujourd'hui indigne de vous posséder, partez, et ne réduisez pas le roi dans la nécessité ou de vous rendre, en vous protégeant, une justice qui vous est due mais dont les suites seraient pour lui trop funestes ou de commettre une insigne lâcheté, en vous abandonnant à la jalousie de vos ennemis, car on observe ici avec tant de rigueur la coutume de punir quiconque a commis un homicide, ou du moins de l'entendre en justice, que Mars même, après avoir tué Halirrhothius, fut obligé de paraître devant les juges. Si l'on pouvait compter sur l'intégrité des vôtres, je vous conseillerais de vous y présenter, c'est en effet tout ce qu'on a exigé de vous, et l'affaire est d'une espèce à ne vous point alarmer, tout y parle en votre faveur mais je crains la haine et la cruauté de vos ennemis, qui préviendraient le jugement en vous faisant périr par quelque trahison. Quel conseil, mon cher Poliarque, faut-il que ce soit Arsidas qui vous le donne ! partez, ne souffrez pas que cette île consomme le crime qu'elle a commencé". Poliarque répondit qu'il était prêt d’en sortir, s'il en trouvait l'occasion, que c'était la moindre grâce qu'il dût attendre de cette île ingrate pour tous les services qu'il y avait rendus, qu'un départ libre et tranquille : qu'à l'égard du roi, il était d'autant moins sensible à son injustice que la fortune semblait en avoir tiré vengeance, en réduisant ce prince dans le triste état où ses ennemis souhaitaient le voir depuis longtemps. [1,12] Entre plusieurs moyens qu'ils imaginèrent pour faciliter l'évasion de Poliarque, celui, qui leur parut le plus sûr, fut de lui faire prendre un habit de paysan. Arsidas avait épousé une dame du pays des Brutiens et pouvait aisément conduire Poliarque à Messine, où, sans occasionner le moindre soupçon, il le présenterait à son beau-père, qui le recevrait volontiers dans son bord pour le remettre en Italie. Timoclée aussitôt les prévint sur une espèce de déguisement propre à travestir Poliarque. "Il y avait", dit-elle, "sur les confins de Panorme un voleur qui savait adroitement échapper à ceux qui le cherchaient. Il avait un triple visage, tel qu'on le rapporte de Géryon. Cet homme était entre deux âges, et n'avait presque point de barbe ; il portait toujours avec lui deux espèces de chevelures où il y avait des barbes attachées, l'une plus longue et semblable à celle d'un vieillard ; l'autre représentait celle d'un jeune homme ; il se servait avec tant d'adresse de ces différents visages, qu'il n'y avait personne qui n'y fût trompé. C'était tantôt un vieillard, tantôt un jeune homme et tantôt la véritable personne qui paraissait. Il volait impunément de tous côtés et n'était pas même soupçonné, car s'il avait commis un vol ou un assassin, sous l'apparence d'un jeune homme, il reprenait aussitôt la figure d'un vieillard et prenait au contraire celle du jeune homme, si le coup avait été fait par le vieillard. Mon père pour lors gouverneur de la province prit de si justes mesures qu'il découvrit enfin l'artifice de ce malheureux caméléon. Il fut pris et attaché à une croix. Mon père surpris de l'invention de ce voleur et de ces barbes, qui imitaient si bien le naturel, a voulu les conserver, je cours es chercher, Poliarque, elles pourront vous être de quelque utilité". Elle sortit sans attendre de réponse et revint un moment après avec ces deux visages, qui représentaient des âges si différents. On en fit essayer un à Poliarque, au désespoir de se voir enfin réduit pour sauver sa vie, à se servir de visages empruntés, et dont le crime seul avait fourni l'invention. Ce nouveau déguisement, sous lequel Argénis elle-même l'eût méconnu, leur parut si sûr qu'ils le prièrent de le prendre. Timoclée s'engagea d'apporter la nuit suivante les habits qui pouvaient y convenir, disant que Poliarque ne pouvait trop tôt les mettre et qu'il devait même prendre ses sûretés dans cette obscure demeure, afin que, si le hasard y conduisait quelqu'un, il pût, sans être reconnu, s'enfuir dans la campagne. Ils étaient sur le point de se séparer, quand Poliarque, avec la permission d'Arcombrote et de Timoclée, s'approcha de l'oreille d'Arsidas ; il voulait parler d'Argénis avec cet ami pour qui il n'avait rien de caché et qui savait déja une partie de ses sentiments. Il le conjura d'aller promptement trouver la princesse ; de lui faire connaître, qu'il était plus pénétré de la douleur qu'elle pouvait ressentir que du triste état où il se voyait lui-même réduit, persuadé de la part qu'elle avait prise à la nouvelle qui s'était d'abord répandue de sa mort ; qu'il craignait que si ce bruit venait à se confirmer il n'eût le chagrin d'apprendre les cruelles extrémités où elle se serait portée ; de lui faire part enfin du dessein qu'il avait pris d'aller, avec le secours des dieux, attendre ses ordres sur les rivages d'Italie ou même de venir, si elle le jugeait à propos, les recevoir à ses genoux, quelque risque qu'il y eût dans cette démarche. Le temps ne lui permettait pas d'en dire davantage, et Arsidas s'offrit à tout de si bonne grâce que Poliarque n'eut pas besoin de faire de nouvelles instances. Cependant, comme il était tard, Timoclée pria Artidas de remettre sou départ au lendemain, en quoi Poliarque même consentit. C'était après le souper qu'ils comptaient venir retrouver Poliarque, et lui apporter les habits que lui avait promis TiIodée. Poliarque mangeait, mais sans appétit ; Arsidas cherchait à dissiper la profonde tristesse où il le voyait plongé. "D'où vous vient", lui dit-il, "cher Poliarque, cet air sombre et abattu ? Vous faites-vous une peine de trouver votre sûreté dans un lieu obscur, et sous un déguisement emprunté ? Vous-êtes seul, vous fuyez plusieurs ennemis ; les Dieux eurent-ils honte de leur fuite, quand, pour éviter le seul Tiphée qui les poursuivait, ils se retirèrent en Égypte, où, sous la forme de mille animaux monstrueux, ils trouvèrent l'unique moyen d'échapper à sa fureur ? Voyez, je vous prie, de quelle manière vive et pathétique Nicopompe votre ami représente la frayeur qu'ils eurent, avec quel feu d'imagination il décrit les figures différentes des uns et des autres. Il lui donna aussi un livre où étaient plusieurs pièces de poésie, et avant que de le quitter, il marqua ces vers qu'il voulait lui faire : Ce superbe géant, Tiphée audacieux Se propose déjà d'escalader les cieux. :` Monts sur monts entassés tracent à ce rebelle Pour achever son crime, une route nouvelle. Les dieux, à son aspect sont saisis de frayeur A leur éclat succède une froide pâleur. Le monarque des cieux, sur ce fils de la terre, D'un bras mal assuré, lance en vain son tonnerre, D'un effroi si subit quels étranges effets ! Apollon n'attend plus de secours de ses traits Mars demeure immobile, et Minerve timide Oublie en ces moments ce que peut son égide. Les astres obscurcis, ensemble confondus Semblent se refuser aux mortels éperdus. La nature n'est plus qu'un spectacle effroyable Quand Atlas vient offrir sa cime inébranlable Pour livrer un passage aux dieux épouvantés. On voit bientôt les creux s'ouvrir de tous côtés Et la troupe immortelle, en ses vives alarmes Chercher des lieux plus sûrs, emprunter d'autres armes. Sur le dos recourbé du monstrueux Atlas, Conduits par les torrents à travers les frimas, Ils se font un chemin sur le sein de la terre ... (Craignez, craignez, grands dieux, une seconde guerre, Cette terre rebelle, a dans son sein jaloux, Enfanté le géant qui s'arme contre vous) Ainsi qu'on voit de daims une troupe timide Prendre, aux jeux du chasseur, une course rapide, Ensuite s'arrêter, attendre que le cor, Ou la clameur des chiens l'oblige à fuir encore ; Dans le plus fort du bois elle se précipite, Et croit toujours présent le danger qu'elle évite. Traversant les forêts, les plaines et les monts, Les dieux vont se cacher dans des antres profonds, Et voudraient en bannir ce reste de lumière ; Qui d'un péril prochain laisse l'horreur entière. Ce pays enrichi de fertiles coteaux Que les sept bras du Nil arrosent de leurs eaux Qui vit du genre humain la première origine, Quand Phébus l'anima d'une flamme divine, Fut l'endroit où les dieux fixèrent leur séjour. Pan lui-même avec peine y rassembla sa cour, Les Faunes, les Silvains et les Hamadriades Y coururent suivis des timides Naïades. Non loin se présentait un asile charmant Où des troupeaux nombreux errant tranquillement Au fin des chalumeaux de leur guide fidèle se nourrissaient des dons de la saison nouvelle. Ce spectacle frappa le souverain des dieux Surpris, il voit régner en ces aimables lieux Un bonheur à l'abri des soins et des alarmes, Le trouble qui l'agite en augmente les charmes. Heureux troupeaux, dit-il, que votre sort est doux ! Oui le dieu du tonnerre en est même jaloux. Ces lieux sont-ils marqués des fureurs d'un rebelle ? Fuyez puissance, honneurs, fuyez gloire cruelle, On est bien plus tranquille avec moins de grandeur. Il dit, et dans l'instant, sous un voile trompeur; Il se dérobe aux yeux de toute l'assemblée, Et fait d'un cri nouveau retentir la vallée : Deux cornes sur ce front, dont le seul mouvement Faisait trembler la terre, en font tout l'ornement. On voit le souverain de toute la nature, s'y soumettre à son tour, prendre une autre figure, Sous le voile emprunté d'une blanche toison, s'attacher promptement à l'émail du gazon. Devenu plus hardi par cette ressemblance, Du Titan furieux il brave l'insolence. Apollon applaudit, il allait l'imiter, Mais sur terre, pour lui, tout est à redouter ; Il emprunte aussitôt du corbeau le plumage, s'élève dans les airs, et pour heureux présage Bat de l'aile trois fois sur la tête des dieux, Que dans ce vil état méconnaîtraient les cieux. Enfin, qui le croirait ! chaque dieu prend la forme, L'un d'un simple bélier, l'autre d'un monstre énorme, Un dieu d'un autre dieu redouble la frayeur ; Ils n'osent s'approcher, ils frissonnent d'horreur, Dans l'excès imprévu de leurs nouvelles peines De leurs cris différents retentissent les plaines Tandis que leurs autels fument du vain encens Que le mortel trompé donne à ces dieux absents. [1,13] Arcombrote et Arsidas se rendirent dans les jardins de Timoclée, le temps et l'endroit leur laissèrent la liberté de s'entretenir de différents sujets et à l'occasion de Poliarque la conversation tomba sur ceux à qui la nature donne en partage ce caractère heureux oû brillent les vertus les plus solides. Ils faisaient plusieurs réflexions ; combien sont rares ces sortes de personnes que leur mérite même ne peut les garantir du mépris, la fortune se plaisant souvent à ne mettre que des sentiments d'esclaves dans ceux qu'elle destine à commander à des hommes libres. Arsidas animé par toutes ces idées, mais plus encore par le motif de l'amitié et par la triste situation de Poliarque, dit avec action qu'on ne pouvait sans crime et sans danger faire le moindre affront à des personnes si fort élevées au-dessus du commun ; que c'était être injuste et cruel en même temps, que de ne les pas engager, par des récompenses proportionnées à leur mérite, à donner leurs veilles et leurs soins au bien d'un état. Par quelle étrange bizarrerie, ajouta Arsidas, faut-il qu'aujourd'hui dans plusieurs cours la preuve la plus certaine du mérite des sujets, soit l'état malheureux où ils sont réduits ? Tant il est vrai que les vices timides ou barbares de ces princes, qui n'écoutent que leurs passions, prennent soin de désarmer la vertu ; ils croient, si elle est languissante, en triompher plus aisément. Arcombrote prit la parole, et soit pour s'instruire lui-même, ou pour défendre la cause des souverains, il dit, qu'en condamnant l'injuste caprice de la fortune, qui avait réduit Poliarque dans un état qu'il méritait si peu, il fallait aussi convenir que les rois, accablés de tant de soins et occupés de mille objets différents, ne pouvaient pas toujours faire attention a ceux qui le méritaient davantage ; que ce serait un bonheur médiocre d'avoir des personnes d'un mérite si distingué, si ce même mérite ne pouvoir s'acheter qu'aux dépens du public, et si, pour faire honneur aux dons de la nature, il fallait les cultiver par des récompenses à charge à un état ; que souvent ces personnes si rares étaient inutiles au prince et n'avaient pas ce génie essentiel et propre pour le gouvernement ; qu'on pouvait les regarder comme ces fruits que la nature produit simplement pour le plaisir des yeux, sans leur rien donner qui flatte le goût et dont les sucs mêmes sont quelquefois pernicieux. Arsidas ne se pressait pas de répondre, croyant avoir donné assez à connaître par un souris, ce qu'il pensait de pareilles objections ; lorsqu'enfin Arcombrote sembla par un air trop assuré exiger une réponse. Vous parlez, reprit Arsidas, de ces soins différents dont les rois sont occupés, comme si le premier ne consistait pas à s'attacher des personnes dont le petit nombre peut en quelque façon justifier la démarche bizarre de ce philosophe, qui allait dans les places publiques, en plein midi, la lanterne à la main, chercher un homme mais l'état, dira-t-on, ne pourrait subvenir aux frais qu'il faudrait faire. Quel excès de prudence ! qu'on supprime toutes ces chasses d'oiseaux ; qu'on ne s'embarasse plus de remplir les écuries de chevaux instruits à faire plusieurs tours, tels qu'on en voyait dans l'armée des Sybarites ; qu'on ne songe point à remplacer des chiens, qu'un sanglier aura déchirés à la chasse. Ces dépenses, dit-on, sont essentielles, elles servent plutôt à l'éclat et à la splendeur du prince qu'a ses plaisirs. Funeste préjugé ! rien ne coûte pour lors, comme aussi quand il faut lever tant d'indignes sujets. S'agit-il de récompenser des personnes d'un véritable mérite. On veut épargner, les deniers publics ne pourraient y suffire, le trésor se trouve épuisé. Non, non, Arcombrote, ne nous laissons point aveugler, que la prévention ne l'emporte pas sur la raison. Je veux avec vous qu'un roi ne trouve aucun agrément dans le commerce des personnes de ce caractère ; ne met-on dans un trésor que ce qui peut flatter notre inclination, et tout ce qui est précieux par soi-même, ne doit-il pas y trouver place ? D'ailleurs les souverains sont-ils resserrés dans des bornes si étroites qu'ils ne puissent se dédommager avec d'autres favoris du dégoût que leur causent ceux-ci ? Ne vous rejetez point sur le nombre, avec la plus exacte recherche, on n'en découvrirait toujours que fort peu. Quel est donc ce mérite, reprit Arcombrote, si essentiel à un état et qu'on ne saurait trop payer ? A considérer la chose dans toute son étendue, répondit Arsidas, et sans avoir égard au malheur de Poliarque, je dirai que je ne voudrais point exclure les sciences, ni les arts ; que l'un soit habile dans les exercices du cheval ; qu'un autre prime dans ceux de la lutte ; que quelques-uns se distinguent dans la musique et dans la peinture ; que d'autres possèdent à fond l'architecture ou la sculpture, je donnerais à des personnes, qui excellent dans ces différentes professions, le prix qu'elles méritent : de pareilles dépenses animent ceux pour qui on les fait et font toujours honneur au prince qui sait si bien employer les deniers publics mais il faut encore de ces génies supérieurs qui sont si rares. On doit aller au-devant de ces hommes distingués, les uns par leur bravoure, les autres par leur science et leur érudition. Par bravoure, je n'entends point cette témérité, qui se rencontre souvent parmi les armes et sous le nom de science, je ne comprends point ces connaissances médiocres et superficielles. J'appelle braves, ces sages capitaines, qui joignent à un véritable courage une prudence consommée, qui réussissent dans presque toutes leurs entreprises et dont la réputation se trouve enfin établie sur de solides fondements. Pour les véritables gens de lettres, ils se font si aisément connaître, qu'il n'y a que des personnes tout à fait prévenues, qui ne distinguent point ces astres brillants, dont le nombre dans un état esi peut-être moins grand, que celui des muses, auxquelles ils consacrent leurs veilles. Quelques-uns sont bons pour la politique, mais qu'arrive-t-il ? Que le prince ne sachant pas profiter de ce présent des Dieux, ils mènent une privée, qui leur ôte toute occasion de se perfectionner dans l'usage des affaires publiques. D'autres, qui ne semblent nés que pour les livres, ne sont pas moins à ménager dans un état ; ils établissent chez eux, comme dans un tribunal dont on ne peut appeler, la réputation des uns, détruisent celle des autres, ils forment des cabales, ils insinuent leurs sentiments dangereux à ceux qui veulent les entendre. Qui doute de cette venté, mérite d'en être convaincu par sa funeste expérience. Nous avons tous une pente secrète, qui peut être regardée comme la source de nos préjugés, et qui nous fait admirer plus volontiers ceux qui excellent dans ce qui a le plus de rapport à notre inclination. Supposons que les plus habiles dans les arts, dans les sciences et dans les armes (voilà, à peu près ce qui peut attirer notre admiration) viennent se rassembler chez un prince. Que ne dira-t-on point par toute la terre d'une cour si bien ornée ? Chacun aura les yeux sur elle, lui portera le même respect qu'il porte aux temples des Dieux, puisque dans la personne du prince il croira respecter la divinité même qui préside aux choses qu'il estime davantage. Un roi n'est-il pas pour lors dédommagé de toutes les dépenses qu'il aura faites ; il reçoit de tous côtés de justes applaudissements: on l'élève même pendant sa vie au rang des Dieux, d'une manière plus glorieuse encore qu'on ne le ferait, après sa mort, par les parfums et l'aigle volant de sou bûcher. Ce sont-là de véritables trophées, c'esl l'avantage le plus solide qu'on puisse remporter sur les nations. Il serait à souhaiter, reprit Arcombrote, que les rois plus sensibles à leurs intérêts, eussent toujours cette attention, mais souvent l'embarras des affaires ne leur en laissent pas la liberté. D'ailleurs les personnes d'un mérite si distingué ne se donnent pas toujours à prix d'argent. Après tout ne voit on pas tous les jours dans les cours plusieurs favoris ornés de ces mêmes vertus que vous venez de citer? N'accusons donc que le sort du malheur de ceux, qui, avec de vrais talents, se trouvent, pour ainsi dire, ensevelis dans l'oubli. Je ne suis pas assez téméraire, dit Arsidas, pour présumer que les réflexions que nous faisons ici, produisent un jour tout leur effet. Mais comme la sagesse est toujours d'un puissant secours par les règles qu'elle prescrit, quoique la pratique en soit plus difficile que la théorie, il pourait arriver que ces réflexions auraient d'heureuses suites, que le hasard en faciliterait les moyens et qu'on aurait la consolation, ne pouvant rassembler les illustres personnes dont- je veux parler, d'en attirer au moins quelques-unes par des récompenses données à propos. Au reste ce que vous avanciez tout à l'heure, qu'on voyait quelquefois auprès des princes des favoris, que l'esprit élevait au-dessus du commun, je l'avouerai avec vous; mais faites attention qu'il y a différentes classes. II s'y trouve à la vérité certains esprits pénétrants et propres pour les affaires, qui doivent cependant le céder à ceux dont je prétends parler. Les premiers ne sont pas rares, les cours en sont remplies ; et à bien examiner ce mérite prétendu, peut-être trouvera-t-on qu'il n'emprunte son éclat que de choses qui lui sont étrangères. Les honneurs, les dignités sont souvent tout le prix de ces hommes, qu'on pourait comparer à des pierres qui, quoique fausses, sont presque autant estimées que les plus fines par la manière dont elles sont travaillées, et par le métal où elles se trouvent enchassées. Etre assidu, ne parler qu'à propos, s'accoutumer au travail, ne se faire voir que sous le voile emprunt de la sagesse, savoir adroitement cacher ses faiblesses, tout cela demande-t-il un génie si relevé ? Voilà pourtant où se réduit tout ce qu'on admire le plus souvent dans les courtïsans, comme si la vertu ne consistait qu'à n'avoir aucun vice marqué. Ont-ils fait paraître quelques traits de prudence, on les élève aussitôt, on attribue à un avantage de la nature, à un effort de génie supérieur ce qui n'est que le fruit d'une expérience acquise par le grand usage des affaires. Je ne blâme point ceux-ci, je leur donne volontiers les louanges qu'ils méritent, c'est beaucoup d'être parvenu à ce degré, d'être encore monté plus haut mais je veux parler d'un mérite plus solide qui trouve tout dans lui-même. Ce même mérite, j'en conviendrai encore avec vous, se rencontre quelquefois dans les cours des princes ; Poliarque n'était-il pas à la cour de Sicile ? Et vous-même, Arcombrote, vous pouvez passer pour un de ces ornements, dont la nature fait présent au monde, Méléandre voit encore parmi ses favoris un Cléobule, un Eurimède, je ne mets rien au-dessus d'eux mais une cour réduite à un si petit nombre de personnes de mérite, en est-elle plus estimable ? En est-elle plus heureuse ? Pour quelques- uns qu'on aura sû y distinguer, on en rejettera plusieurs avec mépris : nous en avons un exemple dans la personne dont nous déplorons ici la destinée. Cette injustice arrive quelquefois par la faute des princes qui ne veulent écouter aucun conseil et qui craignent les approches de la vertu : quelquefois aussi par la faute de ceux qui ont leur confiance, surtout si la nature leur a donné un naturel féroce, s'ils sont susceptibles d'orgueil et d'aveuglement dans la prospérité. Un courtisan ne voit souvent qu'avec des yeux jaloux le bonheur des autres ; il regarde leur élévation comme un tort qu'on lui fait : alors, sans égard pour la vertu, il cherche à se rendre maître de l'esprit du prince et le surprend bientôt par ses artifices. Quelle bassesse ! quelle lâcheté ! on sacrifie les sentiments d'honneur à l'amour propre et à l'interet ! un favori véritablement attaché à son prince, ou jaloux de sa propre gloire, tient une conduite bien différente. Qu'y a-t-il en effet qui doive le flatter davantage que d'employer son crédit, pour procurer de juges récompenses, à des hommes qui font l'ornement de leur siècle, qui lui sauraient autant degré de les avoir produits qu'au prince même de les avoir gratifiés ? Je ne comprends pas l'aveuglement de ceux qui ne chechent point dans le secours des gens de lettres une gloire et des applaudissements qui les fassent survivre à leurs plaisir et à leur fortune et si je méprise ces demi-savants, qui, conduits par l'intérêt, donnent incessamment des louanges aux personnes qui les méritent le moins, je sais aussi rendre justice à la discrétion de ceux, qui ne daignent pas faire l'éloge d'une vertu fade, orgueilleuse et aveugle au point de ne pas voir tous les avantages qu'elle pourrait tirer des gens de lettres. Que si on ne prend aucun goût aux fruits précieux de cette espèce d'abeilles, ne doit-on pas appréhender d'exciter leur aiguillon par le mépris ou par quelque insulte ? Combien de fois une seule personne, qui excelle dans les armes ou dans les sciences, a-t-elle entrepris de venger, comme un affront public, l'injure qui lui était particulière ? Combien de fois est-il arrivé qu'un seul homme a vaincu ? On ne voit que trop souvent des peuples entiers devenir les victimes de ces sortes de personnes. Je souhaite me tromper dans mes conjectures, mais n'est-il pas à craindre que Poliarque ne fasse un jour tomber sur la Sicile les effets de sa colère ? De son propre mouvement il est venu s'offrir au roi ; sans égard pour un mérite si distingué, on lui a fait l'outrage le plus sanglant. De quelle excuse se servira Méléandre auprès des personnes les plus sensées de sa cour et principalement auprès d'Iburrane qu'on dit devoir arriver aujourd'hui ? Il n'est pas sujet du roi, autorisé d'ailleurs par sa dignité et par son grand crédit, à lui parler avec plus de liberté, il ne manquera pas de lui représenter les suites dangereuses d'un procédé si injuste. [1,14] Arcombrote approuvait en secret les raisons d'Arsidas, mais il était fâché de le voir entrer dans un détail qui ne lui laissait plus la liberté de lui demander, comme il se l'était d'abord proposé, quelle était la manière de vivre des Siciliens, et quelles étaient les passions dominantes à la cour. Il aurait encore voulu s'informer de quelques personnes qui s'y étaient fait connaître par leur vices ou par leurs vertus, et dont Poliarque lui avait dit les noms. Sur celui d'Iburrane, il demanda à Arsidas qui il était et par quelles vertus il s'était rendu si recommandable ; son pays, reprit Arsidas, est la Lidie : il est lié avec nous par la seule amitié, Méléandre a toujours cherché à se la ménager. Il n'est point de ville qui ne se fit honneur de lui avoir donné la naissance. Sa maison est des plus anciennes. Il a l'esprit vif, pénétrant et cultivé par les sciences. Appliqué de bonne heure aux affaires, il est devenu excellent politique, et entend parfaitement les intérêts des princes. Il possédait des revenus considérables, capables de lui faire soutenir avec honneur les dignités auxquelles il aurait pu prétendre mais il était fort jeune, qu'il se consacra au service des Dieux ; il fut honoré dans leurs temples d'une des premières places, plus tard à la vérité, que ses amis ne s'en étaient flattés : ce qu'il y eut de glorieux pour lui, fut de mériter cet honneur, de l'aveu de tout le monde, avant même que d'y être élevé. Il fut employé en diverses négociations, et passa dans les premières charges : il s'y est toujours comporté en homme rempli d'honneur et de droiture, et quoique dans ces occasions il se vît obligé à des dépenses extraordinaires, sa probité l'empêchait de s'en dédommager sur le public ou sur la justice : elle lui faisait même trouver des prétextes pour refuser honnêtement des Souverains ces présents qui flattent si fort l'ambition des particuliers. Il a l'air doux ou sévère, selon les circonstances qui se présentent, de vertus à récompenser, ou de vices à punir. Il a toujours conservé, même au milieu de ses occupations les plus sérieuses, une grande passion pour les Muses, qui de leur côté l'ont toujours favorisé. Il les consulte souvent en particulier, pour ensuite rendre compte au public, de la manière du monde la plus agréable, de ce qu'elles lui ont inspiré. Ceux qui se mêlent d'écrire, pour le faire avec plus de succès, ont recours à lui, comme à un second Apollon. Les Dieux toujours prodigues à l'égard de cette illustre famille, ont accordé ces heureuses qualités à tous ceux avec qui il se trouve lié par le sang, et l'on voit régner entre eux cette douce union, que le seul rapport d'humeur et de caractère peut former. C'est sans doute un juste pressentiment qui a determiné ses ancêtres à prendre pour armes des abeilles, qui, selon l'occasion, donnent le miel, ou se servent de l'aiguillon. Méléandre l'avait député auprès de Licogène, pour traiter de la paix ; tout est à présent terminé, et on l'attend aujourd'hui à la cour. 2. Arcombrote et Arsidas, charmés du plaisir de s'entretenir se trouvèrent engagés un peu avant dans la nuit sans s'en être aperçus. Ils se mirent à table, et songeaient à s'y dédommager de leurs premières inquiétudes. (Poliarque en sûreté ne leur laissait plus de sujet) quand une troupe de paysans vint avec fureur se présenter aux portes de la maison de Timoclée; celui qui y était en sentinelle pria ces furieux de lui laisser le temps d'aller avertir sa maîtresse, ils répondirent brusquement qu'ils avaient un ordre et qu'ils voulaient entrer. Ils enfoncèrent sur le champ les portes, entrèrent armés de ce qu'ils avaient pu trouver sous leurs mains. Ils allèrent d'abord dans la salle où l'on soupait ; Timoclée en les voyant fut saisie de frayeur. Arcombrote et Arsidas se levèrent, et se saisirent de leurs épées, dans le dessein de s'en servir, si l'on voulait user de violence. 3. Une femme de la ville voisine avait donné occasion à ce tumulte. S'étant trouvée ce même jour chez Timoclée, et y avant aperçu Gélanore, elle eut la curiosité de savoir qui c'était ; elle apprit que c'était l'esclave de Poliarque. Ce jour était consacré à Cérès, et plusieurs paysans du voisinage étaient allés dans une petite ville nommée Phtinthia. Cette femme qui, comme eux, en revenait se mêla parmi cette troupe de gens oisifs, et eut l'indiscrétion de dire qu'elle avait vu l'esclave de Poliarque. Mais, dit l'un d'eux, si Poliarque était lui-même chez Timoclée, un autre plus hardi prit la parole, et d'un ton absolu dit, que la chose méritait attention; que le crime de Timoclée deviendrait celui de toute ville, si Poliarque y était caché. Plusieurs d'entr'eux se le persuadaient déja et disaient qu'il fallait s'y rendre promptement, enlever Poliarque, et le conduire devant les Juges. Que tout ce qu'on publiait de sa mort, n'était qu'une feinte ; qu'on n'en avait aucune preuve, qu'ils ne savaient pas, qu'ils ne voulaient pas même s'informer qui était l'auteur de cette nouvelle supposée. Leurs conjectures les conduisaient bien, si les Dieux n'eussent détourné ce malheur de dessus une tête innocente ; tant il est vrai que le hasard et les premières idées, quelque téméraires qu'elles paraissent sont souvent moins sujettes à erreur que les raisonnements les plus recherchés. 4. Le trouble augmentait, cette populace commençait à s'échauffer, et se disposait déja a prendre pour chef celui qui paraîtrait le plus déterminé. Il y en eut un, qui en élevant la voix dit qu'il ne fallait point perdre de temps. Chacun court aussitôt se saisir des premières armes qu'il rencontre, ils se rendent chez Timoclée, enfoncent les portes, et croient enfin avoir découvert Poliarque. Il passait pour un jeune homme beau et bien fait, personne de la troupe ne l'avait vu, il leur fut aisé de prendre le change. L'habit étranger que portait Arcombrote, les confirmait encore dans leur idée, ils s'applaudissaient de leur découverte, et s'ils n'eussent résolu de conserver le criminel, pour le mener devant les juges, Arcombrote périssait sous les efforts de ces hommes furieux. Il s'était mis en défense, quand le chef de cette populace s'approchant; vous voulez donc, Poliarque, dit-il, ajouter un second crime à celui dont vous êtes déjà coupable ? Après vous être attiré la colère du Roi, vous osés tirer l'épée contre ceux qui viennent exécuter ses ordres. Rendez les armes, et livrez-vous prisonnier; Timoclée, dont la maison vous a servi de retraite, subira le même sort. A peine celui-ci eut-il achevé de parler, que ces gens rustiques se mirent à crier qu'il fallait s'en saisir. Quoiqu'Arcombrote sut la langue grecque, il n'avait rien entendu de ce jargon corrompu, si non qu'il fallait se rendre prisonnier. I1 n'eut pas le loisir, dans un danger si pressant, de témoigner sa surprise, ni de s'informer de quoi on l'accusait. Emporté par le feu de jeunesse, il résolut s'il fallait mourir d'expirer au moins dans le sang de ce malheureux : mais Arsidas, qui, né dans la Sicile, avait entendu tout ce qu'avait dit ce paysan calma ces premiers transports. Arrêtez dit-il, Arcombrote, arrêtez, votre courage ne servirait de rien dans un combat inégal, et auquel votre honneur même doit se refuser ; il faudrait céder à des malheureux indignes de périr sous vos coups ; votre mort, ou votre victoire serait toujours souillée par l'état vil et méprisable de ceux que vous auriez à combattre ; leur menaces ne vous regardent point, c'est Poliarque qu'on cherche. S'étant ensuite tourné vers celui qui avait pris la parole, il lui dit que c'était envain qu'il excitait un si grand tumulte, et qu'il ne convenait point d'en venir à de pareilles extrémités, dans une occasion où on n'avait point manqué de respect pour le Roi. Il tâcha de le gagner par des paroles obligeantes. Il lui dit qu'il voulait bien que tout dépendait de lui, qu'il n'avait qu'à donner ses orIres, qu'on lui obéirait. Un retour si flatteur fit effet sur ce chef, qui peu accoutumé à ces sortes d'égards, s'adoucit dans le moment, et imposa silence. 5. Le reste de la populace murmurait encore, quand Arsidas demanda pour quel sujet on était venu ainsi armé ? Le chef prétendu répondit, que c'était pour se saisir de Poliarque : Arsidas fit serment que ce jeune homme n'était point celui qu'ils croyaient, qu'on assurait même que Poliarque était mort. Il leur dit de modérer leur vivacité, que par cette démarche, ils marquaient à la vérité leur attachement pour le Roi, mais qu'il ne fallait pas la faire en aveugles ni agir avec trop de précipitation. Il demanda si quelqu'un d'eux avait jamais vu Poliarque, et s'il trouvait dans ses traits et dans tout le visage de cet homme étranger le moindre raport avec celui de Poliarque. Ceux de la troupe qui paraissaient le moins animés, repirent cette demande avec un ris moqueur, les autres plus violents, s'écrièrent, qu'il fallait enlever cet ennemi public. Enfin Arsidas eut bien de la peine à les apaiser, en leur faisant signe qu'il avait encore quelque chose à dire. S'adressant à ce même chef: "prenez garde", dit-il, "de vous rendre coupable d'un crime ; il ne vous est pas permis de faire à cet étranger la moindre violence. Si vous voulez absolument donner des preuves de votre fidelité aux dépens d'un innocent, il se livrera à vous, mais à condition que vous ne le chargerez point de fers. Dès que le jour commencera à paraître, vous le conduirez à la cour ; ceux qui savent de quoi il s'agit le verront, l'examineront, et il subira les peines qu'on lui imposera, s'il les a méritées. A l'égard de cette dame, donnez lui, si vous voulez, une garde suffisante, pour prévenir sa fuite, et vous assurer d'elle, jusqu'à ce qu'elle soit déclarée innocente. Puisque c'est vous qui ordonnez ici, empêchez qu'il ne s'y commette aucun désordre, votre fidélité pour le roi, et votre propre sûreté le demandent". 6. Ce discours ne servit qu'à animer davantage Arcombrote, qui ne pouvait se résoudre à se rendre. Que je me livre, dit-il, entre les mains de gens rustiques et furieux ; quelle ressource pour moi de me-voir à la merci d'une populace mutinée, qui se croit tout permis ! Mais Timoclée s'étant jetée à ses genoux, arrêta par ses larmes et par ses prières ces premiers mouvements, dont les suites ne pouvaient être que funestes. Arsidas de son côté lui représenta, que le seul moyen de conserver sa vie, était de souffrir qu'on le conduisit devant le roi. Car pourquoi chercher à perir, lui disait-il, et quelle consolation auriez-vous en mourant, (que veuillent les Dieux détourner ce malheur) de devoir votre mort à un tumulte excité sans raison? 7. Ces derniers motifs calmèrent Arcombrote, il se rendit aux conseils d'Arsidas, la populace de son côté devint plus traitable, et pour achever de l'apaiser, Timoclée fit apporter des outres remplies d'un excellent vin vieux. Quand les paysans eurent bien bû, on leur distribua leurs postes, on en choisit huit pour coucher dans !a chambre, et autour du lit d'Arcombrote, on en mit autant dans l'anti-chambre de Timoclée, les autres demeurèrent dans la salle, ou dans le vestibule, pour y veiller autant que le vin le leur pouvait permettre. On eût facilement trompé la vigilance de pareilles sentinelles, mais Arcomrote, par sa fuite, eût rendu Timoclée responsable de Poliarque. [1,15] Ces paysans ne prirent aucunes mesures pour s'assurer d'Arsidas, sachant qu'il n'était ni Poliarque, ni le maître de la maison. Arsidas, après avoir communiqué son dessein à Timoclée, sous le prétexte de vouloir reposer, se retira seul dans la chambre, où était l'entrée du souterrain en ayant poussé la porte, il descendit dans le moment avec les habits que Timoclée lui avait remis. Poliarque voyant Arsidas seul, lui demanda d'un air inquiet et comme par un pressentiment de ce qui venait d'arriver, pourquoi Arcombrote et Timoclée ne l'avaient point accompagné. Arsidas rendit compte en peu de mots de la fureur de cette populace, et du danger qu'avait couru Arcombrote. Poliarque ne l'écoutait qu'en tremblant, jusqu'à ce qu'ayant appris qu'il n'était rien arrivé à son nouvel ami, il se disposa à mettre les habits qu'apportait Arsidas. Il le pria avec instances d'aller de grand matin trouver Argénis et de revenir aussitôt l'informer de ses ordres. Après avoir passé une partie de la nuit à s'entretenir, Arsidas revint dans sa chambre pour prendre quelque repos mais ces paysans pleins de vin, faisaient un bruit capable d'empêcher le sommeil d'une personne moins inquiète ; ne pouvant dormir il passa ce temps à faire quelques réflexions sur une milice si singulière. Il éveilla de bonne heure les principaux d'entre eux et leur dit qu'il allait se rendre à la Cour, et qu'ils l'y suivissent avec Arcombrote. Comme la maison de Timoclée n'en était éloignée que de douze milles, Arsidas se rendit a l'appartement d'Argénis, qu'il n'y avait encore presque personne d'éveillé. Argénis qui avait été fort agitée durant toute la nuit, avait beaucoup alarmé Sélénisse : cette confidente craignant les suites du désespoir auquel la princesse s'était livrée la veille, se levait au moindre bruit, et venait lui demander comment elle se trouvait, et d'où provenaient ces violentes convulsions. Elle était occupée de ce devoir, quand Arsidas éveilla quelques domestiques, et demanda à parler à Sélénisse. On vint avertir les femmes qui couchaient dans la première chambre. Une entre autres qui avait la liberté d'entrer dans celle d'Argénis où couchait aussi Sélénisse, la prévint sur l'arrivée d'Arsidas qui demandait à la voir. Sélénisse jugeant, à l'heure qu'il était, que ce ne pouvait être que pour quelque raison pressante, sachant d'ailleurs l'étroite amitié qui était entre Poliarque et lui, crut qu'il venait l'informer de plusieurs circonstances essentielles, et déjà résolues, si elles renfermaient quelque chose de funeste, de n'en point rendre compte à la princesse, elle le fit conduire dans la chambre voisine, où après avoir pris à la hâte quelques habits, elle vint le trouver. Vous venez, dit-elle, Arsidas, nous dire des nouvelles de Poliarque, parlez, devons-nous vivre ou mourir avec lui. Arsidas ne put laisser Sélénisse plus longtemps en suspens, et lui dit que Poliarque vivait, qu'il venait même de sa part en informer la princesse. Sélénisse, transportée de joie, conduisit Arsidas dans la chambre d'Argénis et dit à la princesse, sans chercher de détour pour la disposer â cette heureuse nouvelle, que Poliarque vivait, et qu'Arsidas venait de sa part l'en assurer. Argénis, épuisée par la quantité de larmes qu'elle avait versées, était presque sans mouvement, quand Sélénisse entra. Cette nouvelle la fit tout-à-coup revenir. Le combat de sentiments si opposés produisit dans la princesse un effet plus dangereux que toute la douleur qu'elle avait ressentie. Ces premières agitations calmées, elle pria Arsidas de lui faire un récit fidèle de tout ce qui s'était passé ; et, levée sur son lit, elle écouta avec attention ce détail. Que Poliarque l'avait chargé de se rendre auprès d'elle, pour l'assurer de son parfait dévouement ; qu'il était actuellement caché dans un lieu sûr, et qu'il avait enfin échappé à la fureur de ses ennemis. Argénis fut saisie d'un sentiment de joie, mais qui se trouvait encore mêlé d'inquiétudes : elle voulut qu'Arsidas confirmât par un serment cette heureuse nouvelle, ce qu'il fit . Il ajouta que Poliarque viendrait même se présenter, si la princesse le jugeait à propos. Il l'informa de son déguisement et de l'habit qu'on l'avait obligé de rendre, pour n'être point reconnu. Il lui parla aussi de la fureur d'une troupe de paysans, qui étaient venus la veille les troubler, comme ils étaient à table ; de la violence qu'ils firent pour entrer dans la maison de Timoclée ; de quelle manière il les avoir apaisés et, comme ayant pris pour Poliarque un jeune étranger fort aimable et qui avait déjà la confiance de ce héros malheureux, ils devaient bientôt arriver, pour le présenter au roi. Argénis sensible à toutes ces circonstances, se les faisait souvent répéter. Elle dit à Arsidas de se rendre auprès du roi, de le prévenir sur l'arrivée de ces paysans, de crainte qu'on ne fit quelque insulte au fidèle ami de Poliarque, quand il arriverait à la Cour et de revenir ensuite la trouver, qu'elle lui dirait ce que Poliarque avoir à faire et où il devait aller. A peine Arsidas eut-il quitté Argénis qu'Arcombrote arriva escorté comme un prisonnier. La première sentinelle arrêta ses paysans et leur demanda ce qu'ils voulaient, ils répondirent qu'ils amenaient Poliarque. S'étant ensuite avancés jusqu'aux portes du palais, Eurimède leur demanda qui ils étaient, et ce qu'ils cherchaient; ils répondirent la même chose qu'ils venaient présenter Poliarque au roi. Eurimede ravi de savoir Poliarque vivant, mais inquiet en même temps sur le danger où allait être exposé son ami, demanda à le voir. Ils livrèrent aussitôt Arcombrote. Eurimède, après avoir considéré ce jeune homme qui lui était inconnu, leur dit qu'ils s'étaient mépris, on eut quelques soupçons, on leur fit mettre bas les armes, on les regarda comme gens suspects et envoyés peut-être de la part de Licogène ; Eurimède se tournant ensuite vers Arcombrote : quel est, dit-il, ce nouveau personnage ? Pourquoi feindre être Poliarque ? Moi, dit Arcom'rote, me donner pour Poliarque ! je n'ai jamais su feindre, je suis trop sincère pour prendre le nom d'un autre, et ce n'est pas sans peine que je me suis laissé conduire ici par cet indigne cortège. Ne regardez point, comme une dissimulation de ma part, ce qui n'est que l'erreur de ces paysans. Méléandre qui s'entretenait avec Arsidas, ordonna qu'on fit entrer le prisonnier et ceux qui l'avaient amené. Cléobule chef du conseil dit à ces paysans, qui commençèrent à connaître leur méprise, que le roi leur savait gré de cette marque de fidélité, qu'ils eussent toujours à conserver le même zèle pour le service de sa majesté. Il présenta le jeune prisonnier à Méléandre, qui le reçut avec toutes sortes de marques de bonté. Quelle destinée pour un étranger, dit Arcombrote, en saluant le roi ! Faut-il pour la première fois que j'ai l'honneur de paraître devant votre majesté que ce soit comme un coupable. J'ai borné tous mes voeux à me rendre à votre Cour, je cherchais, en venant dans les lieux où vous régnez, à voir le pays du monde le plus heureux, c'est dans ce dessein que j'ai quitté ma patrie, et l'on me conduit comme un captif en votre présence : mais peut-être dois-je cette circonstance à une volonté particulière des Dieux. Personne, comme je l'ai appris, n'a été plus fidèle à votre majesté que Poliarque ; personne ne s'est acquis dans les armes une réputation plus grande et plus générale, comment ne me ferais-je pas honneur d'une méprise qui m'est avantageuse ? L'estime qui est due à sa valeur ne me laissera que l'émulation de lui disputer l'honneur de vous être attaché. Je n'ignore point les crimes dont on a voulu le noircir auprès de vous, mais votre justice n'ayant point encore prononcé sa condamnation, rien ne me défend de louer ses vertus, et de parler en sa faveur. Quant à moi, si vous daignez vous servir de mon bras, je me flatte de vous faire connaître que ma vie m'est moins précieuse, que l'honneur d'exécuter vos commandements. Méléandre se faisait un plaisir de considérer cet étranger. Sa jeunesse, sa beauté, la vivacité de ses yeux, une contenance modeste, sans être embarassée, faisaient déjà une vive impression en sa faveur. Quand Arcombrote eut cessé de parler, le Roi lui témoigna par les termes les plus obligeants, combien il était sensible à la démarche qu'il avait faite, et lui promit de lui donner bientôt des preuves des égards qu'il avait pour ceux, qui sortant de leur pays, faisaient part à la Sicile d'une vertu qui ne lui était point due. Il lui tenndit la main, Arcombrote avec respect se baissa pour la baiser, mais le roi, en le relevant, l'embrassa. Il concevait déjà de hautes espérances de ce jeune homme à qui l'on fit plusieurs questions sur son nom et sur le lieu de sa naissance ; il se contenta de répondre qu'il était né en Afrique, on ne put en tirer autre chose et quand on lui demanda par quelle occasion il avait connu Poliarque, si c'était par un rapport d'alliance ou par la seule amitié qu'il était uni avec lui, il dit tout ce qui en était, à l'exception du stratagème de Timoclée. [1,16] La conversation roula ensuite, mais d'une manière moins sérieuse, sur la violence de cette populace; le roi crut que l'âge et la bonne mine d'Arcombrote, et surtout son habit étranger, avaient donné lieu à cette méprise, et que des gens sans expérience, s'étaient imaginé que, puisque Poliarque était étranger il devait être aussi vêtu d'une manière différente des Siciliens. Sire, reprit Arcombrote, je ne donnerai plus occasion dans la suite par mes habits à une erreur pareille, je me conformerai à l'usage d'une cour, où je suis venu pour m'instruire. Attendez, dit le roi, que ce pays vous soit plus connu, et que par l'habitude de nous voir, notre habit vous paraisse moins extraordinaire. Tout vous surprend ici, vous avez encore l'idée frappée des manières d'Afrique, vous vous plaisez à vous-même mais après quelque séjour dans cette île vous changerez de sentiment, vous vous paraîtrez à vous-même extraordinaire, et vous vous rendrez, je suis sûr, à nos usages. Je me souviens qu'étant encore fort jeune je passai en Afrique. Je trouvai d'abord chez ces peuples quelque choie de bizarre dans un habillement si, différend du mien. Je m'y accoutumai cependant de manière que, quand je revins en Sicile, je ne pus m'empêcher de témoigner ma nouvelle surprise, jusqu'à ce que, par une autre habitude, j'ai enfin repris nos usages. Ce qui prouve l'injustice de nos préjugés, qui nous fait souvent condamner les choses qui nous sont, pour ainsi dire, étrangères, et que nous ne pratiquons pas nous-mêmes. Chaque pays n'a-t-il pas sa situation particulière ; ne doit-il pas, par conséquent, avoir des modes qui lui soient propres. Partout où l'on se trouve, la première attention, selon moi, est de pratiquer la vertu et de fuir le vice. Au reste, cher étranger, je souhaite pour la Sicile que vous puissiez trouver ici des usages et des manières conformes aux vôtres. Arsidas avait profité du temps que lui avait laissé la suite de cet entretien, pour se rendre chez la Princesse. Il la prévenait en faveur d'Arcombrote, qui, dans une première occasion, avait parlé de Poliarque dans des termes si avantageux. Argénis et Sélénisse donnaient toute leur attention à ce que rapportait Arsidas de la bravoure de ce jeune étranger, lorsque le bruit se répandit dans l'appartement de la Princesse, que Poliarque était arrêté, et qu'on l'amenait au roi. Argénis écouta cette nouvelle sans émotion, croyant que ces femmes voulaient parler d'Arcombrote, et les regardant en souriant, elle leur dit que c'était une méprise. Une d'entre elles prit la parole, et dit qu'il ne s'agissait plus de la première erreur, qu'on savait que le jeune étranger, que de paysans avaient amené à la cour, n'était point Poliarque, mais qu'il n'était à present que trop sûr, que le véritable Poliarque avait été tiré par d'autres paysans d'un lieu souterrain où il se tenait caché sous des habits empruntés, qu'on l'amenait au palais ; que quelques personnes avaient pris les devants, pour en apporter la nouvelle. Argénis fut saisie de frayeur ; Arsidas et Sélénisse sentirent ce coup presqu'aussi vivement : Sélénisse gardait un profond silence, mais Arsidas s'approchant de l'oreille d'Argénis, faut-il, Madame, lui dit-il, qu'une destinée toujours contraire rende nos soins inutiles, et l'emporte sur les mesures les mieux concertées. C'est fait de Poliarque, si vous ne prenez ouvertement sa défense ; ce lieu souterrain, ce déguisement n'annoncent que trop la vérité, je ne doute plus de son malheur. Argénis se sentit un nouveau courage dans ces dernières extrémités. Il est vrai, dit-elle, Arsidas, que lorsque le bruit de la mort de Poliarque se répandit, n'ayant plus rien à espérer, je me livrai à toute ma douleur, mais puisque ce bruit est faux, qui peut vivre à présent, et que j'ai à craindre sa perte., ne négligeons rien pour le sauver ou pour mourir avec lui. J'irai trouver mon père (mon silence était mon crime) je lui représenterai les obligations que nous avons à cet étranger, j'aurai au moins la consolation, si les Dieux sont toujours obstinés de nous frapper, d'avoir employé tout ce était en mon pouvoir pour détourner leurs injustes coups. Sélénisse alarmée craignait déjà les suites de cette démarche, elle appréhendait que le roi n'éclatât, quand il apprendrait de la bouche de sa fille des circonstances qu'on lui avait cachées avec tant de soin : mais le temps pressait, quelles raisons opposer au transport de la Princesse? Elle se remit de tout à cette même fortune qui leur avait été jusqu'alors si contraire. Argéniss sortit pour aller trouver Méléandre, après avoir envoyé au-devant quelques-unes de ses dames. Ce prince se promenait dans les jardins du palais, Poliarque que tout le monde dit être sûrement arrêté, cause les plus vives inquiétudes. Que ce roi était à plaindre ! quelle destinée plus malheureuse ! que doit-il dire ? Que doit-il faire Tout se déclare conitre lui. Les destins contraires semblent lui préparer toujours de nouveaux coups. Depuis près de deux jours il pleure Poliarque en secret, et croit avoir suffisamment satisfait par ses larmes, à l'ombre de cet innocent condamné avec tant de précipitation : mais tout conspire à renouveler ses peines et son embarras. Poliarque vit encore. Il hésite, s'il doit se rendre coupable du sang de cet étranger, ou si, n'écoutant que la voix de la justice, il faut rejeter une paix qui n'est pas encore conclue. Ceux que la jalousie animait contre ce digne favori, venaient de tous côtés faire entendre que, lui vivant, la Sicile serait toujours exposée. Arcombrote était avec le roi : il plaignait le sort de ce Prince presque autant que celui de Poliarque dont il cherchait à démêler les véritables amis. Iburrane et Dunalbe, qui venaient d'arriver à la cour, étaient aussi dans l'appartement, ils prenaient hautement la défense de Poliarque quand Argénis entra. Chacun fit place : elle parut devant le roi, et sut d'abord si bien se composer, que personne ne put pénétrer le motif qui l'amenait ; elle ne comptait s'expliquer que lorsque les circonstances l'exigeraient. Déterminée à se donner la mort, si elle ne pouvait sauver cet amant malheureux, elle en avait un air plus assuré. Elle affecta de jeter des regards fiers et menaçants sur ceux qu'elle savait être les plus animés contre lui ; leur contenance hardie lui donna même un nouveau courage pour le défendre. Les deux partis ne pouvaient plus se contraindre, on témoignait être tout ami, ou tout ennemi de Poliarque. [1,17] L'incertitude du sort qu'il va subir, est pour tout le monde, comme un ordre secret de se taire. Un profond silence règne déjà partout, quand Eurimède arrive dans l'appartement, conduisant Héraléon. Cet Héraléon était connu à la Cour par plusieurs traits de folie. Eurimède le présenta au Roi : "Voilà, dit-il, ce Poliarque que plusieurs paysans ont arrêté, comme il prenait la fuite". Héraléon se jeta aussitôt aux pieds du Roi, et demanda grâce. Le roi plus tranquille lui fit plusieurs questions : mon nom, répondit Héraléon, était tout mon crime, je m'appelle Poliarque". Cette réponse fit rire ceux qui étaient présents, le Roi même, se tournant vers Eurimède, lui demanda si c'était un jeu. "J'étais, dit Eurimède, à la porte du palais,: pour y recevoir Poliarque, comme votre Majesté m'en avait chargé, j'y ai vu une troupe de paysans, qui entouraient Héraléon : celui qui était à leur tête comptait donner des preuves de sa fidélité, en amenant Poliarque prisonnier. J'ai demandé à ce chef par quel occasion il l'avait rencontré, et comment il s'en était saisi. Nous allions, a-t-il répondu, ce matin à l'ouvrage, quelques-uns de nous surpris de voir un homme à cheval s'engager dans un chemin impraticable, se sont d'abord proposé de l'avertir, qu'il se trompait, dans le dessein cependant de le suivre, comme une personne suspecte ; ce cavalier voyant qu'on cherchait à le joindre, a tourné bride à son cheval, qu'il avait déjà mis hors d'haleine par les mauvais détours où il l'avait poussé. Il a aperçu une caverne assez proche de là, il a mis pied à terre, et s'y est promptement jeté, nous y sommes accourus, nous l'en avons tiré avec peine, et après lui avoir demandé qui' il était, et quelles raisons l'obligeaient à se cacher, il nous a répondu qu'il était Poliarque.. L'habit démentait le nom mais nous avons cru que c'était un déguisement pour pouvoir plus aisément échapper a ceux qui le cherchaient : nous l'avons lié sur le champ, et vous le remettons en cet état. J'ai loué la fidélité de chacun de la troupe, et les ai renvoyés. Je vous présente ce prisonnier, votre Majesté peut en prononcer le jugement. A peine Eurimède eut-il rendu compte de cette aventure, que les plus sérieux ne purent s'empêcher de sourire; tout le monde savait à la Cour que la folie d'Héraléon, était de vouloir passer pour Poliarque, il n'y avait qu'Archombrote, qui comme étranger, cherchait à s'instruire d'un fait qu'il ignorait. Méléandre qui s'en aperçut, voulait lui-même l'informer du sujet de cette méprise. Cet homme, dit-il, est fou mais sa folie à des bornes : il est économe, il entend les affaires ; qu'il agisse, qu'il parle, il ne laisse échapper aucun trait qui marque du dérangement dans son esprit ; vient-on à parler de Poliarque, vous ne le reconnaissez plus, c'est un homme dont l'imagination se trouble, il s'égare, il prétend être ce même Poliarque, et que toutes les louanges qu'on donne à ce nom,. ne sont dues qu'à lui ; que c'est lui faire une injustice que de les attribuer à une autre personne. Il y a plus de six mois qu'il est attaqué de cette maladie ; son imagination frappée lui aura fait croire que c'était lui qu'on cherchait, quand je fis allumer les feux contre Poliarque. Epouvanté il aura pris la fuite, et ces paysans qui ne le connaissaient ni pour Héraléon, ni pour un fou, l'ont pris pour celui dont il empruntait le nom, et l'ont sur le champ amené prisonnier. Mais voyons ce qu'il a à répondre. "Eh bien Poliarque" dit le Roi, "qui a pu vous engager à prendre la fuite?" "Ah ! grand Roi", répondit Héraléon, qu'avais-je fait pour donner contre moi ces ordres rigoureux, auxquels je ne pouvais me soustraire qu'en fuyant ? Peut-on me faire un crime du dessein que j'avais de me sauver ? Je m'étais flatté mal-à-propos que les mauvais habits dont j'étais revêtu, serviraient à cacher mon évasion ; pourquoi faut-il que je sois Poliarque?" Le Roi se détourna pour sourire, mais il était déjà trop attendri par ses propres malheurs, et ce premier plaisir se tourna bientôt en compassion pour cet insensé. Le médecin du Roi nommé Philippe était présent. Quelqu'un le pria d'expliquer d'où provenait la folie ; après une longue dissertation sur la disposition du cerveau, il voulut prouver que la folie n'en occupait qu'une partie et laissait le reste libre. Il y a, dit-il, dans le cerveau de ces sortes de personnes, de petites cellules, qui par leur délicatesse, ne sont que trop susceptibles des images que nous appelons fantaisies ; lesquelles étant une fois gravées sur cette substance déliée, ne peuvent presque jamais en être effacées, parce qu'ordinairement, elles ne frappent l'esprit que par quelque chose d'agréable : il n'y a qu'une seconde impression plus forte qui puisse chasser la première. Il arrive de là que ces sortes d'esprits sont presque toujours agités, et qu'ils sont gais ou tristes, selon les pensées qui viennent en foule se présenter. Un homme par exemple qui a de la disposition à la folie, s'il a un penchant dominant, comme celui de la vaine gloire, l'envie d'amasser des richesses, celle de se venger, ou quelque autre passion violente, il aura sans cesse présent à l'esprit, tout ce qui peut y avoir rapport, il se plaira à s'en entretenir : s'il s'y attache, il se trouble, et croit posséder tout de bon, ce qu'il ne faisait que souhaiter. Il se familiarise, pour ainsi dire, avec toutes ces idées, et il ne considère plus les choses comme à désirer mais comme en ayant réellement la possession. Pour cette impression, elle ne se fortifie que par l'habitude que se fait l'imagination de s'en occuper continuellement, ou par un concours violent de pensées qui la frappent tout à coup. Mais pourquoi, me dira-t-on, cette imagination ne s'égare-t-elle pas tout-à-fait ? Cela arrive le plus souvent, quelquefois aussi elle n'est troublée que par l'idée à laquelle elle s'est le plus longtemps arrêtée et comme nous voyons tous les jours qu'après une maladie, les membres les plus faibles et les plus delicats atirent sur eux toutes les mauvaises humeurs du corps, de manière qu'il n'en reste plus dans les parties les plus saines, de même Héraléon, et tous ceux qui ont quelque genre de folie, troublés par la violence d'une passion dont ils se seront occupés, envisagent tout ; d'ailleurs assez bien vivent-ils comme les- autres et ont sur le reste un jugement aussi sain que personne. On est même surpris que la prudence, qui paraît dans les autres occasions, ne l'emporte pas sur ce degré de folie, ou que ce degré de folie n'attteigne pas entièrement la raison. Vous pourriez ajouter, reprit Méléandre, qu'il n'y a personne qui n'ait quelque atteinte de folie. Il est vrai que tout le monde n'en a pas une si dangereuse que de s'imaginer être Poliarque dans ces fatales circonstances ; mais l'un rejette l'idée des Dieux, comme une idée chimérique, l'autre veut que chaque chose soit autant de Dieux ; celui-ci, qu'il n'y ait rien au-dessus du plaisir ; celui-là, que les Dieux lassent le crime impuni. Il s'en trouve beaucoup qui s'emporteraient encore sur Héraléon mais leur folie est plus conforme au genre du siècle, ils sont en cela moins excusables, ils peuvent se guérir, et n'en ont pas la volonté, au lieu qu'Héraléon, quand il le voudrait, ne le pourrait pas. Héraléon qui croit que ce discours tend à sa condamnation, demeure prostré aux pieds de Méléandre. On veut profiter de cette occasion et dissiper les inquiétudes du Roi, les uns feignent de demander la grâce de ce pauvre malheureux, d'autres de demander justice mais le Roi, à qui l'idée de Poliarque est toujours présente, croit qu'il y a de l'inhumanité à souffrir, qu'un nom si cher à la Sicile, soit plus longtemps un sujet de plaisanterie ; il renvoie Héraléon, disant que ce jeu avait assez duré, qu'il s'agissait pour le present d'affaires plus sérieuses. On avait, en effet, annoncé l'arrivée de Licogène. Le Roi, occupé de la manière dont il devait le recevoir, se retira avec Argénis dans son appartement, où, nonchalamment appuyé sur le premier siège qui se rencontra, il reprit un air plus conforme aux circonstances. Licogène était déjà dans Magella, il n'était accompagné que de quelques amis choisis, qui étaient même en petit nombre et sans armes pour mieux marquer la confiance qu'il avait dans les bontés du Roi. Sourd, dans cette occasion, aux reproches de son coeur, il n'envisageait que la clémence de Méléandre. Il était arrivé en poste, soit pour éviter l'importune lenteur d'une marche préparée, ou pour donner moins de prise à la haine et aux discours publics. Quelques favoris, entre autres Timonide, eurent l'ordre secret d'aller, comme d'eux-mêmes, au devant de lui ; ils le conduisirent dans l'appartement de Méléandre qui l'attendait. Licogène avait dans sa personne quelque chose au-dessus du commun, que l'air de confiance qu'il prit en arrivant semblait encore relever. Ayant aperçu le Roi et la Princesse, il se prosterna selon la coutume, il avança encore quelques pas avec la même cérémonie, mais le Roi qui, sous le prétexte de s'entretenir avec Argénis, était tourné de son côté, ne répondit point à ces premières démarches, jusqu'à ce que Licogène s'étant encore approché, il le reçut avec un visage ouvert, et lui donna sa main à baiser, accompagnant cette première marque de bonté de tout ce que sa clémence lui suggéra : mais ces égards et ces attentions firent reprendre à Licogène sa fierté naturelle ; il n'oublia rien pour faire sentir au Roi et à tous ceux de sa cour, qui s'étaient rendus en grand nombre dans l'appartement, qu'il était toujours le maître de rallumer une guerre qui n'était pas entièrement éteinte. Après s'être excusé légèrement sur la nécessité où il s'était vu réduit d'avoir recours aux armes, pour prévenir les mauvais desseins de ses ennemis, il ajouta qu'il ne devait espérer une véritable paix que quand il se verrait à l'abri de toutes leurs entreprises. Méléandre dit qu'il ne fallait plus songer aux anciennes démêlées, qu'il fallait même en oublier jusqu'au nom que dès le lendemain, dans le temple de Pallas, les Dieux devaient être les témoins d'une parfaite réconciliation. Ils parlèrent d'autres choses, affectant l'un et l'autre un air plus content, et sélon l'usage trop ordinaire des cours, une amitié sincère. Eurimède, par ordre du Roi, donna à dîner à Licogène, et aux Seigneurs les plus distingués de sa suite. Les premiers de la Cour s'y trouvèrent, entre autres Dunalbe. C'était un étranger, mais aussi attaché à Méléandre qu'aucun de ses sujets. Il occupait une des premières places parmi les grands sacrificateurs, et donnait autant de lustre à sa dignité qu'il en recevait d'elle. C'était un homme adroit, et consommé dans les affaires, il savait se faire des amis et les cultivait avec soin ; il était franc avec ceux dans qui il reconnaissait la même qualité ; il avait un génie heureux, et orné de ce que les sciences ont de plus solide et de plus agréable ; il avait aussi beaucoup de penchant pour les muses, et savait accorder leur entretien avec les affaires les plus sérieuses mais la fortune, par un caprice qui lui est ordinaire, se plût à traverser le bonheur d'une personne dans qui la nature avait rassemblé les plus rares talents. Il avait un oncle qui tenait le premier rang entre les ministres des Dieux, ce qui devait lui donner les plus hautes espérances ; elles qui furent enlevées. par la mort de ce parent. N'ayant plus rien à attendre de ce côté, par un second malheur, il fut employé dans une Cour étrangère, pour y négocier quelques affaires, peu s'en fallut qu'il ne succombât à la malice des temps. Le pays où il fut envoyé se souleva tout à coup. Il était presque impossible de se concilier des esprits si fort divisés, et d'apaiser des personnes animées qui n'écoutaient que la passion et leurs intérêts particuliers, il arriva cependant heureusement au port. Il se trouva en Sicile dans le temps de ces derniers troubles, et fut d'un grand secours au Roi par son attachement et par ses conseils. Un des meilleurs amis qu'il avait à la Cour, était Nicopompe qu'Eurimède avait aussi prié du repas. [1,18] La conversation s'animait et à l'occasion d'un vin miellé, qu'on servit, ellee tomba insensiblement sur les abeilles. Un jeune homme appelé Anaximandre, neveu de Licogène, peut-être par complaisance pour son oncle qu'il croyait être entièrement opposé à la monarchie, peut-être pour trancher du philosophe, avança que ce que l'on disait des abeilles, qu'elles avaient un roi, était faux ; que c'était une vieille tradition de nos pères un peu trop crédules, qui n'avait pas plus de fondement que ce qu'on rapportait des cygnes qui chantaient, et du lion, qui au seul chant du coq prenait l'épouvante. Il ajouta que les anciens avaient toujours donné dans mille imagination qui ont eu cours ensuite parmi le peuple : que, pour revenir à son premier principe, il était certain que tous les animaux, égaux entre eux, ne cherchaient que leur liberté, et que, sans aller fe jeter dans la dépendance d'un seul, ils suivaient uniquement l'instinct que leur donnait la nature. On commença à agiter la question, quelle était la forme de gouvernement la plus naturelle aux hommes. Anaximandre prit la parole, et dit qu'il préférait celle où le peuple et les premiers d'un état commandent. Quelle justice, dit-il, de faire tout dépendre de la volonté d'un seul homme, qui peut impunément s'abandonner à toute sorte de vices, qui par sa cruauté, et par ses mauvais exemples, peut causer dans un état des plaies incurables, et qui ne regarde des sujets et un royaume entier que comme un bien que la nature a produit, pour être l'objet de ses caprices. Ne voyons-nous pas au contraire que le peuple, quand il a l'autorité, se fait un plaisir d'aller porter dans le trésor public un argent, dont la justice et la bonne foi de plusieurs deviennent pour ainsi dire les garants ! La même sûreté ne se rencontre pas sous un prince absolu, souvent les deniers publics ne servent qu'aux grâces, que par une libéralité mal entendue, il fait à des personnes qui en sont indignes. Dans une république règne l'émulation pour les armes et pour les sciences : chacun veut exceller, surtout lorsqu'on est prévenu que la récompense n'y est donnée qu'au mérite, et que les premiers postes y sont conférés à ceux qui se distinguent. Dans un état monarchique les grâces se trouvent renfermées dans les bornes étroites d'une famille, et il est rare de les voir tomber sur des personnes qui cherchent à les mériter. Un roi peut-il avoir le même conseil, la même pénétration, que plusieurs têtes ensemble, qui ont part au gouvernement dans un pays libre ? Le choix qu'on fait dans une république de personnes aussi respectables par leur vertu, que par leur âge, fait qu'elle se maintient ; et cette noble émulation qui se rencontre entre ceux qui peuvent prétendre au gouvernement, ne produit pour l'ordinaire qu'un bon effet. Les rois, ou prêtent l'oreille à d'indignes flatteurs, ou sont sourds à la voix de ceux qui disent la vérité mais supposons dans un souverain, cette grandeur d'âme, et ces sentiments dignes d'un titre si relevé, peut-on se flatter qu'ils soient toujours le principe de toutes ses actions ? Surtout lorsqu'après avoir fait le bien, il ne peut espérer aucune récompense, capable de le porter à une plus haute perfection, et qu'il n'a à redouter aucun tribunal, lorsqu'il a manqué. Enfin, dit Anaximandre, quel bien plus précieux, et qui convienne mieux à la nature de l'homme que la liberté ? Or qui en jouit davantage que ceux qui ne suivent d'autres lois que celles qu'ils se sont eux-mêmes imposées, et qui sont maîtres d'établir ou de supprimer les magistrats. Il ajouta que s'il avait rapporté toutes ces raisons, ce n'était pas qu'il eût oublié ce qu'il était, ni le pays où il se trouvait, qu'on était naturellement porté pour l'espèce de gouvernement dans lequel on a été éevé : mais que comme une personne d'une santé faible et délicate, peut, en se ménageant dans sa faiblesse, faire encore réflexion sur le bonheur de ceux, qui jouissent d'une santé parfaite, de même aussi il se croyait en droit, respectant toujours, comme il le devait, le titre de souverain,, d'applaudir à la liberté des peuples, qui, maîtres d'eux-mêmes, ne sont point assujettis au caprice d'un seul : que d'ailleurs ce qu'il disait ne devait point tomber sur Méléandre, prince si sage, que si tous ceux qui sont élevés au même rang, en avaient les vertus, il serait obligé d'affirmer qu'il n'y a rien au-dessus de l'état monarchique, ni de peuples plus heureux que ceux qui sont soumis au pouvoir d'un souverain. Anaximandre avait parlé avec si peu de ménagement, que plusieurs des convives en furent surpris, entre autres Nicopompe. C'était un homme, qui adonné dès son enfance à l'étude des belles lettres, ne s'y était pas borné. Quoique jeune, il quitta ses maîtres, et entra dans les cours étrangères, comme dans de nouvelles écoles, pour y cultiver les talents que la nature lui avait donnés. Ce fut dans ces voyages différents qu'il acquit une expérience consommée dans les affaires ; qu'il devint excellent politique, et qu'il se perfectionna dans les lettres. Ces qualités soutenues d'une illustre naissance, lui attiraient l'estime des princes de qui il était connu, mais particulièrement de Méléandre, à qui par reconnaissance il était très attaché. Il voulut, sous prétexte de soutenir le droit des souverains, prendre ouvertement sa défense. Que feriez-vous, dit-il, Anaximandre, en vous trouvant dans ces états, où le peuple est le maître, vous qui déclarez ici vos sentiments avec tant de liberté ? Vous ne seriez pas, je suis sûr, aussi téméraire, pour oser donner la préférence à l'état monarchique. Convenez, si cela est, que l'un renferme une véritable liberté, dont l'autre n'a que 1'apparence ; et quand vous remontez à ce premier sentiment de la nature, qui nous fait rechercher la liberté, que doit-on conclure ? Sinon qu'il faut abolir toute espèce de gouvernement. Ne se trouve-t-il pas dans une république comme dans un royaume, des choses auxquelles il faut se soumettre, des magistrats auxquels il faut obéir ? Or cela convient, ou répugne de la même manière à cette liberté qu'inspire la nature. Si les hommes, par eux-mêmes, pouvaient s'assujettir aux règles de l'équité, toute espèce de gouvernement, non seulement serait inutile, mais même injuste, puisqu'elle jetterait dans la servitude ceux qui seraient déjà disposés à suivre les voies de la justice ; mais c'est un bonheur auquel les princes, qui inondent la terre, ne permettent point d'aspirer. Examinons donc qu'elle est la forme de gouvernement, qui approche le plus de la nature. C'est sans doute celle qui retient les hommes dans les bornes légitimes de cette même nature et de la vertu et l'on doit donner la préférence aux états, où la justice a lieu, sans regarder si l'on est soumis à plus ou moins de têtes ; mais n'est-ce pas confondre l'autorité du peuple, avec celle des principaux magistrats, que d'attribuer à l'une et à l'autre les mêmes avantages ? Quelle différence cependant ! l'une est essentielle, dites-vous, pour la liberté, et l'autre nécessaire pour l'utilité d'un état. Entrons dans le détail de ces propositions. Si vous voulez parler du gouvernement où le peuple a l'autorité, de quel usage croyez-vous que soit la prudence des premiers magistrats, puisque souvent le peuple par un aveuglement qui ne lui est que trop ordinaire, n'élève aux premiers postes que des lâches et des ignorants. Il se laisse entraîner par l'envie, le trouble, les factions, c'est même quelquefois un honneur et la preuve la plus sûre de mérite et de vertu, que d'en recevoir de mauvais traitements. A l'égard de l'autre espèce de gouvernement, où les magistrats, séparément du peuple, ont tout pouvoir, n'est-elle pas au-dessous de la monarchie ? Pourquoi chercher à augmenter les chaînes honteuses de la servitude en augmentant le nombre de ses maîtres? Dans un prince on n'en a qu'un, ici on s'en donne autant qu'il y a de personnes qui composent le conseil souverain. L'avis de plusieurs, me dites-vous, est à préférer dans les affaires publiques à l'avis d'un seul homme, j'en conviens ; mais un roi n'a-t-il pas de conseil formé pour l'ordinaire de personnes choisies ? Au lieu que cette espèce de sénat, que vous vantez si fort est souvent composé au gré d'un peuple insensé ; ces membres indépendants ne cherchent souvent qu'à suivre leurs actions différentes d'intérêt particulier, affection pour ceux qui leur sont attachés, ou de jalousie contre ceux qui peuvent leur faire ombrage. Une autre raison que vous avez avancée, est que la jeunesse excitée par la vue des récompenses s'adonne plus volontiers à l'étude et au travail et rend une république plus florissante, tandis que sous le gouvernement d'un prince les sciences et les vertus languissent. Dites-moi, je vous prie, de quelle république prétendez-vous parler ? Est-ce de celle où les esprits entreprenants ont l'art de s'accommoder aux séditions et à la fureur ? Où les plus habiles sont ceux qui, pour séduire le peuple, savent mieux employer la flatterie, la complaisance et tant d'autres talents si pernicieux ? Et où enfin, ces vastes génies poussés par l'ambition, ne se font connaître que par la ruine entière d'un état ? Si les espérances y rendent les hommes laborieux, ces mêmes espérances ne doivent-elles pas, sous un roi, en flatter davantage ? Les premières charges, et presque toute la puissance de la république, se trouvent ordinairement réunies dans quelques familles ; on peut dire même que les dignités y sont affectées à la naissance, plutôt qu'au mérite, si vous en exceptez quelques-unes moins considérables, et qui n'affranchissent point du mépris de la noblesse ; encore ces mêmes charges ne passent-elles que sur la tête de quelques clients. Au reste quelle erreur de croire que l'éloquence et la vertu soient à un degré plus éminent dans ces états, que dans un royaume ! pour l'amitié elle y est moins connue; plus de dehors et moins de sentiments. Je suppose encore qu'une république et un royaume se trouvent réduits aux dernières extrémités par les défauts de ceux qui y commandent, auquel croyez-vous qu'il soit plus aisé d'apporter du remède ? Un roi meurt avec ses vices, et le prince qui lui succède peut, par un naturel plus heureux, rétablir un état, qui était près de sa ruine mais un sénat une fois corrompu ne laisse aucune espérance par la mort même de ceux qui le composent. Des moeurs une fois dépravées empirent de jour en jour, jusqu'à ce qu'enfin elles aient accablé la république sous ses propres ruines. Licogène sentit toute la force, et en même temps le motif du raisonnement de Nicopompe. Il craignait déjà que ce qu'avait avancé Anaximandre contre l'autorité des rois, ne retombât sur lui. Son dessein était, non d'avoir, mais d'usurper la royauté ; il crut donc à propos de condamner l'usage des gens qui se soumettaient à une race, pour approuver la coutume de celles qui procédaient par élection après la mort du prince. Licogène agitait d'autant plus volontiers cette manière qu'il se flattait d'enlever la couronne à Méléandre par quelque façon ; et croyant être appuyé dans son sentiment par Dunalbe qui était du corps des premiers sacrifïcateurs, que le seul courage élève à la dignité éminente de grand prêtre, il interrompit ainsi Nicopompe. Un jour pourrait a peine suffire à qui voudrait rapporter tout ce qui a été dit ou pensé sur ce sujet. Quel est en effet le philosophe qui n'ait pris parti pour l'une ou pour l'autre espèce de gouvernement ? Pour moi, Nicopompe, je suis de votre avis, et j'avoue que les sujets sont beaucoup plus heureux dans le gouvernement d'un seul ; examinons seulement ce qui est plus avantageux, ou d'être assujetti à la domination d'une même race, ou d'avoir la liberté de choisir celui qui a les qualités essentielles pour gouverner. En supposant cette liberté, ceux qui sont issus du sang des rois, cherchent à se distinguer par d'heureuses qualités, prévenus qu'ils ne doivent attendre la couronne de leurs prédécesseurs qu'après qu'ils se sont élevés au même degré de vertu. Un roi plein de reconnaissance pour un peuple à qui il sait devoir toute son autorité, s'en servira avec plus de modération ; celui au contraire qui sent que ses sujets lui sont soumis par le droit de la nature, n'a plus les mêmes ménagements, et sans aucun retour pour un respect et un attachement, qu'il regarde sur le pied de devoir, il punit sévèrement qui ose s'en éloigner en la moindre chose. Que si les destins, par caprice, mettent sur le trône un enfant ou un imbécile, quelle triste situation pour un état ! la mauvaise disposition des sujets, ne leur permet pas d'attendre avec soumission que ce roi devient plus grand, et par le mépris qu'ils font d'un âge si peu avancé, et dont ils ne voient rien à craindre, ils inondent le royaume de maux, qu'une longue suite d'années plus heureuses a peine à réparer. Chacun veut régner, le peuple en devient la victime, et est d'autant plus à plaindre, que mal traité par de simples sujets, il n'a pas au moins la consolation de reconnaître dans ceux, qui le font souffrir, un titre qui semble autoriser leur tyrannie. Confierait-on la conduite d'un vaisseau à un enfant qui n'aurait point d'expérience, parce que son père habile pilote en aurait été chargé ? On craindrait avec raison que le fils ne fit périr ceux que le père aurait conservés et dans les fameuses écoles de la philosophie n'est-ce pas la sagesse plutôt que le sang qui donne un successeur ? Pourquoi donc remettre à des enfants une autorité dont ils sont incapables de se servir ? Pourquoi leur donner une charge si fort au- dessus de leurs forces ? L'art de régner est un art unique, il est rempli de préceptes dont l'application bonne ou mauvaise fait le bien ou le mal d'un état. La même loi qui soumet la couronne aux droits du sang, est pour l'ordinaire la source de tous les malheurs qui accablent un royaume. J'aurais tort de m'élever contre cet usage, si les villes, si les sujets n'étaient faits que pour les souverains ; le prince serait en droit de détruire, de sacrifier ce qui lui appartiendrait d'une manière si absolue ; et les peuples auraient à subir en patience les peines différentes auxquelles la destinée les aurait assujettis : mais si ce titre n'a été établi, comme personne ne peut en disconvenir, que pour la sûreté des peuples et la tranquillité des états, je suis surpris que nos pères n'aient point pris de justes mesures, pour empêcher que ce, qui doit dans son origine détourner le mal, ne devienne peut-être l'occasion des plus grands malheurs : mais c'est à vous, sage Dunalbe, à continuer ce discours, ce que vous pratiquez dans vos sacrées assemblées, semble par avance m'assurer votre suffrage. Dunalbe qui se faisait une peine de contredire personne, surtout en public, se vit pourtant comme contraint ou d'approuver ce que Licogène venait d'avancer, ou de soutenir le parti contraire. Les conviés, et principalement Nicopompe avaient les yeux attachés sur lui, et paraissaient attendre avec impatience sa réponse. Dunalbe témoigna d'abord par un mouvement de tête qu'il n'était point du sentiment de Licogène mais jugeant par le silence qui régna qu'on exigeait quelque chose de plus il prit ainsi la parole : Je ne doute pas, Licogène, que l'esprit n'ait plus de part de discours que le coeur ; si ce n'est peut-être que par déférence pour un ordre sacré, vous ne le regardiez comme le modèle à suivre pour les autres formes de gouvernement, mais ne confondons point l'autorité des grands sacrificateurs avec celle des rois. Il y a de la différence entre l'une et l'autre ; la vertu de chasteté que nous faisons voeu de pratiquer, nous ôte occasion de laisser des successeurs ; que de fonctions d'ailleurs dans le service des Dieux, que leurs ministres doivent faire par eux-mêmes ! si cette dignité tombait en partage par droit de succession à un enfant, que deviendraient les autels et les temples ? Qui ferait le service des Dieux, puisque les hommes mêmes qui ne sont pas initiés aux sacrés mystères, n'osent l'entreprendre ? N'avons-nous pas encore pour maxime de ne nous point attacher aux richesses, ni aux autres soins de la vie, mais de regarder les cieux comme notre patrie et de nous servir des présents qu'on nous fait tous les jours comme de biens qui appartiennent aux Dieux, notre famille et notre postérité ? Si ce titre de grand prêtre se perpétuait dans une même race, croyez-vous que celui qui en serait honoré, en rapportât aux Dieux tout l'honneur ? Qu'il y aurait à craindre qu'il ne les oubliât, ou du moins que les rois et les peuples ne souffrissent avec peine une si haute élévation ! Les princes s'y soumettent sans envie, sans crainte de s'abaisser, parce qu'en effet ce n'est ni le sang, ni l'homme qu'ils considèrent, c'est uniquement la sainteté d'un état si relevé. A l'égard des empires civils où la force et les richesses se trouvent réunis, et qui n'ont été établis que pour maintenir la paix parmi les bons, et réprimer l'insolence des méchants, il y a plusieurs raisons qui y autorisent ce droit de succession ; une des principales, est que ce droit légitime désarme les grands, qui dans l'espérance de régner, oseraient peut-être porter leurs mains homicides jusques sur la personne des rois. Supposons pour un moment que ces nations naturellement fières et entreprenantes où le royaume est héréditaire abandonnent leurs anciennes coutumes, pour suivre celles des royaumes électifs ; de quoi ne seraient pas capables les premiers d'un état, eux qui ne se soumettent qu'à regret à l'autorité d'un prince à qui la naissance et le sang ont assuré le droit de commander. Flattés de l'espérance de porter eux-mêmes un jour la couronne, considérant que le roi, avant son élévation, n'était que leur égal, et que ses enfants n'en seraient pas plus élevés après sa mort, ils ont moins d'égards pour une personne revêtue d'une dignité passagère : mais, quand par le nombre des années, le droit de régner est affermi dans une même race, les premiers rois revivent, pour ainsi dire, dans leur postérité. Chacun, sans se plaindre de son sort, donne par avance sa voix pour un enfant qui naît au milieu de la pourpre; on s'assujettit volontiers à celui qui était destiné pour l'empire, même avant que de naître. D'ailleurs nous voyons que les sentiments sont ordinairement plus relevés dans un enfant qui doit monter sur le trône, soit que ces heureuses dispositions viennent de la nature, ou des premières impressions qu'on lui donne, ou enfin d'une protection particulière des yeux. Accoutumé de bonne heure aux honneurs, il n'y est presque plus sensible et ne songe qu'à soutenir un titre qu'on ne peut ni haïr, ni mépriser dans sa personne. Il a un caractère plus doux, des manières plus insinuantes, et une familiarité d'autant plus grande avec ceux de sa Cour, qu'elle ne peut tirer à conséquence. Les favoris n'en abusent point ayant incessamment devant les yeux, ce que le prince a toujours été, à leur égard ; cette idée ne peut que lui attirer un vrai respect et de justes attentions. On trouve encore dans ces jeunes souverains plus de grandeur d'âme ; et prévenus que le royaume qu'ils possèdent deviendra un jour l'héritage de leurs enfants, ils en ménagent les droits dès l'instant qu'ils commencent à en jouir, au lieu que celui qui est élevé par suffrage à cet honneur, n'oublie pas la condition de sujet dont il a été tiré, dans laquelle peut encore retomber sa postérité. Il retire une partie des soins qu'il ne devrait qu'à l'état, et les emploie pour un fils, ou pour ceux qui peuvent conférer la couronne. Il arrive encore que pour flatter la vanité de sa maison, et y laisser des preuves qu'elle a été honorée du titre de souverain, il y fait passer des richesses immenses ; il lui sacrifie même une part des ornements publics. Enfin tous ces biens, destinés d'abord pour la splendeur et l'utilité d'un état, se trouvent, par une erreur funeste, confondus dans des maisons de particuliers, pour les élever au-dessus des autres. Ce n'est pas seulement par la mauvaise administration de ces rois que l'état se trouve réduit aux dernières extrémités; il l'est encore par la licence effrénée des grands, dont les fautes demeurent presque toujours impunies; c'est même dans cette clémence affectée que croît davantage l'injuste politique des souverains qui ne le font que par élection. Ils croient engager ceux à qui ils ont pardonné à conserver, du moins la reconnaissance, la couronne dans leur maison, leur faisant encore pour ce sujet des libéralités excessives. Vantez maintenant la prudence de ces états qui font passer le sceptre et la couronne d'une famille à une autre pour les agrandir aux dépens du public. Quel tort ne se sont pas fait les Aquiliens, en suivant cet usage ! celui entre autres qui a fait ces ordonnances qu'on appelle dorées, à quel prix acheta-t-il les suffrages pour son fils ! ne pouvant pas, pour le malheur de l'état, satisfaire dans la suite à ceux avec qui il s'était engagé, il se vit obligé de leur abandonner les tributs que lui payait le public. Ils ne manquèrent point l'occasion, et profitant de l'incapacité et du peu de soin de quelques-uns, qui succédèrent à l'empire, ils convertirent en possession héréditaire ce qu'ils n'avaient d'abord occupé que sous le titre d'engagement. D'ailleurs un prince peut former des projets qui, semblables à ces fruits dont la bonté consiste à être cueillis à propos, ne peuvent pareillement être exécutés que dans un temps marqué. C'est souvent par cette sage prévoyance qu'un état se maintient. Cependant qu'arrive-t-il dans ces royaumes électifs ? Qu'un successeur rejette des desseins médités depuis longtemps, et qui auront peut-être coûté des sommes immenses à leur auteur ; dépense d'autant plus à regretter, que celui qui l'a fait n'en a point le profit ; il a travaillé non pour un fils, non pour un ami, mais pour des étrangers, pour des personnes quelques-fois mal intentionnées. Pourquoi, dira un roi attentif à ses intérêts particuliers, établirais-je pour de pareils successeurs des fondements de sûreté, de plaisirs et de richesses, par des pertes continuelles, des dépenses extraordinaires, beaucoup mieux employées pour l'avantage de ceux qui m'appartiennent ? Supposons même qu'un roi, par le motif du bien public, aura entrepris quelque grand dessein ; n'est-il pas à craindre que ses successeurs, par jalousie, ne le fassent échouer, et ne le rejettent. Toutes ses idées, quelque utiles qu'elles soient, parce que privés de l'honneur de les avoir conçues, ils seraient uniquement chargés de la défense de l'exécution? Cette raison, pour le malheur des sujets, détourne souvent les princes électifs des hautes entreprises. Mais ces inconvénients ne sont rien en comparaison de ceux qui se rencontrent dans l'élection même. Parmi ces nations qui, avec un sang plus bouillant, ont une ambition démesurée, les assemblées s'y font elles en voix? Sont-elles exemptes de brigues et de violences ? Ceux qui se regardent comme égaux pour les richesses, pour la naissance, pour le courage, ne peuvent se céder les uns aux autres, ni régner tous ensemble Qu'arrive-t-il enfin, quand les voix se trouvant partagées entre deux concurrents, ils montent tous deux sur le trône? Quel est celui qu'on en doit chasser ? Quel trouble dans un état ! que de longues et sanglantes guerres ! outre qu'un peuple qui aura élu un roi avec les formalités ordinaires, ne s'embarassera pas de le déposséder ; et sans en chercher des exemples dans l'antiquité, ne l'avous nous pas vu de nos jours dans Aquilius ? Après avoir obtenu deux couronnes par deux assemblées différentes, il se vit obligé d'abandonner l'une et l'autre par l'inconstance de ceux qui les lui avaient conférées. On nia qu'il eût été bien élu ; il se trouva réduit à les redemander par le fer, le sang et le ravage de tout le pays ; l'une à Perenhile qui la prétendait, l'autre à Deresic qui l'avait usurpée, et qui simple sujet d'Aquilius, l'avait dépouillé de ses états. Ne sont-ce pas là des malheurs plus à craindre encore que ceux d'une première jeunesse des rois ? Je ne nie point que l'enfance d'un prince, qui n'a qu'un esprit médiocre et peu propre pour les affaires n'ait quelquefois des suites funestes : y a-t-il une espèce de gouvernement qu'on puisse dire avantageuse de toute manière ? Mais il est certain que les tempêtes qui se forment de ces derniers nuages, ne sont pas à redouter comme celles qui s'élèvent dans ces assemblées tumultueuses. Est-ce la probité, sont-ce les qualités essentielles pour le gouvernement que l'on y considère ? On s'y laisse entraîner par les brigues secrètes et parce que souvent ceux qui ont le plus de biens et de naissance, n'en sont pas mieux partagés pour les avantages de l'âme (comme si les destins, craignant qu'on n'élevât au rang des Dieux de simples mortels, n'eussent voulu donner qu'un mérite borné, en accordant la plus haute fortune) il arrive aussi pour l'ordinaire que celui dont le peuple fait choix, n'en est pas pour cela le plus digne, quoique le plus puissant et le plus heureux. Deux titres souvent séparés du véritable art de régner : celui-ci s'assure les suffrages, ou en les achetant, ou en intimidant ceux qui ont droit de les donner ; celui-là dans sa lâcheté même trouve un moyen sûr de parvenir au trône, ceux qui lui donnent leurs voix se flattant de régner dans sa personne. Mais supposons dans ceux qui ont le droit d'élire, assez d'intégrité pour ne considérer que le mérite dans ceux qui peuvent aspirer au titre de souverain, assez d'honneur et de probité, pour ne rechercher cette dignité que par des voies légitimes ; ajoutons y le consentement universel d'un peuple qui se soumet volontiers à celui qui aura été élu de la sorte, et enfin assez de force et de vertu dans ce nouveau roi, pour conserver au milieu des appâts d'une nouvelle fortune les heureuses qualités qui lui ont fait donner la préférence ; je conviendrai que ce peuple doit être regardé comme un peuple chéri des Dieux : mais avouons-le, c'est là ce bonheur chimérique dont on ne peut se flatter. La malice des hommes et l'expérience ne le font que trop voir. Concluons donc que les nations les plus sages font celles qui se sont assujetties à une même race, qu'elles en tirent plus d'éclat, et qu'elles vivent avec plus de tranquillité. [1,19] Licogène s'était flatté d'avoir Dunalbe dans son parti. Il sentit le contre coup de ce que ce ministre des Dieux venait d'avancer mais craignant de rien laisser échapper de ses sentiments les plus secrets il fit succéder des propos amusants, ce qu'il entendait parfaitement, à la gravité d'une matière si sérieuse. Eurimède, qui souffrait avec impatience qu'on agitât une question si délicate, se livra plus volontiers à cette nouvelle conversation, tandis que les autres conviés achevaient de faire leurs réflexions sur Peranhyile et Déréfic, dont Dunalbe venait de développer l'ingratitude et l'insolence. Plusieurs prenaient plaisir à raconter les révolutions de ces pays éloignés, les autres en écoutaient le récit avec attention. Quand Arsidas, qui vit que le repas était déjà avancé, sortit sans qu'on s'en aperçut pour se rendre auprès d'Argénis. Il la prévint en peu de mots, sur la vivacité et le manque de respect de Licogène ; la princesse ne put s'empêcher de donner quelques plaintes au malheur de la Sicile, et après avoir remis à Arsidas une lettre pour Poliarque, où elle lui marquait ce qu'il avait à faire, elle lui dit quelque chose des mesures que devait prendre cet amant infortuné pour sortir de la Sicile ; comment il devait s'embarquer, le chemin qu'il devait suivre ; elle lui découvrit une partie de son secret. Enfin, dit-elle, Arsidas, c'est dans vous-même, c'est auprès des Dieux que vous trouverez la récompense du service que vous allez rendre à Poliarque, en le retirant des mains de ses ennemis, il sera peut- être un jour plus heureux, et en état de reconnaître votre fidélité; mais quand vous n'auriez rien à espérer de ce côté, soyez sûr que je m'oublierai jamais un pareil bienfait. Arsidas s'engagea d'exécuter ponctuellement les ordres de la prinee et ne voulut point partir qu'il n'eut vu Arcombrote. Après s'être acquitté de ce devoir, il se rendit chez Timoclée, il la trouva occupée à recevoir les excuses des paysans sur le trouble qu'ils avaient causé le jour précédent dans sa maison. Cette dame considérant qu'elle était en faute et que le hasard seul l'avait en quelque façon justifiée, leur fit un bon accueil, cherchant à gagner par toutes sortes d'honnêtetés des personnes dont elle pouvait avoir besoin. Arsidas lui parla aussi avec beaucoup de ménagement. Quand il les crut éloignés de la maison, il descendit vers le commencement de la nuit dans le lieu souterrain. Poliarque, livré à tout son chagrin, ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'il s'écria : "voulez-vous, Arsidas, m'ensevelir tout vivant, ah ! délivrez-moi de ces ténèbres ; que je tombe plûcôt dans les mains de mes ennemis que de traîner ici plus longtemps une vie si languissante". Arsidas sûr du plaisir qu'il allait lui procurer, n'interrompit ses plaintes que par la lettre d'Argénis. Il lui en fit remarquer le cachet ; a cette vue Poliarque ne fut plus le maître de modérer ses transports : "eh bien", dit-il, "comment se porte-t-elle ? Je ne suis donc point effacé de sa mémoire", il n'osa en prononcer le nom, Timoclée étant présente. Ayant rompu le cachet, il s'éloigna pour lire la lettre, de crainte que son émotion ne trahit son secret. Après en avoir fait la lecture, il prit Arsidas en particulier et lui demanda, s'il pouvait hasarder sous cette fausse barbe et sous cet habit inconnu, d'aller trouver Argénis ou s'il était plus à propos de passer incontinent à Messine. Arsidas eut incliné pour ce dernier parti comme le plus sûr, mais était-ce un conseil à donner à ce tendre amant ? Poliarque n'aurait pu s'y résoudre, cet ami s'en aperçût et lui conseilla de voir auparavant Argénis. Il lui dit qu'il lui serait facile d'entrer le lendemain dans le temple, qui devait être ouvert pour tout le monde, qu'Argénis, selon la coutume, se trouverait auprès de l'autel, où même les derniers du peuple avaient la liberté de présenter leurs prières. La chose ainsi arrêtée, ils rejoignirent Timoclée, et sans lui rien dire du dessein que Poliarque avait de se rendre au temple, ils la prévinrent qu'il partirait le lendemain au point du jour, pour s'embarquer dans un vaisseau qui devait le porter en Italie. Poliarque ajouta qu'il conserverait toujours une parfaite reconnaissance du service qu'elle lui avait rendu ; qu'il lui avait obligation de la vie. Cette dame ne lui répondit que par un torrent de larmes dont elle accompagna les voeux secrets qu'elle formait pour cet illustre malheureux. Elle ne regardait plus Poliarque comme une personne ordinaire et que le hasard avait conduit chez elle, elle sentit en ce moment toute la tendresse et l'inquiétude d'une mère, qui est sur le point de perdre un fils, qu'elle chérit tendrement. Le service qu'elle avait rendu à Poliarque, était pour elle une raison de l'aimer davantage ; elle était dans une continuelle appréhension qu'il ne fût dans la suite exposé à des malheurs plus cruels encore, voulant enfin lui laisser prendre quelque repos, elle se retira les yeux baignés de larmes. Ayant passé une partie de la nuit à implorer pour lui le secours des Dieux, elle vint de grand matin avec Arsidas le rejoindre, et leur présenta un déjeuner à la manière des Grecs, qu'ils acceptèrent plutôt par précaution que par besoin. Elle laissa enfin partir Poliarque et Gélanore. Gélanore alla du côté de Messine, Arsidas, qui en était gouverneur et qui y faisait sa résidence ordinaire, le chargea d'une lettre pour sa femme où il lui marquait qu'elle eût soin de faire tenir prêt un vaisseau pour aller en Italie ; qu'il avait affaire à Reggio, et qu'elle eût des égards pour celui qui lui présenterait sa lettre. Gélanore parti, Poliarque détourna seul dans un chemin où Arsidas à cheval l'eut bientôt devancé. Pour lui, caché sous un mauvais habit, il marchait tenant un long bâton, et de crainte que la blancheur de ses mains ne fit soupçonner quelque chose, il avait eu la précaution de se les frotter d'un peu de suie. [1,20] CHAPITRE XX. 1. Arsidas et Poliarque arrivèrent de bonne heure dans la ville. Le temple de la Déesse était ouvert mais le peuple ne s'était point encore emparé des meilleures places pour voir la cérémonie. Poliarque s'approcha le plus qu'il put de l'autel ; Arsidas durant ce temps alla trouver Argénis, et la prévint de l'arrivée de Poliarque. La Princesse fut saisie de joie, et en même temps d'étonnement du risque où il s'exposait ; et après s'être informée des indices auxquels elle pourrait le reconnaître : ah ! dit-elle, que je crains pour lui, si, lorsque le roi et Licogène viendront au temple, il n'est caché que sous une fausse barbe et sous un mauvais habit, qu'il sera facile de le reconnaître malgré ce déguisement ? Peut-on se flatter que ce moyen innocent réussisse, surtout lorsque la défiance obligera les personnes attachées au roi et ceux du parti de Licogène à faire attention à tout et à examiner de plus près les visages inconnus. Je le ferais bien venir dans le château, mais la sentinelle ne m'en laisse pas la liberté, j'irai plutôt trouver mon père, je lui représenterai que depuis qu'il m'a consacrée à la déesse, on n'a jamais refusé dans cette fête publique d'écouter les prières des plus vils sujets : que, puisqu'il doit bientôt venir au temple avec Licogène, pour y jurer une paix solennelle, il faut prévenir l'embarres que pourrait causer une trop grande affluence de monde : que, s'il le trouve bon, je me rendrai au temple selon la coutume, pour y recevoir les prières du peuple, afin que la cérémonie du sacrifice puisse ensuite se faire sans confusion : C'est là, où sans crainte je verrai Poliarque, notre secret courra moins de risque devant une populace qui n'a pas les mêmes raisons de défiance". Arsidas qui crut ceci le plus sûr, se contenta de dire à la princesse qu'il n'y avait point de temps à perdre. Argénis se rendit sur le champ dans l'appartement du roi, qui, sans percer son intention, lui laissa la liberté de faire ce qu'elle jugerait à propos. Voulant donc avancer l'heure de la cérémonie (car les prêtres de Pallas lui avaient annoncé qu'il n'était encore que deux heures) la princesse arriva au temple accompagnée de quelques gardes et de vierges consacrées au service de la déesse. 2. Voici de quelle manière se célébrait cette fête depuis qu'Argénis y présidait. Les Siciliens s'assemblaient dans la grande place ; ils y tenaient une foire, le roi faisait publier ses édits, et on y prononçait les sentences contre les criminels. Le reste du temps était employé aux choses saintes et aux cérémonies publiques. Chacun venait des bourgs et des villages voisins, les uns pour y vendre leurs grains, les autres pour acheter ce qu'ils ne pouvaient trouver que dans la ville. C'était durant ce temps que le peuple avait le plaisir de voir Argénis. Dans quelque endroit qu'elle allât, elle y paraissait en habit de prêtresse et était accompagnée des prêtres et des augures, à leur suite on conduisait les différentes espèces de victimes. Le neuvième jour, s'il y avait dans les environs quelque temple de Pallas, on y portait l'image de la déesse, qui avait donné occasion à cette fête. Si le temple était trop éloigné, on ôtait avec plusieurs cérémonies le dieu où la déesse du temple le plus proche, afin que son autel servît à Pallas, deux divinités ne pouvant être ensemble l'objet d'une même dévotion. Les portes du temple couvertes de laurier étaient encore ornées de quantité de lumières et de festons. L'image de la déesse, qu'on plaçait sur l'autel, la représentait avec l'air sévère et les armes qui lui conviennent ; elle avait le sourcil foncé, le regard menaçant et un casque qui lui descendait jusques sur la moitié du front; elle inspirait une certaine frayeur, mais qui était tempérée par ce qu'elle avait de doux et d'agréable; elle avait le visage d'une vierge, mais d'une vierge animée. Sa lance était de pur or, et les rayons que jettait de temps en temps ce métal brillant, ont souvent fait croire au peuple que la déesse avait daigné répondre par un mouvement sensible aux voeux qu'on lui adressait. Le peintre avait rassemblé dans son égide toutes les couleurs qui se rencontrent dans les écailles de serpent. On eut dit, à son attitude, qu'elle allait combattre; elle avait le pied gauche levé, et paraissait un peu tournée de côté. Ericthon à ses pieds, sous la figure d'un dragon, formait plusieurs replis au bas de sa lance. A l'égard de la cérémonie, on amenait à l'entrée du temple les victimes qui devraient servir pour le sacrifice, car il n'était pas permis de les égorger dans l'enceinte du lieu sacré, elles étaient ornées de bandelettes et de tout ce qui convenait en pareille occasion, on renversait l'eau lustrale. Argénis paraissait pour lors dans un habit qui avait un parfait rapport à ses deux titres de fille du roi et de grande prêtresse. Elle portait une longue robe d'un ouvrage relevé et qui représentait en broderie une Pallas armée, sortant du cerveau de Jupiter et triomphante de Neptune, lorsqu'elle trouva l'olivier. Six vierges marchaient derrière et en portaient les extrémités. Ses cheveux étaient reliés et arrêtés par un ruban de couleur de pourpre, entrelacé de petites branches d'olivier. Elle avait sur la tête une couronne pareillement d'olivier. Ainsi ornée, elle s'approchait des victimes, et les frappait sur la tête d'une légère massue d'argent ; aussitôt des prêtres, ceints pour cet effet, achevaient de les assommer et après les avoir égorgées, ils consultaient dans leurs entrailles les dieux et les destins. Argénis entrait dans le temple et avec un encensoir d'argent offrait l'encens à Pallas. S'approchant ensuite de l'autel, elle ôtait la couronne qu'elle avait sur la tête, et humblement prosternée la mettait aux pieds de la déesse. On renouvelait dans cette occasion l'encens et les autres parfums. Le peuple, tandis qu'ils brûlaient, achevait cet hymne commencé par les Vierges : 3. "Déesse qui doit ta naissance Au maître suprême des dieux, Et qui, sans éprouver d'enfance, Parus brillante dans les cieux ; Si des plus nobles exercices Tu fais tes premières délices, Tu viens aussi sur nos autels. Qu'on voie à l'envie la jeunesse, Par des chants remplis d'allégresse, Célébrer tes dons immortels. Tu sèmes l'effroi sur la terre, Tu traînes après toi le sort, Et seule arbitre de la guerre, Tu répands l'horreur et la mort. A l'aspect de ton seul égide, Le mortel le plus intrépide Devient un marbre inanimé. La paix est aussi ton ouvrage, L'Olivier en est le présage Au bras du Héros désarmé. Trouvant toujours de nouveaux charmes Dans tes innocentes leçons, Les Vierges exemptes d'alarmes T'adressent les plus tendres sons. Argos, par des jeux a ta gloire, prétend conserver la mémoire D'un honneur qui n'est dû qu'à lui; Athènes devient sa rivale, Sur un titre qui la signale Elle ose fonder son appui. Ces lieux, sous de plus sûrs auspices sauront publier ton pouvoir, Déjà de tes regards propices Ils sentent naître leur espoir ; De nos princes prend la défense, Et ranime par ta présence L'encens dont fument tes autels. Qu'on voie à l'envie la jeunesse Par des chants remplis d'allégresse Célébrer tes dons immortels". 4. On faisait ensuite les prières publiques pour la santé des princes, pour la pureté de l'air et pour les biens de la terre. Chacun en faisait de particulières pour sa famille et pour ses amis. Toutes ces cérémonies achevées, Argénis se plaçait au côté droit de l'autel sur un siège élevé, tenant à la main un rameau, sur lequel on avait jeté l'eau lustrale; il était entouré de bandelettes teintes du sang des victimes : le peuple attribuait a ce rameau quelque vertu, il s'en approchait avec respect pour le baiser ou pour s'en faire toucher. La princesse était environnée de gardes, entre lesquels se trouvait un espace pour deux personnes de front. On prenait cette précaution, de crainte que la multitude ne causât quelque embarras ou que le peu d'attention des assistants ne leur fît commettre quelque irrévérence à l'autel. En s'approchant de la prêtresse on se prosternait à ses pieds et on se retirait en ordre après avoir été touché du rameau. Jusques aux derniers du peuple tous étaient admis à cette dévotion où Pallas avait peut-être moins de part qu'Argénis. 5. Ce même jour qu'Arsidas avait amené Poliarque, le sacrifice devait se faire à Magella, dans un ancien temple de Pallas, et Argénis, sous le prétexte de renvoyer le peuple avant que Méléandre et Licogène s'y rendissent, quoiqu'en effet ceci ne fut que pour voir Poliarque avec moins de risque, était partie de bonne heure du château. Sitôt qu'elle eut frappé les victimes à l'entrée du temple, elle les laissa entre les mains de ceux qui devaient les égorger, et ayant pris l'encensoir, elle s'avança déjà toute saisie vers l'endroit, où Arsidas lui avait dit que Poliarque était placé. A peine l'eut-elle aperçu sous un habit délabré et sous un visage emprunté, que frappée en même temps de colère et de pitié, elle fut si troublée, qu'elle ne songeait déjà plus à l'ordre du sacrifice. Elle gagna cependant l'autel, mais avec peine, et là, les yeux attachés sur l'image de la déesse, elle faisait des plaintes secrètes tandis que le peuple chantait l'hymne de Pallas, elle accusait les dieux et leur demandait, par une espèce de reproche, si c'était là la récompense qu'ils avaient destinée à sa piété et à son innocence : que si plus justes envers elle, ils voulaient lui donner quelque secours, c'était dans cette occasion où elle l'attendait. Grands Dieux, ajouta-t- elle, dans son transport, puisque vous veillez sur les hommes et que le soin de leurs jours vous regarde, pourquoi ne pas récompenser la vertu ? Pourquoi faire sentir les effets de votre colère à Poliarque et à moi ? De quoi sommes nous coupables envers vous ? L'amour de Poliarque est-il un crime ? Non, non ses yeux sont trop purs ; pour moi, vous le savez, je n'eusse jamais souhaité (si les lois de la nature l'eussent permis) que de l'avoir pour frère. Au moins assistez-le dans sa fuite, ou si vous avez résolu de nous frapper, qu'une victime vous suffise, en épargnant sa tête, grands Dieux, faites tomber le coup sur la mienne. Quoi qu'elle fit cette prière avec beaucoup d'action et par un mouvement de tendresse, mille pensées différentes, qui se succédèrent les unes aux autres, l'interrompirent : sa pieté s'intéressait, tantôt pour Poliarque, et tantôt pour elle-même ; elle se sentait vivement animée contre Licogène, son père même, toutes les fois qu'elle y pensait, devenait coupable auprès d'elle, d'avoir condamné Poliarque avec tant de précipitation, mais cherchant à se distraire de cette dernière pensée comme contraire à son devoir, elle avait recours aux Dieux, et effrayée des malheurs qu'elle avait essuyés, et qu'elle avait encore à craindre, elle se contentait pour ses voeux de leur représenter sa triste situation. Elle fut assez maîtresse d'elle-même pour retenir ses larmes ; la bienseance liée à une cérémonie publique y contribua peut-être, peut-être aussi son chagrin était-il trop violent, et sa douleur trop profonde, pour lui laisser cette espèce de soulagement. 6. Poliarque de son côté était livré à mille inquiétudes ; il fallait abandonner un séjour qu'il avait tant de raison d'aimer et prendre la fuite comme criminel de lèse-majesté. Que ce parti convenait peu à sa naissance, à son courage et à sa vertu ! ce qui avait fait ses plus doux plaisirs, devenait le sujet de son plus cruel tourment. Toutes les vertus et les grâces d'Argénis lui revenaient dans l'idée, réduit à s'en priver, il y trouvait un nouveau prix. Ce qui le toucha davantage fut d'être la cause de la douleur qu'il prévoyait qu'elle allait ressentir. Il craignait aussi que le temps et l'absence n'altérassent cette amitié qu'elle lui avait jurée, et qu'il ne se vît obligé quelque jour de haïr ce qu'elle ne pourrait se défendre d'aimer. Tout à coup animé d'un nouveau transport, il veut rentrer dans la Sicile les armes à la main, mais il craint d'offenser la princesse dans sa patrie ou dans son père. Partagé entre ces sentiments de colère et de crainte, il est prêt à tout entreprendre ; puis il s'arrête comme une personne accablée sous le poids de ses malheurs. 7. Durant ces agitations, l'hymne recommencé pour la troisiéme fois, finit. Argénis se mit dans un siège élevé proche de l'autel, présentant le rameau sacré. Sélénisse et quelques-unes de ses dames qui l'avaient accompagnée se tenaient derrière elle. Eurimède et Erismène, deux personnes d'un caractère bien opposé, étaient à ses côtés. La garde formait un double rang jusqu'au milieu du temple et laissait un passage pour aller a l'autel. Eurimède qui s'était aperçu qu'Argénis avait changé plusieurs fois de couleur, se baissa pour lui demander si elle souffrait quelque mal. Argénis profita de cette occasion, qui lui servit de prétexte pour tourner la tête de sou côté, toutes les fois qu'elle sentait augmenter sa douleur. 8. La cérémonie finissait, Poliarque était presque le seul qui ne se fut point présenté mais il n'avait ni le courage, ni la force d'avancer. La princesse saisie de peur, n'ayant plus d'attention que pour cet amant malheureux, l'attendait à l'autel. Quelle témérité! que de risques pour un plaisir qui doit durer si peu ! pour une entrevue où il n'est pas permis de se dire une parole ! ils semblent déjà se repentir d'un dessein, où il y à tout à craindre et qui ne peut que les attendrir ; mais leurs peines et leurs chagrins eussent été au comble, s'ils ne les eussent partagés en ces derniers moments. Poliarque s'approche enfin, tenant à la main son bâton, qui ne lui était pas pour lors inutile, prosterné aux pieds d'Argénis, comme s'il y faisait sa prière, "adieu", dit-il, "ô très chaste prêtresse, souvenez-vous que votre Pallas vous aime toujours, elle va disparaître, pour revenir, si vous le permettez, avec le foudre de son père". Argénis qui, dans l'excès de sa douleur, n'entendit que trop cette menace, n'osa y répondre, mais ses regards languissants en dirent davantage que des paroles recherchées. Poliarque ne se pressait point de se lever, soit que l'idée de ses malheurs lui fit oublier sa discrétion ordinaire, ou qu'il prévît que ses jambes tremblantes ne pourraient le soutenir. Sélénisse craignait déjà les conséquences de ce retardement, quand Eurimède, qui crut que c'était par simplicité que cet homme demeurait longtemps aux pieds de la prêtresse, le frappa rudement au côté, et lui dit de se retirer. Poliarque qui avait toujours été lié d'amitié avec Eurimède ne put attribuer à aucun motif de haine l'affront qu'il venait de recevoir, et songea que les mauvais habits qu'il portait pouvaient excuser celui qui l'avait frappé. Il se releva le plus promptement qu'il lui fut possible, croyant avoir mérité ce léger châtiment mais Argénis, plus sensible à ce coup que Poliarque, était sur le point de commander à Eurimède de s'éloigner de sa présence, elle se retint néanmoins, suivant toujours de vue ce cher amant. Dans le moment elle aperçut à l'entrée du temple Arsidas, qu'elle se douta n'y être venu, que pour prévenir Poliarque sur le chemin qu'il devait prendre. En effet Arsidas, qui était allé faire sa cour au roi, après les compliments sur la paix qu'il venait de conclure, lui avait présenté l'obligation indispensable où il se trouvait de faire un tour en Italie. Ayant obtenu son congé, il était venu sur le champ dans le temple. Le premier qui s'y présenta à sa vue, fut Poliarque qui revenait de l'autel, il le prit en particulier, et l'avertit de sortir par une porte de la ville moins fréquentée, qu'il lui indiqua ; de prendre le chemin de Messine jusqu'à une lieue où il trouverait quelques buissons où il pourrait se tenir caché ; que pour lui, après avoir reçu les ordres de la princesse, il viendrait bientôt la rejoindre. 9. Méléandre cependant envoya dire à Argénis d'achever promptement la première cérémonie, qu'il était déjà tard et qu'il se disposait à aller au temple avec Licogène. Argénis n'était plus capable de donner la moindre attention aux fonctions de prêtresse. Peu à peu elle cédait à la violence d'une douleur qu'elle croyait d'abord que sa constance avait surmontée. Elle fit néanmoins dire au roi que la cérémonie qui regardait le peuple, était achevée, et qu'on commencerait le sacrifice, quand il le jugerait à propos. C'était un spectacle magnifique que de voir tous les seigneurs de la cour et ceux de la suite de Licogène rassemblés. Plusieurs s'étaient rendus au château pour les accompagner au temple : Licogène par devoir attendait dans l'appartement du roi, il s'y entretenait de choses indifférentes. Quand l'heure de partir fut venue, Méléandre couvert du manteau de pourpre et tenant les marques du souverain, s'avança au milieu de ses gardes ; devant lui marchaient Licogène et Arcombrote, qui avait eu ordre de se tenir toujours à ses côtés. Ils étaient précédés des principaux magistrats et des seigneurs les plus distingués ; la noblesse était à la tête. Le peuple, avide de ces sortes de spectacles, y avait accouru en si grande affluence, qu'à peine les gardes purent-ils l'écarter. Tout le monde avait les yeux attachés sur Méléandre, qui, avec le titre de souverain avait toute la majesté et qui malgré le nombre des années, avait conservé cet air doux et gracieux, l'effet ordinaire de la tranquillité d'un coeur qui n'a rien à se reprocher. Sa présence faisait impression non seulement sur ceux qui lui étaient demeurés fidèles mais aussi sur une partie de ses ennemis, au point qu'on eût dit, à leur contenance triste s'être plutôt oubliés que révoltés. Il eut la satisfaction de voir dans cette journée presque tous ses sujets réunis sur la douleur ou sur la honte de lui voir une paix si désavantageuse. Quoi, disaient les uns le roi prêtera serment à son tour à Licogène ? Il fera un traité avec son sujet, et cela publiquement, en présence de tout un peuple, pour le rendre plus solennel ? Agirait-il autrement, après une juste guerre, avec un prince étranger, ou avec un ennemi d'égale autorité ? Ceux qui regardaient la chose en politiques ne pouvaient s'imaginer que ce jour dût procurer une paix solide, ils en entrevoyaient déjà les funestes suites, disant qu'un traité fait entre un roi et un sujet, ne pouvait subsister, et que les princes avaient coutume de retirer par la force, ce qu'on obtenait d'eux par la violence. Qu'on devait s'attendre à voir Méléandre, les armes à la main, se venger de l'attentat de Licogène, ou à le voir tout à fait opprimé sous les efforts de ce rebelle, s'il paraissait insensible à cette première injure. 10. Un vieillard élevé à la cour et qui en connaissait parfaitement tous les détours, interrogé par un de ses amis s'il avait jamais remarqué dans Méléandre un air plus doux et plus affable, répondit assez haut pour être entendu du roi, "je le trouverais plus doux encore, si par cette clémence hors de saison, il n'était devenu cruel envers lui-même". Méléandre, attentif à ce mot avancé par un sujet fidéle, occupé d'ailleurs de ce que Licogène, en dînant la veille chez Eurimède, avait dit sur les différentes formes de gouvernement, ne prit point garde à une pierre qui se trouva à ses pieds et fit un faux pas. Pour éviter une chute entière, il porta la main à terre ; ceux qui s'en aperçurent les premiers jetèrent un cri, les seigneurs les plus proches lui aidèrent à se relever ; les plus éloignés, ignorant de quoi il s'agissait, témoignèrent plus d'émotion, jusqu'à ce qu'on sut que ce n'était qu'une chute légère : le roi lui-même sourit à cet accident et dit qu'il devoir savoir gré à la terre, qui voulant reconnaître son prince, et ne pouvant s'élever jusqu'à lui, l'avait fait approcher d'elle, pour lui donner une preuve de sa fidélité ; chacun cependant en tira un bon ou mauvais augure selon les préventions dont il était frappé. Car quel présage, dirent quelques-uns, le roi tombe aux pieds de Licogène, il y tombe comme une victime, quand Licogène est prêt de lui porter le coup ! que cette chute a été prompte ! 11. Tandis que chacun s'abandonnait à ces réflexions, ceux qui conduisaient la marche se trouvaient déjà dans l'enceinte du temple, où étaient les victimes couronnées. Les prêtres y attendaient, pour faire leurs fonctions qu'Argenis eût commencé les prières et invoqué les Dieux pour le sacrifice : mais la douleur de la princesse ne faisant qu'augmenter, elle se retira dans l'endroit le plus secret du temple, et commanda aux vierges qui l'avaient accompagnée de s'éloigner. Livrée pour lors à tout son chagrin, "eh bien !" dit-elle, "infortunée Argénis, cause innocente des malheurs de Poliarque, étais-tu réservée pour le cruel supplice de voir enfin ce cher amant abandonner cette île, et Licogène triompher? Tu le vois, toi, qui est issue du sang royal ; toi qui dois un jour monter sur le trône, tu le vois et tu peux le souffrir? Ton rang ne doit-il pas faire ici la sûreté de Poliarque, tu es son épouse pourquoi prend-il seul la fuite ? Il ne te reste plus que d'être la médiatrice entre le roi et Licogène d'une paix, ô Dieux, qu'ils ne peuvent conclure, qu'en immolant ce que tu as de plus cher. Oseras-tu maintenant, je ne dis pas envisager cet amant fidèle, mais seulement penser ? Pourras-tu te retracer l'idée de ses vertus, te rappeler sa présence et son entretien ? Un reste de pitié envers un père, envers la patrie semble te retenir. Vains retours d'un coeur trop crédule, de quelle impiété serais-je donc coupable envers mon père ? J'éviterai de commettre un crime, dont les suites ne peuvent que lui être funestes. Quels intérêts d'état doit encore ménager celle qui a pris le parti de mourir ? Le bien et l'avantage d'un royaume ne dépendent pas toujours d'une crainte mal fondée, peut-être même un coup hardi réparera-t-il les fautes que mon père a saites que par un excès de bonté. Que dois-je faire ? Le danger presse, il accablera celle qui n'aura pas eu la force de le prévenir. Je vois déjà le roi, j'aperçois Licogène, on m'appelle pour le sacrifice, si je refuse d'y faire mes fonctions, quelles raisons en apporter, et que répondre publiquement à mon père?" 12. Ce n'était plus la tristesse, mais le désespoir qui la faisait agir, elle portait des côtés et d'autres des regards fiers et menaçants et, se rappelant les dernières paroles de Poliarque prosterné à ses pieds que sa Pallas quittait ces lieux, mais qu'elle y reviendrait armée du foule de son père. "Ah !", dit-elle, "ma Pallas n'est plus ici, quelles fonctions puis-je y faire ? Ce temple est sans divinité, les prières n'y peuvent être que profanes. Le parti, qui me reste, est de dire dans des transports affectés d'une fureur prophétique que Pallas défend qu'on lui offre davantage ces sortes de sacrifices ; par ce moyen j'évite de conclure cette paix odieuse, et je me donne le temps nécessaire pour d'autres mesures mieux concertées. Elle avait l'imagination vive et songea à préparer une espèce de menace ; elle ne doutait point que son visage et ses yeux animés par l'extrême douleur, que lui causait le départ de Poliarque, ne servissent à son dessein. Elle était occupée de ces pensées, quant on vint lui dire qu'on n'attendait qu'elle pour offrir les victimes, que le roi était arrivé,et que le heraut avait déjà imposé silence. Argénis plus tranquille, après l'idée qui lui était venue, fit réponse qu'elle était prête, et composa sur le champ on esprit et sa démarche sur ce qu'elle avait à dire. Le roi et Licogène tenaient la victime et les seigneurs, qui les avaient accompagnés, cachaient sous un même silence leurs différents sentiments. Le peuple occupait une partie des rangs et à peine les soldats, qu'on avait placés pour maintenir l'ordre, avaient-ils pu défendre l'entrée du temple. Quelle surprise ! Argénis paraît mais arec des yeux égarés et les cheveux épars. Elle chancelle à chaque pas, son air, ses attitudes sont d'une prêtresse agitée, qui semble avoir longtemps combattu des émotions auxquelles elle n'etait point accoutumée. Méléandre le premier est saisi de frayeur, il ignore quel accident subit, quel Dieu ou quelles furies causent ces violents transports. Argénis, ayant plusieurs fois tourné les yeux dans la tête d'une manière épouvantable, fit cette menace, non dans les règles de la poésie, le temps ne lui en avait pas laissé la liberté, mais dans un style qui paraissait plutôt venir des Dieux que des hommes, et que Nicopompe, en changeant peu de choses, rendit en ces vers : "Pallas quitte ces lieux! Quels foudres ! Quels éclairs ! Tu vois son char en feu s'envoler dans les airs ! Nous l'avons offensée et sa juste colère qui fait chercher ailleurs un encens plus sincère. De quel sang désormais seront teints ses autels? Mais quel trouble m'agite ! éloignez-vous, mortels ... Déesse auprès de vous du moins, pour ma défense j'ai mes pleurs, mes soupirs, mes voeux, mon innocence. Toujours prête à vous suivre, enlevez de ces lieux Celle qui, vous perdant, n'y connaît plus les Dieux. Je vois déjà briller la lance redoutable, J'aperçois s'agiter l'Égide formidable Déesse, suspendez un trop juste courroux, Si vous voulez frapper, qui peut parer vos coups? Je tremble, je frémis ... pour nous réduire en poudre Jupiter à Pallas a confié la foudre. Je l'entends, elle éclate, ah! coupables mortels N'espérez plus d'asile auprès de ces autels, Pour effacer l'affront du dernier de vos crimes elle y saura frapper ses premières victimes. 14. Elle accompagna ces paroles de tous les mouvements d'une prêtresse saisie de l'enthousiasme de son Dieu, s'abandonnant ensuite à des cris violents, elle parut troublée d'une nouvelle fureur. Tout le monde effrayé avait les yeux attachés sur elle, et Méléandre plus inquiet ne s'occupait que de ce que la fille venait de prononcer en forme d'oracle, que Pallas avait été contrainte de sortir de ces lieux, qu'elle ne les avait quittés qu'après avoir fait plusieurs menaces, qu'il fallait qu'on eut commis un grand crime ; moins il comprenait le sens de ces paroles, plus sa crainte augmentait : mais Argénis, comme revenue de l'esprit qui l'avait agitée, quitta les ornements de prêtresse, s'approcha de son père et demanda en grâce de lui ôter cette fonction, lui dit qu'elle avait honte de pareils transports et qu'elle ne pourrait plus sitôt reparaître devant le peuple. Le roi déjà saisi par tant de présages sinistres, craignit encore que Licogène ne formât quelques soupçons, et ne regardât une émotion si subite comme une feinte préparée pour ne pas conclure paix. La princesse se retira, et conduite par la garde, se rendit au château. Arsidas, qui sous le prétexte du devoir, ne l'avait point quittée, sortit du palais avec des lettres pour Poliarque. 15. Il s'éleva un murmure parmi le peuple épouvanté, chacun disait hautement son sentiment ; les uns que cette paix n'était point approuvée de la Déesse, les autres que ce prodige n'annonçait que des malheurs à la Sicile. Quelques-uns voulaient que les prêtres achevassent le sacrifice pour apaiser la Déesse irritée. Ceux qu'on consultait le moins étaient ceux qui parlaient davantage mais tout le monde d'une voix unanime demandait celui qui devait suppléer aux fonctions de la prêtresse ; car les Siciliens qui, par rapport à leur origine, avaient retenu plusieurs coutumes des Grecs, étaient aussi trop proches voisins de l'Italie pour n'en pas suivre quelques usages. Ils observaient entre autres la cérémonie des prêtres qu'on nommait Feciales. Qu'importe, dit Méléandre, qui voulait apaiser ce murmure, que ce soit Pallas ou Jupiter qui confirme une paix faite de bonne foi ? Il fit approcher un de ces prêtres, qui vêtu d'une longue robe, commença les imprécations contre ceux qui rompraient le traité. La victime immolée, on en présenta les entrailles au roi et à Licogène; après cette cérémonie, ils entrèrent dans le temple et la main sur l'autel, ils se jurèrent derechef une paix mutuelle. Ils retournèrent ensuite au palais, dans le même ordre qu'ils en étaient partis mais peuple n'osait encore applaudir et la sincérité eut peu de part aux compliments que le roi reçut dans cette occasion. Méléandre cependant dissimulant le chagrin, affectant même un air plus serein qu'a l'ordinaire, donna ce même soir un repas magnifique, qui fut suivi de ptusieurs jeux et de la comédie: on n'y représenta rien que d'amusant, réservant pour d'autres circonstances des pièces plus graves et plus sérieuses. Les seigneurs attachés au roi avaient prévenus de vivre en bonne intelligence avec ceux qui avaient accompagné Licogène. Ils mangèrent ensemble durant plusieurs jours, ce qui ne servit pas à leur faire prendre de part et d'autre des mesures plus secrètes. Argénis, qui sous le prétexte d'une indisposition, était demeurée au lit pendant tout ce temps, parut en public, après avoir reçu des lettres d'Arsidas, qui lui marquaient que Poliarque et lui, étaient heureusement arrivés en Italie.