[1,11] Poliarque de son côté était livré à mille inquiétudes, qui augmentèrent encore sur un bruit extraordinaire, qui se fit entendre jusques dans les lieux souterrains où il était caché. Gélanore, après avoir quitté Arsidas, s'était rendu chez Timoclée, où en arrivant il répandit des larmes sur la mort supposée de son maître. Timoclée prévenue s'informait, devant une partie de ses domestiques, quel genre de mort avait enfin terminé ses jours mais Gélanore n'était point embarrassé de répondre à une personne aussi instruite que lui-même. Arcombrote de son côté affecta un air triste et parut vivement touché de cette perte. Dans ce moment on vint avertir Timoclée de l'arrivée d'Arsidas, elle alla au-devant de lui. Arsidas s'excusa de la liberté qu'il avait prise et dit que se flattant d'être honore de son amitié, il s'était volontiers détourné de son chemin. Timoclée après avoir répondu à ce compliment, le conduisit dans une salle où était Arcombrote : Arsidas le salua comme un étranger. C'était l'heure du dîner, qui fut servi avec toute la délicatesse et la propreté des Siciliens, qui l'emportaient de beaucoup sur les Grecs. Quand on eut desservi et que les domestiques se furent retirés, Timoclée se voyant seule avec Arcombrote et Arsidas "je sais", dit-elle, "Arsidas, que vous n'êtes venu ici que par le tendre motif de l'amitié. Vous aimez Poliarque, quoique malheureux, vous le cherchez ; il est ici, Gélanore a dû vous en informer, nous ignorons ce qui cause son malheur i mais c'est devant lui que nous comptons apprendre ces funestes circonstances". "Hélas !" reprit Arsidas, "que les Dieux soient favorables â Poliarque, qu'ils en prennent la défense ; qu'ils tiennent toujours mystérieuse cette retraite qu'ils ont eux-mêmes facilitée. Les siècles à venir, Madame, rendront justice à votre générosité. Si cette demeure est fidèle à celui, qui lui à confié son destin, si elle conserve ce précieux dépôt, pour le rendre enfin au jour, quand l'orage sera passé, elle sera regardée comme l'heureuse contrée qui servit d'asile à Saturne ; si Poliarque y périt malheureusement, ah ! Timoclée, cette maison devient à l'instant un objet d'horreur". 2. Le flambeau allumé, Timoclée conduisit Arsidas et Arcombrote. Ils n'étaient pas fort avancés dans le caveau, quand ils aperçurent Poliarque, qui au premier bruit qu'il avait entendu et à l'éclat de la lumière s'approcha. Il salua Arcombrote et Timoclée, et ayant entrevu Arsidas, il courut l'embrasser. Il rendit justice à la fidélité de son ami et lui demanda s'il reconnaissait Poliarque, en le voyant chargé d'un crime et enseveli dans les ténèbres. "C'est cette dame", lui dit-il, en lui montrant Timoclée, "qui me procure cet asile, s'il a quelque chose de honteux, ce n'est point à elle qu'on le doit imputer ; mais s'il est utile à la conservation de mes jours, c'est à elle seule que j'en serai redevable". Poliarque fit un nouvel effort pour cacher une partie de son ressentiment. "Eh bien !" dit-il, "Arsidas, quel est donc le crime qui me range au nombre des proscrits ? Méléandre, ce prince auparavant si pacifique, serait-il devenu un Cercyon ou un Busiris ? Observez-vous ici, vous autres Siciliens, la barbare coutume usitée dans la Tauride ? Avez-vous, comme ces peuples, une Diane à apaiser par le sang d'un étranger ?" 3. Arsidas, après avoir donné quelques plaintes aux malheureuses conjonctures où le roi se trouvait, représenta à Poliarque que les députés de Licogène étaient venus dans le camp demander justice d'une manière à faire croire qu'ils sauraient se la faire, si on refusait de les écouter : que plusieurs de ceux qui composaient le conseil, ennemis les plus dangereux du prince et de l'état, avaient parlé avec tant d'animosité que le roi n'étant plus le maître de conserver les jours d'une personne, qui lui était si chère, avait enfin permis qu'on allumât les feux publics, afin de prévenir sa fuite. Ce detail ranimait la colère de Poliarque, il changeait d'attitude et de couleur, comme une personne vivement frappée, il était toujours sur le point de prendre la parole. Quand Arsidas eût rendu compte de ce qu'il savait, "ah Timoclée", dit Poliarque, en lui prenant la main, "si je m'adresse à vous ce n'est pas que je ne croie les Dieux ici présents, mais ils ne punissent pas toujours un parjure ; en vain souvent les prend-on à témoins ! Dites la vérité, vous avez vu ce qui s'est passé, le combat a commencé en votre présence. Avais-je dressé quelques embûches à ces députés ? Les ai-je chercher ? Suis-je allé leur faire un défi ? Ne sont-ils pas venus eux-mêmes me surprendre? Quelle destinée ! je devais ou périr sous les coups de cinq assassins ou voir la Sicile s'armer contre moi, si j'étais le vainqueur. Qu'ont-ils pu dire au roi pour donner quelque vraisemblance à ce crime supposé ? J'étais seul avec vous, Madame, vos domestiques et le mien s'étaient tellement éloignés, en avançant dans une forêt, où ils ne croyaient pas qu'il y eût du danger, que le bruit de nos armes ne pût parvenir jusqu'à eux. Mais quel est l'aveuglement du roi d'avoir pour des rebelles les mêmes égards que pour de véritables députés, d'assouvir la cruauté de ses ennemis par le sang de ceux qui lui sont les plus dévoués et de songer à satisfaire plutôt leurs voeux les plus inhumains, qu'à ménager sa propre réputation !" 4. Il continuait à dire tout ce que la douleur et sou innocence semblaient lui suggérer, quand Arsidas l'interrompit pour l'informer de la part que chacun prenait à son malheur ; il se fit même un plaisir de lui rapporter ce qu'on disait hautement qu'il fallait que ces députés eussent bien peu de courage, puisqu'un homme armé plutôt pour un voyage que pour un combat, avait suffi pour les défaire, et que dans le camp on faisait de piquantes railleries sur ce que cinq assassins avaient été ou tués ou dispersés par la bravoure d'un seul homme ; "mais nous avons", ajouta Arsidas,"à nous occuper de choses plus importantes. La Sicile se rend aujourd'hui indigne de vous posséder, partez, et ne réduisez pas le roi dans la nécessité ou de vous rendre, en vous protégeant, une justice qui vous est due mais dont les suites seraient pour lui trop funestes ou de commettre une insigne lâcheté, en vous abandonnant à la jalousie de vos ennemis, car on observe ici avec tant de rigueur la coutume de punir quiconque a commis un homicide, ou du moins de l'entendre en justice, que Mars même, après avoir tué Halirrhothius, fut obligé de paraître devant les juges. Si l'on pouvait compter sur l'intégrité des vôtres, je vous conseillerais de vous y présenter, c'est en effet tout ce qu'on a exigé de vous, et l'affaire est d'une espèce à ne vous point alarmer, tout y parle en votre faveur mais je crains la haine et la cruauté de vos ennemis, qui préviendraient le jugement en vous faisant périr par quelque trahison. Quel conseil, mon cher Poliarque, faut-il que ce soit Arsidas qui vous le donne ! partez, ne souffrez pas que cette île consomme le crime qu'elle a commencé". Poliarque répondit qu'il était prêt d’en sortir, s'il en trouvait l'occasion, que c'était la moindre grâce qu'il dût attendre de cette île ingrate pour tous les services qu'il y avait rendus, qu'un départ libre et tranquille : qu'à l'égard du roi, il était d'autant moins sensible à son injustice que la fortune semblait en avoir tiré vengeance, en réduisant ce prince dans le triste état où ses ennemis souhaitaient le voir depuis longtemps.