[3] CHAPITRE III. 1. Arcombrote avait écouté Poliarque avec attention ; et, après avoir dit ce qu'il pensait sur Méléandre et contre les rebelles, il lui demanda quel âge avait la fille du roi, que Licogène s'était proposé d'enlever. Le bruit de sa beauté et de sa vertu, s'est déjà répandu jusques dans l'Afrique, lui dit-il, j'en ai souvent ouï parler; on la nomme, si je ne me trompe, Argénis ; à ce mot Poliarque sentit une sécrète émotion, qui parut malgré lui sur son virage : il répondit, mais d'une voix mal assurée, qu'elle était âgée d'environ vingt ans. Arcombrote remarqua ce changement subit, il voulut en approfondir la raison et pour savoir, si c'était l'idée de la Princesse ou quelque autre pensée, qui lui avait causé cet embarras, il fit revenir la conversation sur Licogène, et sur le traité auquel on travaillait : mais apercevant dans Poliarque plus de tranquillité, un air même indifférent sur ce sujet, il remit adroitement le discours sur Argénis, sous prétexte de vouloir apprendre quelles étaient les inclinations de cette Princesse. Poliarque alors ne fut plus maître de lui, et pour éviter de faire connaître une partie de ses sentiments qui étaient prêts d'échapper, il répondit en peu de mots à la demande d'Arcombrote, qui, éclairci sur ce qu'il voulait savoir, ne le pressa pas davantage. Il fit retomber le discours sur Méléandre; il lui demanda si le roi n'avait point quelques courtisans qui lui fussent attachés. Le destin, reprit Poliarque, ne s'est pas encore si fort déclaré contre la Sicile, qu'il ne s'y rencontre des sujets dignes de la faveur du roi, et des emplois dont il les a honorés ; entre autres je pourrois citer un Cléobule, homme d'une expérience consommée, un Eurimède, un Arsidas, tous deux braves, et capables de donner d'excellents conseils. Il s'y trouve encore deux étrangers, qui, attachés au service des Dieux, jouissent dans leurs Temples des premiers honneurs. Ils se sont ouvertement déclarés pour Méléandre, l'un se nomme Iburrane et l'autre Dunalbe. Le roi se sert d'eux dans cette négociation parce qu'il ne lui convient pas de traiter en personne avec Licogène ; j'en nommerais encore plusieurs qui ont toujours eu pour le roi une fidélité à l'épreuve mais vous saurez vous-mêmes les distinguer quand vous aurez fait quelque séjour dans cette île. 2. La nuit était déja avancée, l'un et l'autre avait besoin de prendre quelque repos. La conversation finit donc, comme s'ils en fussent convenus ; mais leur silence ne calma point leurs secrètes inquiétudes. Arcombrote repassait dans son esprit tout ce que lui avait dit Poliarque au sujet de la révolte de Licogène. Ce n'était pas sans peine qu'il voyait conclure une paix, qui lui ôtait l'occasion de donner à Méléandre des preuves de son attachement et de son courage. Il se rappelait encore, pourquoi Poliarque, intrépide au milieu des dangers, avait paru trembler au seul nom de la Princesse. Il ne pouvait croire que la nature eût rien accordé à ce jeune homme, qui dût flatter ses espérances, et autoriser son ambition. Il s'imaginait que ses prétentions ne pouvaient être fondées que sur un grand courage, et quelques sentiments. Mais, si cet homme privé aime Argénis, se disait-il, il n'y a point de dangers auxquels il ne s'expose pour elle : les amants osent tout entreprendre. Que Poliarque se rende maître du coeur d'Argénis, il devient son égal, l'amour fait oublier les défauts de la naissance. Poliarque de son côté n'était pas moins agité, tantôt par l'espérance, et tantôt par la crainte. 3. Mais fatigués l'un et l'autre, ils s'étaient enfin laisser aller au sommeil, quand un bruit extraordinaire de plusieurs personnes, qui courraient en désordre dans la maison, se fit entendre de tous côtés. Timoclée envoya sur-le-champ avertir ses hôtes qu'elle viendrait bientôt les trouver. Ils se levèrent fort alarmes et après avoir pris à la hâte quelques habits, ils vinrent au devant d'elle. "Il faut", leur dit cette Dame, après s'être excusée d'avoir interrompu leur repos, "qu'il se passe à présent quelque chose de bien étrange ; on aperçoit dans la campagne plusieurs de ces feux, qu'on n'a coutume d'allumer que par un ordre exprès du roi, et lorsqu'une extrémité pressante oblige à y remédier promptement". 4. Elle les conduisit sur une terrasse pratiquée au haut de la maison. Le ciel était serein, et la Lune, qui, par sa clarté, aurait pu diminuer la lueur de ces feux, n'était pas encore levée. Ce fut de ce lieu qu'ils aperçurent quantité de feux allumés sur les montagnes. Il n'y avait pas longtemps qu'ils les considéraient, quand un grand bruit des maisons voisines se répandit dans les airs. Ces cris différents comme augmentés par le silence de la nuit, avaient je ne sais quoi d'affreux, et de lugubre. Arcornbrote et Poliarque, par une sage précaution, avaient placé du monde à toutes les portes, afin d'empêcher l'entrée à des brigands, qui attendaient peut-être l'occasion d'une alarme générale, pour faire leur coup avec plus de sûreté. Mais Timoclée impatiente de savoir ce qui avait donné lieu à un signal si subit, représenta à ses hôtes que Phtinthia était une ville, qui n'était pas éloignée et que s'ils le trouvaient bon, elle y enverrait sur le champ un domestique pour savoir la cause de cet événement. Ils y consentirent, et étant eux-mêmes descendus, pour lui ouvrir les portes, ils lui commandèrent de s'informer de tout et de venir promptement en rendre compte. 5. Ils rentrèrent dans une salle, où, s'étant assis auprès de Timoclée, avec toute l'inquiétude, que pouvaient causer les circonstances présentes, ils lui demandèrent d'où provenait cette coutume et quelle en était l'utilité. "Il y a plus d'un an", dit Poliarque, que je suis dans ce pays, je ne l'ai point encore vu pratiquer". "N'avez vous point fait attention", reprit Timoclée, "à certains arbres, qui placés sur le haut des montagnes, s'élèvent comme autant de mâts et dont la cime, environnée de cercles de fer, représente une espèce de cage. Le roi, y fait allumer des feux, et par là fait connaître au peuple sa volonté. On les appelle pour cette raison "Angares", ou feux publics. Ceux qui les aperçoivent les premiers, allument ceux des montagnes voisines, la lueur des uns est le signal pour allumer les autres, et cette lumière se communique en un moment par toute l'île. Le peuple pendant ce temps se range sous les armes, et se dispose à suivre les ordres qu'on lui envoie. Un courrier vient dans la première ville qui explique les volontés du roi ; plusieurs montent aussitôt à cheval, vont dans les bourgs les plus proches et préviennent que de là on avertisse les villes voisines. Par ce moyen les Siciliens se trouvent en peu de temps prêts de tout exécuter. Ce n'est jamais sans quelque raison pressante qu'on allume ces feux ; on s'en servit il n'y a pas longtemps au sujet d'une conspiration contre le roi. Que les Dieux nous préservent d'un pareil malheur, et que ce ne soit point ici la suite d'un coup peut-être déjà porté". 6. "Je crois", dit en souriant Poliarque, qui n'approuvait point encore cette coutume, "que ces feux ne devaient leur origine qu'a ceux que Cerès faisait quelquefois paraître sur votre mont Etna. Mais dites-moi, je vous prie, quel avantage peut-on tirer d'un tumulte si extraordinaire ? Et pourquoi le roi se propose-t-il de faire connaître au peuple sa volonté, plutôt dans l'horreur d'une nuit, que pendant le jour ?" "Ne condamnez pas avec trop de précipitation cette coutume", reprit Timoclée, "elle peut avoir son utilité, surtout lorsqu'on craint la descente d'une flotte ennemie. Si tôt que ceux qui commandent sur les ports, aperçoivent ces feux, ils font tendre les chaînes, et mettent sur le champ des Galères en état ; le peuple de son côté se range sous les armes et est commandé par plusieurs chefs, pour arrêter l'ennemi, si par surprise il avait déjà pénétré dans le port. On les allume encore, quand on craint que quelque coupable, dont le supplice doit servir d'exemple, ne se sauve de île, ne se cache dans les montagnes, ou chez quelqu'un de ses amis. Ce signal donné, il est expressément défendu de laisser mettre à la voile aucun vaisseau; et quiconque retiendrait chez lui le coupable, s'il était découvert, serait sujet aux mêmes peines que celui dont il aurait facilité la retraite ou l'évasion". 7. Apres ces éclaircissements, ils cherchaient dans leur esprit la cause de cette alarme. Poliarque l'attribuait à une nouvelle trahison de Licogène, disant que Méléandre s'y trouvait trop exposé, soit de la part de ses courtisans entièrement devoués à ce rebelle, soit par lui-même, étant trop généreux pour entrer dans la moindre défiance. Comme ils examinaient une partie des maux qu'entraînent les guerres civiles, Timoclée leur montra des vers, que Nicopompe, homme versé dans les lettes, et très attaché au roi, avait composés contre Licogène, indigné de voir que ce sujet eût osé disputer le sceptre à Méléandre et formé le projet d'enlever Argénis pour l'épouser de force. 8. Quel étrange fureur ose agiter la terre, Et porter jusqu'au trône une sanglante guerre ? Que les rois parmi nous les images des Dieux, N'auront-ils tant d'éclat que pour blesser nos yeux ? Fatal aveuglement ! déjà du sang avide, un peuple entier se livre au crime qui le guide, Et du plus saint devoir rompant les sacrés noeuds, Court offrir au tyran ses parricides voeux. Arrête, peuple ingrat, rappelle à ta mémoire Des Titans révoltés la formidable histoire. Ces montres que la terre a vomis de son sein jusqu'au séjour des Dieux se forment un chemin; Mais bientôt Jupiter fait gronder sa colère, son foudre les embrase, et leur injuste mère ouvrant ces mêmes flancs qui les avait formés, Reçoit en frémissant leurs restes consumés. Pour toi, cruel tyran, qu'une noire furie Arma, pur déchirer ton Prince et ta patrie, Audacieux sujet, sacrilège Ixion, Une ombre séduisant ta vaine ambition, Tu te promets pour fruit d'un crime téméraire, Et la main de la fille et le sceptre du père, L'Achéron te réclame, implacable à jamais Il veut déjà venger et punir tes forfaits. Oui, sur les bords du Styx, mille vautours sinistres, Des décrets de Pluton impatients ministres, Préparent pour ton coeur un éternel tourment, Où du foudre vengeur, encore tout fumant, Tu seras englouti dans cet énorme gouffre, Qui nourrit Encélade et de flamme et de soufre; Où d'une roue en feu décrivant tous les tours, Tu te suivras sans cesse et te fuiras toujours. O toi divin soleil, si nos justes hommages Offrent à tes troupeaux les plus gras pâturages, O toi vainqueur d'Erix, vous Cérès et Vénus, Vous Proserpine, Alphée, en ces lieux si connus, Vous seuls pouvez, hélas ! dissiper nos alarmes, Vous seuls pouvez fixer le bonheur de nos armes, En défendant, grands dieux, la cause de nos rois Vous défendez la vôtre et soutenez vos droits.