[0] Cornelius Jansen alias Alexandre Patricius Armacanus, théologien : Le mal français ou la guerre de France en laquelle sont examinées les raisons de la justice prétendue des armes et des alliances du roi de France. Traduction française : C.H.D.P.D.E.T.B., 1637. [1] Préface. Comme l'océan est agité de deux sortes de mouvement, du flux et du reflux, qui lui est ordinaire et des tempêtes, qui ne l'émeut qu'à diverses fois, et comme le premier de ces mouvements est si caché que quelque peine que la philosophie ait prise d'en chercher la cause, elle est encore aujourd'hui à la trouver, et de l'autre est si évident et si sensible qu'il n'y a personne qui l'ignore, de même le coeur de l'homme, qui est comme l'océan du petit monde, produit deux sortes d'actions dont les unes sont si bien cachées dans ses replis et ont des ressorts qui règlent leur bonté et leur malice si subtils et si secrets qu'il n'y a personne qui les connaisse, que celui qui voit toutes choses et à qui les ténèbres ne font point d'ombres, les autres, au contraire, ont une malice si découverte qu'il n'y a souplesse , ni de discours qui la puisse couvrir car elle bat directement les principes de la pieté chrétienne et le masque dont on la déguise sert plus à faire coupables ceux qui le lui donnent qu'à diminuer de la laideur qui la rend infâme. Les alliances et le secours que la France a donné aux ennemis de la foi romaine et qui les a encouragés à porter le feu et l'épée dans la haute et basse Allemagne, contre l'église catholique, jusqu'au saccagement de Tirlemont et au siège de Louvain, passent en ce rang au jugement de tout le monde. Il ne faut pas chercher dans les livres des catholiques ce qu'ils en pensent, leurs larmes le font mieux connaître que leurs discours. La passion ou l'ignorance de la vérité les peut bien faire parler à faux de ce qu'ils ignorent mais leurs soupirs témoignent toujours au vrai les sentiments de la piété chrétienne qui en est la source. En effet, je ne pense pas qu'il y ait un seul catholique, même dans la France, à qui ces ligues faites avec des hérétiques et des rebelles n'ait tiré des larmes ou des regrets, s'il a été bien informé des désordres qu'elles ont en suite. Et je crois aussi qu'il y en a peu qui aient dit quelque chose pour les pallier ou pour les défendre, quoique ce fut en couvrant leur honte et comme mettant un emplâtre sur la plaie qu'elles leur ouvraient. Je puis mettre en ce rang un petit livre, qui fut dernièrement publié, sous ce beau titre : "Questions décidées par M. Besian Arroy, P. Docteur en théologie de la faculté de Paris et théologal de l'église de Lyon". Il est dédié au roi de France et porte son privilège et l'approbation des docteurs et ne tend à autre fin qu'à justifier les alliances des français et à montrer la justice des armes que le roi très chrétien a déjà portées en quelques provinces de l'empire et qu'il (se) dessine encore de faire bruire en la plupart des royaumes de l'Europe. Car il assure que l'empire est inséparablement uni à la couronne de France et que ceux qui le tiennent aujourd'hui ou quelques provinces de sa dépendance le tiennent contre toute justice et comme usurpateurs contre lesquels les français doivent ou peuvent faire la guerre. Mais écoutez, sil vous plaît, ce qu'il entend par ce nom empire et vous rirez avec moi de son ambition démésurée. "Du temps que les Français ont tenu l'empire, il contenait", dit-il, "toutes les Gaules, Italie entière, à prendre depuis Augsbourg jusques à la Calabre inférieure, l'Allemagne, la Hongrie, la Pologne, la Russie, la Prussie, la Livonie, la Lithuanie, la Moscovie, la Sclavonie, la Vodolie d'Alberussie, la VValachie etc. et toutes les Gaules du côté des Monts Pyrénées. Il possédait tous les Monts et de l'Espagne ce qui est deçà la rivière Ebro où est contenue le comté de Catalogne, etc". Voilà les bornes de l'empire qu'il croit et qu'il dit appartenir si légitimement aux rois de France, comme successeurs de Charlemagne, que tous les princes de l'Europe, qui en tiennent quelques provinces, "ne les possèdent que pour les avoir envahi sur eux pendant les troubles". En ce peu de mots il met à la besace l'empereur, les rois d'Espagne, de Hongrie, de Pologne, les ducs de Moscovie, de Bavière, de Lorraine, tous les princes d'Italie et toutes les villes impériales; et il soutient "Qu'ils ne peuvent retenir ces biens en conscience et qu'il y va de celle des Français, s'ils ne les répétent". C'est à ce dessein, dit-il, qu'ils se sont alliés avec les infidèles, pour affaiblir par ce stratagème les forces de leurs ennemis et pour rentrer en la jouissance de ce qu'ils leur détiennent. C'est à quoi tendent aussi ces aiguillons, qu'il jette dans l'âme des Français contre tous les princes catholiques, pour les encourager à des guerres si justes et si bien fondées. Mais il sonne l'alarme de si bonne heure qu'il donne suffisamment à connaître à tous les états à quoi buttent ces grands efforts, qui ébranlent toute l'Europe. C'est qu'on (se) dessine de réunir à la couronne de France autant de provinces et de terres qu'on pourra envahir sur chaque prince, par force ou par finesse, à droit ou à tort, à la faveur des alliances et du secours des hérétiques et des barbares. Voilà jusques où l'ambition s'échappe et comme quoi elle trouble le calme de la vérité. Voilà les sottes imaginations dont elle repaît la convoitise de ceux, qui aboyaient après les couronnes. Pour mon particulier j'avoue franchement que je prendrais ces extravagances pour des rêveries d'une fièvre chaude, si elles n'étaient autorisées par des ministres de la hiérarchie ecclésiastique et par des docteurs de théologie, qui les mettent en dispute et qui les soutiennent publiquement comme véritables, voire même qui les impriment avec approbation et privilège. Mais comme ce n'est pas une moindre faute de se taire, quand on doit parler, que de parler, quand on doit se taire, j'ai cru que le devoir d'un homme de bien et qui s'intéresse pour le public, m'obligeait à prendre la plume contre des impertinences si visibles et contre un homme si déraisonnable {cardinal de Richelieu}. Car, s'il lui a été permis de faire le héraut d'armes et d'animer ses compatriotes à une guerre si injuste, quoiqu'il soit prêtre, pourquoi trouverait-on mauvais que, comme affectionné au repos de l'état et de l'église, je m'efforce avec l'aide de dieu de le procurer et que, prenant la défense de la vérité, je ramène la paix qu'il veut mettre en fuite? S'il a droit de parler des alliances si préjudiciables à la religion, je puis bien au moins lamenter sa perte et faire voir au public les soupirs et les regrets qu'elle cause aux bons catholiques. Le lecteur, qui jugera de mon travail sans passion, le trouvera d'autant plus raisonnable qu'étant également consacré à la vérité et à la paix, selon ce commandement de l'écriture : "Aimez seulement la paix et la vérité", il vise autant à bannir les guerres, qui ruinent le corps, qu'à combattre les faussetés, qui troublent l'esprit. Car l'auteur que je prends à réfuter pèche si souvent et si lourdement contre la théologie et contre l'histoire qu'il y a plus de quoi s'étonner que tant d'habiles hommes, qui sont en France, aient approuvé ou dissimulé ses rêveries, que de quoi s'offenser qu'il y en ait d'autres à qui la haine du mensonge les fasse blâmer. Et qu'on ne m'accuse point ici de témérité, si j'examine la vie des princes et si je juge de leurs actions. La vérité est comme le soleil. Ses rayons luisent sur tout le monde. Il n'y a prince ni particulier, homme ni ange, qui soit franc de sa jurisdiction. J'ai marché, autant que j'ai pu, à l'éclat de ses lumières et me suis servi des principes les plus clairs pour donner jour aux matières obscures et pour découvrir les liens et les ressorts de chaque chose. Si le soleil, que j'ai eu pour guide, a condamné quelques actions, qu'est-il besoin de s'en prendre à la vérité ni à celui qui soutient sa cause ? quand on s'offense de quelque censure que le ciel et la piété chrétienne autorise, il en faut moins blâmer les écrits, où elle est publiée, que les crimes notoires à qui elle s'attache. Car se vouloir lâcher la bride au bien et au mal et ne pouvoir souffrir le flambeau de la vérité, qui l'éclaire et qui en juge, ni laisser à la foi la liberté de parler et de se plaindre, c'est aller au-delà de la plus injuste tyrannie qui soit au monde. Et qu'on ne me pense point encore ici fermer la bouche par cette excuse, qui passe souvent pour légitime :"Il y a des princes, des rois, des empereurs, qui ont fait le même". Je hais naturellement la calomnie et n'ai garde de lui donner lieu en mes écrits, mais je porterai toujours même jugement de mêmes actions en quelque part que je les trouve. C'est bien mal excuser le vice que dire qu'il a beaucoup de partisans. Je n'ai non plus d'égard à la personne que la vérité. Tout ce qu'elle blâme, je le blâme aussi et ne saurais épargner le vice sous quelque couronne qu'il se cache. Si l'on m'accuse d'arrogance, j'ai de quoi me justifier dans les paroles d'un grand docteur : "Il n'y a point d'arrogance", dit-il, "à chercher ni à défendre la vérité". Car la chercher avec soin, quand elle est cachée, c'est commencer une oeuvre de charité; la défendre avec piété et avec constance, quand on l'a trouvée, c'est une oeuvre de charité toute parfaite; et se réjouir en la vue de ses lumières et de sa splendeur, c'est le commencement et la perfection d'une sainte félicité. "Qu'y a-t-il de plus heureux", dit le même auteur, "que celui qui a la jouissance d'une vérité inébranlable, immuable et très excellente?" Puis donc que notre vie, notre mort, nos actions et nos paroles doivent toujours tenir de la vérité ; ceux qui trouvent mauvais qu'elle juge des actions publiques, nous voudraient contraindre à un esclavage, qui nous ôtât la liberté de nos pensées et de nos discours, voire qui nous forçât d'avoir des sentiments contraires aux lumières que cette même vérité nous donne et de ne point parler comme elle commande. Je sais bien que nous devons respecter et craindre les rois mais je sais bien aussi que nous ne sommes pas moins obligés à la vérité. Outre que cette honteuse flatterie, qui nous fait couvrir leurs vices et leurs défauts, qui passent à la vue de tout le monde, ne se peut appeler crainte ni respect. Il y en a plus à les mettre au jour et à les blâmer avec modestie et avec discrétion, comme la charité chrétienne le commande. J'ai fait l'un et l'autre autant que mes forces et l'aide du ciel me l'ont permis et, si je ne me trompe, autant que mon devoir m'y a obligé. Je n'ignore pas que l'écriture défend la trop grande liberté de parler des princes. Mais je sais bien aussi que S. Augustin trouve un excès dans l'humilité, qui est blâmable et qui est ordinaire aux âmes lâches, qui n'osent condamner les actions publiques, que la vérité juge mauvaises parce qu'ils la respectent moins que les personnes. Cependant leur dissimulation est souvent cause du désordre public, qui en arrive, et de la ruine que la foi y trouve. Voilà pourquoi l'écriture rassure de cette sorte les hommes timides et de peu de coeur contre ces basses affections : "Ne soyez pas humbles", leur dit-elle, "en votre sagesse de peur que votre humilité ne vous fasse tomber en folie". Mais elle donne aussi cette crainte et jette ces foudres contre les flatteurs: "Malheur a vous, qui appelez vertu ce qui est vice et vice ce qui est vertu, qui prenez les ténèbres pour la lumière et la lumière " pour les ténèbres. Et de là vient que ceux, à qui il touche de parler, ne sont pas moins coupables devant dieu d'avoir épargné les vices publics et préjudiciables dans leurs discours, que s'il les avait autorisés solennellement. Car, à mesure qu'ils les dissimulent, ils approuvent au dehors et devant le peuple ce qu'ils condamnent en leur conscience et devant dieu. Et de quoi sert-il de condamner en soi-même ce que l'on fait mine d'approuver en la vue des hommes et dont ils ont tiré mauvais exemple? Pour moi, j'avoue franchement que je n'entends rien à ces divers visages de conscience, qui vont directement contre la justice et qu'une erreur de religion fait aujourd'hui changer à tout moment, quand on aime mieux pardonner aux hommes qu'à la vérité, comme s'il était impossible de censurer les vices des personnes sans manquer au respect qu'on leur doit rendre. Si le lecteur trouve donc quelque parole trop hardie en mes écrits, je le prie de croire qu'elle ne se prend point à la personne et qu'elle n'en veut qu'à son action. Et s'il faut appeler chaque chose par son propre nom, à qui peut-on donner le blâme de cette liberté qu'à la vérité même, qui veut qu'on parle de cette sorte, ou à celui qui donne sujet de juger en semblables termes de son procédé. Y a-t-il rien de plus injuste que de se porter à des vices dignes de censure à la vue de toute l'église et, cependant, ne pouvoir souffrir qu'on les traite des noms qu'ils méritent ? Ceux qui se plaisent à cette sorte de tyrannie ont aussi peu de cervelle que ces fantasques, qui voudraient qu'on se couvrît la tête d'une botte et qu'on portât des casques aux pieds ou qui s'offenseraient que chaque partie du corps de l'homme eût l'ornement qui lui est propre. Je ne nie pas pourtant que je n'ai pu m'éloigner de la vérité en quelque chose. Je tiens de l'homme et de mon infirmité particulière. L'un et l'autre ne me permettent pas d'avoir aucune connaissance que l'âge et l'étude ne puisse accroître. On apprend tous les jours beaucoup de choses que l'on avait cru bien savoir. Je prie toutefois le lecteur, qui m'accusera d'abus, de ne se point abuser soi-même et de prendre garde que l'ignorance de l'antiquité, de laquelle il juge possible à yeux clos, ne lui fasse prendre de faibles conjectures pour des raisons fortes et sans réplique. Peut-être qu'un plus ample éclaircissement de mes pensées lui fera voir que la faute, qu'il trouve en mon livre, est en son esprit.