LETTRE de Monsieur Jansenius, évêque d'Ypres, au pape URBAIN VIII contenant la dédicace de son livre intitulé "Augustinus", supprimée par ceux qui eurent soin de la première édition de ce livre et quelques autres pièces qui peuvent décider la question de fait. Le tout avec des réflexions du P. François ANNAT de la Compagnie de Jésus. (Édition : Paris, Sébastien MABRE- CRAMOISY, 1666) AU PASTEUR UNIVERSEL. TRÈS SAINT PÈRE, la passion que j'ai pour la paix et l'union de mes frères, qui comme enfants de l'Église ont tous le bonheur d'être en votre famille, et que j'ai le déplaisir de voir dans la mésintelligence et la division, m'oblige à venir d'une des extrémités du monde aux pieds de votre SAINTETÉ pour lui présenter, comme le doit un fils très soumis, un petit fruit de mes études. Il y a déjà longtemps qu'il s'est élevé parmi eux une contestation aussi ardente que difficile et dangereuse, touchant la dot de leur Mère, que je puis nommer l'hérédité entière des Chrétiens; c'est à dire touchant cette doctrine toute céleste, que Saint Augustin nous a laissée sur le sujet de la grâce, et que le très Saint Père Clément VIII, votre Prédécesseur appelait "la dot de l'Église". Car s'il est vrai que la grâce de Dieu soit la vie éternelle, l'entière et la seule succession du nouveau Testament, qui nous ait été promise, comme nous l'apprenons du Docteur de la grâce Saint Augustin ; on peut aussi assurer, que la doctrine de ce Saint, qui contient la véritable nature de la grâce, et qui en donne toute l'intelligence, a été nommée avec beaucoup de raison la dot de l'Eglise. Tant que j'ai combattu sous les Evêques, qui sont comme des Généraux de la milice chrétienne établis par votre Sainteté, j'ai fait les fonctions de soldat et me contentant de m'opposer aux ennemis, j'ai tâché de découvrir les fourbes des Politiques, d'étouffer leurs entreprises, et de repousser les attaques des hérétiques de Bos-le-duc, qui y faisaient de très grands ravages et qui insultaient à l'armée catholique. Mais depuis que VOTRE SAINTETÉ m'a mis dans une place où je dois veiller pour la défense de l'Eglise, je n'ai pu demeurer dans le silence, ni négliger les mouvements très dangereux des propres domestiques de la foi, qui sont en différend sur un point de si grande conséquence. Car il s'agit de la chose du monde la plus importante, de la substance du nom chrétien, et en un mot de la grâce divine, qui ne peut nous échapper des mains par la trop grande subtilité des disputes, ni de générer soit secrètement soit ouvertement en des sentiments de la nature; que l'incarnation et la croix de notre Sauveur Jésus-Christ ne s'en aille en fumée, aussi bien que toute la médecine souveraine qu'il a apportée à nos maux et qui seule l'a obligé de venir en ce monde. En effet, comme dit très bien Saint Prosper , si l'on ne reçoit la grâce de Dieu toute entière, on la perd toute entière : et ceux qui la perdent ne sont plus Chrétiens que de nom. En effet cette grâce de laquelle on dispute, est celle-là même qui nous fait Chrétiens, comme les Peres du Concile de Carthage l'ont assez souvent déclaré, et par laquelle, selon saint Augustin, nous sommes et Chrétiens et enfants de Dieu; puisque comme c'est pour l'accorder au genre humain que le fils de Dieu s'est incarné, a souffert la mort, et s'est fait Christ et Sauveur, c'est aussi pour l'obtenir par le moyen de la foi que nous croyons en Jésus-Christ, et que nous sommes appelez du nouveau nom de Chrétiens, afin que par elle nous vivions en ce siècle dans la justice et la piété. De sorte que quiconque reconnaît que cet unique moyen d'obtenir la justice, consiste entièrement dans le secours de la grâce de Jésus-Christ, reconnaît en même temps ce qui le fait Chrétien. C'est pourquoi ce défenseur invincible de la grâce, qui l'a soutenue d'une manière si illustre contre ceux qui violent sa dignité, s'écriait à la vue de tant de dangers, que ces personnes s'efforçaient de détruire les fondements de toute la foi Chrétienne ; et les Evêques du Concile de Milève écrivirent dans ce même sens au pape Innocent, prédécesseur de votre Sainteté, que ces sortes de gens faisaient leur possible pour renverser entièrement tout ce qui nous fait Chrétiens. Qui serait donc celui qui pourrait s'empêcher de trembler et de gémir parmi toutes ces disputes, où il s'agit de voir si l'on doit attribuer la victoire à la Grâce ou à la Nature, c'est-à-dire à Dieu ou à l'homme : et si nous avons un véritable Sauveur, ou si nous n'en avons seulement qu'un imaginaire ? Y a-t-il quelqu'un qui put ne pas soupirer après la paix de la justice et de la verité, dans l'espérance que peut-être elle daignerait jeter les yeux du haut du ciel fur les enfants de l'Eglise ? Ces dangers avaient touché sensiblement le coeur du pape Clément VIII parce qu'il voyait que la grâce étant victorieuse, le trophée de la croix triomphe ; qu'il chancèle, lorsqu'elle est ébranlée, et qu'on ne peut faire tomber celle-là, que celui-ci ne soit aussi renversé. Ce très Saint Pontife avait fait venir à Rome tout ce que l'Eglise avait de personnes les plus considérables par leur esprit, leur étude et leur suffisance, pour appuyer cette même grâce, et pour lui conserver son éclat et sa dignité. Mais il ne plût pas encore à Dieu pour lors de bénir ses saintes intentions par une déclaration publique. Toute cette dispute ne servit qu'à piquer encore davantage l'ardeur et la curiosité de vos enfants sur cette matière, après leur en avoir fait connaître la difficulté, l'obscurité et l'importance ; et à faire désirer qu'on agitât tout de nouveau une si grande affaire avec plus de poids et de maturité. Pour moi dans une controverse de cette conséquence, où il s'agit de la victoire du Sauveur Crucifié, mon zèle pour l'honneur de la grâce de Dieu m'a condamné à une prison de vingt années, que j'ai toutes employées à lire plusieurs fois et à examiner avec tout le soin dont j'étais capable les écrits de S. Augustin, où j'étais persuadé que le vrai et le propre sens de la grâce se trouvait contenu, comme le Saint Siège l'a souvent témoigné par la bouche de ses Pontifes. J'avoue que je me trompe, si plusieurs autres ne se sont pas fort trompés dans la recherche qu'ils ont faite des sentiments de ce Saint Père. Mais pour voir si ce que j'avance est vrai, ou s'il n'est que vraisemblable, à quelle pierre de touche l'éprouverons nous, si ce n'est à cette pierre, "qui brise par la vérité tout ce qui luit par la vanité et le mensonge ? Quel autre tribunal consulterons-nous, que celui qui est inaccessible à l'infidélité ? Quel juge enfin prendrons-nous, sinon le vicaire de la voie, de la vérité et de la vie, par la doctrine et sous la conduite duquel, Dieu ne permet pas qu'il y ait aucune personne qui s'égare, ni qui soit trompée, ni qui soit sujette à la mort, si ce n'est que sa volonté propre le détourne de l'amour de cette voie, de cette vérité et de cette vie, qui consiste en la grâce de Dieu. Je suis par la faveur de cette même grâce divine fort éloigné d'avoir des sentiments si dérèglés. C'est pourquoi n'ayant point d'autre but de mes travaux, ni n'en prétendant autre fruit que de savoir et d'aimer la vérité et la charité avec tous vos enfants, dont le troupeau de Jésus-Christ est composé, je n'ai rien pensé, je n'ai rien dit ni n'ai rien écrit, dans ce labyrinthe embarassé de disputes, pour faire voir les vrais sentiments de ce maître très profond dans leur jour, en les tirant de ses propres écrits et des actes de l'église Romaine; que je ne mette aux pieds de votre sainteté et je suis prêt d'approuver ou de condamner, d'assurer et de révoquer tout ce que ses oracles célestes déclareront digne d'approbation ou de condamnation. Ce sont les voeux de celui qui est, de votre sainteté, le très humble et très obéissant serviteur.